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« J’attends un commencement qui ne peut finir. »

Joséphine Bacon et José Acquelin (2011)

L’influence historique, au Québec et au Canada, des cultures autochtones (Sioui 1999; Saul 2008) sur les cultures colonisatrices européennes a créé un espace favorable à la multiplicité des points de vue. Si l’on admet que la coexistence interactive d’une diversité de perspectives sur le monde encourage la liberté de penser de chaque personne et tempère les effets de mode, c’est là un héritage inestimable dont on n’a pas saisi à ce jour toute la valeur et la portée, encore moins les conséquences qu’il y aurait à le perdre.

Notre choix d’intituler le présent numéro, « Intersectionnalités », au pluriel s’inscrit dans une démarche d’attention à la variété des appréhensions actuelles du terme « intersectionnalité » dans l’espace francophone, variété dont témoignent les textes qui le constituent. En se référant à cette notion comme à un savoir situé, à une approche méthodologique, à une forme d’organisation, à une pratique militante ou à un outil analytique, leurs auteures et auteurs illustrent, en outre, la souplesse polysémique associée à l’usage du terme dans les études contemporaines à l’échelle de la planète. Comme dans ces études, leur traitement de l’intersectionnalité n’est ni unanime ni limité à un champ disciplinaire. Si certaines personnes l’adoptent dans leurs écrits pour son attention accordée à l’ensemble des oppressions identitaires et à leur imbrication, d’autres relèvent son silence sur les mécanismes matériels de « différenciation » des groupes sociaux ou font la démonstration de son incapacité à les circonscrire.

Un tel spectre d’utilisations du concept a de quoi surprendre si l’on considère qu’il y a peu, rares étaient les recherches féministes francophones au Québec qui non seulement le plaçaient au coeur de leurs analyses, mais y faisaient référence. Or si l’on en juge notamment par la publication du dossier « Intersectionnalités : regards théoriques et usages en recherche et intervention féministes », paru sous la direction d’Elizabeth Harper et Lyne Kurtzman dans la revue Nouvelles Pratiques sociales en 2014, et de l’étude L’intersectionnalité en débat : pour un renouvellement des pratiques féministes au Québec, publiée en 2015 par Geneviève Pagé et Rosa Pires, en partenariat avec la Fédération des femmes du Québec, ainsi que par le présent dossier de la revue Recherches féministes, un vent d’« intersectionnalisation » souffle sur les études féministes québécoises à l’heure actuelle.

Dans ce contexte, en résonnance avec celui qui règne dans la francophonie féministe, l’analyse de l’imbrication des oppressions est souvent perçue comme récente, alors que les oeuvres majeures des féministes noires l’ayant élaborée paraissent depuis 35 ans. Dans Women, Race and Class, publié en 1981, Angela Davis montre bien que le racisme et le classisme sévissaient au sein du mouvement des femmes américain depuis le xixe siècle, ainsi que l’importance de luttes solidaires. Elle le fait : « [en explorant] les liens idéologiques qui existent, entre le pouvoir esclavagiste, le système des classes et la suprématie masculine, et [en posant] la nécessité d’articuler les trois niveaux de contradiction de race, de classe et de sexe, dans les luttes de libération aujourd’hui » (Davis 1983 : quatrième de couverture).

Comment alors comprendre la perception de l’intersectionnalité comme un nouveau concept? Serait-ce une conséquence du statut dominant, voire hégémonique, des analyses prenant appui sur le seul genre, et même sur sa seule face idéelle, dans nombre de recherches et de textes féministes publiés en français de nos jours? Force est de constater que cette approche centrée sur le genre est notablement plus médiatisée que les autres et que sa critique occupe une place très ténue dans plusieurs ouvrages de féministes pourtant clairement engagées dans la réflexion théorique. Or si chaque notion susceptible d’affiner notre compréhension des processus d’oppression se doit d’être saluée, toutes n’éclairent pas au même degré les systèmes politiques et économiques qui les génèrent.

Notons que la « popularité » de la notion de l’intersectionnalité, en ce début du xxie siècle, correspond à un moment où l’on peut mesurer avec davantage de recul les ravages sur les groupes minorisés des politiques de désengagement des États conjointement avec l’intensification mondiale du néolibéralisme et vice versa. Si bien que les injustices que subit la majorité des êtres humains, précédemment mal saisies parce qu’elles ont été invisibilisées ou banalisées, apparaissent dans une lumière plus crue au fur et à mesure qu’éclate une nouvelle crise dans un pays ou un autre, crise dont les répercussions débordent désormais largement les frontières.

En ce qui concerne plus précisément l’analyse intersectionnelle, celle-ci doit composer avec plusieurs défis. Premier défi : en l’absence d’un programme politique précis, elle apparaît comme une approche sans direction politique. Alors que Dhamoon (2011) propose une définition de l’intersectionnalité comme approche focalisant sur plusieurs catégories identitaires, Squires (2008) y voit une théorie explorant le façonnement des identités individuelles par les multiples systèmes d’oppression. Dans les faits, l’intersectionnalité met souvent en relief la construction du genre par des marqueurs identitaires privilégiant deux intersections, soit la race et la classe, mais sans en faire pour autant un programme politique concret.

Deuxième défi : de plus en plus utilisée comme une démarche méthodologique dans la pratique, l’intersectionnalité ne va pas jusqu’à proposer de lecture des configurations de la race et de la classe à partir de la matrice historico-politique qui fait émerger ces classifications. Par ailleurs, l’analyse intersectionnelle emprunte les notions de classe au marxisme et de la racialisation aux théories critiques de la race, mais sans revoir ces concepts à partir de la position spécifique que le genre introduit.

Enfin, l’élaboration d’une analyse intersectionnelle pose un troisième défi dans le contexte québécois, soit celui de composer avec une longue tradition d’analyses féministes limitées au paradigme du genre, c’est-à-dire élaborée exclusivement à partir des concepts binaires femme/homme et masculin/féminin, en l’absence d’une articulation féministe des catégories de race et de classe de la société québécoise.

L’approche intersectionnelle, en mettant l’accent sur la multiplicité des positions identitaires qu’occupent les individus, ainsi que sur les relations de pouvoir complexes qui façonnent leurs interactions, montre bien que chaque contexte est spécifique et ne peut se résumer à une formule catégorielle universelle. La nature même de son projet exige qu’elle demeure un cadre flexible, capable de saisir et de traduire la spécificité de chaque contexte (Maillé 2015).

Si l’ensemble des textes venant de différentes disciplines qui paraissent dans le présent numéro s’attachent, comme on est en droit de s’y attendre, aux oppressions conjuguées et masquées qui ont trait au contexte québécois, élargi selon les problématiques à celui du Canada ou de l’Amérique du Nord, plusieurs textes font également ressortir la nécessité d’historiciser, d’articuler ou d’actualiser l’intersectionnalité en tenant compte d’autres approches ou savoirs.

Un thème principal se dégage toutefois des articles. Il s’agit des violences vécues par des groupes sociaux minorisés à plus d’un titre et qu’ignorent, ou que feignent d’ignorer, les cadres institutionnels ou militants en place. Ce thème s’inscrit dans la continuité des préoccupations des féministes noires ayant introduit l’idée de l’intersectionnalité (interlocking) sur la scène états-unienne au cours des années 70. Ces féministes noires s’étaient regroupées sous le nom de Combahee River Collective en 1974 à Boston. En 1977, elles rédigèrent The Combahee River Collective Statement, qui fut publié en 1979. Voici, pour bien situer leur perspective, un extrait de leur déclaration traduite en français en 2006 :

La définition la plus générale de notre politique actuelle peut se résumer comme suit : nous sommes activement engagées dans les luttes contre l’oppression raciste, sexuelle, hétérosexuelle et de classes et nous nous donnons pour tâche particulière de développer une analyse et une pratique intégrées, basées sur le fait que les principaux systèmes d’oppression sont imbriqués [interlocking]. La synthèse de ces oppressions crée les conditions dans lesquelles nous vivons. En tant que femmes Noires, nous voyons le féminisme Noir comme le mouvement politique logique pour combattre les oppressions multiples et simultanées qu’affronte l’ensemble des femmes de couleur.

Mentionnant dans son texte la démarche de ce collectif après une mise en garde au milieu universitaire contre « le blanchiment de l’intersectionnalité » et de ses pratiques, Sirma Bilge insiste sur deux nécessités. La première consiste à s’interroger sérieusement à savoir qui est le Combahee de notre époque et quels sont ses outils, et la seconde demande de réfléchir à l’importance « de développer l’intersectionnalité de la manière la plus pertinente pour les luttes de justice sociale d’aujourd’hui » (p. 26). Bilge appelle en particulier « les universitaires engagés [à] (re)trouver le souci d’articuler les savoirs de façon utile et concrète autour des luttes d’émancipation intersectionnelles » (id.), afin d’« élargir les imaginaires politiques et les possibilités de coalition » (id.).

C’est un tel élargissement que pratique Julie Perreault en se demandant comment des féministes autochtones intègrent l’intersectionnalité dans leurs analyses et dans leurs luttes contre la violence sexuelle. Ces deux interrogations lui permettent de dégager les thèses qui se trouvent au coeur d’un nouveau mouvement féministe autochtone. Élaborant une critique postcoloniale de l’intersectionnalité, ce mouvement désigne le colonialisme comme élément central des conditions menant à la violence sexuelle. Perreault souligne qu’Andrea Smith (2005) situe cette violence plus précisément au fondement de la colonisation patriarcale. Cette dernière voit le patriarcat comme un facteur de déstabilisation culturelle, sociale et politique du corps autochtone, et le sexisme comme une partie intégrante de l’héritage propre à la culture européenne. Selon Perreault, la violence à l’égard des femmes autochtones subsiste à l’intersection d’une violence politique qui se manifeste à plus grande échelle, celle de l’État-nation et de ses dispositifs de reproduction. Ce serait donc en ciblant le corps de ces femmes que prendrait forme l’ancrage physique et symbolique nécessaire à la domination coloniale en Occident.

De leur côté, Catherine Flynn, Dominique Damant et Geneviève Lessard présentent une recherche-action participative, nommée Projet Dauphine. Celle-ci avait pour objet de documenter l’expérience que font les jeunes femmes de la rue de la violence structurelle. Les trois auteures montrent que ce projet, réalisé auprès de femmes de la région de Québec, a permis la production de connaissances féministes intersectionnelles sur les pratiques concernant les femmes marginalisées qui se manifestent dans différents contextes : à travers les trajectoires au sein du système de protection de la jeunesse, dans les interactions avec les milieux policiers, durant les démarches pour obtenir de l’aide financière ou au sein d’organismes communautaires, à l’occasion de consultations médicales, de même que dans la recherche d’un emploi ou d’un logement. Dans leur évaluation des retombées de ce projet, les trois auteures notent que la participation des jeunes femmes à leur projet a amené ces dernières à agir pour lutter contre la violence structurelle et leur a offert un espace sécuritaire où elles ont pu s’exprimer librement, sans crainte d’être jugées, visée thérapeutique qui n’était pas prévue initialement.

Plus généralement, la situation des femmes dans les villes, où les injustices sociospatiales induisent « un rapport différencié aux ressources et aux occasions offertes par l’urbain » (p. 81), fait l’objet du texte de Marie-Ève Desroches. Celle-ci se penche sur les liens entre l’intervention féministe intersectionnelle et les modalités d’action de Femmes et villes international (FVI), organisation non gouvernementale qui veut créer des milieux urbains sécuritaires en documentant l’expérience plurielle qu’y vivent les femmes et les filles, c’est-à-dire en tenant compte de critères tels que le statut socioéconomique, l’origine et les capacités. Dans son analyse, l’auteure montre que de nombreuses pratiques de FVI s’inscrivent bien à l’intérieur de cette forme d’intervention et contribuent à stopper le processus de dépolitisation de l’intersectionnalité pour l’ancrer dans une démarche de justice sociale et de production de connaissances contrehégémoniques.

Les métropoles ont historiquement favorisé le regroupement d’individus minorisés au sein de luttes militantes. Dans leur texte, Manon Tremblay et Julie Podmore proposent une première réflexion nommément intersectionnelle sur le mouvement lesbien montréalais des années 70 aux années 2000. Cette démarche « intracatégorielle » leur permet de mettre en évidence l’hétérogénéité de ce groupe social. Elles constatent en outre que les marqueurs identitaires qu’elles ont choisi d’examiner, soit la classe sociale, la langue, l’identité nationale et l’analyse privilégiée (culturelle, féministe, séparatiste ou radicale), « ont constitué des forces structurantes » de ce mouvement politique. Elles soulignent également que ce mouvement, subissant l’influence des analyses américaines, canadiennes-anglaises et françaises, entretenait des rapports de complémentarité et de tension avec le mouvement féministe, nourri par les courants de pensée des mêmes cultures.

Placé devant un bilan beaucoup plus négatif des relations entre les mouvements transactivistes et féministes, Alexandre Baril examine la question du « cisgenrisme », souvent appelé « transphobie ». Investissant l’axe identitaire du genre (cis/trans), encore lacunaire dans les analyses intersectionnelles francophones, il met en lumière les « implications politiques pour penser les réalités trans » des différentes définitions que proposent les approches féministes du sexe/genre. Pour faciliter la saisie des éléments de son étude, il les a ordonnés dans un tableau synthétique qui accompagne son article. En vue de contrer le caractère délégitimant à l’égard des transidentités des analyses féministes et de permettre le renforcement d’alliances entre ces deux mouvements émancipateurs, Baril recommande non seulement l’ouverture et l’écoute mais également l’autocritique.

Dans le texte suivant, dont l’objet d’étude est le roman À ciel ouvert (2007) de Nelly Arcan, Nicole Côté ajoute à l’axe du genre ceux de la sexualité et de la « race » dans sa propre analyse de cette dernière oeuvre de la romancière. Examinant les réflexions de la protagoniste, jeune hétérosexuelle blanche de la classe moyenne, Côté interroge le désir qu’a celle-ci de plaire coûte que coûte à un homme dépendant de la cyberpornographie. Car, pour rivaliser avec des femmes virtuelles, idéalisées, la protagoniste doit recourir à répétition à la chirurgie plastique, qu’Arcan décrivait comme une « burqa de chair ». Ce faisant, elle met sa vie doublement en danger puisque cette chirurgie l’efface au profit d’une image hypersexualisée, voire la réduit à ce qui ferait son « essence » en tant qu’être sexué. Or Côté n’appréhende pas seulement cette oeuvre comme un « petit traité de l’économie des relations hétérosexuelles blanches » à l’ère de l’image digitale. S’appuyant sur les analyses de Colette Guillaumin, elle y relève également la représentation des processus de construction de la « blanchitude » en tant que négation de la réalité multiethnique montréalaise et reconduction du racisme y sévissant.

La question de l’hétérogénéité interne des groupes sociaux minorisés et l’attention accordée aux sens des mots que nous avons fait valoir dans les trois derniers textes sont également au coeur de la réflexion que mènent Linda Pietrantonio et Geneviève Bouthillier. Mettant en parallèle la faveur qu’obtient le terme « diversité » (tant auprès des instances publiques que des instances militantes ou entrepreneuriales), avec le silence qui existe autour de l’hétérogénéité intragroupe (pourtant apparue avec le Black feminism), les deux auteures constatent l’oblitération de la « part ternaire de tout rapport de domination » (p. 166). Autrement dit, ce silence masque le fait que les identités revendiquées résultent d’un dispositif de construction des différences servant les intérêts des personnes « non différentes », soit les « normales » ou « majoritaires ». Cette analyse, on l’aura compris, s’inscrit dans la continuité de l’approche féministe matérialiste française qui insiste sur le fait que le sexe ou la couleur de la peau sont des marques sociales, c’est-à-dire des indices d’un rapport de domination plutôt que la raison de l’oppression ou de l’exploitation vécue.

Le texte qui clôt notre dossier sur la notion de l’intersectionnalité prend également appui sur les apports du féminisme matérialiste. Dans le contexte d’une étude sur la situation des domestiques philippines soumises au Programme canadien d’immigration intitulé « Programme des aides familiaux » (PAF), Elsa Galerand s’est interrogée sur la pertinence de l’approche intersectionnelle pour aborder la question des formes contemporaines d’exploitation dans le contexte des réorganisations du travail induit par la mondialisation néolibérale. Elle montre que, de par sa situation à la jonction des analyses marxistes centrées sur la division du travail au sein de l’économie capitaliste et de celles qui le sont sur la subversion des identités de genre, cette approche n’est pas en mesure de rendre compte de ce que Guillaumin appelle les « formes transitionnelles d’exploitation » (1978 : 9). Il s’agit de systèmes d’appropriation non seulement du travail des serfs et des esclaves, mais de l’entièreté de leur être. Or, conclut Galerand, l’instrumentalisation de leur personne (disponibilité illimitée, tâches indéfinies, etc.), que subissent les travailleuses « racisées » dans le contexte du soin (care) (métiers de service), tient de ces formes d’appropriation.

Enfin, en « Note d’action », nous avons choisi de présenter en traduction française un texte publié en 2012 dans la revue Cahiers de la femme/Canadian Woman Studies sur le féminisme anarchiste contemporain et ses pratiques intersectionnelles sur le terrain. À partir d’une recherche-action dans laquelle 125 entrevues ont été réalisées, les auteures Émilie Breton, Sandra Jeppesen, Anna Kruzynski et Rachel Sarrasin présentent trois réseaux de militantes et de militants antiautoritaires engagés dans l’autoorganisation locale, soit les féministes radicales, les queersradicals et les proféministes à l’oeuvre dans les groupes et les réseaux antiracistes et anticolonialistes. Elles montrent que le travail de ces réseaux a permis de « polliniser » les analyses et les stratégies du mouvement antiautoritaire et d’autres mouvements communautaires et sociaux. Ce travail a aussi contribué à la diffusion et à l’approfondissement d’une culture organisationnelle qui prend racine dans une éthique antiautoritaire basée sur des stratégies et des principes d’autodétermination et d’autoorganisation collectives. Ainsi, les (pro)féministes ont aidé à transformer les valeurs et le travail d’organisation anarchiste ou antiautoritaire contemporain par la création d’espaces d’action et de reconstruction des relations sociales.

Enfin, deux articles hors thème complètent ce numéro : l’un, signé Hasna Hussein, traite des présentatrices en niqab sur les chaînes salafistes; l’autre, de SalfoLingani et Gabin Korbéogo, aborde l’exclusion des femmes séropositives au Burkina Faso.