Corps de l’article

Le « lancinant problème de l’habitat populaire » (Topalov, 1987) a rarement été aussi aigu en France depuis l’après-guerre. Il apparaît alors nécessaire de s’interroger sur les destinataires des politiques vouées à le maîtriser. Les dispositifs mis en oeuvre depuis le début des années 2000 s’inscrivent largement dans le cadre des « nouvelles politiques sociales », marquées par une forte conditionnalité dans le traitement public des situations individuelles (Dufour etal., 2003). Or de nombreux travaux montrent que des inégalités au sein même des milieux populaires déterminent l’application de ces dispositifs, en France (Duvoux, 2009) comme outre-Atlantique (Brodkin et Majmundar, 2012), notamment en matière d’accès au logement (Dietrich-Ragon, 2011 ; Leloup, 2011 ; Desmond, 2012). La diversité des propriétés sociales et des situations en matière d’habitat des destinataires des politiques du logement des « personnes défavorisées » s’avère cependant masquée par une telle étiquette homogénéisante.

Par l’analyse des usages d’un dispositif de recours à la justice administrative, le présent article porte donc sur les inégalités face à l’action publique en milieu populaire. Il prend comme objet la mise en oeuvre de la loi sur le droit au logement opposable, dite « DALO »[1]. Depuis son entrée en vigueur en janvier 2008, elle ouvre une possibilité de recours à la justice administrative en vue d’obtenir un logement adapté. Après un recours préalable auprès d’une commission de médiation départementale composée de représentants de l’État, des collectivités locales, des bailleurs sociaux et privés ainsi que des associations oeuvrant pour l’accès au droit et au logement des personnes défavorisées, les demandeurs de logement peuvent théoriquement faire reconnaître leur situation comme « prioritaire et urgente » si elle répond aux critères énoncés par la loi[2]. Le cas échéant, une proposition de logement adapté dans le département concerné doit être formulée, sous peine d’une condamnation de l’État par le juge administratif.

Mettre en valeur la diversité des individus faisant valoir un droit désormais garanti par l’État et le traitement public différencié de leur situation contribue dès lors à comprendre et à expliquer de nouvelles inégalités au sein des classes populaires, auxquelles appartiennent l’essentiel des demandeurs de logements sociaux en France (Dietrich-Ragon, 2013), et plus encore lorsqu’ils répondent aux critères définis par la loi DALO. Il convient pour cela d’examiner les logiques contextuelles du recours à la justice et de montrer comment « le droit vient aux gens » (Abel et al., 1981), ainsi que les fondements sociaux des différentes manières d’accomplir les démarches nécessaires à son effectivité. Si certaines conditions matérielles objectives peuvent s’avérer nécessaires pour que se développe une protestation, elles n’en épuisent pas l’explication (Thomson, 1971). Il s’agit donc d’étudier les propriétés sociales, la situation en matière d’habitat et les aspirations résidentielles des ménages des requérants DALO, ainsi que leurs comportements dans le cadre de leurs démarches administratives. Les attitudes des usagers des politiques sociales varient selon la fraction de classe d’appartenance (Paugam, 1991 ; Dubois, 1999), et l’expérience vécue de l’administration détermine la capacité à faire preuve de réflexivité sur sa situation (Siblot, 2006), tout comme l’issue des démarches entreprises.

Dans un premier temps, cet article met en valeur les frontières et la structure de l’espace social des usagers d’un dispositif en faveur du logement des « personnes défavorisées ». Tout en situant les ménages observés au sein de la population française, et plus précisément par rapport à l’ensemble des demandeurs de logements sociaux, il fait ressortir des situations sociales et résidentielles contrastées.

Dans un second temps, il s’agit de montrer comment les contrastes parmi les usagers d’un tel dispositif de recours à la justice administrative déterminent également des inégalités de traitement public de leur situation en matière d’habitat. En effet, un traitement différencié s’opère à la fois selon les modalités d’appropriation de la procédure et selon les caractéristiques des ménages des requérants (dé)valorisées par les acteurs institutionnels.

L’espace social des usagers du DALO

Mettre en valeur les frontières et la structure de l’espace social des usagers d’un dispositif en faveur du logement des « personnes défavorisées » contribue à analyser la diversité des catégories populaires. Il s’agit donc de discerner les contours de la population des requérants DALO avant de mettre en évidence les lignes de fracture qui la traversent, en distinguant différents types de situations sociales et résidentielles contrastées qui conditionnent les démarches effectuées.

Discerner les contours de la population des requérants

Discerner les contours de la population des ménages des requérants DALO consiste d’abord à présenter l’évolution de la quantité de recours déposés depuis l’ouverture de la procédure et son inégale répartition entre les départements. Il s’agit ensuite de brosser un tableau plus précis à partir de l’échantillon de dossiers recueilli au cours des enquêtes localisées, susceptible de mieux rendre compte des fondements sociaux de l’inégalité dans le traitement public des situations en matière d’habitat.

Le nombre total de recours déposés auprès des commissions de médiation départementales depuis l’ouverture de la procédure s’élève à 463 091 au 1er février 2014, et il connaît une croissance annuelle régulière, notamment dans les régions d’Île-de-France et de Provence-Alpes-Côte d’Azur. Ces régions concentrent en effet la grande majorité des recours, le reste étant pour l’essentiel déposé dans les DOM-TOM et les autres départements les plus urbanisés de métropole. Les recours au DALO sont donc proportionnellement plus nombreux là où les prix de l’immobilier locatif atteignent les niveaux les plus élevés, et où les dépenses de logement pèsent de manière croissante sur le revenu des ménages (Accardo et Bugeja, 2009). Dans ces régions, les occupants du parc social ont moins intérêt à en sortir, tandis que la production de nouveaux logements sociaux reste insuffisante pour qu’une demande en augmentation continue puisse être progressivement comblée. De fait, les requérants DALO correspondent à une part de plus en plus significative des demandeurs de logements sociaux, en particulier dans les régions où la situation est la plus tendue. En retour, l’augmentation accélérée de cette demande est en partie liée à la mise en place d’un dispositif supposé garantir un droit à un logement adapté pour tous. À Paris, le nombre de demandeurs de HLM augmente en effet plus vite lors des premières années de mise en oeuvre de la loi que lors de celles qui précèdent son introduction[3]. L’analyse de l’échantillon de dossiers de recours constitué dans les départements de Paris, des Yvelines et du Bas-Rhin permet cependant de caractériser plus finement la population étudiée du point de vue de la composition familiale des ménages, de la nationalité et de l’activité professionnelle des adultes de référence ou du revenu par unité de consommation.

On observe tout d’abord une surreprésentation des parents isolés ou des familles nombreuses, qui se retrouve, dans une moindre mesure, parmi les occupants et les demandeurs de logements sociaux depuis le début des années 2000 (Kasteman, 2009). Quant aux personnes seules, 19,7 % des personnes de l’échantillon sont des hommes seuls, alors que seulement 14,6 % sont des femmes seules. En outre, ces personnes seules sont beaucoup plus fréquemment âgées de moins de 25 ans ou de plus de 60 ans que dans le reste de l’échantillon. Parmi les familles, qui en constituent donc la grande majorité (65,7 %), les difficultés particulières à trouver un logement, y compris dans le parc social, de « grands ménages » de six individus et plus (Fijalkow, 2011 : 37) conduisent à les distinguer dans le découpage des modalités. Si ces « grands ménages » ne représentent que 7,4 % de l’échantillon, leur proportion est bien supérieure à celle que l’on trouve parmi les occupants des HLM. C’est aussi le cas des parents isolés avec un maximum de quatre enfants (27,2 %) – pour l’essentiel des femmes –, plus nombreux que les couples avec un, deux ou trois enfants (24,4 %) parmi la population observée.

On y relève ensuite une majorité d’étrangers (51,2 %), mais aussi des Français nés à l’étranger (12,3 %). Cela n’est guère surprenant au regard des discriminations en matière d’accès au logement qui affectent les immigrés du Maghreb et d’Afrique subsaharienne (Pan ke shon et Robello, 2010), régions dont les requérants étrangers sont majoritairement issus (respectivement 27,2 % et 7,9 % de l’ensemble de l’échantillon). À l’inverse, les étrangers européens sont relativement rares (8,4 %), provenant le plus souvent de zones de conflit récent. On peut dès lors faire l’hypothèse que les requérants étrangers – à l’inverse des immigrés devenus français – relèvent de vagues migratoires récentes d’Afrique subsaharienne, d’Asie ou d’Europe de l’Est, dont l’ampleur s’est accrue dans les années 1990 et 2000 (Tribalat, 2004).

Quant aux revenus des ménages de l’échantillon, ils sont généralement très bas, 70,2 % d’entre eux vivant en dessous du seuil de pauvreté[4]. Du reste, nombre de requérants font partie d’une fraction de plus en plus large des classes populaires dont le revenu s’éloigne fortement de ce seuil de pauvreté (Burricand etal., 2012) : le revenu par unité de consommation de 29,8 % des ménages de l’échantillon est inférieur à la moitié de celui-ci. Se focaliser sur les ressources financières limite toutefois la prise en compte de la diversité de la population observée.

De fait, l’activité professionnelle des requérants montre qu’ils n’appartiennent pas toujours aux fractions inférieures des classes populaires, ni même aux régions inférieures de l’espace social. À défaut de connaître toute la trajectoire sociale des requérants, on constate que l’activité professionnelle fait office de variable synthétique, car s’y réfracte au moins partiellement le niveau de capital social et culturel (Pinto, 2010). On retrouve ainsi une minorité de salariés relevant des professions intermédiaires, mais aussi des commerçants indépendants en difficultés financières, ou encore des étudiants et des artistes affectés par la rareté de l’emploi et l’irrégularité des rémunérations dans leur secteur (12 % de l’échantillon). Toujours est-il qu’une grande partie des requérants peuvent être considérés comme des « travailleurs peu qualifiés », dont l’activité exige peu ou pas de diplômes et s’exerce dans des conditions précaires (Amossé et Chardon, 2006). On retrouve parmi eux moins d’ouvriers (14,1 %) que d’employés (29,2 %), en particulier chez les femmes, selon un principe de division genrée propre aux milieux populaires (Chauvel, 1999), mais ces dernières sont marquées par l’« ouvriérisation de leur condition » (Schwartz, 2002). L’échantillon est aussi en grande partie composé de chômeurs (19,7 %) et d’inactifs (25 %), dont certains n’ont jamais occupé d’emploi, tandis que les retraités perçoivent souvent des revenus proches du minimum vieillesse.

On observe enfin une variation importante des situations en matière d’habitat. Si les propriétaires de leur logement sont très rares, la plus grande partie des requérants de l’échantillon sont titulaires d’un bail dans le secteur privé (45,6 %) ou sont hébergés par des membres de leur famille ou des amis (17,6 %). Seule une minorité des ménages sont accueillis dans le cadre d’une structure d’hébergement de longue durée ou dans un hôtel à vocation sociale (22,5 %). Plus rares encore sont les requérants qui se déclarent « sans domicile fixe » (7,6 %). Tout se passe comme si les individus considérés comme les plus « éloignés » du logement par les acteurs de l’habitat se pliaient le plus facilement à un tel jugement institutionnel, en ayant finalement peu recours à la justice, quand bien même ils s’avèrent admissibles au regard des critères définis par la loi DALO.

Au-delà d’une telle diversité des caractéristiques socioéconomiques et des situations en matière d’habitat, la récurrence de certaines combinaisons de variables invite à distinguer plus systématiquement les nuances qui caractérisent la population des usagers d’un tel dispositif.

Une structure ternaire

Un traitement statistique adapté des données collectées auprès des commissions départementales permet de discerner la structure de la population des requérants DALO et d’en établir une typologie. L’usage combiné de matériaux ethnographiques donne en outre du sens aux relations entre les modalités caractéristiques des requérants et de la chair aux regroupements statistiques opérés.

Une analyse des correspondances multiples (ACM) met d’abord en relation toutes les modalités de variables retenues en les projetant sur un plan factoriel et elle montre comment les requérants se polarisent sur deux axes (Figure 1). Ces axes représentent 16,6 % de la variance de l’échantillon et opposent les modalités de variables qui contribuent le plus fortement à leur construction. Le premier axe oppose ainsi les modalités « hôtel social » et « SDF » relatives à la situation en matière d’habitat, ou les modalités « employé » et « inactif » liées à l’activité professionnelle. Quant au second axe, il oppose aussi bien des modalités relatives à l’activité qu’à la composition du ménage ou à l’âge des requérants : exercer une profession intermédiaire ou intellectuelle s’oppose à l’appartenance à un « grand ménage », et la modalité « Europe » apparaît incompatible avec un âge supérieur à 60 ans.

Figure 1

Espace des requérants DALO (graphique des variables)

Espace des requérants DALO (graphique des variables)
Source : Commissions de médiation DALO des départements du Bas-Rhin, de Paris et des Yvelines, 2009–2011. Effectif : 432

-> Voir la liste des figures

Une classification ascendante hiérarchique (CAH) permet ensuite de distinguer trois classes de requérants[5], qui varient selon les caractéristiques sociales et la situation en matière d’habitat de leur ménage. Les observations statistiques, autrement dit les requérants DALO, peuvent être projetées sur le plan factoriel. Elles se répartissent pour l’essentiel à l’intérieur des ellipses de concentration correspondant aux différentes classes distinguées (Figure 2).

La première classe, qui rassemble les individus les plus marginalisés, compte l’effectif le plus réduit, avec 27,5 % des requérants de l’échantillon. Elle inclut principalement des personnes seules (89,8 %), dont une majorité d’hommes (60,6 %), qui cumulent les difficultés sociales et économiques. Ces requérants, que l’on retrouve particulièrement dans le Bas-Rhin, sont majoritairement de sexe masculin (60,9 %) et connaissent souvent une situation de « démembrement familial » (Laé et Murard, 1996). Les plus jeunes ont récemment dé-cohabité de chez leurs parents, tandis que les plus âgés incluent notamment des retraités issus de l’immigration, isolés de leur famille restée dans leur pays d’origine (Hmed, 2006). Les requérants de cette classe sont néanmoins le plus souvent français (70,9 %). Conséquence de l’inactivité professionnelle de la grande majorité d’entre eux (74,7 %), les revenus déclarés y sont généralement inférieurs au seuil de pauvreté (86,1 %), lorsqu’ils ne sont pas inexistants. Ces individus n’échappent d’ailleurs à un processus de désaffiliation totale que dans la mesure où ils bénéficient de dispositifs d’assistance (Castel, 1995) tels que le revenu de solidarité active (RSA) ou l’allocation de solidarité aux personnes âgées (ASPA). Pauvreté et isolement se conjuguent fréquemment avec l’absence d’habitat personnel, lorsque les ressources économiques ou le capital social nécessaire à se faire héberger par un proche font défaut (Desmond, 2012). Si une part non négligeable des requérants de cette classe est accueillie dans des structures d’hébergement (25,8 %), ces installations sont plutôt spécialisées dans l’accueil de population en grandes difficultés. D’autres se retrouvent en marge de ces structures. C’est en effet au sein de cette classe que l’on compte les rares sans-abri de l’échantillon. Leur situation peut être illustrée par le cas d’un homme de 54 ans rencontré devant la cellule d’accueil DALO de la préfecture de Paris. Pauvrement vêtu et tirant un cabas à roulettes, il explique être divorcé depuis cinq ans, souffrir d’alcoolisme et ne plus rechercher activement d’emploi. « Squattant » un bâtiment inoccupé, il proteste contre la requalification de son recours en demande d’hébergement, alors qu’il ne supporte plus l’encadrement institutionnel et les règles de vie collective.

Figure 2

Espace des requérants DALO (graphique des observations)

Espace des requérants DALO (graphique des observations)
Source : Commissions de médiation DALO des départements du Bas-Rhin, de Paris et des Yvelines, 2009–2011. Effectif : 432

-> Voir la liste des figures

Concernant la deuxième et plus importante classe de l’échantillon (41,2 %), elle est principalement composée de travailleurs précaires et peu qualifiés issus d’une immigration récente, dont les familles vivent des situations instables et inconfortables en matière d’habitat. Fortement représentés parmi les Parisiens, les requérants de cette classe se distinguent en matière d’âge et de composition de leur ménage. Ils sont relativement jeunes (67,9 % ont entre 25 et 40 ans) et incluent une majorité de couples avec des enfants, dont la quasi-totalité des « grands ménages » de la population observée. Ces individus correspondent bien à la figure du « travailleur précaire assisté » (Martin et Paugam, 2009) : si ces personnes perçoivent un salaire, leurs emplois sont caractérisés par une forte instabilité et des rémunérations minimales, qui expliquent leur dépendance aux prestations sociales. Le recours au « travail au noir » dans les secteurs professionnels où ils sont le plus souvent employés – le bâtiment pour les hommes et les activités domestiques pour les femmes – peut en outre conduire certains à sous-déclarer leurs revenus. Cela contribue à renforcer leurs difficultés à accéder au parc social par les filières de « droit commun » et tend à les assigner aux franges les plus dégradées du parc privé ou aux structures d’hébergement de longue durée. C’est dans cette classe que l’on retrouve l’essentiel des familles logées dans des hôtels à vocation sociale, principalement gérés par des associations. Leurs difficultés quotidiennes transparaissent dans le cas d’un agent de sécurité malien reçu à la permanence juridique d’une association :

Il y a le bruit des assiettes quand on fait la vaisselle, le bruit de la télé, on n’a pas d’intimité, les enfants ne dorment pas, ils sont fatigués à l’école […]. Je gagne 1 400 euros par mois. Avec mon salaire, je peux payer 30 % du loyer, l’assistante sociale a dit qu’il faut trouver un hôtel moins cher…

Paris, février 2011

Quant à la troisième classe, qui représente 31,2 % de l’échantillon, elle rassemble principalement des individus dans une situation de déclassement. Celui-ci peut s’effectuer « par le bas », avec la perte d’une position sociale plus élevée, ou « par le haut » (Bourdieu, 1978), lorsque des individus de milieu populaire en ascension sociale ne parviennent pas à se rapprocher du style de vie des classes moyennes. Les individus de cette classe sont généralement plus âgés que dans la précédente : 49,6 % d’entre eux ont entre 40 et 60 ans. Ils sont aussi plus souvent de nationalité française (58,9 %), même s’ils sont pour la plupart issus de l’immigration maghrébine. Cette classe inclut également des requérants de familles plus restreintes, en grande partie monoparentales (39,1 %). Les particularités les plus notables de cette classe tiennent cependant à l’activité professionnelle des requérants, qui tend à les rapprocher des classes moyennes, et à des revenus plus élevés, 44,4 % d’entre eux vivant au-dessus du seuil de pauvreté. Le recours au DALO d’individus déclassés « par le bas » tient alors à la perte soudaine d’un emploi ou à la mise en faillite de leur propre entreprise. Un graphiste de 52 ans, marié et père de deux enfants, a par exemple réalisé de mauvais investissements et se retrouve face à un jugement d’expulsion pour impayés de loyers. Des ruptures biographiques telles qu’un divorce ou le décès du conjoint laissent d’autres requérants dans une situation financière embarrassante. Cette troisième classe inclut également ceux qui terminent leurs études ou exercent une activité sans revenus réguliers. C’est le cas d’un jeune comédien strasbourgeois, en couple avec un enfant, dont la location dans le secteur privé dépend d’une caution parentale, tant que sa demande d’HLM reste insatisfaite. Pour les individus connaissant une forme de déclassement « par le haut », le coût élevé des logements du parc privé est plus spécifiquement perçu comme une « entrave à leur qualité de vie » (Dietrich-Ragon, 2013 : 31), qui s’avère peu conforme aux représentations de leur propre statut, actuel ou anticipé, leur activité professionnelle fondant des perspectives de mobilité sociale ascendante. Une jeune aide-soignante d’origine cap-verdienne, mère de deux enfants, exprime ainsi son exaspération à l’agent de la cellule d’accueil DALO de la préfecture de Paris : elle se sent « bloquée dans un logement tout petit » alors qu’elle travaille et que son mari « vient d’obtenir un contrat à durée indéterminée au-dessus du SMIC » (Paris, janvier 2011).

L’examen des propriétés sociales des ménages des requérants et de leur situation en matière d’habitat constitue une première avancée. La mise en relief de la diversité des cas rencontrés freine en effet les tentations d’explications trop simplistes des démarches des administrés pour obtenir un logement et le traitement de leur demande.

Des inégalités face à l’action publique

Il s’agit désormais de discerner non seulement des rapports socialement contrastés aux institutions sociales et juridiques chez les individus qui font valoir leur droit, mais aussi des propriétés déterminantes du tri social des ayants droit, telles que la composition familiale, l’activité professionnelle et les ressources financières au sein du ménage, ou encore l’accompagnement social et juridique dont ils bénéficient.

Tableau 1

Variables actives de l’ACM et caractérisation des classes de requérants

Variables actives de l’ACM et caractérisation des classes de requérants
Source : Commissions de médiation DALO des départements du Bas-Rhin, de Paris et des Yvelines, 2009-2011. Effectif : 432

-> Voir la liste des tableaux

L’inégale appropriation des démarches administratives

Trois formes d’appropriation de la procédure et d’attitudes à l’égard des institutions sociales et juridiques peuvent être rapportées aux trois types de configurations de variables caractéristiques des requérants mises en valeur par l’analyse statistique. 

Pour ce qui est tout d’abord des requérants les plus marginalisés, ils manifestent souvent leur « incapacité à se situer dans l’univers administratif – voire plus généralement dans l’espace social » (Dubois, 1999 : 67). Leur manque de repères face à l’administration implique des maladresses dans leurs démarches de recours à la justice, dont ils s’approprient difficilement la signification et les conséquences potentielles. Quand bien même ils savent lire et maîtrisent la langue française, ils ne comprennent pas toujours les intitulés du formulaire DALO. C’est notamment le cas d’une jeune mère de famille ivoirienne de 21 ans, hébergée dans un CHRS avec sa fille en bas âge, rencontrée à l’accueil de la préfecture :

« Nom d’usage, c’est quoi ça ? C’est le nom de jeune fille ou bien ? Tsss… il faut le lire calmement, là !Je vais me reposer avant… »

Paris, février 2011

Non seulement ils peinent à intégrer le langage juridico-administratif, mais ils ne sont pas toujours conscients de l’ampleur de leurs propres difficultés à fournir les éléments nécessaires à faire valoir leur droit. Or ils demeurent en manque d’appuis dans leurs démarches, car ils cultivent également une certaine défiance envers les services sociaux ou les associations. Certains ont en effet essuyé plusieurs refus de demande de logement social, quel que soit le « parcours d’insertion » engagé. Un homme d’une quarantaine d’années, sans emploi, rencontré alors qu’il vient déposer un dossier largement incomplet au centre administratif accueillant la commission DALO du Bas-Rhin, s’avère ainsi principalement soucieux d’obtenir une place dans une structure d’hébergement d’urgence pour le soir même. Certains professionnels de l’insertion peuvent cependant leur suggérer de rédiger une lettre d’accompagnement du recours, dans laquelle ils se retrouvent réduits à exposer leur misère plutôt qu’à faire valoir leur droit. C’est précisément chez ce type d’individus que « les fragments d’une biographie brisée constituent la seule monnaie d’échange pour accéder à un droit » (Castel, 1995 : 467). Or les « suppliques » (Fassin, 2000) s’adressent rarement aux institutions appropriées. Des lettres de « SDF » ou de personnes « à la rue » recueillies parmi les dossiers d’instruction interpellent ainsi directement le président de la République de l’époque, Nicolas Sarkozy.

Ensuite, concernant les travailleurs précaires issus de l’immigration, leur rapport distancié aux normes scripturales (Lahire, 1998) est encore plus fréquent que parmi les individus les plus marginalisés. S’ils maîtrisent souvent mal le français, et pis encore le langage juridique, ils délèguent plus volontiers l’accomplissement des démarches de recours à la justice à des « intermédiaires du droit » (Spire et Weidenfeld, 2011), réglant les coûts relatifs à l’exposition de soi pour améliorer leur condition résidentielle. Les requérants de ce second type sont cependant loin d’être passifs dans leurs relations aux intermédiaires du droit. Ils s’efforcent de maximiser leurs chances de relogement en multipliant les pistes, ce qui leur est permis par la segmentation de l’offre d’accompagnement social et juridique. L’agent de sécurité malien rencontré dans le cadre de la permanence juridique d’une association se tourne vers cette dernière à la suite d’un conflit avec son assistante sociale, à laquelle il reproche un manque d’implication. Ces individus se livrent ainsi plus ou moins à leurs interlocuteurs institutionnels. Tandis que certains masquent leurs difficultés avec l’écrit, d’autres exagèrent leur incompréhension, croyant bénéficier ainsi d’un soutien accru. Si ces requérants se rapprochent le plus souvent volontairement des institutions sociales, ils manifestent en revanche de l’appréhension à l’égard des institutions juridiques. Un ouvrier du bâtiment algérien, père de trois enfants, dont l’insalubrité de l’appartement justifie le caractère « prioritaire et urgent » de sa situation, se laisse par exemple difficilement convaincre d’être présent à l’audience au tribunal administratif par les juristes d’une association. De telles résistances peuvent être liées à de mauvaises expériences des institutions judiciaires associées à des sanctions pénales ou des difficultés dans l’obtention d’un titre de séjour.

Enfin, les requérants qui vivent une situation de déclassement investissent et s’approprient plus facilement une procédure de recours à la justice, qu’ils ont d’ailleurs connue dans les médias plutôt que par l’intermédiaire des services sociaux ou des associations. Il s’agit en l’espèce de défendre ou de restaurer un statut, souvent lié à l’occupation d’un emploi, au moyen de démarches pour faire valoir leur droit (Siblot, 2006). Ce faisant, la majorité des individus de ce type témoigne d’une « bonne volonté administrative », qui renvoie à la mobilisation de savoir-faire et de savoir-être propre aux classes moyennes ou aux fractions supérieures des milieux populaires (Dubois, 1999). C’est le cas d’une employée administrative récemment licenciée, qui manifeste son absence d’hésitation à réaliser sur place les copies des pièces justificatives indiquées par le guichetier de la cellule d’accueil DALO de la préfecture :

On ne va pas pinailler pour une photocopie, monsieur ! Je préfère faire une copie plutôt que rater le coche pour une pièce manquante !

Paris, janvier 2011

Néanmoins, ces requérants ne sont pas toujours aptes à qualifier juridiquement leur propre situation et à invoquer les motifs de recours au DALO les plus légitimes. Dès lors qu’ils éprouvent un sentiment de répulsion ou de culpabilité à fréquenter les services sociaux et les associations, les déclassés « par le haut » se révèlent moins bien équipés pour faire valoir leur droit. Inversement, les déclassés « par le bas » ont un usage plus stratégique et décomplexé des dispositifs d’accompagnement social et juridique dans le cadre desquels ils bénéficient d’un soutien renforcé par leur relative proximité sociale à leurs interlocuteurs institutionnels. S’ils restent principalement motivés par une amélioration de leur condition en matière d’habitat, ils inscrivent parfois leur démarche de recours à la justice dans une lutte collective, et récoltent alors souvent les fruits de leur engagement militant (Weill, 2014), à l’instar d’une assistante commerciale au chômage, relogée dans un HLM du 15e arrondissement parisien avec sa mère âgée de 82 ans, après son passage au journal de 20 heures et sa rencontre avec l’édile locale.

Un traitement public différencié des situations

Les données nationales, comme celles de l’échantillon, témoignent d’une sélection drastique des ayants droit, le taux de décisions favorables des commissions s’élevant au 1er février 2014 à 39 %, tandis que 8 % des requérants ont fait l’objet d’une proposition de relogement avant décision de ces dernières. Ce taux s’avère très légèrement inférieur dans l’ensemble de l’échantillon observé (37,9 %), mais on y retrouve également de fortes disparités entre les commissions. Si le taux de décisions favorables s’avère plus élevé à Paris que dans les autres départements franciliens ou en province, l’analyse des caractéristiques des requérants et l’observation du fonctionnement des commissions révèlent que ces écarts tiennent moins à des critères de jugements différents qu’aux spécificités territoriales des usagers du DALO. On observe d’ailleurs d’importantes variations du taux de décisions favorables des commissions entre les trois classes de requérants précédemment distinguées. Ainsi, l’inégalité du traitement public des recours fait écho à la diversité des caractéristiques des ménages des requérants et de leur rapport aux institutions sociales et juridiques.

Les requérants de la première classe connaissent un taux de validation de leur recours auprès des commissions de médiation inférieur à l’ensemble de l’échantillon (25,6 %). Les commissaires opèrent en effet une forme de disqualification des plus marginaux. Les individus aux difficultés sociales et économiques les plus graves sont donc les moins susceptibles d’accéder au droit au logement, quand bien même leur situation correspond aux critères de priorité et d’urgence énoncés par la loi. Les sans-abri, qui représentent l’essentiel des individus faisant l’objet d’une décision de réorientation de leur recours en demande d’hébergement, sont notamment en grande partie exclus du bénéfice du dispositif. C’est aussi très majoritairement le cas des plus jeunes et des plus vieux des requérants, qui sont aussi les plus pauvres et les plus souvent dénués d’activité professionnelle. D’une part, la validation du recours au DALO peut être envisagée comme favorisant une forme d’« installation dans l’assistance » (Paugam, 1991) des plus jeunes, dont certains membres des commissions DALO affirment vouloir les préserver :

À 23 ans, vous leur donnez un HLM, bientôt ils toucheront le RSA et ils ne sortiront plus de chez eux…

Agent de la préfecture des Yvelines, observation d’une réunion de la commission départementale DALO, Versailles, 2010

D’autre part, les plus âgés sont considérés comme insuffisamment « autonomes » pour accéder à un logement social. Du reste, les plus marginalisés des requérants sont à la fois les plus mal logés et les plus mal accompagnés dans leurs démarches. Soit ils se tiennent à l’écart des associations, soit leurs chances de validation du recours apparaissent trop faibles pour les intermédiaires du droit avec lesquels ils entrent en contact. Et lorsqu’ils sont suivis par un travailleur social, ce dernier les accompagne rarement dans leurs démarches de recours à la justice. Malgré certains efforts d’exposition de soi, les requérants les plus marginalisés ont les dossiers les moins épais. Se résumant parfois à un formulaire DALO incomplet accompagné d’un court récit sur une feuille volante, ils sont régulièrement frappés du sceau de l’irrecevabilité.

À l’inverse, les travailleurs pauvres et peu qualifiés de la deuxième classe de l’échantillon sont ceux qui valident le plus souvent leur recours auprès des commissions de médiation DALO observées (47,3 %) et ils représentent la plus grande partie des ménages relogés avant la décision de la commission. Aussi précaire soit-il, le travail est fortement valorisé au sein des commissions. L’occupation d’un emploi, même à temps partiel et faiblement rémunéré, établit en effet le « mérite » de requérants qui se distinguent des « assistés ». C’est bien ce qui apparaît dans le discours d’une représentante de l’État de la commission du Bas-Rhin :

Ils ont le mérite d’accepter des emplois pénibles plutôt que de se laisser porter par le système […]. On est souvent plus tolérant avec ceux qui travaillent.

Strasbourg, conversation informelle, mars 2011

Contrairement à une affirmation provocatrice d’une représentante des bailleurs de la commission des Yvelines, les taux relativement élevés de validation des recours des demandeurs de logement issus de l’immigration ne sont pas le produit d’« un système de discrimination inversée en faveur des Noirs et des Arabes » (conversation informelle, Versailles, mai 2010). Ils résultent plutôt d’une activité professionnelle plus fréquente et de la composition familiale de leurs ménages. Animés par des schèmes familialistes propres au travail social (Serre, 2009), les commissaires considèrent que l’« autonomie » des parents consolide autant qu’elle est consolidée par l’accès au logement. Être accueilli dans des structures d’hébergement ou des hôtels à vocation sociale multiplie aussi les chances de validation du recours au DALO. La « bonne foi » et l’« autonomie » sont en effet plus aisément vérifiables, dans la mesure où les familles concernées sont prises en charge par les travailleurs sociaux ou les acteurs associatifs qui assurent la gestion de ces établissements.

Quant aux requérants de la troisième classe, qui ont tendance à vivre une situation de déclassement, ils connaissent un taux de validation des recours proche de la moyenne de l’échantillon (37,8 %), autrement dit moins élevé que pour les requérants de la classe des « travailleurs précaires », mais supérieur à celui des plus marginalisés. Généralement mieux dotés en matière de capital culturel et caractérisés par un rapport moins distant à l’écrit et aux institutions, ils sont mieux disposés à faire valoir leur droit. Certaines qualifications requises dans le cadre de l’activité professionnelle qu’ils exercent ou ont jusqu’à peu exercée peuvent favoriser l’issue de leurs démarches administratives. C’est le cas d’une assistante commerciale et de sa mère retraitée en situation d’expulsion après la vente de leur appartement par leur propriétaire. Appuyées par une association de lutte contre le « mal-logement », elles ont multiplié les démarches auprès de la préfecture et des édiles locaux avant d’obtenir leur relogement dans un programme d’habitat social neuf de leur arrondissement parisien d’origine. De fait, les moins démunis des requérants parviennent à faire reconnaître leur « autonomie » et leur « bonne foi », pourvu qu’ils manifestent leur consentement aux exigences des acteurs des politiques du logement des personnes défavorisées. D’autres individus relevant plutôt des fractions inférieures des classes moyennes que des classes populaires peuvent toutefois voir leur recours à la justice administrative doublement délégitimé. D’une part, ils apparaissent comme des « procéduriers », incapables pour autant de se conformer aux attentes de l’administration. D’autre part, le motif de leur démarche est renvoyé à une « question de confort ». C’est ce qu’illustre tout particulièrement le cas d’une employée de banque. Dans une lettre accompagnant le recours au tribunal administratif du Bas-Rhin contre la commission de médiation, qui refuse de désigner sa situation « prioritaire et urgente », elle écrit que cette décision aurait été prise par une « autorité incompétente, car la seule commissionexistante a été créée au niveau de la région et non à celui du département », et provoque ainsi les sarcasmes des commissaires. Justifiant sa démarche par l’éloignement de sa commune de résidence de la ville de Strasbourg, où elle exerce son emploi, elle est jugée apte « à se lever tôt pour prendre le train » par le président de la commission. Enfin, les locataires du parc social, parmi lesquels les requérants de cette classe sont les plus nombreux, bénéficient eux aussi très rarement du DALO, leur situation n’étant pas non plus considérée comme suffisamment « urgente et prioritaire ».

Conclusion

En dépit des accents universalistes des discours politiques de justification d’« un texte à la Ferry »[6], la loi DALO ne s’adresse pas à tous les publics, mais aux « personnes défavorisées ». Cette catégorie d’action publique relativement floue tend cependant à masquer à quel point la foule de demandeurs de logement qui se pressent aux « portes de la Loi » s’avère hétéroclite, la variété des requérants DALO et de leurs ménages reflétant celle de catégories populaires de plus en plus segmentées. Cette segmentation est synonyme d’appropriation socialement différenciée du recours à la justice administrative, qui s’apparente à un paramètre du fonctionnement bureaucratique plutôt qu’à une contrainte externe (Contamin etal., 2008) et implique un traitement public différencié des situations en matière d’habitat. La compétition pour l’accès au parc social se révèle en définitive accentuée par la mise en oeuvre d’une procédure complexe, que d’aucuns assimilent à un « parcours du combattant ». Rares sont en effet les cas observés où le recours à la justice constitue un vecteur de solidarité. L’expérience vécue des difficultés à faire valoir ses droits, comme les difficultés à trouver un logement adapté, ne présente guère d’unité. D’autant plus que l’identité associée au « mal logement » est relativement peu valorisante, donc difficile à revendiquer. Une forme d’« individualisme négatif » (Castel, 1995) répond ainsi le plus souvent à un traitement public individualisant des situations en matière d’habitat, qui s’inscrit dans un mouvement à la fois transsectoriel et international d’individualisation des politiques sociales.

Le cas du DALO montre cependant bien comment cette individualisation se combine à un ciblage croissant des politiques concernées. Tout se passe comme si les modalités d’application de la loi venaient finalement renforcer une tendance historique à la « résidualisation » du parc social en France, comme dans d’autres pays européens (Houard, 2011), c’est-à-dire à l’augmentation de la part des ménages aux revenus très modestes parmi les locataires des HLM. Publiée un an avant l’avènement du DALO, la dernière enquête sur les occupants du parc social montrait déjà que près de 33 % des nouveaux entrants sur cette période vivaient sous le seuil de pauvreté, contre seulement 12 % en 1997[7]. Les décisions des commissions de médiation accentuent la pression sur les bailleurs sociaux pour continuer dans ce sens, sans aller néanmoins jusqu’à leur imposer les plus démunis. Or cette forme de ciblage restreint des politiques sociales produit des effets profonds sur les recompositions des inégalités en milieu populaire, où l’accès à des biens tels que le logement social a le plus d’influence sur les conditions d’existence.