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Les inégalités sociales de santé constituent l’une des préoccupations majeures de la santé publique dans toutes les sociétés occidentales. Le vaste projet d’études Whitehall mené au Royaume-Uni a montré que les maladies de l’appareil cardiovasculaire comptent parmi les indicateurs principaux de ces inégalités (Marmot, 2004). Au Québec, Pampalon, Hamel et Gamache ont indiqué que le taux de mortalité prématurée due aux cardiopathies ischémiques est 3,4 fois supérieur pour les hommes du quintile de défavorisation matérielle et sociale le plus élevé que pour ceux du quintile le plus faible (Pampalon, Hamel et Gamache, 2008). Selon ces chercheurs, si l’on tient compte du sexe, ce même taux est 2,9 fois supérieur à celui des femmes du même quintile et 10,4 fois supérieur à celui du quintile le plus faible. L’état de santé des hommes socio-économiquement défavorisés (SÉD) constitue donc un champ d’investigation crucial pour une sociologie des inégalités sociales.

La plupart des institutions de soins de santé ont formulé des recommandations sur la santé cardiaque et consacré des ressources au soutien des individus aux prises avec des maladies cardiovasculaires (Graceet al., 2002). Par exemple, des programmes de réadaptation cardiaque (PRC) ont été mis sur pied dans le but d’offrir un encadrement favorisant une saine alimentation, la pratique régulière d’activités physiques, une consommation adéquate de médicaments, la gestion du stress, un contrôle lipidique et des suivis médicaux réguliers (Keaton et Pierce, 2000). Si ces programmes ont démontré leur efficacité pour modifier les styles de vie et pour réduire les facteurs de risque de maladies, plusieurs publications ont mentionné leur succès mitigé en matière de participation, de rétention et de durabilité des acquis (Graceet al., 2008; Roca-Rodriguezet al., 2014). Comme décrit ci-dessous, les diverses études portant sur ces programmes ont grandement contribué à identifier les facteurs associés à la participation à la réadaptation cardiaque.

Profil des participants et non-participants à la réadaptation cardiaque

Plusieurs auteurs accordent une attention particulière au profil typique des participants aux PRC. De façon globale, les participants vivent dans des contextes socioéconomiques favorables (bonnes conditions de travail, revenu familial élevé et scolarité supérieure) (Farley, Wade et Birchmore, 2003; Laneet al., 2001), ont été soutenus par leur médecin (Jacksonet al., 2005), résident à proximité de services de réadaptation cardiaque (Suayaet al., 2007) et sont fortement motivés à améliorer leur santé cardiaque (Joneset al., 2007). Selon Wyer et ses collègues, les participants à ces programmes sont plus conscients de la sévérité de leur maladie, valorisent davantage une prise en charge immédiate de leur santé, évaluent plus positivement les bénéfices de la réadaptation et peuvent compter sur un meilleur soutien social que les non-participants (Wyeret al., 2001). D’autres études se sont concentrées sur le profil des non-participants. Leur faible revenu, leur isolement et leur âge avancé seraient trois caractéristiques dominantes (Schulz et Mcburney, 2000; Cooperet al., 2002). D’autres facteurs contraignants ont aussi été signalés, comme la sédentarité (Laneet al., 2001), la présence de comorbidités incapacitantes (Suayaet al., 2007), les difficultés d’accès à un moyen de transport (Schulz et Mcburney, 2000), les conflits d’horaire et le manque de temps, une appréhension liée au format de groupe propre aux PRC, ou l’absence de motivation (Joneset al., 2007). La non-participation est aussi associée à des considérations comme le manque de connaissances du contenu des PRC, les facteurs de risque de la maladie et les bénéfices retirés d’une participation à ces programmes (Cooperet al., 2005).

Au-delà du cadre restreint d’un PRC, aucune étude n’a approfondi les pratiques de santé des hommes après un incident cardiaque du point de vue de la défavorisation et des inégalités sociales (Anguset al., 2015; Beswicket al., 2005). Pourtant, des ouvrages traitant des hommes SÉD ont déjà signalé leur taux élevé de mortalité causée par les maladies cardiovasculaires (MCV) ainsi que leur faible taux de participation à la réadaptation cardiaque (Hanna et Wenger, 2005). Si de tels travaux ont permis de caractériser en partie les inégalités en santé cardiaque, une étude qualitative ciblée plus approfondie portant sur les styles de vie peut contribuer à mieux comprendre les niveaux de santé observés parmi les communautés masculines les plus démunies.

L’approche socioculturelle appliquée aux pratiques de santé

L’approche socioculturelle de Pierre Bourdieu et son concept d’habitus corporel ont été retenus pour l’analyse de la variation sociale des représentations et pratiques de santé. Cette approche permet de mieux comprendre les inégalités sociales de santé en plaçant l’accent sur la position sociale des individus, leurs pratiques corporelles et leurs styles de vie distinctifs (Cockerham, 2013). Le concept d’habitus corporel (Bourdieu, 1979) permet de concevoir les pratiques comme résultant de préférences et de priorités socialement construites et façonnées par les conditions d’existence (matérielles, familiales et sociales), plutôt que d’un calcul rationnel et d’une démarche individuelle (Bourdieu et Wacquant, 1992). L’habitus corporel (ou rapport au corps) est défini comme un ensemble de dispositions, de perceptions et d’appréciations envers son corps et réfère à la manière distinctive de le traiter, de l’entretenir et de le soigner (Bourdieu, 1979).

La pertinence de cette approche pour étudier les inégalités sociales de santé a été largement démontrée (Cockerham, 2013; Williams, 1995). Comme l’indique Simon Williams, elle présente l’avantage d’expliquer les inégalités en fonction des liens étroits qui existent entre les ressources détenues par les individus membres d’une classe particulière, leurs goûts, leurs dispositions corporelles et leurs pratiques préventives (Williams, 1995). Dans son texte classique sur les usages sociaux du corps, Luc Boltanski établit une correspondance entre les conditions d’existence des groupes sociaux et leurs pratiques de santé en identifiant deux principaux types de rapport au corps (Boltanski, 1971). De manière semblable à Pierre Bourdieu, il identifie d’abord le rapport instrumental au corps des classes populaires qui tendent à concevoir le corps comme un outil (et non comme une fin en soi), rapport qui serait peu compatible avec le style de vie axé sur la prévention des maladies prôné par la santé publique. Les classes mieux nanties vivraient en revanche dans des conditions qui favorisent un rapport réflexif au corps, c’est-à-dire une perception du corps comme une fin en soi et comme une entité soumise à un ensemble de pratiques visant à préserver le capital santé des individus. De cette façon, le type d’attitude par rapport à la maladie caractérisé par la prévoyance, le respect des normes de santé et la sensibilité aux signes et symptômes avant-coureurs de la maladie serait en partie déterminé par l’appartenance à une position sociale spécifique.

La présente étude porte sur la variation sociale des représentations et pratiques de santé chez deux groupes d’hommes de différentes classes socioéconomiques ayant souffert d’un incident cardiaque nécessitant une hospitalisation. Elle se penche plus spécifiquement sur les composantes du rapport au corps propre à chacun des deux groupes et les met en perspective afin de mieux comprendre ce qui les différencie.

Méthodologie

Cette étude s’inscrit dans une recherche qualitative plus vaste[1]. C’est dans le cadre de cette dernière que les règles éthiques présidant au projet actuel ont été élaborées et acceptées par le comité d’éthique de l’université d’Ottawa et du Centre de santé et de services sociaux de Gatineau (CSSSG).

La collecte des données s’est tenue dans plusieurs secteurs urbains de la Ville de Gatineau. Selon l’Enquête nationale auprès des ménages de 2011, cette agglomération détient l’un des niveaux de vie les plus élevés du pays (Statistique Canada, 2011). Par exemple, le revenu familial médian après impôt était de 69 226 $ en 2010 comparativement à 59 560 $ pour l’ensemble du Québec. Toujours selon l’enquête, cette ville détient aussi l’un des taux de chômage les plus faibles (5,7 %) par rapport à la moyenne québécoise (7,2 %). Cependant, ses indicateurs de santé seraient paradoxalement défavorables pour une ville où il fait bon vivre (Finèset al., 2007). Selon un rapport de la Direction de la santé publique, les iniquités de revenu y sont « exceptionnellement élevées », et depuis près de trente ans, l’Outaouais, sa région d’appartenance, présente des « indicateurs de santé (mortalité, morbidité, habitudes de vie, perception de l’état de santé) qui sont nettement moins favorables que ceux de l’ensemble du Québec et qui sont typiques d’une région socio-économiquement défavorisée » (Courteau et Finès, 2004, p. 1). Selon les auteurs du rapport, le taux de mortalité standardisé (par 100 000 habitants) des hommes du quintile de revenu le plus pauvre était 46,6 % plus élevé que celui des hommes du quintile le plus riche (il était aussi 247 % plus élevé que celui des femmes du quintile le plus riche). Quant à l’espérance de vie, l’écart entre les quintiles extrêmes de revenu est de 4,9 ans chez les hommes (à cet égard, notons aussi l’écart saisissant de 10 ans entre les quintiles extrêmes de revenu entre hommes SÉD et femmes mieux nanties). Enfin, les maladies de l’appareil circulatoire seraient l’une des principales causes de cet écart de mortalité identifié entre les riches et les pauvres.

Soixante participants ont été retenus (âge moyen de 57,3 ans) pour la collecte des données, soit 31 hommes SÉD et 29 hommes issus des classes moyennes (inférieure et supérieure). Chacun devait être francophone, habiter la région de l’Outaouais urbain, résider dans un « milieu SÉD » ou « favorisé » (voir explication ci-dessous), avoir subi un incident cardiovasculaire nécessitant une intervention médicale et requérant une hospitalisation et être considéré comme « autonome » selon les normes du Ministère de la Santé et des Services sociaux du Québec (c.-à-d. ayant besoin de moins d’une heure-soins/jour et n’ayant pas besoin d’aide pour des activités quotidiennes telles que manger, se lever, s’habiller, se laver, etc.)[2].

Deux stratégies de recrutement ont été utilisées. La première stratégie consistait à cibler les groupes SÉD selon l’Indice de défavorisation matérielle et sociale du Québec (Pampalon, Hamel et Gamache, 2008). Nous avons effectué des séances d’information dans les quartiers les plus défavorisés, matériellement et socialement, rencontré les hommes dans des lieux publics, apposé des affiches et publié des annonces dans les journaux locaux. La deuxième consistait à cibler les hommes qui ont participé, à un degré d’intensité variable, à un programme de cinq séances d’information sur la réadaptation cardiaque (offert gratuitement par le Centre de santé et de services sociaux de Gatineau [CSSSG] à tous les individus ayant souffert d’un incident cardiaque) et qui vivent dans les zones urbaines les plus défavorisées (secteurs de l’île de Hull, Lac Beauchamp, Pointe Gatineau et Mont-Bleu Est), ou les plus favorisées (secteurs du Plateau, Côte d’Azur, du Moulin, Hautes Plaines et Mont-Bleu Ouest). Le CSSSG nous a fourni une liste anonymisée des participants atteints d’au moins un des onze diagnostics associés à la maladie cardiaque (par ex. : arrêt cardiaque, cardiopathie, infarctus du myocarde, cardiomyopathie, angine, insuffisance cardiaque). Une liste de noms a ensuite été produite à partir des codes postaux de leurs lieux de résidence. Les codes postaux ont été ensuite croisés avec les aires de diffusion (plus petites unités géographiques normalisées utilisées pour le recensement) et leurs catégories de revenu total médian (moins de 20 000 $ et plus de 55 000 $). Approximativement deux cents lettres ont été envoyées suite à la production de cette liste.

L’entrevue de type semi-dirigé a été utilisée afin d’approfondir les liens entre les conditions d’existence et les pratiques de réadaptation. Les entrevues, d’une durée d’environ 90 minutes, ont été enregistrées avec le consentement des participants. Elles débutent par un court questionnaire portant sur les données sociodémographiques du participant. Ensuite, elles abordent, de manière plus exhaustive, quatre thématiques spécifiques correspondant à la théorie socioculturelle de Pierre Bourdieu : la trajectoire socioéconomique de l’individu et les caractéristiques de son environnement social en ce qui a trait à la qualité du soutien (telle que perçue); l’expérience de la maladie cardiovasculaire vécue par le participant; les ressources matérielles et humaines auxquelles il a accès pour pratiquer des activités physiques; et, enfin, l’historique des perceptions, appréciations et attitudes du participant au regard des pratiques préventives (activités physiques, nutrition, consommation de médicaments, suivis médicaux préventifs, etc.), avec un accent particulier sur les programmes de réadaptation cardiaque.

Les entrevues ont toutes été transcrites et traitées à l’aide du logiciel de traitement de données qualitatives N-Vivo8. La méthode d’analyse de contenu par thème a été privilégiée. Dans un premier temps, les données fournies par les sujets ont pu être regroupées en catégories construites à partir de leurs affinités sémantiques. Ce travail a été suivi d’une analyse des conditions de vie et des biographies personnelles de chacun des hommes interrogés (analyse verticale). Cette étape a permis d’exploiter le potentiel du concept de rapport au corps. Les données ont été étudiées dans la perspective d’une comparaison entre les deux classes socioéconomiques, en portant un intérêt particulier au degré d’attention à la maladie, aux dispositions à la prévention et à l’intégration du discours sur la santé préventive (analyse transversale). Les analyses verticales et transversales ont permis d’identifier des types distinctifs de rapport au corps et de comprendre leur influence sur la participation aux programmes de réadaptation cardiaque.

Les entretiens ont permis de dresser un profil descriptif (composé de 11 indicateurs socioéconomiques) identifiant les conditions d’existence des participants. Un groupe est associé aux conditions de défavorisation matérielle et sociale; il est composé de chômeurs peu scolarisés qui fréquentent les soupes populaires et banques alimentaires, requièrent un soutien gouvernemental constant ou occasionnel pour se loger et pour se nourrir et habitent dans une maison de chambre, un centre d’hébergement ou une habitation à loyer subventionné par l’État. L’autre groupe représente les classes moyennes (inférieure et supérieure) et comprend des travailleurs généralement plus scolarisés, n’ayant pas ou peu d’inquiétudes financières au moment de l’entrevue et qui sont propriétaires ou locataires de leur logement. Le tableau 1 dresse un profil plus détaillé de ces deux groupes. Par exemple, les participants SÉD étaient plus nombreux à déclarer ne pas avoir terminé leurs études secondaires (22/31 contre 7/29), être célibataires (15/31 contre 2/29), avoir peu (ou pas) de contacts avec leurs parents ou fratrie (17/31 contre 1/29), avoir un historique d’alcoolisme ou de toxicomanie (15/31 contre 0/29), d’incarcération (13/31 contre 1/29), ou avoir été victime d’abus physique ou sexuel pendant l’enfance (11/31 contre 2/29). Sur le plan du style de vie, les participants des classes moyennes fument moins (12/29 contre 24/31), ont participé plus fréquemment à chacune des cinq séances d’information du programme en réadaptation cardiaque (27/29 contre 5/31), suivent davantage un régime médicamenteux (26/29 contre 20/31) et participent plus assidûment aux suivis médicaux liés à leur maladie cardiaque (27/29 contre 17/31).

Tableau 1

Caractéristiques des participants

Caractéristiques des participants

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La synthèse des tendances observées à l’égard du rapport aux MCV est présentée dans le tableau 2.

Tableau 2

Tendances distinctives à l’égard du rapport aux MCV telles que décrites par les participants de deux classes socioéconomiques

Tendances distinctives à l’égard du rapport aux MCV telles que décrites par les participants de deux classes socioéconomiques

Tableau 2 (suite)

Tendances distinctives à l’égard du rapport aux MCV telles que décrites par les participants de deux classes socioéconomiques

Tableau 2 (suite)

Tendances distinctives à l’égard du rapport aux MCV telles que décrites par les participants de deux classes socioéconomiques

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Degré d’attention à la maladie

Le degré d’attention aux MCV a été retenu comme un des traits distinctifs du rapport au corps entre les deux groupes de participants. Deux dimensions pertinentes aux soins cardiaques ont émergé de l’analyse, soit les réactions aux signes et symptômes avant-coureurs de la maladie et la hiérarchie des priorités (ces deux résultats sont détaillés au tableau 2, section A).

Réaction aux signes et symptômes avant-coureurs de la maladie

La minimisation de la sévérité de la condition physique et la faible réaction aux symptômes précurseurs de l’incident cardiaque sont des tendances clairement observées dans les entrevues réalisées auprès des membres du groupe SÉD. Ceux-ci méconnaissent souvent la signification de leurs symptômes et les interprètent comme des malaises (brûlements d’estomac, indigestion) qui ne requièrent pas de consultation médicale. Lorsque ces symptômes sont associés à la maladie cardiaque (douleur au bras, douleur à la poitrine, etc.), ils en minimisent souvent la sévérité. Dans l’extrait d’entrevue suivant, un des participants relate avoir tardé à réagir à ses douleurs thoraciques pendant la phase précédant son infarctus.

À l’intérieur de dix jours, je me suis mis à avoir des palpitations au coeur, arythmie − soit elles étaient au ralenti, soit trop rapides, je ne sais pas, c’était comme un débalancement. C’était tellement présent. Plus qu’une simple pulsion qu’on ressent. Ça fait que là, j’ai dit « il y a de quoi » […] Après ça, j’ai laissé septembre, octobre passer, je m’en foutais [d’aller voir un médecin]. Même que j’avais le bras gauche engourdi. Non, je ne savais pas [que je faisais un infarctus].

Sam[3], plongeur dans un restaurant, 41 ans

La consultation médicale est souvent invoquée comme une solution de dernier recours, notamment pour apaiser une douleur excessive : « Quand j’étais vraiment rendu à la limite de ce que je pouvais endurer. À ce moment-là, j’allais voir le médecin » (Jean-Paul, emplois divers, 48 ans). Plusieurs d’entre eux ont témoigné de leur seuil de tolérance élevé à la souffrance physique et des situations extrêmes auxquelles ils ont été confrontés. C’est le cas de Lionel, qui a éprouvé des douleurs thoraciques aiguës pendant trois jours avant de contacter les services d’urgence : « J’étais plié en quatre, j’étais sûr que ça [mon coeur] allait exploser. J’appelle l’ambulance, et en arrivant à l’hôpital, j’ai dit : ’Enlevez-moi-le mal! Faites ce que vous voulez! Je vais signer n’importe quoi!’ » (travailleur communautaire, 55 ans).

La minimisation par les patients de ce groupe de la gravité de leur maladie se poursuit après l’accident cardiaque, expliquant en partie la quasi-absence chez eux d’une période de convalescence. Bien qu’ils aient été hospitalisés à la suite d’une chirurgie invasive, la disparition des symptômes compte pour beaucoup dans la minimisation de leur maladie et la justification qu’ils donnent pour éviter une convalescence. À plusieurs occasions, l’incident cardiaque a été décrit comme « de faible intensité » ou comme une « fatigue du coeur » :

C’est sûr que [les PRC] seraient bons pour les cas graves. Quand tu as des problèmes de coeur à 80 % [blocage] c’est grave. Moi c’est médium. Je le trouve bon mon coeur tant qu’il ne pètera pas dans le rouge!

Eddy, assisté social, 47 ans

Le désir de modifier leurs habitudes de vie est motivé par la présence de symptômes concrets et tangibles, souvent douloureux, handicapants ou annonciateurs d’une condition inquiétante. Dans l’extrait suivant, un homme participant à un programme de cessation du tabagisme raconte son expérience lorsqu’il a vu une représentation graphique de sa santé pulmonaire :

À ce moment-là, quand j’ai soufflé dans le ballon [respiromètre mesurant le taux de CO2 ] là, j’ai vu que j’avais vraiment les poumons noirs. Alors, en fin de compte, là, j’ai décidé : « j’arrête de fumer! ».

Serge, assisté social, 59 ans

Ce portrait contraste avec celui des participants des classes moyennes, qui adoptent, comme l’a exposé Boltanski, une posture plus réflexive à l’égard de la dimension invisible et indolore de la condition physique (Boltanski, 1971). Ceux-ci portent davantage attention au fonctionnement interne de leur organisme et prennent des mesures plus directes visant à comprendre, soigner ou contrôler les maladies qui ne s’accompagnent pas nécessairement de symptômes cliniques. Ils possèdent aussi des connaissances plus fines des premiers symptômes, accordent une importance beaucoup plus marquée à la gravité de leur maladie et demeurent plus à l’écoute des sensations corporelles anormales et atypiques (douleurs à la poitrine, crampes, engourdissements, essoufflements ou fatigue atypique). Ce savoir et les actions qui en découlent permettent un recours plus rapide aux soins de santé spécialisés (diagnostic établi avec un professionnel de la santé) afin de prévenir l’aggravation de la maladie dès l’apparition des premiers signes avant-coureurs. Leurs témoignages rendent compte par ailleurs d’un plus grand intérêt à participer aux cinq séances d’information sur la réadaptation cardiaque offertes par leur CSSS. Peu d’entre eux hésitent à mobiliser leurs ressources dès les premiers symptômes en vue de guérir leur MCV et de maximiser le résultat de leur convalescence postopératoire :

Je me suis aperçu de [mon problème de coeur] sur le terrain de golf, au premier trou. J’ai simplement monté une côte, assez abrupte, puis j’avais un petit peu mal à l’estomac. Rendu en haut de la côte ça m’a pris plus de temps à jouer. Ça s’est replacé. J’en ai parlé à mon médecin. Je suis allé à l’hôpital. J’ai fait du tapis roulant. Mon médecin a dit : « Monsieur, vous faites de l’angine ».

Marcel, fonctionnaire à la retraite, 79 ans

Hiérarchie des priorités

Le contexte socioéconomique agit fortement sur la hiérarchisation des priorités durant la période de convalescence. Une fois qu’ils ont subi leur intervention médicale, la préoccupation pour leur santé est souvent reléguée au second plan chez les participants SÉD. Plusieurs d’entre eux hâtent leur retour au travail afin d’exercer leurs responsabilités et de maintenir leur équilibre financier précaire :

Ah, non, non, non [je n’ai pas pris de congé]. J’ai recommencé à faire du towing, trois heures après que je suis sorti de l’hôpital. La vie continue. C’est ça! Work, work, work! Ma conjointe a essayé de me ralentir, mais oublie ça! Le lendemain matin, ils me disent, « On va te garder jusqu’au soir ». Non, non, non, « Let’s go, faites vos tests [médicaux] pour qu’on en finisse! » Ça fait qu’à midi et demi, « Bye! » À trois heures j’étais sur le towing.

Max, ex-remorqueur, assisté social, 44 ans

Les obligations familiales agissent aussi sur la qualité de la convalescence. Dans l’extrait suivant, un participant exprime en quoi son manque de soutien pour la garde de son fils l’a contraint à demander une sortie anticipée de l’hôpital :

Le lendemain [de mon intervention à l’Institut de cardiologie de Montréal], le docteur est venu. Je lui ai dit : « Je veux avoir ma release ». […] J’ai dit : « Il faut que je parte, je suis venu de Gatineau, et puis mon bus repart aujourd’hui ». […] Ma mère est âgée, et c’est la seule gardienne que j’ai pour mon fils.

Bigras, assisté social, 53 ans

Tel qu’observé ailleurs, cette hiérarchie des priorités s’exprime aussi dans les préoccupations psychologiques des individus (Bergeron, Dumas et Savage, 2013) : « Ma plus grande frustration c’est le bien-être » (Max, ex-remorqueur, assisté social, 44 ans). Il est capital pour eux de profiter de chaque instant pour être heureux, puisqu’ils ont peu d’attentes positives face à l’avenir. Ils veulent être « comme les autres », soit vivre une vie « normale » en satisfaisant leurs besoins essentiels et en investissant dans les « petits plaisirs de la vie » (par ex. : alcool, tabac, malbouffe). Ils sont réticents à renoncer au confort de leur routine quotidienne et à sacrifier certaines activités qui, de leur point de vue, leur apportent une meilleure qualité de vie. Autrement dit, pour les participants de ce groupe, mieux vaut investir dans sa qualité de vie que dans sa survie, cette dernière offrant bien peu d’assurance quant à son bien-être.

Nous avons assez peu rencontré ce type de témoignage chez les membres des classes moyennes. Leurs conditions de vie leur permettent de mobiliser davantage de ressources économiques et humaines pour maximiser leurs chances de guérison. Ils ont un intérêt beaucoup plus marqué pour les consultations médicales préventives et le suivi de leur état de santé. Même en l’absence de symptôme, plusieurs d’entre eux décident de consulter un médecin à intervalles réguliers afin de se soumettre à un éventail d’examens médicaux :

Suite au décès de mon père, en 1969, j’ai fait des vérifications auprès des médecins, pour vérifier mon état de santé. À 17 ans, j’avais déjà un taux élevé de cholestérol sanguin. […] On savait que j’avais eu un blocage qui datait de 1989. Et puis, j’avais demandé : « J’aimerais ça qu’on fasse une autre vérification de mon coeur, voir quel est mon état actuel ».

Jean-Marc, haut fonctionnaire, 57 ans

Dispositions à la prévention

La section B du tableau 2 présente les dispositions à la prévention qui caractérisent chacune des classes de participants. Nos analyses identifient deux pôles de divergences sociales quant aux attitudes de prévoyance à l’égard des maladies : le rapport au temps et la perception par l’individu du contrôle qu’il exerce sur sa santé.

Rapport au temps

Les deux groupes de participants se démarquent dans leur « rapport au futur ». Les membres des classes SÉD peinent à se projeter vers l’avenir, ont de faibles attentes face à l’avenir, anticipent peu les contingences futures et s’investissent peu dans la prévention des maladies. La défavorisation économique et matérielle et l’insécurité financière qui l’accompagne imposent un style de vie « au jour le jour » et un rapport au temps limité au court terme, rendant difficile la prévention d’incidents cardiovasculaires : « Moi en ce moment, je vis jour pour jour. Je prends ça une journée à la fois » (Alfred, étalagiste, 39 ans); « Je vis de façon spontanée. Je n’ai pas de projets d’avenir. Je suis spontané, à la seconde » (Jean-Charles, livreur, 53 ans); « Moi, je prends ça au jour le jour » (Danny, itinérant et assisté social, 37 ans); « C’est de même que je vis. Une journée à la fois! » (Lionel, travailleur communautaire, 55 ans). Leurs faibles taux de fréquentation des examens de dépistage des MCV indiquent aussi la faible priorité qu’ils accordent aux problèmes de santé futurs.

Par ailleurs, les participants des classes moyennes disposent de ressources leur permettant de gérer leur vie de manière à contrôler le présent sans compromettre le futur. On observe chez eux des investissements plus réguliers dans la santé pour éviter la maladie et prolonger leur vie. La bonne santé est perçue comme une condition nécessaire à la réalisation de leurs projets d’avenir (voyages, maison de campagne, loisirs actifs, objectifs professionnels) :

Je suis conscient que ma santé n’est plus ce qu’elle était. Je n’ai plus la résistance d’avant, mais j’ai encore une certaine qualité de vie que j’aimerais garder pour un autre dix ans. Je t’ai dit que je veux mourir juste dans quinze ans.

Paul, administrateur, semi-retraité, 73 ans

Perception du contrôle exercé sur sa santé

Comme des études antérieures l’ont souligné (Bourdieu, 1997; Cockerham, 2013), les participants vivant en situation de précarité matérielle et sociale semblent éprouver un sentiment de perte de contrôle dans diverses sphères de leur vie. Leurs propos indiquent le peu d’emprise qu’ils exercent sur les imprévus, notamment lorsque survient la maladie. Cette perte de contrôle se traduit souvent par une attitude fataliste à l’égard de leur incident cardiaque, qu’ils présentent comme le résultat de circonstances fortuites ou incontrôlables (par exemple, génétiques). Il n’est donc pas surprenant de constater qu’ils s’en remettent fortement au hasard et à la foi religieuse pour l’amélioration de leur santé :

Regarde. On a une date dans le grand livre en haut. Quand ton temps sera arrivé, ton temps sera arrivé. Les médecins ne pourront rien faire dans ce temps-là.

Max, ex-remorqueur, assisté social, 44 ans

Si je ne passe pas à travers mon vivant, c’est tout simplement parce que je suis appelé à finir comme ça. C’est la fin de mon règne. That’s it, that’s all!

Claude, assisté social, 52 ans

Les participants des classes moyennes ont évolué dans des conditions de vie plus propices à la réalisation d’objectifs personnels et au contrôle de leur santé. Ils jugent détenir les moyens nécessaires pour prévenir la maladie et améliorer leur santé et adoptent des stratégies calculées pour améliorer leur santé cardiaque. Ils manifestent plus intensément leur intérêt à lutter contre les MCV en agissant sur ses causes physiologiques et en modifiant leur style de vie.

Je n’aimerais pas avoir une autre crise cardiaque ou quoi que ce soit. Non, non! Ça, c’est sûr et certain! [Mon objectif c’est de] surveiller mon alimentation et faire un peu d’exercice.

Robert, économiste, 70 ans

Un ami me disait : « Marcel, c’est quoi ta formule, ton secret pour être en forme comme ça? » J’ai dit tout bonnement : « Une bonne alimentation, de l’exercice et puis le contrôle de ton stress ».

fonctionnaire à la retraite, 79 ans

Il [le médecin] voulait me donner des médicaments. Mais là, je lui ai dit : « Laisse-moi le temps de regarder si je ne peux pas le réduire [tout seul] en changeant mon alimentation ». J’ai donc rencontré une diététicienne qui m’a fait des recommandations puis je les ai suivies.

Jean-Pierre, fonctionnaire, 64 ans

Cette motivation pour gérer la MCV s’exprime aussi dans leurs efforts pour contrôler et modifier leur environnement social. Dans l’extrait suivant, Jean-Marc, un haut fonctionnaire de 57 ans, discute du rôle de sa conjointe dans la gestion de sa maladie :

Ma conjointe a lu [les documents du PRC]… parce qu’elle aussi fait des repas. Il faut donc qu’elle soit sensible à ce que j’ai comme maladie… Elle m’appuie, puis elle doit m’appuyer. Parce que moi j’ai tout le temps dit à ma conjointe : « si tu me fais des repas qui sont gras… dans le fond, tu ne m’aimes pas. Ou tu sais, tu m’aimes pas bien bien… tu veux accentuer mon malaise. Si je mange constamment du gras, si je mange constamment des viandes grasses, si je mange constamment des desserts qui sont gras, bien tu ne m’aimes pas! »… C’est comme quelqu’un qui fait du diabète puis tu lui donnes du sucre tout le temps; bien tu ne l’aimes pas cette personne-là… C’était clair dans le couple que c’était important.

Jean-Marc, fonctionnaire, 57 ans

Intégration du discours normatif en santé publique

L’analyse a aussi révélé différents degrés d’intégration du discours normatif en santé préventive par les deux groupes (voir section C du tableau 2).

Rapport aux professionnels de santé

Le clivage culturel entre les membres du corps médical et les populations SÉD a déjà été identifié comme un frein à la communication (MSSSQ, 2002). Ici, en plus de porter un regard critique sur le discours normatif en santé publique, les membres des classes défavorisées éprouvent des difficultés à communiquer avec les professionnels de la santé et demeurent sceptiques quant à l’efficacité de leurs prescriptions, notamment en ce qui concerne la possibilité de modifier leur style de vie de manière durable. En guise d’exemple, l’utilisation de concepts et de termes scientifiques par les médecins lors des consultations nuit à l’interaction entre eux et leurs patients. Plusieurs des hommes interrogés ne pouvaient identifier précisément leur maladie et le traitement médicamenteux qui leur avait été prescrit : « La moitié du temps, ils [les médecins] me disent des choses que je ne comprends pas » (Joe, nettoyeur/plongeur de 73 ans). Le manque de communication s’exprime aussi dans la méfiance et le doute entretenus sur les bienfaits de la médecine allopathique : « Je n’aime pas ça du tout les hôpitaux. Je n’ai pas vraiment confiance que les médecins peuvent m’aider » (Leeroy, travailleur de la construction, 45 ans); « Eh bien, les médecins, ils vendent des pilules. […] J’ai décidé d’arrêter par moi-même, en lisant toutes sortes d’affaires là-dessus » (Maurice, assisté social, 51 ans).

D’un autre point de vue, l’analyse témoigne aussi des rapports de familiarité, de confiance et de complicité que les membres des classes moyennes entretiennent avec les membres du corps médical traitant. Ils reconnaissent de manière beaucoup plus évidente la légitimité du discours biomédical concernant la MCV et celle des professionnels de la santé. Ils remettent peu en question les prescriptions médicales et se conforment globalement aux normes de santé et aux recommandations de leur médecin. Cette relation favorise un dialogue plus « productif » lorsqu’il s’agit d’adopter des mesures préventives. Les extraits suivants illustrent de façon éloquente le partage des représentations médicales et l’importance accordée au suivi biomédical :

J’ai un rapport de HDL, LDL et mon poids avec l’année et le jour. Ça fait 25 ans que j’ai ça. Ça fait que le médecin regarde ma feuille de route. On voit exactement vers où je me dirige. […] Moi, si je garde le progrès… je suis content. Quand j’ai un test de cholestérol qui n’est pas bon… comme si le HDL est trop bas, je ne suis pas content de moi.

Jean-Marc, haut fonctionnaire, 57 ans

Quand j’ai vu l’équipe là, ça m’a donné confiance.

Paul, administrateur, semi-retraité, 73 ans

Très intéressant, l’alimentation surtout, ils [les intervenants en réadaptation cardiaque] expliquaient le bon cholestérol, le mauvais cholestérol. Tu sais, je lisais justement un article la semaine passée sur les oeufs. Il y a un bon cholestérol dans l’oeuf, le HDL […].

Benoit, pompier, 49 ans

À chaque cours qu’ils [professionnels de la santé] te donnent et en jasant avec tous ces gens-là, tu découvres ce que tu faisais de pas correct et ce qu’il faut que tu fasses. Moi j’ai mis ça en pratique. J’ai pris ça à la lettre.

Julien, comptable à la retraite, 65 ans

Rapport au programme de réadaptation cardiaque

L’examen des styles de vie a aussi permis de mieux comprendre le rôle contraignant d’un faible statut socioéconomique sur la participation à un PRC. Plusieurs éléments de la vision du monde des participants SÉD (méfiance, suspicion et scepticisme à l’égard des conseils prodigués par les professionnels de la santé et des recommandations émises par les institutions médicales) et de leur hiérarchie des priorités (au profit des urgences quotidiennes et de l’équilibre économique) ont été identifiés – en plus de problèmes d’accessibilité (horaires incompatibles) – parmi les plus importantes barrières à leur participation aux cinq séances d’information offertes par le CSSS. Ils manifestent souvent peu de réceptivité et hésitent à adhérer à ce type de service, n’y voyant que peu de bénéfices pour leur santé et en redoutant les impacts sur leurs activités professionnelles. En ce sens, le programme semblerait peu adapté à ce groupe :

Je ne pense pas moi [qu’on peut empêcher la maladie cardiaque en suivant leur PRC]. Je ne m’empêcherai pas de vivre pour ça. Comme c’est là, j’ai ma petite vie, je vis ça de même, et je n’arrêterai pas de manger du beurre ou des affaires de même.

Leeroy, travailleur en construction, 45 ans

J’ai vu un spécialiste et puis j’ai lâché [le PRC]. Je me sentais correct.

Lionel, travailleur communautaire, 55 ans

Moi, je ne les ai pas suivis les cours de réadaptation. Je ne sais pas où je l’ai mis mon livre sur ça. Bof! Je fais mon affaire comme ça me tente […] Je me tannerais.

Joseph, déménageur, 79 ans

Les participants mieux nantis conçoivent davantage le programme comme une étape normale de leur remise en forme. En plus de participer plus activement aux séances d’information, plusieurs ont souligné leur désir d’approfondir leurs connaissances de base sur la santé cardiaque, soit en prenant rendez-vous avec un membre du personnel de soin, soit en consultant la documentation qui leur a été fournie :

J’ai appelé au service de la réadaptation et j’ai dit : « ça ne marche pas mon affaire ». Là, elle a dit : « On va prendre rendez-vous. On va s’asseoir tous les deux. Là, en attendant, pendant deux semaines tu vas écrire tout ce que tu manges de A à Z ». […] Ils te donnent un livre… Il y a tout dedans et je le consulte souvent. Le livre te donne toutes les informations au niveau de la diète, tous les aliments qui sont bons pour toi.

Julien, comptable à la retraite, 65 ans

J’ai fait le programme de réadaptation. C’est sûr que j’ai rencontré une nutritionniste. Elle m’a dit comment manger sainement… Je fais attention à ce que je mange.

Mike, technicien en laboratoire à la retraite, 62 ans

Le format de groupe qui caractérise les séances d’information s’ajoute aussi comme facteur de désaffection des classes SÉD. Elles craignent la disqualification sociale et l’infériorisation qui accompagnent souvent les échanges publics entre patients de différentes provenances sociales : « Il y a de l’orgueil là dedans, c’est certain […] Personnellement, moins qu’il y a de personnes […] mieux c’est » (Eddy, assisté social, 47 ans); « être avec les autres, j’ai beaucoup de difficultés avec ça » (Claude, assisté social, 52 ans). De tels propos ne sont pas rapportés pour les participants des classes moyennes. Les interactions sociales à l’intérieur d’un groupe sont souvent perçues par ces derniers comme des éléments positifs leur permettant de modifier leurs habitudes de vie, puisqu’elles constituent une source de réconfort et permettent le partage d’expériences et d’informations.

Oui, c’était l’fun [le cours de réadaptation cardiaque]. On a rencontré beaucoup de monde. Et là, il fallait que tu expliques ta première attaque de coeur, comment ça s’est passé. Et là, toute la gang expliquait, comment ça a commencé. Oui, c’était bon. Oui, j’ai bien aimé ça. Et là, tu vois que tu n’es pas tout seul.

Donald, retraité, 68 ans

J’aimais beaucoup ça [les séances d’information] parce qu’on se racontait nos expériences. Les autres personnes qui t’écoutaient, elles prenaient des notes… parce qu’elles pouvaient s’en servir [dans leur vie].

Michel, boucher à la retraite, 82 ans

L’amélioration globale des conditions de vie, l’accroissement de l’offre de services de soins ainsi que la mise sur pied de politiques sociales ont grandement contribué à améliorer l’état de santé et les habitudes de vie des Québécois. En dépit de ces progrès notables, les groupes SÉD sont porteurs de taux de mortalité prématurée parmi les plus élevés et comprennent les plus fortes concentrations d’individus associés à des facteurs de risque sanitaire. Parmi ceux-ci, les hommes constituent un groupe vulnérable, notamment en ce qui a trait aux causes et aux suites des maladies cardiovasculaires. Peu d’études qualitatives ont approfondi leur faible adhésion aux principes de réadaptation cardiaque et encore moins étudié les facteurs qui les différencient des autres groupes sociaux. Cette étude permet de mieux documenter l’impact des inégalités sociales et des conditions de vie sur leurs pratiques après un incident cardiaque. C’est en comparant les biographies personnelles de deux groupes socioéconomiques que les différents rapports au corps se sont exprimés plus explicitement. L’analyse des soixante entrevues renforce donc la thèse fondamentale de Pierre Bourdieu en ce que ce sont les conditions d’existence qui font la différence. Les résultats s’inscrivent dans la foulée d’études antérieures qui soutiennent que les expériences de la santé et de la maladie sont fortement définies chez les hommes par leurs ressources humaines, sociales et matérielles et que la variation sociale de leurs pratiques est en partie à l’origine des inégalités sociales de santé. Dans ce contexte de recherche, les méthodes employées actuellement pour encourager la réadaptation cardiaque paraissent mieux adaptées aux classes moyennes qu’aux classes moins bien nanties.

L’analyse des rapports au corps et de la hiérarchie des priorités suggère que les conditions de défavorisation repoussent au second plan l’importance que l’individu accorde à sa santé cardiovasculaire. Un regard fataliste devant la maladie (ou défaitiste devant la guérison) et le « choix du nécessaire » dévalueraient les investissements personnels en santé. Ainsi que l’a exprimé Bourdieu, « la nécessité impose un goût de nécessité qui implique une forme d’adaptation à la nécessité et, par là, d’acceptation du nécessaire, de résignation à l’inévitable » (Bourdieu, 1979, p. 433). C’est précisément sur ce point que les conséquences de la pauvreté sont les plus pernicieuses : elle affaiblit le désir d’investir dans sa santé et de prévenir les maladies. En tant qu’extension de l’approche bourdieusienne, les travaux d’Andrew Sayer sur les pratiques anti-normatives des groupes marginalisés s’avèrent fort prometteurs (Sayer, 2005, 2011). Comme Bourdieu, Sayer considère que l’intériorisation du discours normatif a une influence sur les caractéristiques de l’habitus. Cependant, sa sociologie des affects se penche davantage sur le rôle que jouent les émotions dans la construction de l’éthique personnelle et du style de vie. C’est en faisant l’expérience d’émotions associées à une position sociale inférieure (par ex. : le ressentiment, la honte, l’humiliation ou l’envie) que l’individu façonne son éthique, ses engagements personnels et ses propres convictions dans un sens qui le rend moins susceptible d’adopter des pratiques normatives. Pour plusieurs individus minorisés, la quête d’épanouissement personnel et la fidélité à soi-même semblent entraver l’adoption du régime de vie proposé par la santé publique. Par exemple, nous pouvons souligner, chez certains hommes SÉD, l’attachement à des croyances masculines traditionnelles au détriment d’autres qui seraient plus saines sur le plan de la santé. En ce sens, le rapport au corps apparaît comme une manifestation de principes éthiques de l’habitus et la santé comme un capital dont la valeur est relative au contexte social.

Si le niveau socioéconomique constitue l’un des facteurs les plus déterminants pour comprendre les pratiques et la santé des hommes (Lee, Macdonald et Wright, 2009), son interaction avec la masculinité gagnerait à être mieux étudiée. En tant que groupe hétérogène, les hommes épousent plusieurs formes de masculinité qui jouent un rôle dans leurs expériences particulières de la santé (Courtenay, 2000). L’usage de cadres théoriques prenant en compte les conditions socioéconomiques et de genre (class-based masculinities) serait bénéfique pour la compréhension du risque accru des hommes SÉD devant la maladie, pour l’adaptation de l’offre de soins de santé et pour l’optimisation des stratégies en promotion de la santé. La notion de « masculinité de protestation » (protest masculinity) développée par Connell se prête bien à l’étude de certaines réponses hyper-masculines aux inégalités sociales dans le contexte de la santé (Connell, 2005; Dumas et Bournival, 2011).

En tenant compte de l’érosion progressive de l’État providence et des récentes réformes des régimes de soins de santé dans plusieurs pays occidentaux, il est fort probable que les inégalités sociales de santé s’accentueront, puisque les moyens sociétaux pour améliorer la qualité de vie des groupes les plus démunis (revenu minimal, logement accessible, institutions de protection sociale) seront plus difficiles à mettre en oeuvre (Dumas et Turner, 2009). Au Québec, malgré la présence d’un régime universel de soins de santé et l’existence d’organismes de surveillance, ces inégalités demeurent très présentes et s’amplifient depuis quelques années. De récentes études concernant la région de l’Outaouais identifient une augmentation de l’écart de l’espérance de vie moyenne entre les quintiles extrêmes de revenus entre les périodes 1986-1988 et 2004-2008 (Courteau, Marleau et Garvie, 2014). Une telle tendance avait été observée au Québec à la suite d’une « dégradation relative des conditions de vie des personnes les plus défavorisées » (Pampalon, Hamel et Gamache, 2008 : 30).

Selon le sociologue Görban Therborn, pour bien appréhender les inégalités sociales de santé, les modèles d’analyse doivent tenir compte des inégalités existentielles (autonomie, dignité, liberté, respect) et de celles liées aux ressources économiques, culturelles et sociales (Therborn, 2013). Celles-ci seraient amplifiées par des mécanismes sociaux d’exclusion sociale et de hiérarchisation qui réduisent la volonté et les capacités des individus à améliorer leur santé. Sans suggérer de réformes majeures, Therborn propose de renforcer deux tendances déjà établies et porteuses d’avenir. L’une, plus sociétale, vise à intervenir sur les déterminants sociaux de la santé, et l’autre, plus institutionnelle, promeut un humanisme professionnel dans les programmes de formation en santé publique afin de pallier la distance culturelle entre professionnels de la santé et patients. Le défi est donc grand pour ceux qui oeuvrent en réadaptation cardiaque, puisque les politiques sociales sont souvent hors de leur contrôle et qu’il existe de fortes différences entre leur point de vue sur la santé et celui des groupes moins bien nantis.

Du point de vue sociologique, une mesure de santé publique ne peut sans risque faire porter entièrement sur l’individu lui-même la responsabilité de son état de santé, sans tenir compte de ses conditions d’existence. Une limite importante de la psychologie comportementale, modèle dominant dans la promotion de saines habitudes de vie, est de concevoir l’étude des pratiques indépendamment des structures sociales. Comme l’a souligné Dennis Raphael dans un rapport intitulé « Inequality is bad for our hearts », les programmes de promotion de la santé, qui sont hautement individualistes et principalement centrés sur la modification des habitudes de vie, tiennent peu compte des politiques sociales (Raphael, 2001). Il serait donc bien avisé de leur substituer d’autres programmes, plus inclusifs et qui tiennent compte d’un savoir incorporé et d’une compréhension pratique de l’univers social et institutionnel des individus. En adoptant cette approche, on éviterait le piège des explications trop rationnelles, intentionnelles et individuelles de l’action. En repérant les facteurs en amont des styles de vie, on peut plus facilement cerner les conditions qui nuisent à l’incorporation des normes et valeurs requises pour adhérer à un régime favorable à la santé.

Alors qu’autrefois les recherches en promotion de la santé visaient à améliorer les connaissances spécifiques à la santé et à maximiser la capacité individuelle à prévenir ou à gérer la maladie, des approches plus novatrices élargissent leur portée d’intervention et proposent d’agir plus fermement sur les dimensions sociales, politiques et institutionnelles des soins de santé, ainsi que sur l’interaction entre les organisations de soins de santé et les facteurs qui font obstacle à la santé des individus (Saunders et Rogers, 2011). L’intervention en contexte de défavorisation requiert le développement d’outils d’intervention respectueux, ciblés, adaptés et sensibles à la complexité des déterminants sociaux de la santé. Bien qu’aucune intervention spécifique sur la santé cardiovasculaire des hommes SÉD n’ait été réalisée ni évaluée dans le contexte québécois, nos résultats concordent avec les conclusions d’autres études sur la santé des hommes recommandant de favoriser des services de proximité (présence dans la communauté et sur les lieux de travail), des soins intégrés (guichet unique) et des horaires de services flexibles (soir et fin de semaine), ainsi que l’adoption de pratiques compatibles avec les goûts et le style de vie des hommes (Robertsonet al., 2008). Les programmes « spéciaux » mis en oeuvre dans certains milieux de vie traditionnellement masculins semblent porteurs d’avenir. Par exemple, plusieurs interventions développées en collaboration avec les syndicats de travailleurs routiers aux États-Unis (présence accrue d’infirmières spécialisées en promotion de la santé, création d’incitatifs économiques favorisant l’adhésion à des centres d’entrainement physique, promotion de la vente de produits alimentaires sains dans les lieux fréquentés par les travailleurs et amélioration des conditions de travail) ont eu des résultats probants sur l’état de santé et les habitudes de vie des travailleurs (Apostolopouloset al., 2010). Ces orientations montrent le rôle crucial que peut jouer une approche sociologique de la santé publique et de la promotion de la santé.

Quelques précisions doivent être apportées quant aux limites de l’étude. La comparaison entre les deux classes socioéconomiques pourrait avoir occulté une hétérogénéité intraclasse. Une analyse plus fine des fractions de classe aurait peut-être permis d’identifier d’autres facteurs explicatifs des styles de vie des participants et d’autres facteurs de différenciation du rapport au corps. Par exemple, des évènements de vie marquants (maltraitance et abus pendant l’enfance, historique de criminalité) pourraient avoir des effets significatifs sur les styles de vie. Une analyse des cohortes d’âge aurait pu aussi apporter davantage de précisions concernant l’influence de l’âge sur les pratiques préventives. Il faut demeurer prudent dans l’application de ces données à d’autres contextes.

Enfin, les approches biographiques demeurent parmi les méthodologies les plus appropriées pour comprendre les effets cumulatifs de l’environnement social sur les facteurs de risque liés aux maladies chroniques (Mackenbach, 2012; Stringhiniet al., 2012). Leur volet rétrospectif offre un cadre plus souple pour le recrutement des individus peu intégrés aux organisations de soins de santé (Dumas, Savage et Stuart, 2013; Savage, Dumas et Stuart, 2013). Le recrutement de participants de recherche qui vivent en marge des cadres formels de la société demeure un obstacle de taille. Pourquoi ceux-ci participeraient-ils à une étude sur la santé lorsque la santé elle-même leur paraît secondaire en comparaison à d’autres besoins jugés plus prioritaires? Ce sont les partenariats développés auprès d’organismes sociaux et communautaires (CSSS, centres de réadaptation, centres d’hébergement, soupes populaires) qui ont permis de mieux cibler le recrutement et de se mettre en contact avec les groupes les plus à risque de souffrir de problèmes cardiaques. Sans leur participation la qualité des données aurait été compromise.