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La littérature continue d’être fréquemment définie comme un art d’agrément faisant un large usage de l’imagination, de la faculté de former des images, de les assembler sous le régime général de la fiction, cet art de feindre qui n’exclut pas la fantaisie. Cette conception familière et évasive ne peut être dissociée du jugement de valeur qui entre pour une part dans le classement des activités humaines, en particulier dans le rapport qu’elles entretiennent avec le réel. Les philosophes et les artistes se sont saisis très tôt des concepts d’imagination et de réalisme et leur ont donné une multitude de significations relatives et polémiques. Autant dire qu’on ne doive avancer qu’avec prudence dans cette problématique générale où s’intriquent les définitions essentialistes et les mots d’ordre des écoles. Même s’il n’est, en 1866, à vingt-six ans, qu’un journaliste littéraire inconnu du grand public, Zola, au détour de l’une de ses chroniques de L’Événement[1], exhibe une conception de la littérature que l’on a coutume de rattacher à son naturalisme : « Je suis très difficile pour les oeuvres de pure imagination, n’ayant pu encore comprendre la nécessité du rêve, lorsque la réalité offre un intérêt si humain et si poignant[2]. » Ce serait aller vite en besogne que de rattacher trop étroitement cette première déclaration au credo théorique du Roman expérimental (1880). Il n’en reste pas moins qu’à la veille de rédiger Thérèse Raquin (qui paraîtra en 1867), Zola a amorcé son virage vers le réalisme, conçu, depuis l’univers parent de la peinture, comme la rupture d’un double front : d’abord celui de la tradition artistique classique privilégiant les procédures de transposition esthétique, la quête persistante du Beau et un répertoire de sujets académiques ; ensuite celui d’une modernité romantique prônant le rêve et se livrant aux séductions et aux fastes d’un imaginaire à promouvoir, pour dépasser les apories et les limites du premier positivisme des Lumières, qui prenait lui-même appui sur le rationalisme cartésien. En vérité, dans le contexte de critique littéraire journalistique courante à laquelle Zola est astreint, qui l’oblige à compiler le tout-venant d’une production éditoriale en plein essor, « les oeuvres de pure imagination » renvoient surtout à la littérature feuilletonnesque, aux « contes bleus », aux histoires seulement inventées, qui trahissent le manque de conscience artistique et empruntent la voie de la facilité : c’est le laisser-aller en la matière qui pose problème, l’usage factice d’un pouvoir de l’esprit (que les anciens nommaient la phantasia[3], créatrice d’images « libres ») envers lequel Zola manifeste une réticence condescendante. En revanche, son propos engage une vibrante apologie de la « réalité », doublement valorisée parce qu’elle s’offre à l’artiste comme un riche répertoire de sujets « vrais », à la fois directs et dramatiques. Est ainsi engagée, par la rhétorique de l’étonnement, la réfutation des arguments habituels des adversaires du réalisme, qui fondent leur désintérêt, pour des raisons esthétiques et morales, sur l’idée de médiocrité du réel. Nous devrons d’abord soutenir la démarche de réhabilitation du réalisme par Zola, en comprenant pourquoi, dans l’espace ménagé par sa critique des usages courants de l’imagination littéraire, il y aurait place pour un réalisme artistique non pas monotone et réducteur, mais au contraire intense et consistant. Comme l’imagination n’est pas rejetée par Zola dans son avis critique, nous nous interrogerons sur son statut dans la création littéraire, sans viser l’exhaustivité mais en postulant son omniprésence et la variation plus ou moins maîtrisée de ses usages, avant d’en venir, sans perdre de vue la question du rapport entre le réel et l’imaginaire, au constat non seulement d’une impossible séparation entre les deux mais plutôt d’une évidente réhabilitation de l’imaginaire, constitutif de l’ordre de la représentation artistique, à concevoir comme une révélation, de ce qui est comme de ce qui n’est pas encore.

Par l’expression d’« oeuvres de pure imagination », Zola radicalise l’opposition entre le rêve et la réalité dans une intention polémique, en agglomérant plusieurs perspectives, de la genèse de l’oeuvre à sa réception : le jugement concerne autant la forme choisie que les thèmes et, implicitement, la conception des personnages, des situations… tous les constituants habituels de l’oeuvre littéraire au sens large. Parlant ici en journaliste impliqué dans l’instruction du public, il est probable que Zola, averti des enjeux de la culture de masse émergente, adopte principalement le point de vue du lecteur. La situation éditoriale générale en 1866 n’est pas foncièrement différente de celle que l’on connaît aujourd’hui, elle en est même la préfiguration historique. Pour la première fois, les progrès de l’instruction, le développement des techniques (de fabrication, de transmission et de communication) et les évolutions politico-économiques créent effectivement, sous le Second Empire, les conditions d’une littérature industrielle[4]. Plus encore qu’à l’époque où Sainte-Beuve en distinguait les redoutables prémices, cette « littérature » appelée par les besoins de la presse se développe quand la génération issue de la réforme Guizot[5] a atteint l’âge adulte. Nous tenons ici une interprétation contextuelle de l’expression zolienne, dans le sillage polémique des dénonciations unanimes de la littérature « facile », bâclée, sans conscience, superficielle et factice :

Les journaux s’élargissant, les feuilletons essaiment, l’élasticité des phrases a dû prêter indéfiniment, et l’on a redoublé de vains mots, de descriptions oiseuses, d’épithètes redondantes : le style s’est étiré dans tous ses fils comme les étoffes trop tendues[6].

C’est évidemment le feuilleton-roman des années 1830 que dénonce ici le critique de la Revue des Deux Mondes et, après La comtesse de Salisbury d’Alexandre Dumas ou La vieille fille de Balzac, il déplore l’inclusion et l’abaissement de la littérature dans le régime de la diction médiatique qui, pour justifier d’un coût, même faible, appâte le public par la gratuité de la fiction. Se trouve alors sélectionné et surexploité un constituant séculaire de cette fiction, déjà dénoncé par Platon comme un charme dangereux, à savoir la faculté d’absence, de divertissement. Vite passionnelle, c’est-à-dire passive, elle efface les distinctions et dilue les repères. Force est de constater qu’à toutes les époques, dans une sorte de jeu bien réglé de l’offre et de la demande, des « oeuvres de pure imagination », produites par des professionnels avisés – tâcherons et/ou experts –, ont satisfait un public affamé d’« histoires » et de rêves. Des almanachs à la littérature de colportage, des histoires de géants qu’exploitera Rabelais à la littérature de l’éloignement[7] décrite par Thomas Pavel, l’histoire du roman, en particulier, est profondément marquée par cette empreinte anthropologique de la fiction, par ce charme et cet enchantement dont est comptable tout récit. De grands écrivains, lucides sur ce point, ont thématisé les périls du romanesque au sein de leurs oeuvres. Cervantès ouvre ainsi Don Quichotte par l’évocation de la folie de son personnage, définitivement absenté d’un réel prosaïque, indigent et médiocre, auquel son esprit dérangé substituera désormais, à chaque occasion d’un périple suicidaire et schizophrène, les mirages chatoyants issus de l’univers des romans de chevalerie :

Il dormait si peu et lisait tellement que son cerveau se dessécha et qu’il finit par perdre la raison. Il avait la tête pleine de tout ce qu’il trouvait dans ses livres ; enchantements, querelles, batailles, défis, blessures, galanteries, amours, tourments, aventures impossibles. Et il crut si fort à ce tissu d’extravagances que, pour lui, il n’y avait pas d’histoire plus véridique au monde[8].

En plein xixe siècle, Flaubert, fasciné par ce livre fondateur[9], en reprend quelque peu la donnée, avec Madame Bovary – cette Doña Quichotte en jupons – en en accentuant le caractère critique et déceptif. Si Emma, jeune mariée, reste littéralement insensible aux témoignages d’amour de son époux, qui « lui donnait sur les joues de gros baisers à pleine bouche[10] », c’est parce que la seule signalétique qui fasse foi en la matière est celle, imaginaire, des livres qui ornent sa bibliothèque : « Et Emma cherchait à savoir ce que l’on entendait au juste dans la vie par les mots de félicité, de passion et d’ivresse, qui lui avaient paru si beaux dans les livres.[11] » Avec beaucoup d’habileté, Flaubert opère un premier décrochage de sa propre fiction après cette phrase-programme qui clôt le chapitre v et il entreprend, au début du chapitre vi, une patiente anamnèse de son personnage :

Elle avait lu Paul et Virginie et elle avait rêvé la maisonnette de bambous, le nègre Domingo, le chien Fidèle, mais surtout l’amitié douce de quelque bon petit frère, qui va chercher pour vous des fruits rouges dans des grands arbres plus hauts que des clochers, ou qui court pieds nus sur le sable, vous apportant un nid d’oiseau[12].

On comprend tout de suite, par le détail, le sens de cette évocation, grâce à la technique de la focalisation interne : le lecteur est invité à connaître le fonctionnement mental du personnage et, en tant que lecteur supposé connivent par l’auteur souverain, à en juger. La critique est alors possible : ces images sont des clichés, seule la sensibilité est affectée, le rêve d’harmonie déporte le personnage loin du réel et la notion de bovarysme sera même forgée par Jules de Gaultier (en 1892) pour caractériser une dangereuse tendance à l’affabulation, une névrose d’ailleurs spécifiquement féminine dont Balzac avait déjà établi les linéaments dans La femme de trente ans (1834). Dans sa préface, à propos de son personnage « mental » (non pas une « figure », mais une « pensée »), l’auteur déclare que son « ambition est de communiquer à l’âme le vague d’une rêverie où les femmes puissent réveiller quelques-unes des vives impressions qu’elles ont conservées, de ranimer les souvenirs épars dans la vie, pour en faire surgir quelques enseignements[13] ». Se dévoile ici une attitude moderne de réhabilitation de l’imaginaire féminin qui va à l’encontre du préjugé d’infantilisation associé à cette capacité mentale. Zola partage généralement ce préjugé : il considère que le roman, genre prisé par les femmes, s’avilit dans la narrativité pure et gratuite, la romance. Comme Platon, il estime que la fiction doit être sévèrement encadrée et non laissée à elle-même.

Nous sommes de grands enfants, et, si les romanciers savaient le peu de vérité et d’émotion qu’il faut pour nous émouvoir et nous passionner, ils n’iraient certes pas chercher des histoires impossibles et ridicules, dans lesquelles ils promènent de grotesques poupées bourrées de son.

2 juillet 1866, OC, x, 524

On voit, par cette nouvelle citation zolienne, que le reproche vise une sorte d’« enfance de l’art », baignée de naïveté et accusant un penchant marqué pour l’irréalité que l’on dit trouver prioritairement dans les contes, les romans de la comtesse de Ségur, les livres de Jules Verne ou les histoires d’Erckmann-Chatrian, pour rester encore un peu dans un contexte historique marqué par les efforts de distinction épistémologique des usages de la fiction, surtout à partir du geste balzacien de l’avant-propos à La comédie humaine (juillet 1842). Un retour attentif vers ce texte clé s’impose, mais Zola, dans le sillage de Taine, l’a lu comme l’acte de naissance du roman moderne, conçu comme un genre parascientifique fondamentalement sérieux :

Si j’avais demandé à Balzac de me définir le roman, il m’aurait certainement répondu : « Le roman est un traité d’anatomie morale, une compilation de faits humains, une philosophie expérimentale des passions. Il a pour but, à l’aide d’une action vraisemblable, de peindre les hommes et la nature dans leur vérité. »

OC, x, 281-282

Dans ce propos prévu pour la trente-troisième session du Congrès scientifique de France d’Aix-en-Provence en décembre 1866, les termes qui appartiennent au lexique scientifique (traité, anatomie, compilation, faits, expérimentale) sont à la fois nuancés et complétés dans la deuxième phrase par ceux qui relèvent du champ artistique « classique » au sens large : ut pictura scientia, en quelque sorte. La rigueur est compatible avec le simulacre de l’action, dans le processus de la vraisemblance. La perspective documentaire de recollection des faits n’est évidemment pas absente, mais il convient d’observer que cette « compilation » est sans exclusive et qu’elle vise la société humaine, ce que Balzac appelait les « espèces sociales ». Quand le « Nouveau Roman », de Robbe-Grillet par exemple, cherchera à s’imposer au nom du réalisme, il le fera, au rebours de Balzac, en évacuant le sujet humain, à la fois maître souverain et objet privilégié de la création artistique, et en privilégiant les lieux et les objets, saisis dans leur être-là, sans signification particulière, comme l’analyse Roland Barthes, à propos des Gommes, dans « Littérature objective » :

L’écriture de Robbe-Grillet est sans alibi, sans épaisseur et sans profondeur : elle reste à la surface de l’objet et la parcourt également, sans privilégier telle ou telle de ses qualités : c’est donc le contraire même d’une écriture poétique. Ici, le mot n’explose pas, il ne fouille pas, on ne lui donne pas pour fonction de surgir tout armé en face de l’objet pour chercher au coeur de sa substance un nom ambigu qui la résume : le langage n’est pas ici viol d’un abîme, mais élongement à même une surface, il est chargé de « peindre » l’objet, c’est-à-dire de le caresser, de déposer peu à peu le long de son espace toute une chaîne de noms progressifs, dont aucun ne doit l’épuiser[14].

Ce n’est pas de ce réalisme objectal que relèvent les descriptions balzacienne ou zolienne. Le quartier de tomate « sans défaut, découpé à la machine dans un fruit d’une symétrie parfaite », tel qu’il est « montré » avec minutie et laconisme dans Les gommes[15], n’a pas grand-chose à voir avec les étals des maraîchers du Ventre de Paris et « l’épanouissement charnu d’un paquet d’artichauts, les verts délicats des salades, le corail rose des carottes, l’ivoire mat des navets[16] ». Plus proche d’un projet du « livre sur rien », dans la lignée flaubertienne, le Nouveau Roman ne médiatise pas le descriptif et, quand il s’y attarde, il dissout, par l’application, la précision et la sophistication, l’illusion réaliste soigneusement ménagée par les démiurges du xixe siècle.

Le réalisme que défend et illustre Zola est dans un entre-deux : il n’emprunte en aucune façon la voie du réductionnisme schématique. Il rend au contraire hommage à une réalité conçue non pas comme un espace-temps inaltérable et une pure extériorité, mais plutôt comme un milieu. L’idée de raconter l’« histoire », fût-elle « naturelle et sociale », « d’une famille sous le Second Empire », renvoie à cette conception d’une réalité sous juridiction humaine, habitée au sens fort, c’est-à-dire portant l’empreinte du social : toujours symbolique, liée au destin des personnages représentatifs, qu’ils soient des types ou des spécimens. Ainsi la serre, dans La curée, est-elle le lieu des désirs exotiques et érotiques de Renée. La complaisance de l’énumération des espèces végétales inventoriées par Zola à partir de la fiche encyclopédique rédigée après sa visite au Jardin des Plantes est, en fin de compte, dépassée, sublimée, par les nécessités démonstratives de la diégèse et les plantes, décrites comme sournoises et capiteuses, sont l’allégorie des désirs secrets du personnage principal :

dans un coin, un Bananier, chargé de ses fruits, allongeait de toutes parts ses longues feuilles horizontales, où deux amants pourraient se coucher à l’aise en se serrant l’un contre l’autre. Aux angles, il y avait des Euphorbes d’Abyssinie, ces cierges épineux, contrefaits, pleins de bosses honteuses, suant le poison[17]

Le rapprochement avec Renée s’accentue, au fil de pages de plus en plus suggestives, et la description se résout en une explication parfaitement claire, à valeur d’acmé :

Un amour immense, un besoin de volupté, flottait dans cette nef close, où bouillait la sève ardente des tropiques. La jeune femme était prise dans ces noces puissantes de la terre, qui engendraient autour d’elle ces verdures noires, ces tiges colossales[18].

Zola n’hésite donc pas, pour doter la « réalité » d’un « intérêt » humain et poignant, à faire un large usage de tous les moyens littéraires qu’il a à sa disposition, en procédant à un inventaire sans exclusion des genres et du matériel verbal en circulation dans le champ de la rhétorique générale des sciences – humaines, sociales, expérimentales, esthétiques. Sont alors compris dans ces ressources les procédés de l’écriture artiste, les métaphores (y compris baudelairiennes), les épithètes animistes, l’ekphrasis, l’hypotypose, les gauchissements évaluatifs… qui font de chaque description – l’aire Saint-Mittre dans La fortune des Rougon, le Paradou dans La faute de l’abbé Mouret, le repas de noce de Gervaise et l’alambic dans L’assommoir, le Voreux dans Germinal, etc. – un lieu privilégié de ce réalisme enchanté, à la fois gorgé de significations et intensément dramatique, que Zola appelle de ses voeux dès 1866.

Dans un texte célèbre du Roman expérimental, Zola, fort du succès des Rougon-Macquart et de son statut de chef d’école, reviendra longuement sur l’imagination dans le roman, pour en décréter cette fois la déchéance ou tout du moins la subordination au « sens du réel » :

L’imagination n’est plus la qualité maîtresse du romancier. […] J’insiste sur cette déchéance de l’imagination, parce que j’y vois la caractéristique même du roman moderne. Tant que le roman a été une récréation de l’esprit, un amusement auquel on ne demandait que de la grâce et de la verve, on comprend que la grande qualité était avant tout d’y montrer une invention abondante. […] Avec le roman naturaliste, le roman d’observation et d’analyse, les conditions changent aussitôt. Le romancier invente bien encore ; il invente un plan, un drame ; seulement, c’est un bout de drame, la première histoire venue, et que la vie quotidienne lui fournit toujours. Puis, dans l’économie de l’oeuvre, cela n’a plus qu’une importance très mince. Les faits ne sont là que comme les développements logiques des personnages. La grande affaire est de mettre debout des créatures vivantes, jouant devant les lecteurs la comédie humaine avec le plus de naturel possible. Tous les efforts de l’écrivain tendent à cacher l’imaginaire sous le réel[19].

Avant de stigmatiser les contradictions apparentes entre ce discours critique et les plus célèbres pages, lyriques, mythographiques, fantastiques… des grands romans zoliens, il convient d’examiner le propos. Dans son révisionnisme de l’inventio, Zola se défie donc de l’imagination débridée, gratuite, et, sans totalement l’exclure, puisque « le romancier invente bien encore », en écrivain classique, il la subordonne à la dispositio (le plan). Sans le dire expressément, il l’affecte en outre à une elocutio de la dissimulation, de la feinte et de l’illusion, puisqu’il faut « cacher l’imaginaire sous le réel ». Cette lecture formaliste du réalisme comme teknè et « discours contraint[20] » prépare les analyses structuralistes des années 1960-1970, comme celle que Roland Barthes appliquera à Sarrasine de Balzac, dans S/Z (1970) : « L’écriture réaliste est loin d’être neutre, elle est au contraire chargée des signes les plus spectaculaires de la fabrication[21]. » Et déjà Maupassant faisait remarquer, dans sa longue préface à Pierre et Jean, que « les Réalistes de talent devraient s’appeler plutôt des Illusionnistes[22] ». En visant l’annihilation du sujet, l’indifférence de la fable, le projet de « livre sur rien » de Flaubert nous engage lui aussi à dépasser les oppositions dans lesquelles Zola se complaît par nécessité doctrinale pour imposer le naturalisme avant tout comme une branche du savoir du temps, un réalisme gnoséologique et l’adaptation des principes du positivisme à la littérature. Si l’on prend la peine de lire des ouvrages « scientifiques » de l’époque, notamment l’Introduction à l’étude de la médecine expérimentale de Claude Bernard, parue en 1865, on retrouve une même passion du réel, l’apologie exaltée du drame humain, et la ferveur d’une « exploration » du monde qui allie intimement l’observation (jamais passive) et l’expérimentation (jusqu’auboutiste, avec un plaidoyer pour la vivisection) :

La connaissance absolue ne saurait donc rien laisser en dehors d’elle, et ce serait à la condition de tout savoir qu’il pourrait être donné à l’homme de l’atteindre. L’homme se conduit comme s’il devait parvenir à cette connaissance absolue, et le pourquoi incessant qu’il adresse à la nature en est la preuve. C’est en effet cet espoir constamment déçu, constamment renaissant, qui soutient et soutiendra toujours les générations successives dans leur ardeur passionnée à rechercher la vérité[23].

Le rêve éveillé du réel est donc préféré au réel refoulé du rêve.

La pratique plus franche de l’art du roman par Flaubert, sa conception du style et son indifférence affichée aux doctrines en vogue – y compris le naturalisme –, nous ramène vers les évidences de la « poétique insciente[24] » à laquelle s’appliquait l’auteur de Salammbô, d’Un coeur simple ou de L’éducation sentimentale. Flaubert lui aussi est « très difficile », exigeant et sévère dans son appréciation des oeuvres littéraires, mais son goût, tout à fait sûr, puisqu’il le porte vers les chefs-d’oeuvre incontestables de Rabelais, Shakespeare, Hugo…[25], ne s’embarrasse pas des préoccupations épistémologiques et des réticences zoliennes, puisqu’il engage un jugement de vérité fondé justement sur cette alliance de l’observation et de l’imagination que l’on a coutume d’appeler l’invention. Même si celle-ci se déploie sur le mode de la caricature, de l’accumulation invasive et du grotesque, jusqu’à l’invraisemblance, elle parviendra au vrai, dit Flaubert. Telle est la leçon du grand art chez Rabelais ou Molière, dont on ne peut pas dire qu’ils ne furent pas d’avisés connaisseurs du genre humain et des réalités de leur époque :

Il ne faut jamais craindre d’être exagéré. Tous les grands l’ont été, Michel-Ange, Rabelais, Shakespeare, Molière. Il s’agit de faire prendre un lavement à un homme (dans Pourceaugnac) ; on n’apporte pas une seringue ; non, on emplit le théâtre de seringues et d’apothicaires. Cela est tout bonnement le génie dans son vrai centre, qui est l’énorme. Mais pour que l’exagération ne paraisse pas, il faut qu’elle soit partout continue, proportionnée, harmonique à elle-même. Si vos bonshommes ont cent pieds, il faut que les montagnes en aient vingt mille. Et qu’est-ce donc que l’idéal, si ce n’est ce grossissement-là[26] ?

Flaubert écrit ces mots pendant la rédaction tumultueuse, on le sait, de Madame Bovary, qui engage, derrière les apparences d’extrême maîtrise que manifeste le « produit fini », une réflexion fébrile sur les usages de l’imaginaire, du grotesque, sur la précision vériste des scènes clés (celle de l’empoisonnement d’Emma, notamment, pour laquelle Flaubert a consulté Taine) et la nécessité d’une structure d’ensemble. Flaubert connaissait trop bien son penchant romantique à l’imagination échevelée pour, sinon s’en défaire, l’exploiter en en reconnaissant le primat et les possibles usages. Sa position, explicitée à plusieurs reprises, dans les lettres à Louise Colet notamment, n’est pas très éloignée de celle que théorise Victor Hugo dans la préface de Cromwell : le drame, en pariant sur la stylisation du grotesque et du sublime, dépasse les apories de l’imagination gratuite et du réalisme historique. Il fond ensemble le beau et le laid, le haut et le bas, le noble et le trivial, le comique et le tragique… : « le caractère du drame » est ainsi ce que Hugo ne craint pas d’appeler « le réel », qui substitue, par la puissance de rassemblement des facultés, « l’unité d’ensemble » visionnaire – la seule qui vaille – aux balivernes scolastiques que sont les unités de temps, de lieu, etc., « pauvres chicanes que depuis deux siècles la médiocrité, l’envie et la routine font au génie[27] » :

le caractère du drame est le réel ; le réel résulte de la combinaison toute naturelle de deux types, le sublime et le grotesque, qui se croisent dans le drame, comme ils se croisent dans la vie et dans la création. Car la poésie vraie, la poésie complète, est dans l’harmonie des contraires[28].

La problématique de l’imaginaire opposé/confronté au réel se trouve dépassée par la perspective synthétique d’un réalisme visionnaire à laquelle le créateur Zola, on l’a pressenti, adhère et consent, contre le théoricien, ce qui fait peut-être de lui à la fois un artiste romantique refoulé et un théoricien classique revendiqué. La critique a pointé et exagéré cette double polarité des écritures de Zola, dès son vivant. Elle lui reconnaît la puissance mythographique du romancier authentique et stigmatise ses prétentions scientistes. Le roman expérimental gauchit effectivement des formulations plus anciennes, celles de Mes haines (1866), par exemple, où Zola revendiquait un premier naturalisme tempéramentiel octroyant une large place à la personnalité de l’artiste, en peinture et en littérature. Tandis que Proudhon, partant d’une idée comtienne, exigeait de l’art qu’il entrât dans l’ordre positif des sciences[29], Zola proclamait avec force l’autonomie et la fantaisie de l’artiste et justifiait un réalisme personnel qu’il n’ira jamais jusqu’à renier :

L’objet ou la personne à peindre sont les prétextes ; le génie consiste à rendre cet objet ou cette personne dans un sens nouveau, plus vrai ou plus grand. Quant à moi, ce n’est pas l’arbre, le visage, la scène qu’on me représente qui me touchent : c’est l’homme que je trouve dans l’oeuvre, c’est l’individualité puissante qui a su créer, à côté du monde de Dieu, un monde personnel que mes yeux ne pourront pas oublier et qu’ils reconnaîtront partout[30].

Motivée par la défense du peintre Courbet, cette poétique affecte à la mimèsis une double dimension messianique et caractérisante ; elle justifie que le réel soit sélectionné, exhibé et réinterprété par le génie créateur. Quand il a découvert Balzac, dans les années 1860, Zola aurait pu souscrire au jugement connu de Baudelaire sur ce « grand homme dans toute la force du terme[31] » :

J’ai mainte fois été étonné que la grande gloire de Balzac fût de passer pour un observateur ; il m’avait toujours semblé que son principal mérite était d’être visionnaire, et visionnaire passionné. Tous ses personnages sont doués de l’ardeur vitale dont il était animé lui-même. Toutes ses fictions sont aussi profondément colorées que les rêves[32].

Balzac lui-même, dans le célèbre avant-propos de La Comédie humaine, recourt à l’imagerie séculaire de l’inspiration ou de la visitation pour retracer la naissance de son grand projet :

L’idée première de La Comédie humaine fut d’abord chez moi comme un rêve, comme un de ces projets impossibles que l’on caresse et qu’on laisse s’envoler ; une chimère qui sourit, qui montre son visage de femme et qui déploie aussitôt ses ailes en remontant dans un ciel fantastique. Mais la chimère, comme beaucoup de chimères, se change en réalité, elle a ses commandements et sa tyrannie auxquels il faut céder[33].

L’intuition, l’imagination, le rêve…, loin d’être repoussés dans les lointains de la création, sont au contraire accueillis comme une prescience, à la fois certitude intime et compétence à fonction de pierre de touche pour valider l’ensemble des apports encyclopédiques et gnoséologiques dont se réclame l’auteur. Parmi ceux-ci, comme pour couronner l’influence des « écrivains mystiques » (Swedenborg, Saint-Martin) et des « plus grands génies des sciences naturelles » (notamment Buffon), il ne faudrait surtout pas négliger Walter Scott pour sa capacité à faire entrer « le merveilleux et le vrai » dans le cadre du roman ancien issu de l’épopée, assurant l’avenir et le succès d’un genre appelé à transcender les clivages génériques des disciplines vouées, chacune dans son ordre, à la connaissance du genre humain. Le roman balzacien ne s’interdit alors pas, comme le laissait pressentir la citation de La femme de trente ans, comme le confirme la lecture de Louis Lambert ou du Chef-d’oeuvre inconnu, de thématiser l’imagination. Les romans de l’art et de l’artiste, en particulier, permettent, mieux que les traités d’esthétique, de saisir les enjeux de la création : éclairés de l’intérieur par la mise en abyme des facultés et dramatisés par des personnages-relais, ils reposent cette question de la dialectique entre le rêve et la réalité, l’imaginaire-désir et l’épreuve du réel. Et nul, mieux que Zola dans L’oeuvre (1886), n’aura réussi à rendre plus « poignante » l’interrogation complexe de la mimèsis, en la reportant sur son personnage de peintre torturé, Claude Lantier, acharné à renouveler la vision même : 

Mais ce qui, surtout, rendait ce tableau terrible, c’était l’étude nouvelle de la lumière, cette décomposition, d’une observation très exacte, et qui contrecarrait toutes les habitudes de l’oeil, en accentuant des bleus, des jaunes, des rouges où personne n’était accoutumé d’en voir. Les Tuileries, au fond, s’évanouissaient en nuées d’or ; les pavés saignaient, les passants n’étaient plus que des indications, des taches sombres mangées par la clarté trop vive. Cette fois, les camarades, tout en s’exclamant encore, restèrent gênés, saisis d’une même inquiétude : le martyre était au bout d’une peinture pareille[34].

Loin de rapporter son réalisme à une division ou à une exclusion des facultés (observation vs invention, analyse vs synthèse…), comme on le croit généralement, Zola a cherché à les subsumer dans un projet dont le mot d’ordre était de « faire vivant » : « L’art n’est autre chose que la réalisation de la plus grande intensité de vie par n’importe quel moyen. Je recrée la vie. J’écris vivant[35]. »

L’idée d’un continuum de la réalité au rêve, vers lequel cette réflexion nous conduit, est au coeur de la réhabilitation de l’imagination par Baudelaire, qui s’en explique dans « La Reine des facultés » (Salon de 1859) :

C’est l’imagination qui a enseigné à l’homme le sens moral de la couleur, du contour, du son et du parfum. Elle a créé, au commencement du monde, l’analogie et la métaphore. Elle décompose toute la création, et, avec les matériaux amassés et disposés suivant des règles dont on ne peut trouver l’origine que dans le plus profond de l’âme, elle crée un monde nouveau, elle produit la sensation du neuf[36].

Même débarrassée de son spiritualisme, cette évocation des pouvoirs de l’imagination prépare évidemment les options plus marquées en faveur du surnaturalisme (Huysmans), du symbolisme ou du surréalisme, mais elle rappelle avant tout la nécessité et l’omniprésence de l’image (analogie, métaphore) au coeur même de la démarche artistique, issue, comme le constatait déjà Aristote, à la suite de Platon, d’une alliance subtile de compétences diverses, certaines provenant du naturel de l’artiste et les autres résultant de son travail. Au chapitre xxii de la Poétique, après des considérations sur la lexis (mot difficile à définir : diction, style, discours ?) qui préfigurent la linguistique moderne, Aristote en vient à distinguer la métaphore, qui équivaut à une démarche singulière, éminemment personnelle, inimitable, donc foncièrement non technique (comme le génie) :

S’il est important d’utiliser convenablement chacune des formes dont on a parlé, comme les noms doubles et les noms rares, il est beaucoup plus important de produire des métaphores ; c’est en effet la seule chose qu’on ne peut emprunter à autrui, et cela montre des dons naturels, car faire de bonnes métaphores [eu metaphorein : bien métaphoriser], c’est observer des ressemblances[37].

La métaphore, en vérité, n’est donc pas une figure de rhétorique stricto sensu mais, dans l’acte de langage, au plus près et au plus exact, la réalité, débarrassée de ses recommandations usuelles, celles que nos sens font ordinairement prévaloir, à des fins utilitaires, fonctionnelles, que l’on peut qualifier de réalistes, au sens commun, c’est-à-dire conformes à une norme partagée. Dans ses Langages de l’art[38], Nelson Goodman rappelle l’expérience, relatée par nombre d’ethnographes, dans laquelle on montre une photo nette, figurant une personne, une maison, un paysage familier, à des gens qui vivent dans une culture dépourvue de toute connaissance de la photographie, et les essais des indigènes pour interpréter cet arrangement sans signification de diverses nuances de gris sur une feuille de papier en tenant l’image sous tous les angles possibles ou en la retournant pour examiner la blancheur de la photo. La réalité est ainsi pour nous ce que la norme réaliste positiviste est parvenue à nous faire connaître et accepter : causaliste, logico-déductive, normative et singulièrement armée pour rejeter dans le pathologique et l’interdit tout ce qui contrevient aux modes institués. Pourtant, « La nature est un temple où de vivants piliers/ Laissent parfois sortir de confuses paroles ;/ L’homme y passe à travers des forêts de symboles/ Qui l’observent avec des regards familiers. » Le titre du poème de Baudelaire, Correspondances, swedenborgien, risque d’égarer le lecteur, de lui faire croire que le premier quatrain est dévolu à la correspondance symbolique du monde matériel et du monde spirituel. Les images, où se lisent l’influence d’une culture scolaire qui fonde un néoclassicisme de surface et celles du Génie du christianisme ou de l’abbé Constant[39] (Éliphas Lévi)…, c’est-à-dire des données lisibles (et donc visibles) de l’invisible, sont des pièges qui engagent une lecture rassurante et conventionnelle du thème de la voyance antique et romantique. Harmonieusement dans les vers certes, mais plus brutalement dans le sens conféré, les tercets innovent et imposent une conception toute personnelle, nettement plus subversive, des correspondances : « II est des parfums frais comme des chairs d’enfants,/ Doux comme les hautbois, verts comme les prairies,/ – Et d’autres, corrompus, riches et triomphants »… et cet ensemble de synesthésies « Qui chantent les transports de l’esprit et des sens » se résume dans la coda du dernier vers, qui revendique le continuum harmonique des facultés humaines, y compris des signaux venus des organes. De tradition, on distingue les correspondances des synesthésies. Les premières sont verticales et irréversibles : elles orientent l’homme vers Dieu selon les degrés hiérarchiques d’une spiritualisation. À cet égard elles constituent bien une mystique, au sens strict, c’est-à-dire une méthode, une technique qui permet à l’homme de s’unir à Dieu. Les synesthésies (par exemple l’audition colorée) sont horizontales, et elles font communiquer les sens entre eux. En les privilégiant, Baudelaire revendique un sensualisme agressif et nombre de lecteurs ne s’y sont pas trompés, qui ont dû se retrouver derrière les accusations de « réalisme » et d’outrage aux bonnes moeurs brandies par le procureur Pinard dans son réquisitoire du 20 août 1857 devant la sixième chambre de police correctionnelle du Tribunal de la Seine. L’univers des Fleurs du mal nous est devenu familier mais il n’est pas certain que nous apercevions aussi clairement que les contemporains ce renouvellement copernicien du regard poétique baudelairien, maintenant que la canonisation scolaire a succédé à l’indignation.

Rimbaud avait cependant bien compris dans sa lettre à Demeny du 15 mai 1871 que « Baudelaire est le premier voyant, roi des poètes, un vrai Dieu ». Ce concept de voyance métaphorique, avec ses procédures de transfert sémiologique, de « correspondances » horizontales réalistes et non plus verticales idéalistes, est essentiel pour restituer à l’imaginaire sa puissance de traduction et de fécondation du réel, cette belle endormie que seul un talisman artistique peut éveiller et désenvoûter. Zola a raison de postuler la richesse inépuisable du réel et de ne pas se contenter de sa morne idiotie, au sens grec d’idiôtès : idiot, simple, particulier, unique, existant en soi, naturellement et sans appeler de commentaire particulier, autodéterminé selon les lois de l’insignifiance absolue, absolument quelconque[40]. Si la réalité est intéressante, poignante et humaine, c’est uniquement par le rapport que l’homme établit avec elle. Ce rapport peut bien mimer l’indifférence et l’objectivité, se targuer d’exactitude, il ne parviendra jamais à s’assimiler la matière, le monde, défini de façon profonde par le physicien Ernst Mach comme « un être unilatéral dont le complément en miroir n’existe pas ou, du moins, ne nous est pas connu[41] ». Ainsi, comme l’avait fait remarquer Victor Hugo dans la préface de Cromwell, « la vérité de l’art ne saurait jamais être, ainsi que l’ont dit plusieurs, la réalité absolue. L’art ne peut donner la chose même[42]. » À partir de ce constat, finalement élémentaire, et aussi décevant soit-il, il conviendra d’accepter que les oeuvres littéraires, faites avec des mots, donnent naissance à des quasi-mondes et soient des objets relationnels faisant une large part, par les variations qu’ils autorisent, à de multiples définitions du réel, y compris celles qui ont recours à l’imaginaire, soit pour montrer ce que l’on ne voit pas habituellement soit pour préparer, par la voyance, l’utopie, la libération de diverses forces mentales, la venue d’autres valeurs, et effectivement un autre monde. De toute façon, « l’homme fuit l’asphyxie » (René Char, Argument de L’Avant-Monde, dans Fureur et Mystère). Le poète, entre tous, « est vraiment voleur de feu » : « Il est chargé de l’humanité, des animaux même ; il devra faire sentir, palper, écouter ses inventions ; si ce qu’il rapporte de là-bas a forme, il donne forme ; si c’est informe, il donne de l’informe[43]. » Loin d’être un exercice scolastique, une simple rêverie émanant du narcissique poète subjectif condamné au début de la lettre à un Izambard émule de Musset et « victime du livre[44] », le poème, se dégageant de l’autotélisme oiseux de l’art pour l’art, « sera de l’âme pour l’âme, résumant tout, parfums, sons, couleurs, de la pensée accrochant la pensée et tirant[45] ». C’est bien à la conception de la « langue » baudelairienne que fait alors référence la voyance rimbaldienne, dans le sillage des expériences conduites par le Poe des Histoires extraordinaires et le Nerval d’Aurélia (1855).

Voici donc substitué l’ordre ouvert de l’imaginaire à un imaginaire de l’ordre restrictif dans lequel on enferme souvent la réflexion sur l’art comme moyen d’accéder au vrai. Un auteur classique comme La Fontaine avait déjà montré, en se réclamant du Phédon et des allégories didactiques intégrées à sa maïeutique par Socrate, l’intérêt du détour par l’imaginaire et la fiction pour asseoir « le pouvoir des fables » (iv, 8) :

Il n’y a point de bonne poésie sans harmonie ; mais il n’y en a point non plus sans fiction ; et Socrate ne savait que dire la vérité. Enfin il avait trouvé un tempérament : c’était de choisir des fables qui continssent quelque chose de véritable, telles que sont celles d’Ésope[46].

Loin d’être maîtresse de fausseté, folle du logis, « trouble » ou « fureur »[47], l’imagination peut parfaitement s’harmoniser à un propos équilibré, mesuré, pour dire des vérités éthiques aussi efficacement que les sciences exactes dans leur champ d’emploi. « Un animal dans la lune » (vii, 17) est explicite sur ce point central de la poétique de La Fontaine. Dans cette grande fable épistémologique, qui exploite un fait divers contemporain, celui d’« une souris cachée entre les verres » d’une lunette astronomique, le poète dessine les contours d’une herméneutique heureuse, qui sert à bien lire les fables et sait mettre à profit les pouvoirs conjugués du sens de l’observation (les organes des sens), un jugement sain (la raison) et une suffisante ouverture d’esprit (l’imagination). Jean-Paul Sartre, dans ses travaux sur l’imagination, a suffisamment démontré que s’il y a là une grande fonction « irréalisante », elle n’en relevait pas moins de la « conscience », non pas inertie ou passivité mais, proche du mot allemand de Bewusstein, une structure intentionnelle, utile par nature. La preuve en est, dans l’expérience de lecture ordinaire d’un roman, l’adresse avec laquelle on remplit, on comble les lacunes d’une information nécessairement réduite et éparse, quelle que soit la qualité des descriptions « réalistes ». C’est sans doute l’une des raisons pour lesquelles Flaubert refusait que l’on illustrât ses romans :

Jamais, moi vivant, on ne m’illustrera, parce que la plus belle description littéraire est dévorée par le plus piètre dessin. Du moment qu’un type est fixé par le crayon, il perd ce caractère de généralité, cette concordance avec mille objets connus qui font dire au lecteur : « J’ai vu cela » ou « Cela doit être ». Une femme dessinée ressemble à une femme, voilà tout. L’idée est dès lors fermée, complète, et toutes les phrases sont inutiles, tandis qu’une femme écrite fait rêver à mille femmes. Donc, ceci étant une question d’esthétique, je refuse formellement toute espèce d’illustration[48].

Nous avons besoin de la fonction imageante pour combler les « trous » de la narration et, par la puissance d’évocation qui nous est propre, relayer le travail du créateur. C’est donc bien par l’imagination que nous sommes co-auteurs. Attribuer une intentionnalité à l’imagination, c’est aussi rappeler qu’elle ne peut être « pure », au sens où l’entend Zola qui, comme les « psychologues » de son temps, cède à l’illusion de l’immanentisme. Une image n’est rien d’autre qu’un rapport, y compris un rapport au monde, comme l’a fait remarquer Bachelard dans ses divers ouvrages, indispensables pour faire progresser la réflexion sur cette question. Et ainsi, parmi tant d’autres, on aura recours à cette remarque essentielle, qui prépare l’analyse de l’univers « liquide » d’Edgar Poe :

L’imagination n’est pas, comme le suggère l’étymologie, la faculté de former des images de la réalité ; elle est la faculté de former des images qui dépassent la réalité, qui chantent la réalité. Elle est une faculté de surhumanité. Un homme est un homme dans la proportion où il est un surhomme. On doit définir un homme par l’ensemble des tendances qui le poussent à dépasser l’humaine condition. Une psychologie de l’esprit en action est automatiquement la psychologie d’un esprit exceptionnel, la psychologie d’un esprit que tente l’exception[49].

Lancés sur la voie de la réhabilitation des puissances de l’imagination, nous aurions dû évidemment poursuivre, pour affirmer « la nécessité du rêve », dans une sorte de cheminement chronologique visant l’émancipation définitive, par l’examen des célèbres déclarations des Manifestes du surréalisme d’André Breton. Il est vrai que cette école en a appelé avec ferveur, jusqu’à fonder une nouvelle doxa, au dépassement des catégories qui entravent le fonctionnement d’un esprit humain rendu enfin à ses propres forces, à l’imagination et même aux puissances de l’inconscient. Les conceptions habituelles, classique, documentaire, naturaliste, normative… du réalisme ressortent très modifiées de cette révision, voire de ce révisionnisme des facultés humaines convoquées au tribunal de la modernité par les avant-gardes qui font de la liquidation des vieilles lunes et des valeurs passées le préalable de la révolution. Mais nous avons d’abord voulu situer la remarque de Zola en son temps ; ce faisant, nous avons constaté qu’elle oblige à revenir sur les clichés qui obscurcissent et radicalisent la question centrale du pouvoir de l’art à prendre en charge le réel. Qu’il y ait là fondamentalement une illusion, certes, et l’illusion réaliste n’est pas la moindre, puisqu’elle reproduit les pièges de la spécularité, qu’elle construit et entretient une croyance sur le monde, en sélectionnant ce qui relève du phénoménal et, pour ce qui ne se voit pas (la « psychologie » des personnages, par exemple), ce qui se prévoit justement, en postulant l’irrationalité du rêve, de la fiction gratuite, de la fantaisie… pourtant indéniablement compris dans ces réussites artistiques que sont La comédie humaine ou Les Rougon-Macquart (qui inclut, remarquons-le, un assez étrange roman sur Le rêve). Une fois admise l’inséparabilité des facultés et leur collaboration active plutôt que leur sélection, le champ de l’appréciation des oeuvres d’art, romans, poèmes, tableaux… est ouvert à un amateur qui n’est pas sommé de préférer telle ou telle « production » sur la base de convictions dogmatiques exclusives. Il n’y a, on s’en doute, aucune raison valable d’être « très difficile » pour des oeuvres diverses qui valent avant tout, quand elles l’atteignent, pour une vérité autonyme qui s’excepte assez mystérieusement, reconnaissons-le, de la plupart de ses déterminations, y compris celles que revendiquent les créateurs.