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La réappropriation des fronts d’eau et la réhabilitation des rivières en milieu urbain donnent lieu depuis les années 1970 à une série de projets un peu partout dans le monde[1]. Ces projets s’inscrivent dans un contexte marqué par plusieurs facteurs : la montée des préoccupations environnementales et des dénonciations du phénomène de la pollution – notamment quant aux effets de la contamination de l’eau sur la santé des populations et des écosystèmes –; la disparition des industries qui ont, directement ou indirectement, bénéficié de la proximité des ressources fluviales; la constitution conséquente de friches industrielles sur les berges; enfin, l’apparition d’une volonté populaire de réappropriation de la rivière et de son milieu (Guillerme, 1990; Eden, Tunstall et Tapsell, 2000; Cioc, 2002; Nelles, 2005; Collins, Muller et Tarr, 2008; Dagenais, 2012; Dournel et Sajaloli, 2012; Bonnell, 2014). Ces projets prennent diverses formes, allant de la patrimonialisation des sites fluviaux à la décontamination et à la restauration des écosystèmes aquatiques, avec en toile de fond l’institution d’activités sportives et ludiques comme la promenade, la baignade et la pêche, et la mise en place d’équipements et de mobilier urbain pour le repos et la contemplation (Hurley, 2006; Gérardot, 2007; Kibel, 2007; Desfor et Bonnell, 2011; Colin, 2014).

Ces processus de reconquête des cours d’eau en milieu urbain font l’objet de nombreuses analyses historiques et sociopolitiques où est mis de l’avant un modèle qui décline en trois temps le cycle de vie d’un cours d’eau : le temps de la domestication, le temps de l’aliénation et le temps de la réappropriation. à la suite de Gérardot (2004), nous pouvons les définir comme suit. Le temps de la domestication – ou de l’apprivoisement – renvoie à un certain âge d’or durant lequel la ville table sur la proximité de la rivière pour prendre son essor économique grâce à des installations portuaires, à l’exploitation de l’énergie hydraulique, à l’élimination des déchets domestiques et industriels, ainsi qu’à la provision d’une eau de qualité, destinée tant aux activités industrielles qu’à la sécurité du monde urbain – en particulier, lutte contre les incendies et promotion de la santé publique (Castonguay et Evenden, 2012). Le temps de l’aliénation correspond à une période de « saturation et de rejet progressif [du cours d’eau] en raison de l’exacerbation des contraintes associées à sa présence et son utilisation » (Ultsch, 2010). La rivière apparaît dès lors comme source de danger à cause des inondations qu’elle provoque et que stimulent l’implantation de résidences sur les berges, la transformation du couvert végétal dans le bassin de drainage, ainsi que les infrastructures de régulation des cours d’eau qui, dans les faits, n’en contrôlent pas le débit de manière efficace (de Loë, 2000; Kelman, 2003; Orsi, 2004; Colten, 2005). Un autre danger réside dans la contamination bactériologique et chimique de l’eau par les rejets domestiques et les effluents industriels. Enfin, après avoir tourné le dos à la rivière ou en avoir été séparée par les installations portuaires ou par la pollution industrielle et les égouts domestiques, la population urbaine voit venir le temps de la réappropriation : « En moins de quatre décennies, les milieux fluviaux et humides des villes occidentales sont passés du statut d’espace répulsif et marginal à celui d’élément patrimonial, convoité par les sociétés urbaines » (Dournel et Sajaloli, 2012, p. 5). L’avènement de cette dernière période résulte de la mobilisation de mouvements de contestation qui, mettant à profit les crises industrielles et l’abandon des installations situées en bordure de la rivière, revendiquent la décontamination du plan d’eau et l’aménagement des lieux afin de favoriser le développement d’une offre récréo-touristique qui compenserait la disparition des activités économiques et les dommages écologiques des décennies passées.

Il nous semble toutefois que, plutôt que de se décliner en trois périodes successives, la domestication, l’aliénation et la réappropriation correspondent à trois types de rapports sociaux à l’environnement fluvial qui se juxtaposent dans le temps. Ces rapports apparaissent simultanément à différents moments dans l’histoire d’une rivière urbaine et mettent en scène des configurations d’acteurs dont les rapports de force et les capacités de mobilisation diffèrent d’un moment à l’autre, colorant l’intensité respective des éléments du triptyque. Aussi faut-il observer que la césure entre les périodes n’est pas aussi nette que le suggère le modèle évoqué plus haut. Par exemple, les activités récréatives ne caractérisent pas uniquement la troisième période : même durant la première période, considérée comme un âge d’or de l’industrialisation fluviale, existaient des activités de baignade et de pêche qui se sont maintenues après la transformation accélérée des berges. À leurs risques et périls, et contre l’avis des autorités de la santé publique, certains résidents continuaient de pratiquer ces activités au moment où les corps politiques s’alarmaient devant l’état de pollution des rivières. De même, les installations récréo-touristiques du temps de la réappropriation constituent une forme de domestication de la rivière qui reste assujettie à des fonctions économiques. L’aliénation n’est pas uniquement le fait d’une contamination de l’eau et des menaces à l’intégrité du milieu et à la santé publique, mais peut aussi résulter de divers modes d’appropriation – privée ou publique – de la rivière et de ses berges, et de la normalisation conséquente des attitudes et des comportements de la population à l’égard de l’environnement fluvial.

Dans cet article, nous examinons la combinaison de rapports de domestication, d’aliénation et de réappropriation que les populations urbaines entretiennent envers leurs environnements fluviaux dans le temps long. Par cette démarche, nous souhaitons également dégager les facteurs qui modulent l’intensité des mobilisations entourant le processus continuel d’appropriation des berges et des cours d’eau. En effet, tandis que les recherches sur les projets de reconquête des fronts d’eau nous présentent des mobilisations citoyennes et des interventions gouvernementales qui se produiraient similairement à travers l’Occident (Fouilland, 2003; Kibel, 2007; Mauch et Zeller, 2008) et dans certaines villes portuaires ailleurs dans le monde (Desforet al., 2011), nous devons noter des particularités locales qui teintent les projets effectivement réalisés. Nous nous intéressons aux relations que deux populations urbaines de taille moyenne, bordant deux tributaires situés de part et d’autre du fleuve Saint-Laurent, entretiennent avec leur rivière : celle de Shawinigan, pour la rivière Saint-Maurice, sur la rive nord, et celle de Drummondville, pour la rivière Saint-François, sur la rive sud. La comparaison de ces deux cas nous paraît pertinente car les processus d’urbanisation et d’industrialisation de Shawinigan et de Drummondville présentent d’importantes similitudes. En effet, au tournant du 20e siècle, des entreprises de production d’électricité construisirent des barrages et des centrales hydroélectriques au coeur de ces deux agglomérations (Dales, 1957), qui comptèrent parmi les principaux centres industriels du Québec, en matière d’activités et de valeur de production, jusqu’au faîte des Trente glorieuses. En plus de stimuler le développement industriel, ces installations hydroélectriques influencèrent l’aménagement urbain dans les décennies suivantes, notamment parce qu’elles impliquaient dans les deux cas l’établissement au coeur de la ville d’un réservoir, qui devint un lieu de récréation où différents loisirs furent pratiqués à différentes époques. Initialement, les plaisirs de l’eau furent le privilège de quelques-uns, jusqu’à ce que les autorités municipales et les entreprises privées mènent des travaux pour élargir l’accès à la rivière et au paysage riverain. Après des décennies d’usages industriels divers, l’état de la rivière se détériora et le front d’eau perdit une partie de son potentiel récréatif. Cette mise à distance de l’environnement fluvial se poursuivit dans la foulée d’une désindustrialisation qui affecta les plus grandes entreprises de ces deux villes, tandis que la proximité d’une source d’approvisionnement énergétique cessa d’agir comme un facteur déterminant pour la localisation des industries. Si les autorités politiques et économiques optèrent pour une refonte du développement urbain et le développement d’une industrie récréo-touristique axée sur la mise en scène de l’environnement fluvial, ce dernier avait, depuis des décennies, fait l’objet de mobilisations par les utilisateurs de la rivière – regroupements ou particuliers – qui revendiquaient une amélioration de la qualité du milieu.

Le partage des fronts d’eau : les usages productifs et récréatifs de la rivière

Quelques années après l’aménagement des chutes du Niagara pour la production hydroélectrique, des financiers américains firent l’acquisition des chutes de Shawinigan Falls, sur les abords de la rivière Saint-Maurice, pour y entreprendre en 1898 la construction d’un barrage hydroélectrique[2]. Leur entreprise, la Shawinigan Water and Power Company (SWPC), fut à l’origine de l’industrialisation et de l’urbanisation accélérée du site qui devint la ville de Shawinigan[3] en 1901 (Brouillette et Lanthier, 1990). L’amortissement des coûts de construction des installations hydroélectriques rendait nécessaires des contrats de vente auprès d’industries très consommatrices d’électricité, et les directeurs de la SWPC conclurent rapidement des ententes avec des entreprises qui vinrent s’installer dans la ville nouvelle pour produire des pâtes et papiers, de l’aluminium et du carbure de calcium (Groupe de recherche sur la Mauricie, 1985, p. 21-23).

Ville nouvelle, Shawinigan Falls fut aussi planifiée par la compagnie qui la fonda (Brouillette, 1990). En même temps qu’elle contractualisa les ventes d’électricité et de terrains auprès des entreprises de la seconde industrialisation, la SWPC définit le mode d’occupation des berges de la Saint-Maurice en prenant en charge l’aménagement du territoire urbain (figure 1). Dès l’achat du site des chutes, la SWPC fit l’acquisition des terrains environnants et commanda auprès d’une firme montréalaise, T. Pringle & Sons, la production d’un plan directeur pour l’aménagement du territoire de la ville en devenir. L’usine hydroélectrique, l’usine électrométallurgique et l’usine papetière, qui tiraient leur énergie directement de la rivière, furent construites près des chutes, en accord avec le plan directeur qui avait réservé un espace à cet effet.

Figure 1

Carte d’occupation du sol de la ville de Shawinigan, à partir d’un plan d’assurance de 1955

Carte d’occupation du sol de la ville de Shawinigan, à partir d’un plan d’assurance de 1955

Parmi les zones récréatives, notons le parc Saint-Maurice (1), le parc Wilson (2) et le parc Saint-Marc (3). Le boulevard Saint-Maurice ceinture le sud de la Pointe-à-Bernard depuis le parc Saint-Maurice.

Source : Insurance Plan of the City of Shawinigan Falls, Que., Montreal, Underwriters’ Survey Bureau Limited, 1955. Réalisation Jonathan Bernier, CIEQ-UQTR.

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Il en fut autrement de la filière électrochimique, dont le nombre d’usines crût rapidement au lendemain de la Grande Guerre, et qui s’installa en partie entre deux sections de la ville, mais surtout beaucoup plus au nord, en bordure de la rivière, sur une bande de plus d’un kilomètre de long. Il semblerait que les entreprises électrochimiques sélectionnèrent cet emplacement pour accéder à des terrains moins coûteux et décharger plus aisément leurs déchets dans la rivière (Brouillette, 1996, p. 68). L’usine papetière et l’usine électrométallurgique auraient pu bénéficier de la transmission électrique pour s’établir où bon leur semblait, mais elles préféraient capter le pouvoir hydraulique à sa source, ce qui les amena à s’installer là où elles purent canaliser l’eau déviée par le barrage et les installations de la SWPC (Groupe de recherche sur la Mauricie, 1985, p. 29). En conséquence, une bande industrielle ceintura la rive occidentale de la Saint-Maurice, avec une légère interruption domiciliaire à la Pointe-à-Bernard. Y prirent forme la Basse-Ville et son quartier destiné aux cadres et aux contremaîtres des entreprises, situé à proximité des usines et de la rivière. Dans ce secteur résidentiel du bord de rivière, la compagnie et ses planificateurs souhaitaient également créer un lieu de repos et de loisir, mais ce n’est que deux décennies après la réalisation du plan urbain que fut lancée la construction d’un parc (Brouillette et Lanthier, 1990).

La Saint-Maurice n’avait donc pas qu’une fonction industrielle aux yeux des fondateurs de Shawinigan, et son usage à des fins non productives fut inscrit dans l’espace urbain dès la fondation de la ville. En outre, la population urbaine fit rapidement de la rivière un espace de loisir et de sociabilité en créant, en 1912, le club aquatique de Shawinigan, regroupant des citoyens désireux de pratiquer la natation et le canotage dans la Saint-Maurice (Larochelle, 1976, p. 703).

Dans le cas de la rivière Saint-François et de Drummondville, on assiste aussi à l’émergence parallèle d’usages productifs et d’usages récréatifs au coeur de la ville, quoique leur juxtaposition dans le temps et dans l’espace ait requis la maîtrise des caprices d’une rivière au débit irrégulier et aux débordements fréquents. Cette maîtrise permit l’industrialisation accélérée d’une ville qui, après un siècle d’existence, offrait toujours « le portrait d’un bourg en déclin » (Rousseau, 2013, p. 500)[4]. En 1896, le conseil municipal racheta d’une entreprise privée, la Drummond Electric, un barrage et une station hydroélectrique érigés sur la Saint-François. Situé légèrement en amont du peuplement initial, le barrage formait avec les premiers établissements industriels – une forge, une scierie et une manufacture de chaussures – le coeur de la ville piétonnière (Allard, 2001). Toutefois, la faible puissance énergétique de ces installations compromettait le développement industriel et urbain de Drummondville. En 1914, le conseil municipal céda le barrage et son système électrique à une entreprise privée qui possédait les droits d’exploitation de cinq sites hydrauliques sur la Saint-François, ainsi que des réseaux de distribution dans la région (Dales, 1957, p. 127). La Southern Canada Power Company (SCPC) procéda rapidement au remplacement des installations existantes afin de s’engager dans la production hydroélectrique à grande échelle (figure 2). Elle acheva en 1918 la construction d’un nouveau barrage plus performant et de sa centrale, et entreprit de construire une autre installation hydroélectrique 25 km en amont, aux chutes Hemmings, qui fut achevée en 1924. Tout en menant à bien ces projets de construction, la SCPC réussit à attirer à Drummondville de grandes entreprises de l’industrie textile, dont la Canadian Celanese, succursale d’une multinationale américaine de la soie artificielle, qui s’implanta à Drummondville en 1926 (Boucher, 1981)[5].

Figure 2

Carte d’occupation du sol de la ville de Drummondville, à partir d’un plan d’assurance de 1962

Carte d’occupation du sol de la ville de Drummondville, à partir d’un plan d’assurance de 1962

Parmi les zones récréatives, notons le parc Woodyatt (1), le parc Sainte-Thérèse (2) et l’espace qui accueillit la plage Celanese entre 1928 et 1956 (3). En bas à droite apparaît le barrage Hemmings, situé en amont de Drummondville. En amont du barrage de Drummondville apparaît le tracé du barrage de la Drummond Electric.

Source : Insurance plan of the city of Drummondville & district, Que., Montreal, Underwriters’ Survey Bureau Limited, 1962. Réalisation : Vincent Bernard, CIEQ-UQTR.

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Quand ces entreprises s’établirent aux limites de la ville, loin de la rivière, pour bénéficier de plus d’espace à moindre coût, de nouveaux quartiers ouvriers se formèrent rapidement. La population tripla durant les années 1920 mais s’établit à une certaine distance du noyau original, les faibles salaires dans le textile limitant l’accès des travailleurs aux quartiers les plus anciens de la Basse-Ville (Gauthier, 1981). Comme à Shawinigan, l’extension spatiale de Drummondville se traduisit par la formation de nouveaux quartiers, pour la plupart éloignés de la rivière. Néanmoins, les nouvelles infrastructures hydroélectriques, plus stables et sécuritaires que les infrastructures originales construites en bois et en roche, favorisèrent la colonisation des berges en amont du noyau fondateur. Des résidences aisées firent leur apparition sur une bande de terrain bordant la rivière, dos à celle-ci, d’abord dans le faubourg voisin du noyau fondateur, puis en direction du barrage Hemmings. Une banlieue pavillonnaire cossue prit naissance sur la rive de la Saint-François, où se forma Drummondville Sud (Lemaire, 2011, p. 64).

La maîtrise du débit de la rivière contribua aussi au rapprochement de la population drummondvilloise et de la Saint-François pour des activités autres que la production hydroélectrique. En 1928, la Celanese fit aménager une plage pour ses employés sur un lot où elle opérait également une station de pompage pour approvisionner son usine en eau. À quelques mètres en aval, le conseil municipal entreprit de nettoyer un site autrefois occupé par un moulin à scie fermé en 1920. Il y fit construire le parc de Sainte-Thérèse, qu’il dota d’une plage publique à partir de 1943[6]. Enfin, près de sa centrale hydroélectrique de Drummondville, la SCPC possédait dix-sept acres de terre où elle installa des équipements sportifs, après quoi elle en fit un lieu de détente. Nommé d’après le gérant fondateur de la compagnie, le parc Woodyatt fut ouvert au public en 1930, et des courts de tennis destinés aux cadres de l’entreprise y furent adjoints dès l’année suivante (Allard, 2001). Enfin, en 1939, le Conseil municipal conçut un projet d’aménagement d’une plage en bordure du parc Woodyatt, prévoyant également installer des aires de jeux dans les îles de la Saint-François jouxtant la ville. Le déclenchement de la Deuxième Guerre mondiale obligea toutefois la ville à surseoir à son projet[7].

Durant la même période, à Shawinigan, des projets d’infrastructures contribuèrent à rapprocher la population de sa rivière. En 1921, la SWPC céda à la municipalité un lot qui, selon le plan d’urbanisme de 1901, devait accueillir un parc en bordure de la rivière, mais était demeuré à l’état de dépression marécageuse (Filteau, 1944, p. 216-218). Les travaux de paysagement durèrent plus d’une décennie. Quand la Dépression commença à faire sentir ses effets, la ville lança un programme d’infrastructures pour donner du travail à la population au chômage[8]. Elle accéléra alors les travaux du parc Saint-Maurice et entreprit le remblaiement du rivage et la construction d’une balustrade le long de la rivière sur le boulevard de ceinture, la Riverside Avenue. Le parc Saint-Maurice ouvrit en 1932, avec une plage et une zone réservée à la baignade dans la rivière. La Riverside Avenue, illuminée et dotée d’un belvédère, fut achevée en 1934. On l’intégra au paysage urbain en la rebaptisant Boulevard Saint-Maurice, abandonnant du même coup un toponyme qui élevait symboliquement une barrière avec le plan d’eau. Quand les deux infrastructures de loisir furent terminées, la population jouit d’un accès à la baignade et d’un point de vue sur la rivière. Or, la « baignoire » du parc Saint-Maurice se trouvait en aval des égouts municipaux et des rejets provenant des usines électrochimiques. Le directeur de l’unité sanitaire municipale, le Dr Bossinotte, attira l’attention sur les risques que représentait le déversement des égouts pour la santé et ordonna la fermeture de la plage en 1939[9]. À la même période, le club aquatique de Shawinigan dut aussi composer avec la détérioration de la qualité de l’eau de la Saint-Maurice. Installé depuis 1914 sur l’île Melville où il avait fait construire un chalet pour ses membres, il déménagea de l’autre côté de l’île en 1935, « à cause de la mauvaise eau qui incommodait les nageurs » (Larochelle, 1976, p. 703).

Désaffection des fronts d’eau et revitalisation de l’environnement fluvial

Ces mesures prises par les autorités sanitaires pour tenir la population à l’écart de la plage urbaine constituèrent un des modes de mise à distance des fronts d’eau. En effet, l’énergie de la rivière ne suffisait plus pour attirer des investisseurs étrangers car, à la même époque, des installations situées plus au nord de la province fournissaient à moindre coût des quantités plus importantes d’énergie. D’ailleurs, après la mise en opération de la centrale Hemmings, la SCPC cessa de construire sur la Saint-François, et, bien qu’elle eût envisagé d’exploiter le potentiel électrique des rapides Spicer en aval de Drummondville (figure 3), elle opta pour une solution moins onéreuse, l’interconnexion avec le réseau de la Shawinigan Water and Power (Kesteman, 1988, p. 195-196). Cette dernière bâtit sur le site des chutes de Shawinigan une troisième centrale en 1949, mais elle concentra ses efforts sur la construction de centrales en amont de Shawinigan (figure 4), aux rapides de La Trenche en 1950, et à Beaumont en 1958 (Bellavance, 1994, p. 178-9).

L’aménagement de la rivière urbaine pour la production hydroélectrique, grâce à laquelle de très grandes entreprises s’étaient implantées à Shawinigan et à Drummondville dans la première moitié du 20e siècle, cessa de stimuler l’essor industriel, démographique et spatial de ces villes durant les années 1960. Shawinigan fut notamment confrontée à la disparition graduelle de son industrie électrochimique (qui employait plus de 2500 travailleurs en 1950) lorsque les entreprises, ayant révisé leurs stratégies de développement, se lancèrent dans la pétrochimie et s’établirent à proximité des terminaux pétroliers et des raffineries de l’île de Montréal (Brouillette, 2000). À Drummondville, l’industrie textile, qui employait plus de 70 % de la population ouvrière, fut mise à mal par la compétition internationale, ce qui se solda par des pertes d’emplois et la relocalisation des entreprises à l’étranger (Bellavance et Rousseau, 2013, p. 864-865). Une succession de fermetures d’entreprises dans une période de tourmente économique généralisée rendit le paysage urbain d’autant plus désolant que les centres de ces villes se vidaient de leur population au profit des banlieues, et que les infrastructures et le cadre bâti se détérioraient.

Figure 3

L’industrialisation de la rivière Saint-Maurice

L’industrialisation de la rivière Saint-Maurice

Cette carte de la Shawinigan Water and Power Corporation présente les sites des barrages construits et projetés par l’entreprise hydroélectrique dans le bassin versant de la rivière St-Maurice. Inaugurée en 1958, la centrale Beaumont, du nom du président de la SWPC de l’époque, est située légèrement au nord de La Tuque, à l’endroit identifié par le toponyme « Rapide sans nom », en aval du site de La Trenche.

Source : Shawinigan Water and Power Company, « The St. Maurice, a 2,000,000 h.p. river, Montreal, June 29th 1942 ». Je remercie Hubert Samson de m’avoir procuré ce document.

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Figure 4

L’industrialisation de la rivière Saint-François

L’industrialisation de la rivière Saint-François

Cette carte de la Southern Canada Power Company présente les barrages de l’entreprise hydroélectrique et de ses concurrents (principalement le service municipal de la Ville de Sherbrooke) dans le bassin versant de la rivière St-François. Les sites identifiés en aval de Drummondville correspondent aux rapides Spicer que la SCPC comptait exploiter.

Source : Dan Anderson, « St. Francis River Stream Flow Control », The SCP News, 9 (Septembre 1950), p. 9.

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Les rivières furent ainsi détachées de la capacité technique pour laquelle elles avaient été aménagées et qui avait fait d’elles un puissant facteur de localisation. Dans les deux villes, les planificateurs urbains cherchèrent à attirer de nouvelles entreprises dans des parcs industriels établis en périphérie, à distance des cours d’eau. Tout comme le centre de peuplement original, qui se dégradait et offrait une piètre qualité de vie, la rivière agissait comme un repoussoir. La croissance urbaine se poursuivit, mais cela se fit souvent au détriment de la vieille ville et au profit de banlieues qui poussèrent à proximité des nouveaux parcs industriels, surtout le long de la rivière, un peu sur l’autre rive, et à l’intérieur des terres.

La rivière pouvait-elle reprendre sa place dans une économie et une société urbaines en déclin, elle qui avait été au coeur de l’essor urbain durant la première moitié du 20e siècle? Les autorités économiques et politiques se mobilisèrent à l’échelle locale, régionale et provinciale pour élaborer les nouvelles bases de la croissance de ces deux villes. Elles privilégièrent une offre récréo-touristique centrée sur l’établissement de parcs riverains. À Shawinigan, un projet de « parc des chutes », proposé en 1971, s’articula autour de l’aménagement d’un terrain de camping et d’un parc public sur l’île Melville, utilisée jusqu’alors par le club aquatique de Shawinigan et par la papetière Belgo (pour le chargement de billots de bois) (Giguère, 1970; Pinard, 1971)[10]. À Drummondville, les planificateurs régionaux souhaitèrent établir des sites touristiques en bordure de la rivière Saint-François, qui représentait selon eux l’un des rares attraits naturels d’une région au paysage dénudé et aplani par près de deux siècles de colonisation (Ministère de l’Industrie et du Commerce, 1973). Le conseil municipal de Drummondville tenta notamment de convaincre le gouvernement provincial de mettre la main sur une bande riveraine qui avait été aménagée en pépinière par la SCPC en aval de la ville, pour y créer une réserve naturelle, en soulignant que « les anciennes plantations d’arbres (…) et la réserve d’animaux sauvages donn[ai]ent à ces berges une beauté naturelle propice aux activités récréo-touristiques »[11]. La chambre de commerce de Drummondville proposa d’ériger un barrage de rétention sur le site des rapides Spicer, précisant que ce « projet de reconstitution de la rivière permettrait de donner aux berges une vocation récréo-touristique certaine, grâce à l’augmentation de la masse d’eau dans le lit de la St-François, pour permettre l’apparition d’activités de voile et de canotage »[12]. Il s’agissait dans ce cas d’un projet que la chambre avait soumis une première fois au ministre des Richesses naturelles en 1965 pour améliorer la vue sur le paysage riverain depuis le parc des Voltigeurs, situé en aval de Drummondville.

D’aucuns signalèrent un obstacle majeur à l’implantation heureuse de ces projets : la qualité de l’eau des rivières. Détectées et dénoncées depuis quelques années déjà, la pollution domestique et industrielle, dans le cas de la Saint-François, et la pollution industrielle et la décomposition du bois flotté, dans le cas de la Saint-Maurice, menaçaient la pérennité des efforts de réhabilitation de l’environnement riverain en milieu urbain et périurbain. Sur la rivière Saint-François, à Drummondville, on avait toléré l’ouverture des plages de la Celanese et de la Ville de Drummondville en amont de la prise d’eau de l’aqueduc municipal. Plusieurs années après que des épidémies de typhoïde et de poliomyélite eurent frappé la population drummondvilloise[13], des avis des autorités de la santé publique ordonnèrent la fermeture de la plage municipale en 1956. La même année, la Celanese se rendit au verdict des autorités sanitaires et ferma la plage qu’elle mettait à la disposition de ses ouvriers[14]. Des piscines allaient dorénavant accueillir les baigneurs, et la ville opta pour en installer dans les quartiers ouvriers qui s’étaient élevés près des grandes usines. De plus, la ville fit l’acquisition du parc Woodyatt auprès de la SCPC en 1960 et y installa une piscine publique, et non une plage comme elle avait envisagé de le faire en 1939[15]. À Shawinigan, la fermeture de la baignade du parc Saint-Maurice fut suivie de la construction de piscines municipales. La municipalité installa d’abord une piscine extérieure dans le parc Saint-Marc, dont elle venait de doter la banlieue de Shawinigan-Est (Filteau, 1944, p. 229). Puis elle fit construire une autre piscine, cette fois dans le parc Wilson situé à l’autre extrémité du boulevard Saint-Maurice (Fortier et Trépanier, 1996, p. 94). Au cours des années 1950, le club aquatique de Shawinigan se trouva confronté aux mêmes difficultés que celles rencontrées une vingtaine d’années auparavant; la qualité de l’eau se détériorait, « ce qui rendait la natation dans les eaux de la rivière dangereuse pour ses membres » (Larochelle, 1976, p. 703). En 1961, le club se réorganisa pour fonder une société par actions dans le but de recueillir les sommes nécessaires à la construction de piscines.

L’enchâssement de Shawinigan et de Drummondville dans des bassins versants (figures 3 et 4), avec leurs chapelets d’industries et de villes, rendait difficile la prise en charge de la dépollution de la rivière par une seule municipalité. Quelques initiatives permirent à la population locale de pratiquer la baignade dans des piscines souvent construites sur les berges de la Saint-François et de la Saint-Maurice, mais tant que les problèmes écologiques et sanitaires demeuraient en suspens, on ne pouvait refonder l’économie de ces villes sur l’industrie récréo-touristique. Un long processus de prise en charge des problèmes de pollution aquatique s’enclencha alors, mobilisant les populations riveraines, les instances gouvernementales de différents paliers, ainsi que des scientifiques des secteurs de la santé publique et de la conservation de la faune[16]. La décontamination de la Saint-François et celle de la Saint-Maurice suivirent des rythmes distincts, compte tenu de différences relatives aux débits fluviaux et à d’autres caractéristiques hydrologiques, ainsi qu’à la densité des populations riveraines. En plus des enjeux liés à l’approvisionnement en eau potable, la perception par les populations de l’étendue et de l’intensité des dommages écologiques – et de la menace sanitaire qu’ils constituaient – fut influencée par l’histoire des loisirs et des activités nautiques et celle du passé industriel. Au final, les initiatives de changement s’appuyèrent sur la spécificité des relations entretenues depuis plusieurs décennies par les populations de Drummondville et de Shawinigan avec leur rivière. Ces relations eurent également des incidences sur les projets de réhabilitation de ces rivières urbaines.

Refondre l’environnement fluvial de la Saint-François

Dès le début des années 1950, le Club de chasse et pêche de l’Estrie et l’Association des clubs de chasse et pêche des Cantons de l’Est, basés tous deux à Drummondville, tentèrent de procéder à la revitalisation écologique de la rivière Saint-François et de ses berges (Anonyme, 1955). À son congrès annuel, l’Association de la province du Québec pour la protection du poisson et du gibier (Dunbar, 1951, p. 10) exigea que « le gouvernement [provincial] évalue la possibilité de restaurer la rivière Saint-François, et les autres rivières en général ». De concert avec l’Office de biologie du ministère du Tourisme, de la Chasse et de la Pêche, ces clubs organisèrent des parties de pêche sur la Saint-François et exploitèrent des alevinières pour l’empoissonnement de la rivière (Huard, 1951; Taylor, 1951). L’Association du saumon de l’Atlantique, qui cherchait à réintroduire ce poisson dans une rivière où il avait abondé pendant des siècles (Nobbs, 1949), installa des passes pour aider le saumon à franchir les barrages qui bloquaient l’accès aux zones de frai. En appui à ces initiatives, les scientifiques de l’Office de biologie du ministère du Tourisme, de la Chasse et de la Pêche dressèrent l’inventaire des ressources ichtyologiques de la rivière Saint-François, menèrent des études sur la qualité de la rivière et prescrivirent des règlementations plus strictes contre les effluents industriels et municipaux (Mongeau et Legendre, 1976). Quant aux entreprises locales, aux chambres de commerce régionales et aux autorités municipales, qui demandaient au gouvernement provincial la création d’infrastructures récréo-touristiques, elles conduisirent des campagnes de promotion auprès des résidents locaux pour accueillir des visiteurs en provenance de grands centres canadiens et américains. Grâce à ses attraits, la rivière Saint-François devait recevoir les vacanciers de l’Est de l’Amérique du Nord et devenir une destination de choix, pour autant que particuliers et associations participassent à l’embellissement du paysage.

La transformation de la rivière Saint-François en un site récréatif se révéla toutefois une entreprise difficile, et les échecs répétés de l’empoissonnement et l’éclosion d’épidémies de poliomyélite amenèrent les organisations locales et les autorités municipales à vouloir connaître et faire connaître l’état de la rivière. Financé par des associations locales et la Fédération des clubs de chasse et pêche du Québec, un chimiste de l’Université de Montréal, Claude Allard, conclut son enquête sur la qualité de l’eau de la rivière en constatant que « la Saint-François est le cours d’eau le plus pollué que l’on ait examiné jusqu’à maintenant dans la province de Québec », et que « l’attrait touristique est dorénavant nul entre le lac Weedon et quelques kilomètres avant Drummondville » (Allard, 1955, p. 18). L’année suivant la présentation de ces conclusions, la Ville de Drummondville pressa le ministère de la Santé d’étudier la pollution bactériologique de la Saint-François causée par les villes situées en amont, le professeur Allard ayant arrêté son terrain d’enquête à quelques kilomètres en amont de la ville[17]. De plus, elle intenta des procédures judiciaires contre les « pulperies » polluant la rivière, dont celle de la Domtar située à Windsor, près de 60 km en amont[18]. Des citoyens de Drummondville mirent en place le Comité régional anti-pollution des Cantons de l’Est pour « définir les moyens à adopter pour enrayer la pollution »[19]. Ils dénoncèrent en particulier les municipalités et les industries qui continuaient de rejeter leurs déchets dans la rivière alors que Drummondville, située en aval de celles-ci, devait construire des installations onéreuses pour épurer ses eaux usées. Ils attribuèrent cette indifférence des populations de l’amont aux sources d’eau et aux « beaux lacs » dont elles bénéficiaient, à proximité de leurs lieux d’habitation, pour la baignade et la pêche[20].

À partir de 1962, avec l’appui d’autres municipalités, la ville de Drummondville exerça des pressions sur la Ville de Sherbrooke pour que celle-ci se munît d’une usine d’épuration. Trente-quatre des émissaires traversant son territoire se déversaient directement dans la Saint-François, et onze autres indirectement, par la rivière Magog (Castonguay, 2008). La chambre de commerce de Drummondville présida notamment la formation du Comité pour l’assainissement de la rivière Saint-François, auquel adhérèrent quatorze municipalités riveraines et diverses organisations, dont la chambre de commerce de Sherbrooke, dans le but « de rendre à la population ses rivières, aussi bien pour l’usage au point de vue de l’économie régionale que pour les loisirs »[21]. Invoquant les coûts élevés liés à l’assainissement des eaux résiduelles – même si depuis 1961, un organisme du gouvernement provincial, la Régie d’épuration des eaux, fournissait une aide financière et une expertise scientifique pour améliorer les infrastructures de traitement des rejets domestiques – , le conseil municipal de Sherbrooke opposa initialement une fin de non-recevoir aux demandes du Comité pour l’assainissement de la rivière Saint-François[22]. De même, il demeura sourd aux conclusions du livre blanc de la mission de planification régionale (Ministère de l’Industrie et du Commerce, 1973) quant à l’impact négatif de la pollution des cours d’eau sur l’avenir de l’industrie touristique dans les Cantons de l’Est[23]. D’une part, l’alimentation en eau potable de la ville de Sherbrooke ne dépendait pas de la rivière Saint-François mais de la rivière Magog, puis du Petit Lac Magog où la ville avait déplacé sa source d’adduction d’eau en 1963. D’autre part, les citoyens et la Ville de Sherbrooke choisirent la rivière Magog comme lieu privilégié de récréation et de loisir. Notamment, des citoyens, des professeurs et des étudiants de l’Université de Sherbrooke se regroupèrent pour s’attaquer à « l’aménagement d’une rivière populaire le long de la rivière Magog ». La Ville finança un organisme para-municipal, le Comité d’hygiène et d’aménagement de la rivière Magog (1980), pour faire des rives un lieu de récréation et voir à la construction d’un égout intercepteur en 1978. Après plus de vingt ans de controverses opposant des acteurs régionaux à la Ville de Sherbrooke, et ayant obtenu des paliers supérieurs de gouvernement le financement nécessaire, celle-ci procéda à la construction d’une usine de traitement des eaux usées déversées dans la Saint-François (Robert, 2001)[24].

La dépollution de la rivière Saint-François amena la population de Drummondville à réactualiser les projets de réhabilitation écologique menés au cours des années 1950. La région étant pauvre en attraits naturels, Drummondville choisit de promouvoir ceux de la rivière qui traversait la ville. Tout d’abord, une intense activité de rempoissonnement suivit la décontamination de la rivière dans les années 1980 (Allard, 1987; Laprise, Gosselin et Provencher, 1987). Diverses initiatives financées par la ville visèrent ensuite à protéger les frayères à doré jaune et à grand brochet, ainsi que les zones humides et les aires de repos de la sauvagine (Environnement Conseil BGA, 1991). Par la suite, la ville se dota d’une marina pour la voile en aval de la chute Hemmings, tout juste en amont de la ville, où elle aménagea également une plage publique et un réseau de parcs riverains[25]. Elle installa une piste cyclable le long de la rivière, et aménagea au bord de la route une série de belvédères permettant de jouir du paysage aquatique (Lemaire, 2011). Un ensemble de sites et d’activités historiques et culturelles – le festival international du folklore ainsi que le Village d’antan des traditions des arts populaires, par exemple – compléta la stratégie de revitalisation économique de la région autour d’une offre touristique et culturelle, mais c’est la promotion de l’histoire naturelle et du paysage aquatique qui fut au coeur de la réinsertion de la Saint-François dans l’espace urbain drummondvillois.

Si les acteurs locaux reconnurent le besoin de rapprocher ville et rivière en réalisant le potentiel écologique et récréatif de celle-ci, l’assainissement de la Saint-François ne fut toutefois pas synonyme d’une réappropriation populaire de l’environnement fluvial. En effet, les scientifiques du gouvernement provincial lui découvrirent de nouvelles potentialités qu’ils cherchèrent à intégrer dans le programme de décontamination de la rivière, et qui n’étaient pas sans compromettre les usages récréatifs que les populations riveraines cherchaient à établir. La résilience biologique – soit la capacité de l’écosystème aquatique à surmonter des perturbations – devint la préoccupation principale des biologistes de la faune du ministère de l’Environnement au moment même où se réalisait la restauration de la Saint-François, après plusieurs décennies de débats sur la pollution aquatique essentiellement centrés sur la problématique sanitaire[26]. Ainsi, les biologistes de la faune redéfinirent les valeurs et les fonctions de l’écologie de la rivière en se préoccupant spécifiquement de la sauvegarde de la biodiversité animale et végétale dans les cours d’eau. Ils choisirent de fonder l’évaluation de la qualité de l’eau sur des critères comme l’intégrité biotique (Saint-Onge et Richard, 1991), et cessèrent de se pencher uniquement sur la demande biochimique en oxygène et la présence de bactéries coliformes et de solides en suspension. À ces derniers s’en ajoutèrent d’autres, comme la concentration de certaines substances toxiques chez des espèces témoins, afin de déterminer la capacité de la rivière à maintenir les écosystèmes (Primeau, 1992; Richard, 1996).

Partager l’espace fluvial de la Saint-Maurice

Tandis que, dans le cas de la Saint-François, les enjeux écologiques et sanitaires – concernant notamment l’approvisionnement en eau potable pour les usages domestiques et industriels – s’imposèrent dans l’arène publique et entraînèrent la mobilisation des associations et des autorités politiques et économiques du bassin versant, les débats concernant la rivière Saint-Maurice visèrent principalement le partage entre ses usages industriels et ses usages récréatifs. Bien que les effluents des entreprises et des municipalités pussent porter atteinte à la qualité de l’eau, il se trouva peu de résidents pour porter plainte, du moins jusqu’aux années 1960, lorsque le problème de la pollution de l’eau fit rage à l’échelle de la province. Plutôt que d’avoir « à filtrer et traiter l’eau de la rivière », les villes de la vallée de la Saint-Maurice – y compris Shawinigan – optèrent pour une alimentation à partir de lacs[27]. Si des enjeux concernant l’approvisionnement en eau animèrent les débats du conseil municipal de Shawinigan et l’opposèrent à diverses occasions à la municipalité de Grand-Mère sise en amont, ce ne fut pas tant pour dénoncer le rejet des effluents de cette dernière dans la Saint-Maurice, que pour aller puiser son eau dans un lac situé sur le territoire de sa voisine (Filteau, 1944, p. 214-215).

À l’occasion, des dénonciations s’élevèrent quant à la qualité de l’eau. Des organisations comme l’Association de la chasse aux canards et outardes du Coeur du Québec démontrèrent à partir de résultats d’analyses l’état pollué de la rivière et les dangers de s’y baigner, à cause « des déchets jetés dans l’eau et de l’huile de toutes les embarcations à moteur »[28]. De même, à Baie-de-Shawinigan, des résidents dénoncèrent les odeurs émanant de la rivière Shawinigan, un tributaire de la Saint-Maurice traversant la ville de Shawinigan, et que bordaient l’usine de la division Belgo de la papetière Consolidated-Bathurst et les usines électrochimiques de la Canadian Industries Limited et de la DuPont[29]. Shawinigan-Sud ferma la plage municipale de Notre-Dame de la Présentation au cours des années 1950 et déconseilla la baignade dans la Saint-Maurice. Ponctuelles, ces contestations, provenant de deux municipalités qui s’approvisionnaient à l’aqueduc de la Ville de Shawinigan, ne se traduisirent pas par une mobilisation continue dans le temps ou dans l’espace, le long de la rivière.

Il en fut autrement des conflits entre les plaisanciers et la Compagnie de flottage du Saint-Maurice qui, selon ces derniers, empêchait la pratique de la navigation récréative sur la rivière. Si, durant les deux semaines où la Classique internationale de canots[30] se déroulait, la Compagnie de flottage interrompait ses activités le long du parcours entre La Tuque et Trois-Rivières pour permettre la tenue de la compétition, la Saint-Maurice demeurait encombrée de billots de bois le reste de l’année. Un plan d’eau de quelque cent kilomètres entre La Tuque et Shawinigan constituait une attraction pour les propriétaires de yachts de la Mauricie, qui exigèrent de la compagnie l’aménagement d’un parcours balisé. À quelques reprises (1950, 1953, 1956 et 1959), le Club nautique de Grand-Mère réclama un chenal libre de flottage pendant toute la saison du nautisme. Avec l’appui de la Commission touristique de la Mauricie, organisatrice de la Classique depuis 1957, le club revint à la charge en 1964 pour critiquer la présence des billots de bois encombrant la Saint-Maurice[31]. Face à la popularité croissante du motonautisme, la Compagnie de flottage interrompit ses activités durant certains week-ends d’été, mais sans plus.

Comparativement à la Saint-François, la faible densité urbaine autour de la Saint-Maurice limitait le volume des effluents municipaux déchargés dans la rivière, et les débats sur la qualité de l’eau potable s’en trouvèrent atténués, d’autant plus que les villes riveraines avaient la possibilité de s’approvisionner à partir de plans d’eau situés à proximité. Pour plusieurs – industriels et politiques – le débit de la Saint-Maurice suffisait à diluer la charge polluante des émissaires[32]. L’état de pollution de cette rivière n’avait pourtant rien à envier à celui de la Saint-François. En effet, la qualité de l’eau de ces deux rivières se ressentait de la présence de l’industrie papetière, tant à cause des effluents que de la décomposition du bois des billots flottés. Bien dotée en usines à pâtes et papiers – la CIP de La Tuque, la Laurentide de Grand-Mère et la Belgo de Shawinigan[33] – , la Saint-Maurice était aussi le réceptacle des alumineries et des usines électrochimiques situées à Shawinigan. Leurs rejets comprenaient des composés phénoliques, de la chaux et divers métaux lourds dont le mercure, issu des procédés industriels et de la décomposition du bois, et reconnu pour contaminer la chair des poissons (Bernier, 1975, p. 31).

En dépit de l’intense activité industrielle qui la ceinturait et de la charge polluante concomitante, la qualité de l’eau de la Saint-Maurice ne fit l’objet d’une étude systématique que durant les années 1970, lorsque les services provinciaux de protection de l’environnement lancèrent la phase II (1973-1977) du programme d’inventaire des principales rivières du Québec (Bernier, 1975). Elle demeura en quelque sorte à l’abri des travaux menés dans la foulée de l’étude du docteur Allard sur la Saint-François qui, en 1955, avait sonné l’alarme à l’échelle provinciale et conduit à l’étude de quatre plans d’eau majeurs du Québec[34]. Menée dans le but de « qualifier et quantifier toutes les sources de pollution et analyser leurs effets sur la qualité des eaux des rivières du bassin » (Bernier, 1975, p. ii), l’inventaire devait identifier les sources de pollution domestique et industrielle à Trois-Rivières, Shawinigan, Grand-Mère et La Tuque, au moyen de stations placées en amont et en aval de ces points et répondant à l’objectif de « (…) connaître le pouvoir auto-épurateur de la rivière » (ibid., p. 27). Les biologistes affectés à l’inventaire tâchèrent également de déterminer comment « la qualité des eaux conditionne la présence des activités récréatives, leur développement, etc. » (ibid., p. 32).

Les études écologiques sur l’état de la Saint-Maurice se généralisèrent à partir des années 1980 – une vingtaine d’années après la rive sud – et révélèrent l’appauvrissement des populations de poissons du point de vue de la diversité et de la qualité (Laflamme, 1995). Malgré les déclarations d’un représentant du ministère de l’Environnement selon lesquelles « la Saint-Maurice se régénérera par elle-même avec l’eau pure qui vient du nord », le débit de la rivière ne parvenait plus à éliminer les composés rejetés par les usines de pâtes et papiers et à restaurer l’oxygène absorbé par la matière organique des billots en décomposition[35]. Après une décennie de débats concernant cette industrie polluante tenus à l’échelle de la province, l’introduction dans les années 1980 de « technologies propres » ne put suffire à empêcher la contamination de la rivière, d’autant plus que des accidents se produisirent à l’occasion, comme un déversement de biphényle polychloré (BPC) à l’usine de la Belgo à Shawinigan en 1989[36]. En outre, au cours de cette décennie, la Compagnie de flottage du Saint-Maurice fit transiter annuellement plus d’un million de mètres cubes de billots sur la rivière; ses activités ne cessèrent qu’en 1995, bien après l’adoption par le gouvernement provincial en 1984 d’un décret interdisant le flottage du bois. Par la suite, la Compagnie de flottage procéda au nettoyage du lit de la rivière et à la récupération de billots submergés dont la décomposition contaminait l’eau en libérant des acides phénoliques et des matières en suspension; le nettoyage de la rivière entre Grand-Mère et Rivière-aux-Rats et dans la région de La Tuque fut achevé deux ans plus tard[37].

La rivière Saint-Maurice fut la dernière au Québec à se libérer de l’emprise du flottage du bois, plus de quarante ans après que la controverse entourant la qualité de l’eau de la rivière Saint-François eut éclaté et mené à l’adoption des premières mesures de dépollution et d’assainissement des eaux au Québec. Qu’est-ce qui maintint la rivière Saint-Maurice si longtemps à l’abri de l’attention du public? Nous avons évoqué les enjeux sanitaires et l’hypothèse que leur portée fut moindre que sur la rive sud en raison d’une plus faible densité urbaine et de la possibilité de pomper l’eau potable ailleurs que dans le principal tributaire. Nous pouvons également avancer l’hypothèse qu’après le démantèlement de l’industrie électrochimique, la situation précaire de l’industrie papetière – en raison de la concurrence internationale et d’autres facteurs structurels – rendit la population moins réceptive à la critique de sa contribution à la destruction de l’écosystème aquatique. C’est seulement une fois que le déclin de l’industrie des pâtes et papiers apparut irrévocable que les protestations contre les impacts environnementaux devinrent audibles, car la population appréhenda alors différemment le rôle et la place de la rivière dans son économie et sa culture. Non seulement le bien-être de la population riveraine devenait moins dépendant de la viabilité d’une industrie en déclin, mais il apparut que sa survie économique reposait dorénavant sur la cessation des activités polluantes et le nettoyage de la rivière en vue d’une mise en valeur récréo-touristique de cet environnement. Dès lors, les études écologiques se multiplièrent et des regroupements comme la Corporation de gestion du développement du bassin de la rivière Saint-Maurice, créée en 1991, menèrent des batailles juridiques et politiques pour obtenir la fin du flottage du bois et l’assainissement de la rivière (Corporation de gestion du développement du bassin de la rivière Saint-Maurice, 1999).

En articulant ses projets de revitalisation de la rivière autour de la reconstitution d’un passé industriel, la Ville de Shawinigan manifesta son attachement aux usages industriels de la Saint-Maurice (Gauthier, 1997; Sylvestre, 2002). On construisit sur l’île Melville, à côté des chutes, un Centre d’interprétation de l’industrie de Shawinigan, rebaptisé Cité de l’énergie en 1996 pour faire directement référence au rôle charnière de l’hydroélectricité dans l’histoire urbaine et industrielle de Shawinigan[38]. Un pylône électrique fut réassemblé à proximité des installations du Centre d’interprétation de l’industrie et du parc des chutes pour accueillir les visiteurs de la Cité de l’énergie (Hachey, 1997). Cela ne signifie pas que les composantes paysagères des lieux étaient sans valeur aux yeux de la population shawiniganaise : un belvédère aménagé devant les vannes du barrage permettait d’admirer les chutes à la fonte des neiges, et la tour de la Cité de l’énergie offrait aux visiteurs une vue panoramique de la vallée de la Saint-Maurice. Toutefois, les priorités étaient clairement établies en faveur du thème du patrimoine industriel. En outre, et ce, contrairement à Drummondville, Shawinigan ne développa aucune infrastructure sur la Saint-Maurice pour y stimuler le plaisir de l’eau. D’ailleurs, il lui était difficile de se démarquer dans un environnement disposant déjà de nombreuses infrastructures pour l’accueil des campeurs et autres plaisanciers fréquentant la vallée de la Saint-Maurice, comme le Parc national de la Mauricie situé à quelques kilomètres de la ville.

S’efforçant à la fois de développer l’industrie touristique et de revitaliser leur noyau urbain original dépérissant, les villes de Shawinigan et de Drummondville permirent à la rivière d’occuper une nouvelle position dans la croissance urbaine et économique ainsi que dans la géographie et l’histoire de chaque ville. Des projets se mirent en place, qui se distinguaient par le patrimoine et le paysage que les populations et les autorités locales de chaque ville cherchaient à mettre en valeur. L’aménagement des berges et de l’environnement fluvial différèrent en conséquence. Les projets récréatifs intégrèrent des éléments tirés de l’histoire industrielle et écologique des lieux, quoique chaque ville valorisât certains d’entre eux au détriment d’autres. Insistons ici sur le fait que ces différents éléments furent conjugués simultanément, la culture industrielle de Shawinigan étant célébrée sur l’emplacement de la canalisation de l’eau de la Saint-Maurice vers les turbines des centrales ancestrales de la Shawinigan Water and Power Company, alors qu’au même moment la nature drummondvilloise était aménagée pour entretenir une culture sportive ancrée sur les rives de la Saint-François et divertir la population urbaine.

Nature et culture s’entremêlent dans ces projets de « reconquête des fronts d’eau », à Drummondville comme à Shawinigan. Inscrite dans le temps long, cette intégration se décline à travers des rapports sociaux à l’environnement combinant des préoccupations industrielles et des préoccupations récréatives, et qui, plutôt que de se succéder dans le temps, se manifestent simultanément, mais de façon plus ou moins marquée au gré des circonstances et des stratégies des acteurs. Ainsi, les mobilisations de citoyens et de scientifiques qui ont mené à une dénonciation de l’occupation et de l’utilisation univoques de l’espace fluvial n’ont pas toujours rendu compte de l’ensemble des usages, populaires ou privatifs, récréatifs ou industriels, qu’on en faisait, même si ces usages devenaient également encadrés et régulés. De même, et contrairement à la reconquête des fronts d’eau dans certaines villes portuaires, la revitalisation de l’écologie et de l’économie des rivières et des berges à Drummondville et à Shawinigan s’accommoda du maintien de la fonction industrielle, les activités récréatives s’orchestrant autour de la présence d’un réservoir aménagé en vue de la production hydroélectrique.

Si nous avons réglé ici la focale sur les mobilisations citoyennes et les institutions municipales, force est de constater que ces controverses locales ne sont pleinement intelligibles qu’à la lumière de mouvements de fond observables à l’échelle nationale. Les phénomènes de désindustrialisation et de délocalisation ne sont pas l’apanage d’une localité, cela même si les rythmes de déclin économique varient d’une ville à l’autre en fonction des secteurs industriels touchés. Il faut toutefois attirer l’attention sur l’action des autorités politiques et scientifiques des paliers supérieurs de gouvernement, qui peuvent avoir une influence sur l’intensité des débats locaux en fonction du degré de généralité des problématiques touchant à la pollution et à l’assainissement des eaux. Cette mise à l’échelle accompagne souvent l’inscription de la rivière dans une logique territoriale qui dépasse les limites de la ville considérée.