Corps de l’article

En 2012, dans l’entretien qu’elle accordait à la revue Contretemps, au sujet des enjeux et des défis actuels de l’intersectionnalité, Sirma Bilge écrivait :

À l’heure où l’intersectionnalité est de plus en plus dépolitisée – une dépolitisation bien politique, soulignons-le, qui fait de l’intersectionnalité un outil du complexe néolibéral de gestion de la diversité dans lequel l’industrie académique est un joueur central – il me semble très important de rappeler [son] héritage marxiste, et plus généralement la critique radicale qui est à la source et au coeur de la démarche intersectionnelle.

Sirma Bilge renvoyait notamment au manifeste du Combahee River Collective (1979) qui, tout en constituant une critique interne du réductionnisme de classe depuis un point de vue féministe africain-américain lesbien, soutenait un projet d’émancipation socialiste. Si le marxisme compte ainsi « parmi les sources premières de l’intersectionnalité » (Bilge 2010 : 47) – telle qu’elle a été initialement formulée au sein des franges les plus radicales des Black feminism états-unien et britannique –, les théories qui s’en revendiquent aujourd’hui entretiennent des rapports d’autant plus différenciés à la critique marxiste qu’il existe, le cas échéant, bien des manières de s’y référer et de la faire travailler.

C’est notamment le cas sous le concept de genre. Différentes analyses de l’oppression de sexe qui se réclament du matérialisme et se présentent comme autant de contributions à la critique de l’économie politique se confrontent aujourd’hui au sein de la pensée féministe (Aruzza 2010; Butler 1997; Hill Collins 2000; Jackson 2009; Dorlin, citée dans Girard 2007; Dorlin 2013; Delphy 2015; Hennessy 2006; Federici, citée dans Echeverria et Sernatinger 2014; Floyd 2013; Juteau 2010 et à paraître; Kergoat 2012; Talpade Mohanty 2015; Walby 2007). Il se pourrait cependant que ces analyses n’impliquent pas ou ne contiennent pas la même charge critique vis-à-vis de ladite économie politique. Elles s’en saisissent, en tout cas, de manière très inégale pour penser le genre en lui-même et ces écarts de théorisation, qui renferment des préoccupations et emprunts conceptuels de départ fortement éloignés, se répercutent en aval au moment d’articuler « le » genre aux autres modes d’organisation de l’économie, particulièrement au capitalisme[1].

Sur ce point, il n’est pas dit que les tensions qui ont marqué les années 70[2] soient dépassées et inutiles pour clarifier les débats d’actualité. Certes, les lignes de fracture se sont redessinées depuis les années 70. Les rapports de force idéologiques se sont manifestement déplacés au profit des visions constructivistes de l’ordre social. Du terrain a donc été gagné sur le différencialisme et le naturalisme. Simultanément, les outils d’analyse de la réalité de l’oppression, donc des conditions de l’émancipation, se sont aiguisés, et il existe désormais un certain consensus (du moins sur papier) autour d’une compréhension des rapports de sexe en tant qu’imbriqués aux autres systèmes d’oppression non seulement plus ajustée à la complexité des mécanismes de la domination mais aussi plus propice à penser le changement. La nécessité d’intégrer la « matrice des oppressions » (Hill Collins 1990), leur « imbrication » (Combahee River Collective 1979), l’« interconnectivité » (hooks 1984), l’« intersectionnalité » (Crenshaw 1989; McCall 2005; Yuval-Davis 2006; Bilge 2010), la « coformation » (Bachetta 2006) ou encore la « consubstantialité des rapports sociaux » (Kergoat 2009 et 2012) paraît en effet établie comme condition d’appréhension de la dynamique réelle de l’ensemble et de chacun des systèmes d’oppression.

En revanche, la pertinence de l’héritage marxien, du raisonnement en termes de classe et du matérialisme pour la compréhension du genre[3] reste l’un des points névralgiques de la dispute féministe, et il me semble que des prises de position sur ce point dépend le potentiel critique des analyses intersectionnelles.

C’est dans le cadre de ce débat, tel qu’il se donne à voir dans la littérature féministe francophone en particulier, qu’il faut situer cette contribution[4]. Il s’agira d’y mettre en évidence l’insuffisance des théorisations – y compris celles se réclamant de l’intersectionnalité – qui « dématérialisent » le genre (Galerand 2009a et 2009b) et qui, par là, reviennent à des conceptions réductrices et faussées de l’exploitation (Delphy 2015). Je tenterai plus précisément de montrer l’incapacité de ces analyses à rendre compte des « formes transitionnelles d’exploitation » (Guillaumin 1978), telles qu’elles se (re)déploient actuellement dans le secteur de la domesticité, et défendrai en contrepoint l’actualité de la critique féministe matérialiste.

Dans un premier temps, pour mieux situer le propos, je reviendrai rapidement sur l’une des tensions qui structurent la réflexion sur le genre et son rapport à la classe. J’insisterai sur les propositions de synthèse qui se profilent actuellement et me semblent délaisser, à tort, les apports de la critique féministe matérialiste. Dans un second temps, j’expliciterai les enjeux de ce délaissement, ce qu’il emporte avec lui, en insistant sur l’un des angles morts qu’il produit. Je m’appuierai alors sur une recherche en cours[5] qui s’intéresse aux conditions de vie, de travail et de lutte des travailleuses domestiques philippines soumises au Programme canadien d’immigration intitulé « Programme des aides familiaux » (PAF). Il me semble – et c’est l’hypothèse que je développerai – que l’exploitation particulière contre laquelle elles se mobilisent est symptomatique des formes transitionnelles d’exploitation (Guillaumin 1978) – qui se situent entre esclavage et « sexage » d’une part, et salariat d’autre part[6], et que celles-ci participent pleinement de la dynamique consubstantielle[7] par laquelle Sexe, Classe et Race[8] se réorganisent aujourd’hui. Ces formes spécifiques d’exploitation ou de dépossession échappent pourtant aux propositions de synthèse intersectionnelles lorsqu’elles évacuent les rapports de sexe, en tant que rapports de production ou d’exploitation, du système des relations qu’elles intègrent.

Au sujet des tensions et des tentatives de synthèse entre Genre et Classe

La théorisation féministe matérialiste[9] occupe historiquement une position singulière au sein de la pensée féministe. Vertement critiquée par les marxistes, y compris féministes, dès sa constitution, pour son économicisme jugé outrancier et ses emprunts présumés indus à l’héritage marxien (Molyneux 1979; Barret et McIntosh 1982; Delphy 1982), le féminisme matérialiste s’est de nouveau trouvé écarté du souffle critique porté par le tournant postmoderne, cette fois-ci. Du moins, l’influence de ce dernier paraît s’être accompagnée d’un désintérêt « décomplexé » pour la question de l’exploitation au sein de la pensée féministe.

Sous cet angle, ce que l’on peut reprocher aux tendances queer majoritaires[10], c’est de laisser penser que l’organisation du travail n’est pas ou plus un enjeu de lutte prioritaire pour le féminisme, soit la réduction du genre à sa dimension normative ou à sa « face idéologico-discursive » (Guillaumin 1978 : 8), réduction par laquelle le travail se trouve exclu de sa définition interne et, par là même, de la compréhension du processus qui produit les normes de genre. Cette exclusion est par exemple manifeste chaque fois qu’il est question du genre comme dispositif organisateur du travail. Le genre est alors en lui-même compris comme une sorte d’en-dehors du travail, comme si la distribution sexuée des outils et des armes (Tabet 1998), la division sexuelle du travail (Kergoat 2000) ou son « non-partage » (Delphy 2003 : 67) n’intervenait qu’après coup, comme une sorte d’effet de l’hétéronormativité, et non pas en amont, en tant que rapport social producteur de normes (Galerand et Kergoat 2014).

Par ailleurs, et je passe maintenant à ce qu’il advient au moment d’envisager l’articulation des luttes, cette lecture du genre peut laisser penser que la construction de solidarités vers un féminisme contre-hégémonique (blanc, hétérocentré, orientaliste et bourgeois) peut se passer de la lutte contre l’exploitation spécifique qui produit des hommes et des femmes. Ou bien que cette lutte est utile, mais que la gauche anticapitaliste (ou la critique marxiste) s’en chargeant déjà, tout comme elle est censée s’occuper des divisions raciales du travail, il suffit de créer des alliances entre mouvements de subversion des identités sexuelles et racialisées et luttes contre le capital. C’est notamment en ce sens que l’on peut lire la proposition de Cinzia Aruzza (2010), « vers une union “ queer ” entre féminisme et marxisme », qui participe des tentatives actuelles de « queerisation » du marxisme-féministe et/ou de marxisation de la théorie queer[11], où l’on travaille à rattacher Engels à Butler, la critique de l’hétéronormativité à celle de la famille en tant qu’institution bourgeoise.

Ce projet de synthèse pour un marxisme queer s’appuie bien sur une conception d’emblée constructiviste du genre, par quoi il se démarque de celui du féminisme socialiste ou marxiste[12] des années 70 et 80 resté empêtré dans le naturalisme (Delphy 1982), Néanmoins, il me semble que l’un et l’autre de ces projets partagent un biais idéaliste, que leurs manières d’articuler Classe et Genre reposent sur une même dématérialisation du genre, qui constitue une forme de réductionnisme parmi d’autres (Juteau 1994 et 2010), en ce qu’ils font l’impasse sur le rapport de sexe en tant que rapport d’exploitation irréductible au capitalisme. Or, comme le montre Stevi Jackson (2009), cette impasse constitue une régression sur le plan théorique. Elle retourne aux définitions anteféministes et donc tronquées de la production et de l’exploitation qui sont celles de la théorie marxiste, puis des féministes socialistes, au lieu de repartir des acquis du féminisme matérialiste : une redéfinition extensive du travail[13], de l’activité productive et de l’exploitation, le renversement du dogme de la solitude du capitalisme comme seul et unique mode d’exploitation  (Delphy 2003b et 2004), la démonstration du caractère entièrement social et politique de la division sexuelle du travail comme de la séparation production/reproduction (Edholm, Harris et Young 1982; Barrère-Maurisson et autres 1984).

On se souviendra que c’est Delphy (1998) qui, la première, s’attaque à cette séparation en démontrant l’arbitraire de la césure analytique entre activités productives et non productives, d’une part, activité présumée « reproductive seulement », et services commercialisés, d’autre part, et finalement l’impossibilité de penser l’« économie politique du patriarcat » sur la base de ses séparations. On peut aussi mentionner la contribution majeure de Paola Tabet (1998) à la critique de l’analyse naturaliste, y compris marxiste, qui, depuis Engels, fonde la division sexuelle du travail sur la reproduction. On doit en effet à Tabet d’avoir montré que la distribution des outils et des armes précède celle des tâches, qu’elle organise donc la reproduction. Plus récemment, Patricia Hill Collins (2000 : 45) pointait les manquements d’une économie politique du racisme (Black political economy) et reprenant à son compte la séparation des sphères travail/famille comme grille de lecture analytique :

Because African American women have long worked outside the home, their paid labor in the labor market as well as their unpaid labor in their family households do not fit within prevailing understandings of work and family as separate spheres of social organization.

Faute de repartir de ces acquis et mises au point théoriques, on revient au grand partage de l’économie entre production et reproduction au moment de penser Genre et Classe, on multiplie les analyses pour relier les hiérarchies de genre et de sexualités à la reproduction et montrer que la politique hétérosexuelle joue un rôle clé dans le maintien de la famille bourgeoise (Butler 1997). Le rapport social de sexe, en tant que rapport de production et d’exploitation en lui-même (et non seulement de reproduction du capital) reste, lui, le point aveugle d’une analyse qui se révèle réductionniste sur les deux fronts : 1) celui de la subversion des normes hétérosexuelles qui semblent s’imposer à tous et à toutes indifféremment; 2) celui du capital qui demeure en lui-même envisagé comme s’il était asexué, selon une conception marxiste non modifiée. Bref, on peut se demander si le rapport spécifique d’expropriation qui produit des hommes et des femmes ne constitue pas l’un des tabous des théories critiques qui font travailler une compréhension strictement normative du genre.

Se situant en apparence à l’autre bout de la chaîne pour son parti pris ouvertement matérialiste, le féminisme socialiste ou marxiste se renouvelle lui aussi à la faveur du succès des théories de l’intersectionnalité. Si derrière les nombreux appels à penser l’articulation des rapports de pouvoir, la classe a pu être évacuée (Kergoat 2009; hooks 2000), elle ne saurait rester trop longtemps ignorée sans que l’approche intersectionnelle ne s’en trouve de facto discréditée. C’est en quelque sorte le pari de Martha Gimenez (2001a et 2001b) qui se saisit de la conjoncture où l’on ne compte plus le nombre de publications qui convoquent le triptyque « Genre, Race, Classe », donc le référent de classe, pour reposer la question de la pertinence d’une analyse marxiste de l’oppression des femmes. Alors que cette analyse fut disqualifiée dans le contexte du tournant postmoderne marqué par une sorte d’aversion pour le marxisme en tant que métarécit typiquement moderne, elle se trouve réhabilitée et connaît une nouvelle fortune critique au moment où l’importance d’articuler les systèmes d’oppression semble faire consensus. Du moins la conjoncture ouvre-t-elle des brèches pour réinvestir le débat[14]. La question des conditions dans lesquelles ce marxisme peut finalement se trouver articulé à égalité aux autres théories critiques (Delphy 2015) est en quelque sorte réactualisée sous le thème de l’intersectionnalité, d’une part, avec le projet de marxisation de la pensée queer et de « queerisation » du marxisme, d’autre part. Reste à savoir si ce retour est celui d’un marxisme véritablement modifié – en rupture avec la thèse du seul « profit pour le capitalisme » (Delphy 2003a : 52) – ou si, en dépit d’une attention plus marquée pour les dynamiques de genre et de race, il s’agit de nouveau de croiser des oppressions idéologiques au capitalisme tenu, à tort, pour seul mode de production (Brenner et Ramas 2015; Hennessy 2014).

En contrepoint, mais aussi en marge des tendances évoquées jusqu’ici, de plus en plus de travaux plaident pour un renouvellement de l’analyse en termes de classes de sexe dans une perspective imbricationniste. Ces travaux montrent que, toute partielle ou imparfaite soit-elle, la boîte à outils du féminisme matérialiste reste non seulement opératoire mais nécessaire si l’on veut « démêler les écheveaux des pouvoirs et des contrepouvoirs » dans le contexte actuel et « caractériser correctement les groupes en présence dans la “ grande bataille ” pour l’imposition du néolibéralisme ou la mise en place d’une alternative à ce modèle de mondialisation » (Falquet et autres 2010 : 278).

Dans la lignée de ce plaidoyer collectif, j’ai ailleurs tenté de montrer en quoi la dématérialisation de l’oppression des femmes – soit une compréhension idéaliste de cette oppression par défaut fondée sur une définition tronquée de l’exploitation (Delphy 2015) que l’on trouve tant dans le féminisme marxiste que sous plusieurs acceptions postmodernes du concept de genre – pouvait retarder la construction de solidarités féministes articulées sur différents fronts et fragiliser les luttes sur tous les fronts (Galerand 2009a et 2009b).

En prolongement de cette analyse mais en positif, cette fois-ci, c’est de l’actualité de la critique féministe matérialiste pour l’analyse des processus d’exploitation par lesquels les rapports sociaux de sexe, de classe et de race se réorganisent aujourd’hui que je voudrais rendre compte. À la suite de Jules Falquet (2009 et 2014) et de Danièle Juteau (1994, 2010 et à paraître), qui proposent toutes deux de repartir du concept de sexage (Guillaumin 1978) pour examiner l’imbrication des rapports de pouvoir, je tenterai plus précisément de montrer en quoi la démarche mise en oeuvre par Colette Guillaumin est précieuse pour l’analyse sociologique des réorganisations du travail.

Il se trouve que, de par son contenu analogique, le concept de sexage (qui souligne une continuité entre rapports sociaux de sexe et de race) est devenu l’une des cibles d’un discours d’expertise sur l’intersectionnalité : il serait dépassé sinon infréquentable. Manquant l’articulation entre sexe et race, il pécherait, dans sa construction même, par excès de parallélisme. Il contiendrait une vision homogénéisante des catégories de sexe (Lépinard 2005)[15] et serait donc inopérant pour l’analyse intersectionnelle. Or, il y a dans cette lecture critique un malentendu qui me semble porter sur l’ensemble du féminisme matérialisme, sur la méthode dialectique et matérialiste qu’il consiste à faire travailler. Comme nous l’écrivions avec Kergoat (2014) – au sujet du concept de consubstantialité des rapports sociaux (Kergoat 2009 et 2012) et de ce qu’il implique – avec lui, il ne s’agit pas d’examiner des catégories déjà là, mais de travailler sur le processus de production des classes et des marqueurs. C’est dans la même perspective que Delphy défend le concept de « classes de sexe » qui désigne un rapport (non une chose) et c’est aussi en ce sens que l’analyse en termes de sexage est utile et efficace, comme l’a montré Juteau (1994), non pas pour circonscrire les identités ou les catégories d’épouses puis de travailleuses domestiques migrantes mais bien pour saisir l’exploitation particulière qui produit ces fractions de classe. Le recours à cet outil théorique n’exclut donc pas de raisonner en termes de travail forcé (Bakan et Stasiulis 2012) ou « non libre » et de saisir cette exploitation spécifique dans ses continuités avec l’esclavage, comme le fait Evelyn Nakano Glenn (2009a, 2009b et 2010) par exemple. Elle montre que l’extraction du travail de soin (care) des femmes racisées a déjà une longue histoire aux États-Unis et que cette histoire est celle d’« un vaste système associant travail et privation de liberté, comme ce fut le cas pour l’esclavage, la servitude sous contrat ou le travail forcé dans les colonies » (Nakano Glenn 2009b). À noter qu’elle montre aussi comment les idées spécifiques concernant les féminités blanches et racialisées ont été créées dans et par les divisions sexuelles et raciales du travail, laissant ainsi entrevoir l’antériorité logique de l’exploitation sur le contenu des normes. La théorisation du sexage ne contredit en rien ces analyses qui pointent les transformations de l’esclavage, de la division raciale du travail et des processus par lesquels la race se recompose aux États-Unis, au Canada ou ailleurs[16]. Elle reste cependant utile et sous-mobilisée, il me semble, pour dénaturaliser le sexe de ce travail « non libre » ou de l’esclavage de maison, ce que la conceptualisation du travail domestique en termes de « travail reproductif » seulement ne permet pas de faire, comme l’ont montré les féministes matérialistes dans les débats qui les ont opposées aux féministes marxistes au cours des années 70. Elles ont en effet démontré que l’analyse en termes de travail reproductif s’appuyant sur Engels reposait sur une compréhension naturaliste de la division sexuelle du travail, fondée sur la procréation. La théorisation des rapports de sexe en termes de sexage participe, au contraire, du retournement matérialiste des lectures naturalistes et idéalistes de la division sexuelle du travail en posant l’appropriation et les bénéfices qui en sont retirés au principe de l’explication. Le concept d’appropriation veut ainsi désigner (Guillaumin 1978 : 19) :

L’usage d’un groupe par un autre, sa transformation en instrument, manipulé et utilisé aux fins d’accroître les biens (d’où également la liberté, le prestige) du groupe dominant, ou même simplement – ce qui est le plus fréquent – aux fins de rendre sa survie possible dans des conditions meilleures qu’il n’y parviendrait réduit à lui-même.

C’est bien en ce sens qu’il faut comprendre la posture matérialiste comme une démarche d’analyse qui s’oppose aux explications naturalistes et idéalistes et non comme une lecture qui s’attache à la matière, comme le précisait Guillaumin.

De l’actualité du concept de sexage : le cas des travailleuses domestiques philippines

Avec ce cadrage théorique, c’est donc le régime spécifique d’exploitation, d’appropriation et de dépossession qui produit cette fraction de classe particulière que composent les travailleuses domestiques migrantes qu’il s’agit d’examiner et non la distribution sexuée et raciale du travail de care. Il s’agit finalement d’envisager le Sexe et la Race comme des produits sociaux au même titre que la Classe, d’assumer une conception purement historique de ces catégories de la domination et de chercher à voir comment et par quoi elles se constituent.

Il me semble – et c’est l’hypothèse que je vais expliciter maintenant – que le cas particulier des travailleuses domestiques philippines soumises au PAF est exemplaire des « formes transitionnelles d’exploitation du travail » qui se situent entre « appropriation physique » (esclavage et sexage) et « accaparement de la force de travail » (salariat), une zone qui justement disparaît dans l’analyse marxiste traditionnelle et non modifiée par les relectures féministes et queer qui font l’impasse sur la face matérielle des rapports de sexe.

À noter que, lorsque Guillaumin (1978 : 9) mentionne « ces formes transitionnelles d’exploitation du travail », c’est pour désigner des formes d’esclavage qui en limitent la durée, ou encore des formes de servage qui fixent des limites à l’usage du serf. Il me semble toutefois que ce concept peut s’appliquer pour l’analyse du système de sexage en lui-même et des modalités suivant lesquelles il se recompose actuellement[17].

Pour résumer la démarche de Guillaumin, on pourrait dire que son point de départ est, sinon le même que celui de Delphy (1998), du moins comparable à ce dernier : le travail gratuit des épouses réalisé dans les familles françaises à la fin des années 70. En revanche, Guillaumin développe une démonstration différente de celle de Delphy. Pour comprendre ce qui caractérise les conditions de réalisation de ce travail, elle part – non pas de la question de sa gratuité, de sa non-valeur marchande et de la déconstruction de son caractère prétendument « reproductif seulement » comme l’avait fait Delphy – mais du contrat de mariage[18]. Contrat qu’elle met en perspective en le comparant de manière irrévérencieuse au contrat de travail salarié. Ce faisant, elle politise le contrat de mariage tout en mettant au jour la spécificité des rapports de production qui produisent le statut « de femmes de ». Cette mise en perspective lui permet de montrer que le contrat de mariage se caractérise par l’absence de disposition venant mesurer le travail de l’épouse, donc par l’absence de toute limite à l’exploitation possible de sa force de travail. Et dans l’analyse de Guillaumin, cette absence de mesure devient très significative de ce qui caractérise le rapport social de sexe. Il se distingue du rapport de classe en ce qu’il implique une relation d’appropriation physique qui excède l’appropriation de la seule force de travail. Ni échangée contre salaire, ni cédée pour un temps délimité, ni même affectée à des tâches déterminées, finalement non mesurée sous quelque forme que ce soit comme c’est le cas de la force de travail prolétaire, la force de travail de l’épouse est justement appropriable et appropriée de manière illimitée.

Guillaumin en conclut que la notion de « force de travail », employée par les marxistes pour penser l’exploitation propre aux rapports de classe, est inappropriée dans le cas des rapports de sexe. Précisément parce qu’on entend généralement par « force de travail » l’ultime chose que les prolétaires aient à vendre, l’ultime chose dont ils et elles disposent pour produire leurs propres conditions d’existence. La propriété de soi-même et de sa force de travail, dit Guillaumin (1978 : 8), c’est effectivement ce qui reste à ceux et celles qui sont dépossédés des moyens de production et c’est aussi cette forme de propriété – de soi – qui « s’exprime […] dans la possibilité de vendre sa propre force de travail ». En revanche, cette notion de « force de travail » ne s’applique pas dans le cas des esclaves. Elles et eux ne peuvent vendre leurs forces de travail, car non seulement celles-ci mais leurs personnes entières appartiennent à autrui. Et cette notion est également inappropriée pour la classe entière des femmes, en tant que « femmes de… », explique Colette Guillaumin. D’où le concept de « sexage », directement construit par analogie avec celui d’« esclavage ». Ces systèmes ont en commun d’être des modes d’exploitation où l’appropriation de la force de travail passe par celle des corps « machine-à-force-de-travail » (Guillaumin 1978 : 9).

La conceptualisation du sexage proposée par Guillaumin visait ainsi à mettre en évidence le mode spécifique d’appropriation du travail qui produit les femmes en tant que « femme de… » (épouse, soeur, fille), et non celui qui est à l’oeuvre dans l’esclavage de maison auquel différentes catégories de femmes racisées et migrantes ont été historiquement affectées au Canada. Cependant, compte tenu du regard qu’elle pose sur les rapports de travail comme étant aussi toujours des rapports de possession ou de dépossession de soi, des rapports aux corps et aux individualités, il me semble que l’analyse de Guillaumin offre des pistes particulièrement puissantes pour interroger les rapports au travail qui se nouent aujourd’hui, y compris entre femmes, dans l’esclavage de maison. D’autant qu’elle indique où diriger l’attention.

Lorsqu’on lit le contrat de travail des « Aides Familiaux Résidents » [sic] à la lumière du contrat de mariage, cette fois-ci, en reprenant[19] la démarche de Guillaumin, il apparaît que, dans le cas des aides familiales, l’appropriation du temps travaillé n’est pas totale puisqu’il existe un contrat de travail, lequel prévoit une mesure du temps appropriable, exprimée sous forme horaire et sous forme monétaire (40 heures par semaine, à 10,15 $ l’heure au Québec, par exemple). Or, comme le montre Guillaumin, que cette mesure du temps soit exprimée est essentiel pour qui veut préciser le rapport d’exploitation dont il est question. Contrairement au travail de « femme de… » qui ne fait l’objet d’aucune limitation, celui de l’aide familiale est spécifié. Le contrat institue bien un temps de travail et un temps de repos, hors travail – jours fériés, jours de congé, etc. Il contient donc des formes de mesure. Toutefois, on ne peut directement en déduire que les travailleuses possèdent leurs forces de travail et en disposent librement. En effet, comme je l’ai mentionné plus haut, il existe des formes transitionnelles d’exploitation, des formes d’esclavage qui en limitent la durée comme des formes de servage dans lesquelles sont fixées des limites à l’usage du serf. De là, on peut interpréter les mesures du travail prévues par le PAF en considérant le rapport qu’elles entretiennent aux autres dispositions qui viennent les contredire : l’obligation de résidence sur le lieu de travail (obligation qui existait de jure jusqu’en novembre 2014 et qui est désormais réputée « contractuelle »), l’attachement des permis de travail et de séjour sur le territoire à un employeur ou à une employeuse, le statut de travailleur ou de travailleuse temporaire, c’est-à-dire provisoire (Sayad 1980). Autant de dispositions dérogatoires au droit commun du travail qui sont juridiquement sanctionnées par le programme d’immigration et dont le strict respect constitue une condition préalable pour l’obtention éventuelle de la résidence permanente. Ces dispositions combinées créent de facto des travailleuses dépendantes, prises dans un régime spécial qui les prive de vendre librement leur « seule capacité de travail au plus offrant comme un salarié bénéficiant du droit du travail “ normal ” » (Moulier Boutang 2005 : 1077).

Ces dispositions viennent en effet annuler les différentes formes de mesure du travail prévues dans le contrat – à commencer par celle du temps fixé à 40 heures par semaine – en introduisant, au moins virtuellement, la mise à disposition de la « machine-à-force-de-travail » selon les besoins-horaires des employeurs et des employeuses. Et cette mise à disposition n’est pas simplement une possibilité virtuelle, elle s’actualise en pratique pour les travailleuses domestiques résidentes[20]. Toutes celles que nous avons rencontrées au cours de notre enquête de terrain ont insisté sur l’élasticité du temps réellement travaillé au moment de préciser les enjeux du PAF et de l’obligation de résidence (Galerand, Gallié et Ollivier-Gobeil 2015; Galerand et Gallié 2014). À la question de savoir combien d’heures effectives elle travaillait par jour chez son ancien employeur, Béatrice répond :

Ce n’est pas vraiment que tu travailles 24 heures par jour, c’est n’importe quand, dès qu’ils ont besoin de vous.

Plus largement, sur les 33 travailleuses rencontrées, 22 ont déclaré travailler plus de douze heures par jour, 7, plus de quatorze heures par jour. Parmi elles, 9 « font leurs » six ou sept jours par semaine, comme elles disent; les autres, leurs cinq jours. On comprend alors que la mesure du temps travaillé constitue un enjeu majeur pour ces travailleuses[21], les « heures supplémentaires » n’étant jamais payées.

L’attachement à un employeur ou à une employeuse, le confinement dans le secteur du travail de soin, l’obligation de vivre au travail, la précarité du statut d’immigration et la menace d’expulsion du logement comme du territoire qui vient avec toute velléité de rupture de contrat constituent autant de moyens qui organisent et autorisent une exploitation spécifique, dont la disponibilité permanente ou optimale, indéterminée, de la force de travail pour la période de résidence. De facto, cette résidence assure le confinement des travailleuses, leur « exposition permanente[22] » au travail à faire. Simultanément, elle produit pour ceux et celles qui les emploient une possibilité toujours ouverte de faire faire du travail, suivant une liste de tâches indéfinie, pour ne pas dire infinie.

Le caractère indéfini des tâches des travailleuses, autre élément significatif de l’absence d’évaluation ou de démesure sur lequel insiste Guillaumin, est également manifeste dans les récits des travailleuses sur le contenu de leur travail :

Lever, faire la toilette, habiller, préparer le déjeuner, surveiller, amener les enfants à l’école, au hockey, au parc; laver le linge, le repasser, le ranger, préparer les bagages, planifier les repas, les courses, faire l’épicerie, nettoyer la cuisine, remplir le lave-vaisselle, le vider, débarrasser, récurer la ou les salles de bain, passer l’aspirateur, faire les vitres, le garage, laver la voiture ou s’occuper de la piscine, promener les animaux, les faire manger, jardiner, aller chercher les enfants, jouer, surveiller, préparer la collation, le souper, le café, coucher les enfants, déneiger, laver les lumières du jardin, nettoyer le garage…

Enfin, c’est bien pour un travail de soin qui n’est jamais terminé que l’obligation de résidence comme l’attachement à un employeur ou à une employeuse sont imposés aux travailleuses domestiques philippines. Là encore, sur ce point précis, Guillaumin propose une analyse particulièrement puissante et pourtant sous-mobilisée dans la réflexion actuelle sur la dimension relationnelle du soin[23]. Elle met tout juste en évidence la spécificité du travail d’entretien d’autrui et ce qu’il induit pour celles qui y sont affectées : une relation directe et personnalisée dans laquelle une disponibilité permanente est requise (Guillaumin 1978 : 16) :

Les rapports de classes de sexe et les rapports de classes « banals » mettent en oeuvre des instrumentalités différentes. Si l’esclavage et le servage impliquent la réduction à l’état de chose, d’outil dont l’instrumentalité est appliquée (ou applicable) à d’autres choses (agricoles, mécaniques, animales….), le sexage en outre, comme l’esclavage de maison, concerne la réduction à l’état d’outil dont l’instrumentalité s’applique de surcroît et fondamentalement à d’autres humains.

On est donc en présence d’une activité de travail spécifique, du point de vue de la relation directe et personnalisée qu’implique l’entretien corporel, matériel et éventuellement affectif d’autres êtres humains, relation dans laquelle l’individualité physique, la « machine à force de travail » est finalement absorbée, « consacrée au soin matériel d’autres individualités physiques » (Guillaumin 1978 : 16). Et c’est aussi par cette absorption que le sexage opère, construit les corps, les rapports aux corps, au temps, à l’espace, à soi et sans doute à la sexualité.

Au regard de ces quelques éléments, force est de constater que les travailleuses domestiques migrantes au Canada constituent une fraction de classe (prolétaire, mais aussi de sexe et de race) singulièrement exploitée et que cette exploitation – qui participe pleinement des contradictions de classe, de colonialité et de race entre femmes – ne peut être rabattue sur le seul mode d’exploitation capitaliste, y compris internationalisé, y compris si on lui imbrique la violence des normes de genre – de l’hétéronormativité – et de race. Ce montage théorique ne rend pas compte de dimensions importantes des formes d’exploitation par lesquelles se produisent des figures sexuées de travailleurs ou de travailleuses non libres aujourd’hui. Pour les saisir, il me semble que l’on ne peut pas s’en remettre uniquement aux normes, aux récits ou aux catégories de pensée.

Conclusion

Il y a plus de 35 ans, Guillaumin écrivait (1978 : 17) : « L’individualité, justement, est une fragile conquête, souvent refusée à une classe entière dont on exige qu’elle se dilue matériellement et concrètement, dans d’autres individualités. » S’appuyant sur ses travaux pionniers sur la race, elle cherchait alors à cerner le rapport social qui produit des hommes et des femmes en tant que rapport spécifique d’appropriation du travail opérant simultanément comme un rapport de dépossession de soi pour la classe des femmes.

Il me semble, et c’est ce que j’ai tenté de montrer ici, que l’analyse de Colette Guillaumin est opératoire pour éclairer l’esclavage de maison et plus largement les « formes transitionnelles d’exploitation » telles qu’elles se reconfigurent aujourd’hui. Celles-ci pourraient alors se lire comme des formes de recomposition du sexage qui participent des réorganisations actuelles de l’ensemble des rapports sociaux.

Or, c’est précisément cette partie des relations de coconstruction des rapports de pouvoir qui me paraît trop souvent occultée ou sous-examinée dans les analyses qui réduisent le sexe – dont l’hétérosexualité – et la race à leur face idéelle pour les articuler au capitalisme en tant que seule et unique instance économique. Les modes spécifiques d’exploitation ou de dépossession qui sont ceux du sexage et de l’esclavage, comme les formes « transitionnelles » qui se structurent actuellement, disparaissent alors du champ de vision, non seulement de l’analyse des mécanismes par lesquels se (re)produisent Sexe et Race mais aussi du logiciel critique du capitalisme et de la mondialisation.

Ainsi, s’il est largement admis que le capital et son accumulation à l’échelle mondiale s’appuient sur les divisions sexuelles et raciales du travail pour maximiser son emprise et générer toujours plus de plus-value, on montre moins souvent comment les modes d’appropriation que constituent le sexage ou l’esclavage se fondent à leur tour sur le capital pour se recomposer. Sous couvert d’intersectionnalité, on continue de subsumer les rapports sociaux de sexe et de race dans le capital, d’articuler les rapports sociaux de manière dissymétrique. Dans ces conditions, la thèse du « profit pour le capitalisme » (Delphy 2003a : 52) persiste à écraser la complexité des contradictions actuelles, y compris entre femmes, et à dominer la critique du réel. En bout de course, il se pourrait bien que ce type de réductionnisme contribue à retarder le projet de décolonisation du féminisme qui, pourtant, semble faire consensus.