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Notre article part du constat que les inégalités soutenues par le système patriarcal engendrent la production de villes conçues, contrôlées et gouvernées par et pour les hommes (McDowell 1999; Weisman 1992). En effet, les femmes vivent, au quotidien, des injustices sociospatiales induisant un rapport différencié aux ressources et aux occasions offertes par l’urbain (Coutras 2003; Weisman 1992; Wekerle 1984). Comme le souligne Lieber (2008), ces expériences spatiales n’ont rien de naturel : elles sont plutôt le résultat de pratiques inégalitaires liées aux rapports sociaux de sexe. Bien qu’elles partagent un ensemble d’oppression en raison de leur genre, d’autres caractéristiques telles que le statut socioéconomique, les origines ou les capacités participent à la construction des injustices sociospatiales. Par exemple, les femmes ne ressentent pas toutes l’insécurité urbaine de la même façon, puisque leur position sociale (Anthias 2008) influence leur perception de vulnérabilité (Lieber 2008; Valentine 1989). Depuis les années 90, des auteures ont recours à l’intersectionnalité pour mettre en lumière et analyser les interactions et intersections entre les différentes structures d’oppressions (Anthias 2008; Crenshaw 1991; Valentine 2007). Pour celles-ci, ces analyses permettent l’élaboration de recherches, d’interventions et de politiques ancrées dans la justice sociale (Lacey et autres 2013).

Le travail de l’organisation Femmes et villes international (FVI) se spécialise dans la création et l’échange de connaissances au sujet de l’expérience des résidentes afin de bâtir des milieux urbains sécuritaires (FVI 2003, 2004, 2006, 2007a, 2007b, 2007c, 2010 et 2013). En tant qu’organisation non gouvernementale (ONG) internationale, elle participe régulièrement à des réseaux qui ont contribué à la conception d’une vision innovante de la sécurité des femmes qui va au-delà de la simple sécurisation des espaces publics : elle demande des interventions et des changements sur différents aspects de la ville comme l’accès aux ressources, l’aménagement et la gouvernance. Plusieurs de ses projets et mandats s’adressent aux femmes et aux filles marginalisées, et c’est pourquoi les notions d’inclusivité et d’écoute de la pluralité des réalités sont au coeur de son approche. Cette ONG a donc une certaine expérience quant à l’application de l’intersectionnalité.

Notre article examine les liens entre l’intervention féministe intersectionnelle (Corbeil et Marchand 2006) et les modalités d’action de l’ONG FVI depuis sa fondation en 2002 jusqu’à ses plus récents projets locaux et à l’étranger. Notre recherche met en évidence des méthodes de travail et des précautions qu’une ONG internationale peut prendre pour appliquer les principes de l’intersectionnalité dans des projets et des mandats touchant aux violences sexistes en milieu urbain[1].

La première partie présente des éléments historiques et théoriques sur l’intersectionnalité en vue d’expliciter la définition retenue pour l’analyse. La démarche méthodologique employée est exposée dans la deuxième partie. La troisième partie regroupe la présentation des résultats. Enfin, une discussion suit sur certains thèmes, enjeux et relations particulièrement cruciaux.

Des éléments historiques et théoriques

L’analyse et l’intervention intersectionnelle

L’intersectionnalité émerge dans un contexte d’omission, soit par l’absence de considération de la situation des femmes « racisées » dans les discours féministes et les mouvements antiracistes (Harper 2012). À partir des années 70, des féministes afro-américaines, hispano-américaines et lesbiennes ont développé, notamment dans leurs écrits, tout un « appareillage conceptuel sous-jacent à l’intersectionnalité » (Corbeil et Marchand 2007 : 1). Celles-ci cherchaient à remettre en cause la pensée de féministes qui considèrent les femmes comme une catégorie homogène partageant un ensemble d’oppressions lié au patriarcat (Maillé 2014). Leurs critiques dénoncent l’omission de l’analyse des relations entre les différents systèmes de domination, ceux-ci dépeignant ainsi les réalités communément vécues par les femmes blanches, hétérosexuelles et de classe moyenne (Valentine 2007).

Crenshaw (1991) est la première auteure à employer le terme « intersectionnalité » pour désigner la double subordination qui intervient dans les structures, les politiques et les représentations des violences perpétrées envers les femmes racisées. Selon cette dernière, ces analyses parcellaires nient la dimension fondamentale de leurs oppressions, ce qui empêche l’articulation de discours et d’actions axés sur l’émancipation. Dans un même ordre d’idées, les interventions qui s’adressent uniquement au patriarcat perpétuent une vision et des explications tronquées des expériences des femmes touchées par d’autres systèmes de domination (Harper 2012). L’intersectionnalité réside donc en un rejet de l’analyse en silo ou encore à l’essentialisation des effets des oppressions. Ce faisant, elle permet d’avoir une compréhension intégrée des identités en formation en considérant les liens théoriques et politiques des divisions sociales (Anthias 2008). Ainsi, l’analyse intersectionnelle déconstruit la vision universaliste des femmes, mais également de ses sous-catégories (immigrantes, handicapées, racisées, en situation de violence conjugale, etc.) (Harper 2012).

L’intersectionnalité est loin d’avoir la prétention de donner la clé pour saisir, de façon définitive, la manière dont les oppressions s’accumulent et s’enchaînent pour l’ensemble d’une population. Cette approche cherche, au contraire, à éviter la généralisation et l’universalisation en considérant le contexte comme un important déterminant de la localisation sociale (Bilge 2013). Ainsi, la description des interconnexions et de l’interdépendance du genre avec les autres systèmes de domination permet de raffiner la compréhension de la diversité des vies des femmes (Crenshaw 1991; Valentine 2007). De cette façon, il apparaît possible de concevoir des politiques, des recherches et des pratiques reconnaissant les problèmes spécifiques de certaines catégories sociales, comme les femmes racisées, tout en considérant l’existence de différences au sein de ce groupe (Anthias 2008). Outre qu’elle transforme le mode de production des connaissances, l’analyse intersectionnelle permet d’élaborer des contenus utiles pour des mobilisations et des interventions orientées vers la justice sociale (Bilge 2013).

Les violences sexistes et l’intersectionnalité

Dans son ouvrage intitulé Feminist Theory from Margin to Center (1984), hooks introduit la notion de « cycle de violence » afin de désigner les différentes manifestations de la violence structurelle et familiale que les femmes vivent dans la sphère privée et publique :

[Pour des féministes afro-américaines comme hooks,] la cellule familiale, contrairement à l’espace public, constitue un lieu exempt de racisme, en l’occurrence une sorte de thébaïde où, en dépit du sexisme familial, les femmes noires peuvent trouver refuge.

Corbeil et Marchand 2007 : 4

Les violences vécues à l’extérieur de la sphère privée impliquent davantage de systèmes de domination : c’est pourquoi « les efforts pour mettre fin à la violence faite aux femmes doivent s’inscrire dans un mouvement de lutte visant l’élimination de toutes les formes de violence » (Harper 2012 : 5).

Young (1990) définit la violence comme un phénomène systémique qui amène certains groupes à considérer comme probable le fait d’être victimes d’attaques à leur personne ou à leur propriété. La construction des femmes en tant qu’êtres vulnérables relève d’une « représentation traditionnelle qui oppose le dedans et le dehors, assimilé à une menace pour les femmes » (Lieber 2008 : 267). Ces représentations se traduisent chez ces dernières par une peur des espaces publics qui sont alors perçus comme hostiles et pouvant mettre en péril leur intégrité physique (Lieber 2002). Différentes auteures considèrent cette violence comme un important facteur explicatif du rapport différencié que les femmes entretiennent avec les villes (Coutras 2003; Lieber 2002 et 2008; Young 1990) :

[L]e sentiment [d’insécurité] servait d’instrument de contrôle social et contribuerait à la discrimination générale à l’encontre des femmes; le sentiment d’insécurité limitait les chances dans la vie des femmes en restreignant leur accès aux emplois et à l’éducation et leur usage des espaces publics et des espaces de loisirs.

Wekerle 2000 : 166

Pour faire face à cette insécurité, les femmes développent des tactiques allant de l’isolement presque complet à la pratique de l’autodéfense et variant selon les caractéristiques individuelles, comme l’âge, les capacités et les expériences antérieures, et donc suivant la perception de leur vulnérabilité devant un risque de violence (Lieber 2008; Valentine 1989). L’intersectionnalité apparaît comme un cadre d’analyse adapté aux recherches et aux interventions qui touchent la question des violences sexistes dans les espaces publics puisqu’elle permet de penser et de comprendre certains noeuds théoriques en favorisant l’analyse des liens entre identités, processus sociaux et systèmes de domination. Il ne faut pas perdre de vue que cette démarche a des visées politiques : les organisations qui s’en réclament doivent donc, entre autres choses, opérer des changements dans leurs méthodes de travail afin de s’ancrer dans une perspective de justice sociale.

Corbeil et Marchand (2007) soutiennent que l’intervention féministe est appelée à se renouveler afin d’être en mesure d’agir auprès des femmes qui vivent diverses formes de violence. Les deux auteures aspirent à la conception de cadres d’analyse et d’intervention reconnaissant les effets conjugués des différents systèmes de domination. En partant des quatre principes fondateurs de l’intervention féministe dans un contexte de violence conjugale[2], Corbeil et Marchand (2006) énoncent six principes qui permettent d’opérationnaliser l’intervention féministe intersectionnelle :

  1. établir un rapport égalitaire;

  2. prendre conscience de ses préjugés;

  3. reconnaître la pluralité des identités;

  4. prendre conscience de sa position privilégiée;

  5. redonner du pouvoir aux femmes;

  6. partir du vécu des femmes pour mieux le reconnaître et le valoriser.

Globalement, cette approche a pour objet de transformer les modes d’intervention couramment employés au Québec.

La démarche méthodologique

Notre article met en relief les similitudes entre l’intervention féministe intersectionnelle et les méthodes d’intervention préconisées par l’ONG étudiée. Pour ce faire, une analyse des approches et des méthodes de travail de cette ONG a été réalisée à la lumière des six principes énoncés par Corbeil et Marchand (2006). L’étude des pratiques d’une ONG internationale permet de mettre en évidence et de documenter des stratégies pour améliorer la collaboration avec les communautés dans des projets locaux et à l’étranger en vue d’éliminer les violences sexistes en milieu urbain.

La collecte de données s’est déroulée en deux grandes étapes. Premièrement, un questionnaire en ligne, adressé à d’actuelles et d’anciennes membres de l’équipe de travail et du conseil d’administration de l’ONG étudiée, a été distribué. Celui-ci portait sur les approches et les méthodes de travail de cette ONG à la lumière des six principes retenus et demandait aux répondantes de définir l’intersectionnalité. Au moment de la collecte, l’ONG étudiée comptait trois travailleuses et un conseil d’administration composé de sept femmes. Au total, huit personnes ont répondu aux questions en français ou en anglais[3]. Enfin, 20 documents produits par cette ONG ont été analysés pour compléter certaines informations concernant ses projets et ses mandats.

À noter que les pratiques présentées ci-dessous ne sont pas systématiquement employées dans l’ensemble du travail effectué par l’ONG étudiée; par ailleurs, nous avons choisi d’exposer certaines fautes et maladresses pour montrer les tensions et les contradictions qui peuvent résider dans l’application de cette approche.

La vision et l’utilisation de l’intersectionnalité

Les intersections, les interrelations et les effets combinés des caractéristiques, des identités et des oppressions vécues sont au coeur de la majorité des définitions des répondantes. Alors que la transformation sociale est au centre de la notion d’intersectionnalité, seules deux répondantes sur huit font des liens avec l’intervention ou encore la recherche d’une plus grande justice sociale. Bien que les approches et les méthodes de travail ne soient pas à proprement parler dans les définitions fournies par les répondantes, plusieurs composantes de l’intervention féministe intersectionnelle sont présentes dans leurs méthodes d’intervention décrites aux autres questions et dans les documents que nous avons analysés.

Établir un rapport égalitaire

Les théoriciennes et les praticiennes blanches et occidentales développent généralement des rapports de pouvoir envers les femmes racisées et colonisées avec qui elles interviennent (Corbeil et Marchand 2007). Rappelons cependant que l’établissement de relations égalitaires avec les résidentes et les partenaires constitue une des bases de l’intervention féministe intersectionnelle. Pour y arriver, les travailleuses doivent de façon minimale être conscientes des différents rapports de pouvoir associés à leurs tâches. Dans le cas à l’étude, les répondantes sont unanimes : elles reconnaissent l’existence de rapports hiérarchiques dans les projets et dans les mandats d’assistance technique ou de services conseil.

Premièrement, l’ONG étudiée fait de l’intervention par projets à l’échelle locale et à l’international. Comme cette ONG a peu d’ancrage territorial, une distance la sépare des villes et des quartiers où les projets se déroulent. Pour certaines répondantes, cette distance peut engendrer une méconnaissance du contexte local, ce qui a des répercussions sur la qualité des interventions. Cette distance pose également des enjeux quant à la durabilité des retombées puisque l’ONG étudiée peut difficilement assurer un suivi une fois les projets achevés. Pour d’autres répondantes, cette distance n’est pas problématique lorsque les rôles des partenaires sont définis de manière appropriée :

WICI, in fact, does not define itself as a community organization – its role is not to do on the ground work, but rather to provide management and consultancy to grassroots projects. This does not necessarily imply more hierarchy, because WICI plays a supportive role to community organizations, rather than to try to be fully involved, which could be invasive.

Répondante 3A

Dans tous ses projets, l’ONG étudiée développe des partenariats avec les communautés pour travailler « avec des personnes/organismes diversifiés et représentatifs de la population visée par les interventions » (répondante 1F). L’établissement de rapports égalitaires avec les communautés se fait principalement par la reconnaissance des efforts fournis à l’échelle locale. Ainsi, les travailleuses explorent préalablement le terrain en ciblant, entre autres, les initiatives et les réseaux existants, les besoins matériels et techniques, les obstacles structurels, les modes d’organisation et les codes culturels. Cette étape préparatoire permet de mieux connaître le contexte pour ensuite trouver des moyens en vue d’appuyer les mouvements locaux contre les violences sexistes. Idéalement, l’ONG étudiée reconnaît, valorise et soutient les initiatives existantes qui concernent l’inclusion de la dimension du genre dans le développement urbain, l’amélioration de la sécurité des espaces publics et la participation des résidentes à la gouvernance locale. Pour éviter d’induire des rapports inégalitaires, les répondantes disent chercher à construire dans leur travail des partenariats profitables et équitables qui permettront l’établissement de relations de confiance à long terme. De plus, elles accordent un rôle central aux partenaires à toutes les étapes des projets.

Les partenariats avec les organisations locales sont parsemés d’embûches. Dans certains cas, les communautés sont réticentes à la collaboration puisque l’arrivée d’une ONG internationale apparaît souvent comme des efforts superflus ou encore comme une tentative d’ingérence extérieure. Dans de telles situations, les travailleuses sur le terrain vont, par exemple, exposer clairement leurs objectifs, expliquer la pertinence de sa présence et surtout se montrer flexibles. Dans d’autres cas, les partenaires locaux induisent eux-mêmes des rapports hiérarchiques avec la population visée. Par le passé, certaines organisations ont négligé la consultation de la population puisqu’elles considèrent savoir ce qui est le « mieux » pour « leur » communauté. Pour éviter ces situations, l’équipe de travail s’appuie également sur les savoirs et les expériences des résidentes (voir la section « Partir du vécu des femmes pour mieux le reconnaître et le valoriser »).

Ainsi, l’ONG étudiée collabore avec des organisations et des institutions locales et internationales et leur assure une assistance technique. Des mandats leur sont confiés principalement lorsque des compétences spécialisées sont nécessaires pour concevoir des études, des outils, des recherches, des évaluations ou des programmes d’intervention. Il s’agit d’un secteur en pleine croissance puisque de nombreuses organisations et institutions sollicitent l’appui d’ONG internationales spécialisées et expérimentées pour lutter contre les violences sexistes en milieu urbain. Cependant, ce rôle d’expertes peut rapidement se traduire en relations de subordination. Pour éviter cela, l’équipe de travail agit en collaboration avec les partenaires locaux afin que ceux-ci s’approprient les connaissances et les outils mis au point pour que, à long terme, l’assistance extérieure de l’ONG ne soit plus indispensable. Ce type de relation s’inscrit dans une volonté de redonner du pouvoir aux communautés (voir la section « Redonner du pouvoir aux femmes »).

En somme, la construction de partenariats forts avec des organisations et des institutions locales apparaît comme un des principaux moyens employés par cette ONG pour éviter la subordination des communautés. De cette façon, il s’avère possible de bâtir des relations de confiance et égalitaires avec des actrices et des acteurs qui sont déjà engagés dans les luttes pour l’élimination des violences sexistes en milieu urbain ou encore qui s’y intéressent.

Prendre conscience de ses préjugés

L’intersectionnalité constitue une approche permettant de considérer les conjonctures historiques et les contextes spécifiques, ce qui accorde une attention particulière à la localisation des individus et aux structures créant les différences de pouvoir (Bilge 2013). Pour y arriver, les intervenantes et les intervenants doivent prendre conscience de leurs propres préjugés et a priori et les influences que cela induit dans leurs méthodes de travail (Corbeil et Marchand 2007). Pour éviter de tomber dans des conceptions monolithiques et homogénéisantes à l’égard de certaines catégories de femmes, un décentrement de la culture dominante doit être opéré. Cette ouverture est possible par la reconnaissance des différences et des oppressions vécues en raison des positions sociales, des expériences et des trajectoires de vie. Une telle reconnaissance doit s’accompagner de changements dans les méthodes d’intervention, par exemple, concernant le rythme, l’organisation du travail, les moyens de communication et le vocabulaire employé.

Bien que l’ONG étudiée s’intéresse précisément aux questions liées à l’égalité des sexes, elle fait preuve d’une grande sensibilité à l’égard des autres formes d’oppression. Les répondantes soutiennent que les projets et les interventions s’attaquent à plusieurs oppressions systémiques, comme le racisme, l’âgisme, la discrimination de classe (économique et de caste), le capacitisme, le colonialisme et l’hétérosexisme, qui limitent les résidentes dans leur participation à la vie urbaine et leur appropriation des villes. De manière générale, l’équipe de travail parvient à faire ressortir les oppressions particulièrement prégnantes au moment des évaluations des besoins réalisées en amont des interventions :

The results on this initial scoping helped to narrow the focus to those who experience the most exclusion (women in slums, underage sex workers, migrant workers, etc.) which then led us to work to understand and try to transform the systems of oppression that maintain that exclusion.

Répondante 4A

En reconnaissant les communautés locales comme des expertes de leur milieu de vie, l’équipe de travail cherche à éviter d’induire différents a priori. Durant les évaluations des besoins, elle met en oeuvre des moyens pour permettre aux résidentes d’identifier, entre autres, les enjeux qui les préoccupent, les éléments les plus criants et les solutions souhaitées pour éliminer les violences sexistes. Cette participation se réalise par des entretiens avec des organisations et des résidentes, des groupes de discussion, des sondages et des marches exploratoires sur la sécurité des femmes, par exemple. Comme l’adaptation au contexte local est au coeur de leur approche, ce n’est que par l’expérience du terrain que les intervenantes de l’ONG étudiée développent, généralement en collaboration avec les partenaires, des méthodes souples et adaptées pour ces évaluations des besoins :

By putting a large emphasis on the need for adaptation and on including this directly in its proposals and log frames, it ensures that staff report on this specifically. The hope is that by doing this, they are encouraged to become more aware of their own privilege and how this can affect project interventions.

Répondante 4A

Les évaluations de besoins sont parsemées d’inadvertances liées à l’analyse du contexte local. Ainsi, dans le cas du projet Où sont les femmes et les filles?, réalisé dans le quartier Parc-Extension à Montréal, des marches exploratoires ont tenté d’être tenues après la tombée du jour pour déterminer les sources d’insécurité dans les espaces publics. Cependant, comme les résidentes de ce quartier sortent très peu de leur domicile durant la soirée en raison des charges familiales et des codes culturels, ces activités n’ont attiré personne, à l’exception d’une élue locale. À la suite de cette erreur, l’équipe de travail a redoublé d’efforts pour trouver des méthodes plus adaptées. Ainsi, un questionnaire a été adressé à la population du quartier Parc-Extension par voie de visites à domicile durant le jour. Cette stratégie devait permettre de joindre les personnes plus à risque en matière d’isolement comme les sans-emploi, les mères au foyer et les personnes âgées. Dans les faits, les rencontres étaient plus qu’une simple collecte de données quantitative : elles constituaient des occasions pour entamer un dialogue avec les résidentes et les résidents sur leur réalité, leur vécu, leurs aspirations, mais surtout les obstacles à l’utilisation des espaces publics. Le rôle des intervenantes a donc consisté à mettre en place des conditions favorables pour établir un dialogue avec les résidentes afin que celles-ci aient un pouvoir sur l’articulation des recherches et des projets qui les concernent. Nous voyons que cette approche permet de « parler avec les autres » au lieu de « parler pour les autres » (Alcoff 1992 : 23). En précisant conjointement les situations qui limitent les résidentes dans leur participation à la vie urbaine et dans leur utilisation des espaces urbains, ces dernières, les partenaires et les intervenantes ont pu établir des plans et des méthodes d’intervention adaptés au contexte et non aux habitudes et aux préférences de l’équipe de travail. À noter que l’attention accordée aux enjeux et aux réalités locales ne s’arrête pas au dépôt de l’évaluation des besoins, mais qu’elle se poursuit tout au long de la présence de l’ONG étudiée.

Pour prendre conscience de leurs propres préjugés, les membres de l’équipe de travail explorent préalablement le terrain d’intervention pour apprendre et déconstruire leurs idées reçues à l’égard des communautés. Cette exploration est rendue possible par l’emploi de méthodes participatives et adaptées qui permettent de donner la parole aux communautés pour indiquer les enjeux et les pistes de solution.

Reconnaître la pluralité des identités

Les positions sociales sont mouvantes et continuellement en transformation puisqu’elles sont en interaction avec les différents systèmes de division sociale (Anthias 2008). L’intersectionnalité, comme outil conceptuel, permet d’approfondir les positions sociales et de mieux appréhender les réalités multiples que vivent les femmes. Concrètement, l’analyse des intersections et des effets conjugués des oppressions doit se faire de façon continue et se refléter dans les projets et les mandats (Corbeil et Marchand 2006). Pour s’adapter au contexte local, l’équipe de travail de l’ONG étudiée cherche à collaborer avec les communautés afin d’explorer et de reconnaître la pluralité des identités :

The essential issue is to allow each group to explore and articulate their own needs and experiences. Women who have been forcibly relocated to poorly provided areas in India, or who experience dangerous conditions accessing water and sanitation; women living in cities who are disabled; older women concerned about access and safety, aboriginal women who are vulnerable to safety in public space, women living in disadvantaged areas of cities; girls growing up in societies which afford them little autonomy compared with boys – have all been able to demonstrate very specific and distinct experiences which require solutions adapted to their needs. Usually, projects have been able to accommodate other differences among their group – which take account of age or marital status, etc.

Répondante 2A

Comme nous l’avons mentionné précédemment, le rôle de l’ONG étudiée est de concevoir des espaces et des occasions en vue de permettre aux résidentes de percevoir, entre autres, les enjeux locaux et les changements souhaités. Cette écoute est rendue possible par des activités participatives comme les marches exploratoires sur la sécurité des femmes, où ces dernières sont invitées à partager leur vécu et senti par rapport aux lieux visités en petits groupes. Une telle démarche permet aux participantes et aux intervenantes de prendre acte des positions sociales qui forgent le rapport à l’insécurité de chacune. À titre d’exemple, le projet Créer des communautés plus sécuritaires pour les femmes marginalisées et pour toute la communauté a mis en dialogue les oppressions vécues par quatre groupes généralement marginalisés puisqu’elles sont autochtones, aînées, immigrantes ou encore handicapées (FVI 2010 : 6) :

Ces groupes ont eu pour objectifs de créer des partenariats avec leur municipalité et/ou différents partenaires pour mettre en oeuvre des approches sécuritaires tout en rendant compte de la réalité spécifique de ces divers groupes de femmes par l’adaptation de l’outil méthodologique des marches exploratoires sur la sécurité des femmes à leurs besoins.

À partir des conclusions de ce projet, les pratiques de l’ONG étudiée ont été quelque peu revues : ainsi, l’inclusion a été ajoutée comme septième principe pour un aménagement sécuritaire[4]. Ce principe correspond à la prise en considération des besoins et des réalités qui sont liés, entre autres, aux capacités, au statut d’immigration, à la situation socioéconomique et à l’âge. Il est très important de ne pas réifier la population à ces caractéristiques, mais de prêter attention aux besoins et aux réalités exprimés (FVI 2010). Bien que les intervenantes mettent en évidence de multiples sources d’oppression et même leurs intersections, l’approche par projets et par mandats, qui exige des résultats à court terme, fait en sorte qu’elles doivent se concentrer sur les besoins urgents ou encore là où il leur semble possible d’opérer des changements.

En bref, la reconnaissance de la pluralité des identités se fait par le partage et l’écoute des expériences des résidentes, notamment en rapport avec l’insécurité vécue en milieu urbain. Cette attention permet la formulation d’approches, de projets et d’interventions adaptées aux positions sociales et aux besoins exprimés.

Prendre conscience de sa position privilégiée

« [L]’analyse intersectionnelle tient compte de la dialectique entre majoritaire et minoritaires – entre les marges et le centre – et des mécanismes de pouvoir qui s’opèrent entre les diverses catégories de femmes » (Corbeil et Marchand 2007 : 12). L’analyse des privilèges et des hiérarchies entre les parties impliquées visées s’avère cruciale pour mettre en oeuvre l’intervention féministe intersectionnelle. Au-delà des rapports de pouvoir dont nous avons discuté précédemment, les répondantes reconnaissent que les femmes engagées dans l’ONG étudiée sont, en règle générale, socialement privilégiées en ce qui concerne l’éducation, la race, les capacités et la situation socioéconomique et qu’elles le reconnaissent bien. Toutefois, une simple prise de conscience de la position sociale et du pouvoir qui y est associé n’est pas suffisante. Ces privilèges doivent être utilisés pour favoriser la transformation sociale puisqu’ils peuvent, par exemple, appuyer ou accélérer certaines démarches de défense de droits, assurer des liens avec la culture dominante pour faire (re)connaître certaines réalités généralement marginalisées ou encore distribuer des ressources qui ne sont pas accessibles à tous et à toutes (Corbeil et Marchand 2007) :

WICI, by virtue of its international status, being based in Canada, established reputation, network and relation with international agencies including the UN, etc. is also sometimes afforded privilege. WICI works to use this privilege as an entry point to elevate the status of work being done locally and to open doors to facilitate partnership-building between local groups and government actors and other key stakeholders.

Répondante 4A

Certaines répondantes mentionnent que l’ONG étudiée et ses membres disposent de privilèges qu’elles utilisent pour favoriser la transformation sociale. Il s’agit de pouvoirs et de ressources qui sont accessibles à certaines catégories sociales privilégiées et qui sont, par exemple, employés pour faire reconnaître et bonifier le travail réalisé à l’échelle locale. Toutefois, comme le soutient Bilge (2013), les mouvements sociaux partagent un même problème, soit parler des autres, pour les autres et à la place des autres :

[T]he practice of speaking for others is often born of a desire for mastery, to privilege oneself as the one who more correctly understands the truth about another’s situation or as one who can champion a just cause and thus achieve glory and praise. And the effect of the practice of speaking for others is often, though not always, erasure and a reinscription of sexual, national, and other kinds of hierarchies.

Alcoff 1992 : 92

C’est là un risque bien réel pour de nombreuses ONG internationales de pays du Nord qui modifient leur rôle et donc leurs modes d’intervention; depuis la fin de la guerre froide, les organisations pour le développement se sont multipliées dans les régions où les ONG internationales concentraient une large part de leur aide au développement. Ce type d’aide qui se réalisait principalement sous forme de prestation de services à la population s’est graduellement réorienté vers la recherche et les activités de plaidoyer (Davies 2012). Ainsi, l’équipe de travail vise à être à l’écoute des communautés et à les appuyer de manière à éviter de parler ou d’agir à leur place. Elle établit des dialogues avec les résidentes et les organisations locales afin de ne pas imposer ses visions ou décisions, par exemple lorsqu’elle valide les résultats des recherches ou les orientations de projets avec les principales personnes visées. Cependant, ce dialogue peut se révéler exténuant, sembler peu profitable ou même nuisible à la réalisation des activités quotidiennes des organisations locales. Dans de tels cas, l’équipe de travail ne doit pas uniquement promettre des retombées à long terme, mais chercher à réellement redonner tout au long de son action.

En résumé, la prise de conscience de la position privilégiée de l’ONG étudiée et de ses membres a permis à ces dernières de l’utiliser pour favoriser ou encore accélérer les transformations sociales. Pour éviter de reproduire des rapports inégalitaires, l’équipe de travail s’est efforcée d’établir un dialogue et des rapports profitables avec les communautés.

Redonner du pouvoir aux femmes

L’intervention féministe intersectionnelle a pour objet de redonner du pouvoir. Les intervenantes doivent croire au potentiel des résidentes pour que ces dernières puissent gagner du pouvoir sur leur situation afin d’entreprendre des changements (Corbeil et Marchand 2006). Ainsi, les résidentes doivent être au centre de l’action de manière qu’elles soient des « sujets de leur vie et non comme des objets sur lesquels nous pouvons agir » (Corbeil et Marchand 2007 : 18). Lorsqu’il est question des femmes marginalisées, il importe de déconstruire l’idée selon laquelle ce sont des victimes passives de leurs oppressions : « l’identité constitue toujours un lieu de résistance pour les membres de différents groupes subordonnés » (Crenshaw et Bonis 2005 : 76). Ainsi, celles qui sont situées à l’intersection de plusieurs systèmes d’oppression développent des connaissances et des capacités de résistance, ce qui leur permet « de devenir de véritables leaders de leur communauté, créant des mouvements de lutte et de revendication » (Harper 2012 : 2-3). À ce sujet, les répondantes sont unanimes; l’acquisition du pouvoir constitue une dimension clé de leur mission et démarche :

[The empowerment of local communities is] absolutely our aim – this is the fundamental motivation for doing the work of WICI – to enhance the role of women in their communities and empower them and their communities.

Répondante 1A

Les violences sexistes telles que celles qui sont liées à l’insécurité urbaine se vivent généralement de façon isolée. Le travail sur la question du genre et de la ville permet d’unir les résidentes d’un même territoire pour que celles-ci puissent pleinement s’investir dans des initiatives et des projets locaux concernant l’élimination des violences sexistes. Dans un même ordre d’idées, l’action collective auprès des femmes apparaît comme un moyen pour leur redonner du pouvoir, notamment en brisant l’isolement, en partageant les vécus, en favorisant les prises de conscience, en collectivisant les enjeux et en bâtissant des solidarités basées sur l’appartenance de genre. Outre qu’elle constitue un moyen pour redonner du pouvoir, cette approche permet d’entreprendre des interventions concrètes telles que des actions artistiques, politiques ou ludiques d’appropriation des espaces publics considérés comme insécuritaires.

Durant sa présence sur le terrain, l’équipe de travail cherche à ce que les résidentes développent et partagent leurs habiletés, pour, par exemple, s’exprimer en public, créer des liens et agir dans leurs milieux. Pour y arriver, des moyens, adaptés aux contextes locaux et valorisant les savoirs et les capacités des résidentes, sont employés comme le réseautage, les sessions d’(auto)formation et les ateliers d’échange de connaissances. Cet apprentissage entre les paires permet aux résidentes et aux groupes de différentes villes et régions du monde de partager leurs pratiques et leurs expériences.

En sus, la participation directe des résidentes aux projets et aux interventions doit leur permettre de reprendre du pouvoir sur leur milieu de vie. Pour l’ONG étudiée, la participation effective des femmes et des filles dans toute leur diversité permet la construction de villes et de communautés équitables et inclusives. Ses interventions ont notamment pour objet de les inciter à prendre part aux débats et aux décisions concernant le développement urbain, et ce, pour que leurs besoins et leurs réalités soient mieux (re)connus. Cependant, pour certaines communautés, cet engagement dans la gouvernance locale est parfois prématuré ou encore absolument déconnecté des enjeux impérieux. Dans de tels cas, il faut se référer aux autres principes de l’intervention féministe intersectionnelle et éviter d’imposer certains objectifs liés à l’engagement politique. Comme le mentionne une de nos répondantes, l’ONG étudiée s’assure d’abord de répondre aux besoins des résidentes concernant leurs réalités vécues au quotidien, leurs familles et leur communauté.

En somme, pour redonner du pouvoir aux résidentes, divers efforts sont fournis afin qu’elles acquièrent des capacités en ce sens et les partagent, notamment en vue de susciter l’action collective et l’engagement dans la gouvernance locale. Cependant, ces objectifs ne doivent pas être imposés par une organisation, mais émaner des communautés.

Partir du vécu des femmes pour mieux le reconnaître et le valoriser

Comme le soulignent Corbeil et Marchand (2006 : 50), une intervention qui s’appuie sur l’intersectionnalité permet l’exploration des « besoins individuels des femmes, et, à partir de leurs expériences, [les amène] à reconnaître leurs forces afin de favoriser l’émergence de nouvelles aptitudes pouvant favoriser l’affirmation de soi et l’autonomie ». Dans ce type de travail, la définition des enjeux et des priorités se fait systématiquement à partir des besoins ressentis par les résidentes :

Women’s experiences are at the core of WICI’s work. WICI believes that women are the experts of their own experiences and therefore best able to both diagnose problems and make recommendations for change.

Répondante 4A

Comme nous l’avons mentionné dans les sections précédentes, l’équipe de travail de l’ONG étudiée s’efforce d’adapter son approche et ses méthodes aux réalités du terrain d’intervention, et ce, pour être en mesure d’écouter et de prendre en considération les expériences quotidiennes. Divers moyens sont employés pour amener les résidentes à s’exprimer sur leur vécu, comme les marches exploratoires sur la sécurité des femmes, les projets artistiques, les entrevues en profondeur et les groupes de discussion. De cette façon, les intervenantes s’assurent de répondre à des besoins vraiment ressentis par les résidentes. Bien que ce travail des intervenantes soit primordial dans la préparation des interventions, les efforts doivent se poursuivre tout au long de leur présence sur le terrain. Cependant, l’attention accordée aux résidentes constitue parfois une manoeuvre pour outrepasser les organisations locales qui travaillent déjà sur ces questions. Comme nous l’avons expliqué précédemment, il s’avère crucial de reconnaître et de valoriser les initiatives existantes.

Ainsi, les résidentes sont reconnues comme les expertes de leur propre expérience : c’est pourquoi elles doivent avoir un rôle central, notamment dans la détermination des enjeux de violence sexistes qui se manifestent dans leur milieu de vie. Cette approche permet d’élaborer des projets et des interventions réellement pertinentes pour les communautés, mais il faut s’assurer d’éviter de marginaliser les organisations locales.

Discussion

L’analyse des pratiques de l’ONG étudiée à la lumière des principes de l’intervention féministe intersectionnelle démontre l’importance de bien comprendre les contextes locaux et de savoir s’y adapter, et ce, en vue de réaliser du travail réellement pertinent pour les communautés. En sus, l’intersectionnalité apparaît comme une notion permettant de réfléchir aux conséquences des relations avec les partenaires et les résidentes, ce qui permet certaines avancées dans l’action pour l’élimination des violences sexistes qui sont enchevêtrées dans de multiples systèmes d’oppression.

Concernant le travail avec les partenaires, il importe de bâtir des relations de confiance et à long terme avec des organisations déjà engagées par rapport à la problématique visée ou qui s’y intéressent. L’appui de projets existants permet à une ONG de partager son expertise pour qu’elle puisse réellement être mise en pratique. L’attention accordée aux relations avec les organisations locales est particulièrement pertinente dans le contexte où une ONG revoit son approche d’aide au développement. Ainsi, l’ONG étudiée s’adapte notamment en ayant un rôle de soutien à l’égard des organisations et des institutions locales. À noter que des mandats plus courts, précis et donc moins engageants permettent plus difficilement de construire des relations significatives avec les communautés locales, relations qui sont généralement nécessaires pour en arriver à appliquer une approche féministe intersectionnelle. En sus, les contraintes imposées par les organismes bailleurs de fonds induisent divers rapports de pouvoir :

In the context of the project I worked on, I felt like the hierarchical relationship was being imposed from our funders. I felt like we tried to push certain goals within the project, that were not necessarily beneficial to local communities, because we had to meet the goals of our grant. However, we tried our best to work around these pressures and do what was best for local communities.

Répondante 3A

En imposant des contraintes, les organismes bailleurs de fonds peuvent annihiler les efforts fournis par une ONG, notamment pour être à l’écoute des contextes locaux. Devant ces contraintes, on s’efforce habituellement de trouver des solutions pour respecter les exigences de financement tout en écoutant les besoins exprimés par les communautés.

Bien que leur travail soit principalement centré autour d’organisations locales, les intervenantes ne perdent pas de vue la participation directe des résidentes. Pour comprendre les différents systèmes de domination et chercher à les transformer, l’ONG étudiée tente de joindre les résidentes plus à risque en matière de cantonnement dans des violences sexistes qui restreignent leur participation et leur appropriation des villes. Cette prise de contact directe avec les femmes et les filles par des activités participatives permet de récolter des témoignages sur les diverses manifestations concrètes des violences sexistes en milieu urbain qui varient notamment selon les positions sociales. De cette façon, une ONG peut être à leur écoute et entrer en dialogue avec elles pour arriver à collectivement mettre en évidence les enjeux cruciaux et également les solutions souhaitées. En sus, le travail sur la dimension du genre semble permettre l’émergence ou la consolidation de solidarités entre les résidentes d’une même communauté. Ces solidarités favorisent l’engagement des femmes, malgré leurs différences, dans des luttes collectives contre les violences sexistes. En participant pleinement aux projets et aux interventions, elles en viennent à développer certaines capacités et volontés pour agir dans la sphère publique, ce qui, à long terme, peut permettre de (re)connaître les enjeux et les besoins, par exemple dans la gouvernance à l’échelle locale. Cette approche permet donc aux résidentes de prendre du pouvoir sur leur situation, notamment en ayant un rôle actif dans la lutte contre les violences sexistes dans leur milieu de vie.

En somme, de nombreuses pratiques de l’ONG étudiée s’insèrent dans les principes de l’intervention féministe intersectionnelle. Dans la documentation que nous avons analysée, la vaste majorité mentionne l’importance de prendre en considération les multiples sources d’oppression, en particulier lorsqu’il est question de la construction du sentiment d’insécurité. Or, seuls les documents publiés après 2010 font directement référence à l’intersectionnalité des oppressions ou encore à l’emploi de cette approche dans les interventions et les recherches. Cette tendance n’est pas isolée : en effet, depuis une dizaine années, de plus en plus d’institutions, de mouvements sociaux et d’individus emploient cette notion dans leurs discours et écrits. Pour sa part, Bilge (2013 : 408) se méfie de cet engouement, principalement parce qu’elle note l’existence d’utilisations ornementales de l’intersectionnalité, notamment dans le milieu universitaire :

Similar to routine declarations of commitment to equity and diversity, ornamental intersectionality allows institutions and individuals to accumulate value through good public relations and « rebranding » without the need to actually address the underlying structures that produce and sustain injustice.

Les organisations qui emploient la notion d’intersectionnalité doivent freiner cette vague de dépolitisation où son utilisation sert uniquement aux recherches et aux discours. Elles doivent également se rappeler que l’intersectionnalité permet de construire des connaissances contrehégémoniques ainsi que des politiques et des pratiques ancrées radicalement dans la justice sociale.