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L’ouvrage Histoire de l’accouchement dans un Québec moderne est un incontournable pour quiconque s’intéresse à l’émergence et à la transformation des pratiques entourant la naissance au Québec. Dans cet ouvrage critique, l’auteure, Andrée Rivard, historienne et chargée de cours à l’Université du Québec à Trois-Rivières, attire notre attention sur le processus de médicalisation de l’accouchement, sur ses conséquences sur l’expérience des femmes et sur la mobilisation de plusieurs dans un mouvement de contestation en vue d’assurer l’humanisation des naissances. À travers sept chapitres, elle retrace le processus par lequel le modèle biomédical s’est imposé, jusqu’à une période récente, si bien qu’aujourd’hui naissance et médicalisation sont indissociables.

Au chapitre 1, l’historienne précise que, dès la fin de la Seconde Guerre mondiale, la « pensée scientiste » domine le discours et la pratique des médecins à l’égard de l’accouchement. Dès lors, on privilégie une vision mécaniste du corps des femmes en mettant l’accent sur la correction de ses « défectuosités » physiologique, anatomique et psychologique, ce qui relègue aux oubliettes, par le fait même, les dimensions sociales et spirituelles de l’enfantement. La préoccupation grandissante des médecins pour la mortalité infantile viendra également renforcer la nécessité d’intervenir rationnellement sur la question de l’enfantement. À l’époque, les femmes seront considérées, parce qu’elles mettent au monde les enfants, comme les premières responsables de leur survie et de leur développement. D’où la nécessité de les éduquer, elles, et de contrôler leurs actions. Il faut dire cependant que les femmes ont mis du temps à se conformer aux conseils des médecins et à intérioriser les risques inhérents à l’accouchement. La professionnalisation des médecins et la reconnaissance par l’élite de leur supériorité ont contribué au fil du temps à leur conférer de la crédibilité, du prestige et de la confiance.

Durant la Révolution tranquille, le rapport des femmes à la médecine et à l’accouchement se transforme (chapitre 2). Le rejet des traditions et de l’héritage portés par les générations précédentes favorise l’émergence de l’expérience « moderne » de l’accouchement. Par souci d’efficacité, accoucher devient une expérience standardisée. Les médecins seront dès lors responsables de définir de nouvelles normes. La suppression de la douleur devient un élément central du modèle de l’accouchement « moderne » parfait. L’administration généralisée des médicaments analgésiques (barbituriques, sédatifs) et anesthésiques aux parturientes sera vue comme un signe de progrès. Il faut dire qu’à l’époque les médecins étaient convaincus de l’innocuité de ces méthodes pour la mère et l’enfant, d’autant plus qu’elles permettaient également de « diriger l’accouchement » en s’assurant de la docilité des femmes. À titre indicatif, l’auteure révèle qu’en 1971 « 88,4 % des accouchements (incluant les césariennes) se déroulent sous anesthésie » (p. 98). Par ailleurs, c’est aux médecins, beaucoup plus qu’aux femmes, que revenait le choix du type d’anesthésie (général, régional, local ou combiné), et ce, indépendamment des effets négatifs (somnolence, nausées, vomissements, vertiges, hallucinations, délires, affectant aussi le rythme cardiaque de l’enfant), ce qui fait dire à l’auteure qu’elles ont servi de cobaye. En plus de l’anesthésie, d’autres interventions constituaient la norme en matière d’accouchement : l’asepsie du corps des femmes, la rupture des membranes et l’épisiotomie. Ce type d’accouchement, sous haute surveillance médicale, a contribué à les isoler de leur entourage, de leur famille et de leur conjoint, tout en consolidant, par ailleurs, l’autorité de leur médecin.

Parallèlement au processus de médicalisation de l’accouchement, d’autres méthodes suscitent l’intérêt des Québécoises. Dans le chapitre 3, Rivard se penche sur deux de ces méthodes élaborées en Europe. La première a été mise au point en 1933 par le médecin britannique Read. Diffusée en Amérique à partir de 1944, cette méthode, appelée « accouchement sans crainte » ou « accouchement sans peur », repose principalement sur « l’enseignement de données anatomiques et physiologiques de l’accouchement, l’apprentissage d’une technique de relaxation et la psychothérapie » (p. 135). La seconde méthode, celle du docteur Lamaze, est une adaptation du modèle de l’« accouchement sans douleur », ou psychoprophylactique, élaboré par les Soviétiques. Elle s’appuie sur l’idée « qu’il est possible d’enrayer la douleur ressentie par les parturientes en déconditionnant le cerveau » (p. 140). Bien qu’elle soit ancrée dans une perspective biomédicale, l’importance accordée aux facteurs relationnels (par exemple, un accueil chaleureux, le confort, le calme des lieux, la disponibilité du personnel, l’écoute, la continuité de l’accompagnement et des soins) intéressera plusieurs couples. Au Québec, ces méthodes deviennent incontournables dans la préparation à l’accouchement. Elles seront toutefois exercées sous la supervision attentive d’une ou d’un médecin.

Le chapitre 4 est consacré à l’expérience du Centre psychoprophylactique d’accouchement sans douleur de Québec (CPPASD) (1957-1968) qui offrira de l’accompagnement basé sur la méthode Lamaze. Les archives dépouillées par l’auteure permettent de comprendre l’expérience d’accouchement de nombreuses mères ayant fréquenté le CPPASD, de même que les rapports qu’elles entretenaient avec le personnel hospitalier. Il faut dire toutefois que l’« accouchement sans douleur » ne permettait pas nécessairement de soustraire les femmes aux soins préparatoires à l’accouchement ni à la médication. Des formes de collaboration s’établissent entre les monitrices et certains médecins qui se montrent ouverts à cette méthode. L’expérience du CPPASD ouvre la porte sur une nouvelle vision de la naissance. Ainsi, accueillir son enfant dans la joie, diminuer la peur et les douleurs relatives à l’accouchement, obtenir une meilleure information sur la physiologie de la grossesse et de l’accouchement sont des exemples de ce que promouvait le CPPASD.

Au cours des années 70 et 80, deux visions de l’accouchement s’opposeront au Québec : une vision technique et médicalisée de la naissance, portée par l’État, et une vision décriant la surmédicalisation de la naissance, endossée par des femmes et des groupes motivés par la transformation sociale de la culture de l’accouchement. Dans le chapitre 5, l’auteure traite de la vision étatique de l’accouchement telle qu’elle est décrite dans la première Politique de périnatalité (1973). Elle dira que, malgré la volonté de l’État « d’humaniser les services d’obstétrique », la Politique aura comme objectif prioritaire de rendre l’accouchement « sécuritaire », selon le paradigme de l’accouchement biomédical. La réduction des risques « théoriquement évitables » relatifs à la mortalité de même qu’à la morbidité néonatale et maternelle sera au coeur de ce modèle. Ainsi, le suivi prénatal sera amélioré dans le but de détecter de manière précoce les complications. Les femmes continueront d’être médicamentées durant l’accouchement, mais l’anesthésie générale, étant plus risquée pour la mère et l’enfant, sera peu à peu remplacée par les formes d’anesthésie locale et régionale. Des équipes de soins obstétricaux seront également créées et des équipements plus sophistiqués permettront la détection précoce de certaines difficultés durant la période prénatale, et un suivi plus intensif durant l’accouchement (par exemple, le monitorage foetal). L’application de la Politique produira toutefois des résultats mitigés : diminution de la mortinatalité, faible fréquentation des cours prénatals par certaines catégories de femmes (moins de 20 ans et plus de 35 ans), peu d’attention accordée aux dimensions humaines et familiales de la naissance, augmentation de l’usage de l’échographie et du monitorage, réduction de l’épisiotomie, hausse spectaculaire des césariennes (de 6,0 à 13,4 %), stabilité des anesthésies.

La surmédicalisation de l’accouchement et la popularisation de nouvelles méthodes (Leboyer et Odent) contribueront à l’émergence du mouvement d’humanisation des naissances au Québec discuté dans le chapitre 6. Même si l’État formule l’objectif d’humaniser les naissances, on observe que, concrètement, les changements pratiques tardent à venir, car plusieurs médecins se montrent alors réfractaires à l’introduction de nouvelles méthodes en vue de la démédicalisation. Parallèlement, durant les années 70 et 80, les premiers jalons d’un mouvement de contestation sont posés. De plus en plus de femmes témoignent de leurs expériences physiquement et psychologiquement douloureuses de l’accouchement. Un plus grand nombre de couples opteront pour l’accouchement à la maison accompagnée d’aidantes autodidactes, d’infirmières et de certains médecins. Des sages-femmes et accompagnantes seront formées aux États-Unis sous l’égide de Ina May Gaskin. Des groupes d’humanisation de la naissance verront le jour un peu partout dans la province, constituant la base du mouvement Naissance-Renaissance. Aussi, de nombreuses voix de femmes et de féministes s’élèvent pour critiquer le contrôle exercé par la médecine sur le corps des femmes, tant et si bien que l’accouchement devient politique. Les initiatives de l’Association pour la santé publique du Québec (ASPQ), notamment les colloques régionaux « Accoucher ou se faire accoucher » (1980-1981) et la création de l’organisme Naissance-Renaissance (1980), sont des exemples de cette mobilisation qui a pour objet l’amélioration des soins en périnatalité et une plus grande autonomie des femmes. Malgré l’opposition des médecins et du personnel infirmier, les revendications des femmes et des féministes s’intensifieront autour de la professionnalisation des sages-femmes. Le gouvernement du Québec adoptera en 1990 la Loi sur la pratique des sages-femmes qui permettra l’exercice de la profession, à titre de projet pilote, dans les maisons de naissance. En 1999, la profession sera finalement légalisée. C’est avec des récits d’accouchement que l’historienne Andrée Rivard conclut son livre. Au chapitre 7, elle relate ainsi les témoignages de dix femmes, nées entre 1908 et 1964. À travers leurs témoignages, elle observe les continuités et les ruptures entre les générations de femmes, soit celles qui sont nées avant et après 1940. Ces entretiens viennent éclairer l’information historique présentée dans les chapitres précédents.

Conclusion

Il est difficile de ressortir indemne de la lecture de l’ouvrage intitulé Histoire de l’accouchement dans un Québec moderne. En choisissant d’accorder une place prépondérante aux expériences d’accouchement des femmes, l’auteure fait entendre les voix de celles qui mettent au monde les enfants parfois dans la joie et souvent dans la douleur et la perte de soi. La lecture de cet ouvrage permet également de mieux comprendre les ancrages des débats actuels autour de la médicalisation de l’accouchement. Elle révèle aussi que le processus de médicalisation de l’enfantement a donné lieu à bien des dérives, car un grand nombre de pratiques, en apparence « scientifiques », étaient loin de s’appuyer sur des données probantes. Pensons notamment à l’anesthésie générale qui a, d’une part, privé plusieurs femmes de la naissance de leurs enfants et, d’autre part, permis aux médecins de procéder à des interventions sur des femmes soumises et dociles, parce qu’elles étaient inconscientes. À la lecture de ces pages, les rapports de pouvoir entre les médecins, les membres du personnel infirmier, les sages-femmes et les femmes apparaissent encore plus clairement. Et la dépossession des femmes de leur accouchement ne s’en trouve que plus évidente.

L’ouvrage d’Andrée Rivard est rigoureux et bien documenté à l’aide de sources variées. On pourrait déplorer certes le peu de place qu’elle accorde au point de vue des médecins sur l’accouchement. Toutefois, ce choix s’avère tout à fait justifiable dans la mesure où, comme le dit Rivard, « l’histoire qui nous occupe, celle de la naissance, s’est réduite pendant longtemps à celle de l’obstétrique, donnant préséance au regard de l’acteur dominant, l’homme médecin, c’est-à-dire celui qui accouche ou qui donne aux sages-femmes le mode d’emploi pour bien accoucher leurs semblables » (p. 27).

Inévitablement, ce livre engagé et critique suscite mille et une questions sur notre propre venue au monde. Que celles et ceux qui peuvent encore compter sur la mémoire de leur mère et de leurs grands-mères pour entendre le récit de leur naissance les questionnent à ce sujet sans plus attendre. Pour les autres, dont la mère a disparu ou préfère garder le silence, ce livre contient une partie des réponses à leurs nombreuses questions.