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Ruth Margarete Roelling, chroniqueuse très populaire de la vie lesbienne à Berlin au début du xxe siècle, est surtout connue pour sa publication sur les clubs de lesbiennes de Berlin intitulée Berlins Lesbische Frauen (Roelling 1928). Ce guide « touristique » du début du xxe siècle décrit quatorze clubs et salles de danse berlinois destinés aux lesbiennes. Après avoir révélé l’adresse géographique de chacun de ces bars ou salons privés, l’auteure décrit avec force détails la décoration, l’atmosphère et la faune bigarrée qui fréquente ces lieux et leurs hôtesses. « Et la pimpante Gertie en smoking chic se fait un plaisir d’inviter les dames de “ l’autre bord ” à danser; celles-ci ne rechignent apparemment pas à entrer du bout des orteils dans le royaume inconnu de Lesbos… » (p. 33). L’auteure parle aussi de la joie et du plaisir qu’avaient les femmes de se retrouver enfin entre elles après leurs journées de travail ou de vie familiale où elles donnaient le change sans jamais révéler leur penchant pour leur propre sexe. La partie descriptive du guide est précédée d’une introduction dans laquelle l’auteure dénonce les diverses formes de discrimination contre « les prêtresses de Sappho » (p. 27), ce qui fait dire à l’éditeur de la quatrième édition francophone de ce guide que l’introduction de Roelling « doit être considérée comme une contribution à la littérature du mouvement allemand d’émancipation homosexuelle » (p. 5). Pourtant, dans l’Histoire de l’homosexualité, parue en 2006 sous la direction de Robert Aldrich, cette publication si importante dans l’histoire récente des lesbiennes ne fait l’objet que d’une note au bas d’une illustration d’un tableau de Jeanne Mammen. Pire encore, dans le Dictionnaire des cultures gays et lesbiennes, publié en 2003 sous la direction de Didier Eribon, le nom de l’auteure n’apparaît pas dans l’index, alors que le nom du docteur Magnus Hirschfeld qui a préfacé la plaquette jouit de pas moins de 26 entrées (Eribon 2003 : 541) dont la principale qui renvoie à une photo pleine page de ce dictionnaire (ibid. : 245).

Bien sûr, si nous lisons cette introduction avec la lunette du xxie siècle qui a consacré les droits des lesbiennes et des homosexuels, les stéréotypes sont légion. Uraniennes, tribades, inverties, femmes homosexuelles (Eribon 2003 : 13), autant de mots pour nommer en ces temps de grande libération sexuelle[1] ces femmes qui aiment les femmes, les lesbiennes.

Toujours dans l’introduction et pour illustrer ces stéréotypes, l’auteure prend pour un fait inéluctable qu’un couple lesbien est nécessairement formé d’une femme « plutôt garçonne » et d’une femme « féminine ». La description de leur habillement respectif est en soi un morceau de choix de l’anthologie lesbienne. Ainsi, les femmes masculines,

[ces] êtres élancés et souvent très élégants s’habillent la plupart du temps d’un tailleur en toile noire comprenant une jupe droite unie et une veste de coupe masculine; le tout sur un chemisier en soie à col et manchettes et orné d’un noeud papillon. Récemment le monocle est devenu un accessoire indispensable, une extravagance qui s’est imposée même au sein de la bourgeoisie distinguée. À cela vient s’ajouter de préférence une coiffure à la coupe garçonne.

p. 20

Quant à la lesbienne féminine « qui jouit d’un peu plus de liberté en ce domaine, [elle] peut s’habiller le plus simplement possible, ce qui entraîne précisément parfois des frais très élevés » (p. 20).

Les stéréotypes sexistes abondent également dans l’introduction puisque les lesbiennes sont d’abord et avant tout des femmes. À titre d’exemple, lorsque l’auteure veut expliquer le phénomène des amours lesbiennes éphémères dans le Berlin de l’entre-deux-guerres, elle le justifie par le fait qu’une femme est par définition un être faible incapable d’affronter son entourage en vivant des amours marginales. Ainsi, ces « amitiés profondes et durables […] sont toutefois des phénomènes d’exception, car la plupart du temps la force intérieure, qui lui permettrait d’aller à contre-courant, fait défaut à la femme. Il est difficile d’être forte même pour une femme virile; car même cette dernière reste une femme en dépit de tout » (p. 21). Il en est passé de l’eau sous les ponts de Berlin depuis cette époque, heureusement!

Enfin, l’auteure représente le couple lesbien de la même façon que vivaient les couples hétérosexuels de l’époque : « Dans une relation purement lesbienne, la plupart du temps la partenaire virile s’occupe de ramener le pain à la maison tandis qu’il incombe à la partenaire féminine de s’occuper du ménage, comme dans tout mariage normal; étant, bien entendu, que ces personnes possèdent le privilège de pouvoir partager un logement » (p. 21).

Cependant, comment ne pas reconnaître le mérite de cette auteure qui a eu le courage de traiter ouvertement de lesbianisme, de femmes qui vivent entre elles et qui sortent entre elles dans des lieux qui leur sont strictement réservés? Avec l’arrivée au pouvoir des nazis et la Seconde Guerre mondiale, ce mouvement de libération prendra fin abruptement et les lesbiennes retourneront dans l’ombre pour plusieurs décennies (Bonnet 1995 : 319). L’auteure elle-même a dû se réfugier en Silésie[2] avec sa compagne Käthe. Elle mourra à Berlin en 1969 à l’âge de 91 ans.

Je ne saurais terminer ce compte rendu sans écrire quelques mots sur l’éditeur, le groupe GayKitschCamp. Cette association de personnes militantes, créée en 1987 à Aix-en-Provence, a commencé ses activités à Lille en 1989 en publiant un premier opuscule[3]. Le numéro sur les lesbiennes de Berlin constitue sa 82e publication. L’objectif principal de cette maison d’édition est de rééditer des ouvrages disparus dont l’intérêt historique et documentaire se révèle toujours d’actualité. Je peux en témoigner largement. Lorsque j’ai commencé à travailler sur l’accès au mariage pour les couples de même sexe au début des années 2000, c’est notamment grâce aux diverses publications de cette maison d’édition que j’ai pu documenter ma recherche en français[4]. J’y ai référé aussi quelques années plus tard à l’occasion de l’élaboration d’un lexique annexé à mon rapport de recherche sur la santé des lesbiennes, gais, personnes bisexuelles et transgenres (LGBT) dans la région de Québec (Robinson 2009b).

Cette association a également participé au mouvement homosexuel français pendant de nombreuses années non seulement en éditant des textes historiques sur les questions de genre, mais également en portant le flambeau des festivals de cinéma LGBT, et en créant en juin 2000 un centre d’archives de documentation médiatique sur le passé et le patrimoine des populations homosexuelles, bisexuelles et transgenres.