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Cet ouvrage de Nicole Rousseau et Johanne Daigle présente les résultats d’une recherche financée par le Conseil de recherches en sciences humaines du Canada (CRSH) de 1992 à 1997 qui a été réalisée en partenariat avec l’Ordre des infirmières et infirmiers du Québec et le dispensaire de La Corne, en Abitibi. La recherche s’appuie sur une série d’entrevues effectuées auprès de 48 infirmières de colonie et de 15 femmes ayant bénéficié de leurs services, ainsi que sur un travail d’archives minutieux. Ce dispositif permet de documenter en profondeur le travail des infirmières de colonie au sein du Service médical aux colons (SMC), fonction instaurée dans le contexte du projet de colonisation du gouvernement du Québec qui a été maintenue jusqu’en 1972. Au cours des années 30, les familles frappées par la crise économique ont été envoyées sur des terres à défricher éloignées des centres urbains, là où tout était à faire. Pour bénéficier d’un programme de colonisation, un aspirant-colon et sa famille devaient en principe être relativement jeunes et en santé, puisque les conditions de vie étaient éprouvantes. Cependant, les plans de colonisation n’ont pas toujours produit les effets recherchés et l’attribution du statut de colon à des hommes plus désireux de toucher les primes que de faire fructifier leur terre ou qui n’avaient pas la santé pour relever le défi a eu des conséquences, notamment sur le plan sociosanitaire (p. 162). Les infirmières de colonie ont eu le mandat de prendre soin de ces familles, soit d’accompagner les femmes dans leurs nombreuses grossesses, de faire les accouchements et de répondre à un ensemble de besoins de santé.

L’idée de confier à des infirmières la responsabilité des soins de santé de populations éloignées des villes se situait dans la continuité d’un engagement croissant de l’État dans la prestation de services aux personnes indigentes (p. 7). Selon les auteures, le SMC a été exceptionnel pour la liberté que ses infirmières ont eue d’effectuer régulièrement des interventions considérées comme faisant partie du champ d’exercice exclusif des médecins, et cela, avec le consentement tacite des autorités tant gouvernementales que médicales (p. 2). Le recours aux infirmières de colonie a constitué la solution la plus raisonnable à l’absence de médecins dans les régions éloignées des centres urbains, solution d’abord retenue pour des raisons budgétaires dans un contexte de crise économique, puis maintenue bien au-delà de cette période parce que, même après l’implantation de l’assurance maladie, les médecins ont continué de bouder les régions (p. 16-17). Rousseau et Daigle ne manquent pas de relever le double discours que les autorités médicales ont constamment tenu au sujet de la définition de tâches des infirmières de colonie : « cet art de dire “ non ” tout en ouvrant la porte à une forme de “ oui ” et de prévoir des exceptions, souvent nombreuses, à la règle » (p. 129-130). L’étude proposée, divisée en six chapitres, permet d’amorcer une réflexion sur la nature de la pratique des infirmières de colonie. Celles-ci prodiguaient à la fois des soins et des traitements médicaux sans chercher à distinguer ces deux concepts, en partie parce que les circonstances les y forçaient, mais aussi parce que, comme elles appartenaient à une profession au statut ambigu, elles acceptaient de faire une multitude de tâches pour bien répondre aux besoins très larges des communautés auxquelles elles étaient rattachées (p. 3).

Dans le chapitre 2, consacré au rôle de sage-femme qu’ont joué les infirmières de colonie, on apprend que l’assistance aux femmes en couches constitue la première justification invoquée pour la création de tels postes (p. 87). De fait, les infirmières s’acquittaient si bien de leur tâche que les femmes préféraient accoucher avec elles à la maison plutôt qu’avec un ou une médecin à l’hôpital. Cependant, l’accessibilité croissante des hôpitaux, combinée à un manque accru de préparation, va conduire les infirmières à accepter de moins en moins les risques liés aux accouchements à domicile (p. 83). Ce chapitre est aussi l’occasion pour les auteures d’aborder le rôle que les infirmières ont joué dans le phénomène de la médicalisation de l’accouchement, alors qu’elles décrivent la manière dont les infirmières ainsi que les populations éloignées des centres urbains et habituées à considérer l’accouchement comme un événement normal de la vie en sont venues à le voir comme un phénomène à haut risque nécessitant l’hospitalisation. Parmi les facteurs qui ont contribué à ce changement de mentalité, on relève la formation des infirmières et leur préparation à faire des accouchements, l’introduction d’instruments et de médicaments par l’entremise de la trousse de l’infirmière, l’installation graduelle de la peur conduisant l’infirmière à éviter de plus en plus les situations potentiellement difficiles, et un alourdissement de la charge de travail laissant de moins en moins de temps à l’infirmière pour jouer son rôle de sage-femme de manière appropriée (p. 121).

Les auteures consacrent les chapitres 3 et 4 à examiner l’ensemble des interventions que les infirmières de colonie ont été amenées à exécuter pour faire face aux demandes des populations et des médecins. Dans le chapitre 3, Rousseau et Daigle décrivent l’ensemble des tâches accomplies par les infirmières, mais aussi leur relation complexe avec les savoirs traditionnels de soins en colonie, par exemple en ce qui a trait aux recettes de remèdes maison et aux pratiques de soins (p. 179). Le chapitre 4, intitulé « Aucun médecin ne fera tout à tous comme elle le fait », décrit les interventions effectuées par les infirmières de colonie, autant celles qui figurent dans les rapports officiels que celles qui n’y apparaissent pas. Les auteures relèvent ici les dimensions considérées comme proprement médicales de leur travail, que le Collège des médecins leur autorisait à exercer « temporairement » et bien à contrecoeur (p. 227). Elles montrent que les infirmières de colonie ont pu et dû faire preuve de jugement clinique et parfois poser certains diagnostics médicaux pour exercer leur rôle, presque sans supervision médicale. Enfin, les auteures décrivent les nombreux services rendus et les interventions accomplies par l’infirmière de colonie que les rapports officiels ne permettaient pas de documenter (p. 228) : aubergiste improvisée, ambulancière, gestionnaire de transport de malades, gestionnaire de crise. À cette polyvalence, il faut ajouter une disponibilité et une accessibilité constantes garantes de la continuité des soins. En se mettant à la portée de ces gens et par sa capacité d’écoute et d’observation, l’infirmière de colonie a assuré une présence réconfortante bien avant l’apparition de psychologues dans le réseau des services de santé. Croyante, l’infirmière de colonie a souvent pratiqué la charité chrétienne et mobilisé diverses ressources pour venir au secours des personnes démunies, à défaut de la présence de travailleurs sociaux ou de travailleuses sociales (p. 254). Elle était aussi la première appelée à la suite d’un crime violent sur les territoires qui ne possédaient pas de service de police (p. 263) et son travail l’amenait à détecter des cas d’inceste (p. 264).

Les actes de charité des infirmières de colonie sont ici soulignés comme une caractéristique de leurs services (p. 279) :

S’il est vrai que la charité faisait partie des valeurs sociales de l’époque et que beaucoup de gens ont contribué à soulager la misère des colons, l’infirmière était appelée tout autant sinon plus que le curé à faire preuve de charité pour plusieurs raisons. Non seulement elle vivait dans la colonie, mais son travail l’obligeait aussi à aller dans les domiciles des colons et à être témoin de leur misère; elle pouvait constater à quel point les privations étaient liées aux maladies et nécessitaient des interventions autres que médicales. La charité de l’infirmière a pris diverses formes : aider, mobiliser tout un chacun, s’impliquer personnellement, donner temps, énergie, argent et autres biens.

Au chapitre 5, les auteures tentent de situer la pratique des infirmières de colonie par rapport à la tradition soignante et à celle de la médecine. L’analyse porte sur les pratiques et les connaissances sur lesquelles les infirmières du SMC s’appuyaient pour intervenir. Ont-elles contribué à la médicalisation de la population? Comment, dans la vaste gamme des services rendus par les infirmières de colonie, départager ceux qui relevaient de la médecine des autres interventions non médicales? Les auteures proposent de faire l’exercice de classification des actes accomplis par les infirmières de colonie à partir de quelques pistes de réflexion et balises pour distinguer l’approche médicale de l’approche soignante (nursing) en fondant leur proposition sur la tradition, celle des médecins qui se sont toujours réclamés d’un savoir scientifique et celle du personnel soignant, généralement des femmes, dont l’expertise est souvent difficile à décrire (p. 289). Pour distinguer dans ce vaste ensemble ce qui appartient à la médecine de ce qui relève du nursing, les auteures utilisent quatre points de repère :

  1. une aversion exprimée spontanément par les infirmières de colonie pour certaines fonctions comparée à leur enthousiasme pour d’autres;

  2. l’exigence d’une force musculaire pour certaines interventions comparée à une finesse des gestes pour d’autres;

  3. la tradition en matière de soins dispensés par les femmes telle qu’elle est décrite par les narratrices et telle qu’elle est documentée par les recherches en histoire;

  4. la cohérence entre certaines interventions et une conception donnée de la maladie (p. 292).

Sur la question des savoirs traditionnels, les auteures observent que les infirmières ont dû composer avec la persistance dans la population de savoirs et de pratiques de soins traditionnels et qu’elles ont aussi eu à faire face à une méfiance envers la médecine pouvant aller jusqu’à la résistance aux interventions médicales, notamment à la vaccination (p. 348). Très peu d’infirmières, parmi toutes celles qui ont été exposées aux savoirs traditionnels de soins au début du xxe siècle, notamment chez les populations autochtones du Canada, s’y sont intéressées et encore moins les ont adoptés, ne serait-ce que partiellement. Cependant, il y a eu des exceptions notables d’infirmières qui ont su reconnaître la valeur des savoirs et des pratiques autres que ceux de la médecine scientifique et se montrer critiques par rapport à cette dernière. Ainsi, la contribution des infirmières de colonie à la médicalisation de la population est une question qui doit être discutée avec nuances, écrivent les auteures (p. 355). Au chapitre 6, les auteures montrent que l’implantation graduelle du modèle médical n’a pas été sans conséquence pour une population dorénavant conditionnée à confondre soins et traitements médicaux et à considérer ces derniers comme les seules options valables pour résoudre tous les problèmes de santé (p. 357).

Les auteures concluent que les infirmières de colonie se sont honorablement acquittées de la mission qu’on leur avait confiée, à savoir de fournir un service médical aussi complet que possible. Considérant le contrat qu’elles avaient accepté et la formation qu’elles avaient reçue en milieu hospitalier, il était normal pour les infirmières de se référer à des connaissances médicales pour accomplir leur travail plutôt qu’à leurs savoirs traditionnels. Cette influence médicale a été renforcée constamment par leur habitude de chercher conseil et assistance auprès des médecins. Tranquillement, les infirmières de colonie ont introduit médicaments et instruments médicaux dans l’arsenal des moyens traditionnels encore utilisés par les gens pour se soigner. Ainsi, elles ont participé à la promotion de la médecine plutôt qu’à celle des soins auprès de la population, et elles ont contribué à établir une dépendance envers la médecine, alors que l’incapacité de concevoir la santé et la maladie autrement que dans une perspective médicale devient la norme.

Cet ouvrage important s’inscrit dans le vaste projet d’écriture de l’histoire des femmes au Québec et vient enrichir les connaissances sur le travail des femmes durant la première moitié du xxe siècle, tout en explorant les rapports complexes entre les infirmières, les soins et la médecine. Travail érudit qui s’appuie sur une documentation impressionnante, cet ouvrage n’en demeure pas moins accessible à un large public, car l’histoire qui y est racontée se révèle vraiment passionnante, prenant appui sur de courts récits de vie des infirmières de colonie et des communautés qu’elles ont accompagnées. On prend plaisir à regarder les nombreuses photos qui permettent de mettre des visages à cette histoire. Enfin, l’une des contributions les plus importantes de cette recherche se trouve dans le questionnement qu’elle ne manque pas de faire surgir autour de l’organisation des soins de santé et de la médecine. L’analyse en profondeur du travail des infirmières de colonie proposée par Rousseau et Daigle s’avère inspirante et suggère des pistes qu’il faudrait explorer pour repenser les rapports que nous entretenons collectivement au système de santé québécois.