Corps de l’article

L’espace social et les classes populaires

La Distinction (Bourdieu, 1979) est non seulement l’ouvrage le plus diffusé et le plus commenté de Bourdieu (Lebaron, 2012), mais aussi l’une des contributions majeures à la sociologie du XXe siècle si l’on en croit l’Association internationale de sociologie (ISA)[1]. Parmi les nombreux champs de recherche qu’inaugure ou rénove l’ouvrage, celui des classes populaires[2] occupe une place de choix : les sociologues traitant de cette question ne manquent que rarement de s’y référer, que ce soit pour s’inscrire dans la continuité des analyses proposées ou pour s’en distancer.

La description des classes populaires livrée par Bourdieu s’intègre dans le modèle théorique de l’espace social qui assigne une position aux individus et aux groupes en fonction de trois dimensions fondamentales : le volume des différentes formes de capital (économique et culturelle, notamment), la structure de ces formes de capital et, enfin, la trajectoire sociale. Les deux premières dimensions remplissent une fonction que l’on pourrait qualifier de topologique : alors que le volume de capital détermine l’appartenance d’un individu ou d’un groupe à une classe, la structure de capital détermine son appartenance à une fraction de classe (à dominante économique ou culturelle), la combinaison de ces deux dimensions permettant ainsi de le situer précisément au sein de l’espace social. Quant à la troisième dimension, elle occupe un statut quelque peu différent dans le modèle explicatif : en renvoyant aux dispositions individuelles ou collectives associées aux différentes trajectoires sociales[3], elle permet d’expliquer le fait que des individus ou groupes équivalents sous le rapport du volume et de la structure de leur capital puissent s’approprier une même position sociale de manières très contrastées.

Si ce modèle tridimensionnel semble très pertinent pour décrire la dynamique à l’oeuvre parmi les classes moyennes et supérieures, sa mobilisation semble plus difficile pour la description des classes populaires. De fait, dès lors qu’il analyse les régions inférieures de l’espace social, Bourdieu abandonne les deuxième et troisième dimensions de l’espace social, réduisant ainsi les classes populaires à un ensemble unidimensionnel.

Alors que le renoncement à la structure du capital pour l’analyse des classes populaires n’a pas manqué de susciter la critique – dans une perspective épistémologique, Passeron l’interprète comme conséquence de la posture légitimiste de Bourdieu (Grignon et Passeron, 1989) –, le renoncement à la trajectoire sociale n’a pas soulevé à notre connaissance de commentaires particuliers. Tout se passe comme si, d’un point de vue théorique, tout au moins, la reproduction intergénérationnelle des classes populaires était un fait largement admis parmi les sociologues.

Prenant ce constat pour point de départ, nous tenterons dans un premier temps de comprendre pourquoi Bourdieu a renoncé à mobiliser la trajectoire sociale pour l’analyse des classes populaires. L’explication épistémologique ne semble pas pertinente : contrairement à ce que l’on observe pour la structure de capital, la posture légitimiste n’empêche nullement de distinguer des individus ou groupes démunis de toutes les formes de capital suivant leurs trajectoires sociales. Dès lors, nous tenterons de montrer que cet « oubli » peut s’expliquer par la situation historique des classes populaires des années 1960, par la position occupée par Bourdieu au sein du champ des sciences sociales ainsi que par une certaine tradition française républicaine.

Dans un deuxième temps, nous défendrons la thèse suivant laquelle, après les bouleversements historiques intervenus au cours des quatre dernières décennies, la troisième dimension de l’espace social s’avère plus pertinente que jamais pour l’analyse des classes populaires contemporaines. À l’appui de cette idée, nous tenterons un rapprochement entre des travaux empiriques qui, s’essayant à distinguer différentes fractions parmi les classes populaires, ont précisément privilégié la trajectoire sociale.

La mobilisation de la trajectoire sociale : un privilège de classe ?

Si Bourdieu insiste dès les premières pages de La Distinction consacrées à l’espace social sur le caractère tridimensionnel de son modèle, force est pourtant de constater qu’il ne mobilise que très inégalement les dimensions de volume et structure de capital et de trajectoire sociale pour l’analyse des différentes classes sociales.

S’agissant des classes moyennes et supérieures, la structure du capital permet de révéler une structure en chiasme, allant des individus fortement dotés de capital économique, mais faiblement dotés de capital culturel, aux individus présentant une structure inverse. À cet effet de structure s’ajoute dans les analyses de Bourdieu un très fort effet de trajectoire sociale. Parmi les classes supérieures, la trajectoire – exprimée en degré d’ancienneté dans la bourgeoisie – détermine le rapport que les individus entretiennent avec leur patrimoine culturel : familier et détendu pour les héritiers, sérieux et crispé pour les parvenus. Quant aux classes moyennes, il s’agit des régions de l’espace social où le « brouillage » lié aux différentes trajectoires se manifeste le plus fortement selon Bourdieu. Elles semblent en effet faire office de réceptacle de tous les déclassés, par le haut comme par le bas, le système de dispositions petit-bourgeois revêtant ainsi « autant de modalités qu’il y a de façons d’accéder à une position moyenne dans la structure sociale, de s’y maintenir ou de la traverser » (Bourdieu, 1979 : 391). Bourdieu distingue ainsi les individus suivant la pente (déclinante ou ascendante) de leur trajectoire, avec, d’un côté, ceux qui présentent les dispositions les plus traditionnelles ou conservatrices et, de l’autre, ceux qui présentent des « dispositions qui semblent n’avoir en commun que l’ignorance ou le refus des valeurs établies » (Bourdieu, 1979 : 393).

Lorsque Bourdieu en vient à la description des classes populaires, la finesse des analyses se réduit fortement. De fait, il expose dans la confidentialité d’une note en bas de page que la nature de ses données l’oblige à renoncer à distinguer des fractions de classes populaires selon la structure des formes de capital : « pour les classes populaires, fortement hiérarchisées selon le volume global du capital, les données disponibles ne permettent pas de saisir les différences dans la deuxième dimension » (Bourdieu, 1979 : 129). Mais c’est en fait non seulement à la deuxième dimension qu’il renonce, mais aussi à celle des trajectoires sociales, sans toutefois en livrer les raisons. Car mis à part son allusion aux rares cas de déclassement – anticipation lucide de ces individus que Schwartz (1998) qualifiera vingt ans plus tard de « dominés aux études longues » –, c’est bien l’image d’une classe homogène et engagée dans un processus de reproduction intergénérationnelle des positions qui est livrée[4].

Réfutant l’explication avancée par Bourdieu suivant laquelle l’impossibilité de distinguer des fractions de classes sur le deuxième axe de l’espace social tiendrait à la nature de ses données, Passeron (Grignon et Passeron, 1989) y voit la marque de la posture légitimiste qui sous-tend le modèle de La Distinction. Comment distinguer, en effet, des individus sous le rapport de la structure des différentes formes de capital possédées, alors même que ces individus sont précisément définis par la dépossession de ces mêmes formes de capital ? « […] la culture populaire apparaît nécessairement, dans cette perspective, comme un ensemble indifférencié de manques, dépourvu de repères propres, à l’intérieur duquel on peut tout juste essayer de distinguer des strates de densité symbolique décroissante […] » (Grignon et Passeron, 1989 : 117)[5].

Cette fronde s’inscrit en fait dans un mouvement critique relativement large du modèle théorique de La Distinction[6]. Toutefois, de manière étonnante, aucune de ces critiques ne pointe à notre connaissance le fait que la description que livre Bourdieu des classes populaires est non seulement amputée de la deuxième dimension de l’espace social, mais également de la troisième, à savoir la trajectoire sociale.

Les raisons du renoncement aux effets de trajectoire sociale

Si, comme le relève Passeron, la posture légitimiste explique pour bonne partie l’absence de mobilisation de la structure des formes de capital pour la description des classes populaires, elle ne peut expliquer l’absence de mobilisation de la trajectoire sociale. Car même dans les régions inférieures de l’espace social où le dénuement des deux principales formes de capital limite les possibilités de distinguer les individus ou groupes d’individus sous le rapport de la structure de leur capital, rien n’empêche a priori de les distinguer suivant leurs origines sociales et la pente de leurs trajectoires. C’est d’ailleurs une piste qu’évoque Bourdieu lui-même lorsqu’il suggère que « des différences telles que celle qui sépare les OS d’origine rurale d’une usine de province, non diplômés, vivant à la campagne, dans une ferme héritée, et les OQ d’une entreprise de la région parisienne appartenant à la classe ouvrière depuis plusieurs générations, pourvus d’une spécialité ou de titres techniques, […] [sont] sans doute au principe de différences tant dans le style de vie que dans les opinions religieuses ou politiques » (Bourdieu, 1979 : 129). Il convient dès lors de s’interroger sur les raisons qui l’ont poussé à renoncer à poursuivre cette piste[7]. Trois explications au moins peuvent être avancées.

La première est d’ordre historique. Si Bourdieu a renoncé à poursuivre cette piste, c’est probablement parce que les classes populaires françaises des années 1960 (décennie durant laquelle ont été récoltées les données de La Distinction) étaient objectivement beaucoup plus homogènes que ne l’étaient alors les classes moyennes et supérieures. Les données de Bourdieu permettent ainsi de constater que les régions inférieures de l’espace social sont non seulement celles où l’on retrouve le plus de catégories socioprofessionnelles marquées par une forte stabilité temporelle (accroissement inférieur à 25 % entre 1962 et 1968), mais aussi celles où le taux de reproduction sociale (mesurable à la proportion d’individus originaires de la même classe que leur classe d’arrivée) est le plus élevé. Il n’est dès lors pas surprenant que Bourdieu renonce ici à analyser les effets de trajectoires, préférant insister sur « l’effet de clôture qu’exerce l’homogénéité de l’univers social directement éprouvé » (Bourdieu, 1979 : 444) pour mieux révéler les contrastes avec les classes moyennes et supérieures.

Or les différentes évolutions historiques survenues au cours des quatre dernières décennies ont profondément bouleversé les classes populaires, contribuant à leur diversification autant qu’à leur décloisonnement. Il y a d’abord le creusement des inégalités économiques, qui caractérise tous les pays occidentaux, et qui s’explique notamment par ce que Piketty (2013) qualifie de « retour du capital ». Comparant les huit principaux pays riches de la planète, il montre que la valeur totale des patrimoines privés, comprise entre deux et trois années et demie de revenu national en 1970, représente entre quatre et sept années de revenu national en 2010. Cette augmentation des revenus liés à la propriété s’accompagne d’une polarisation de l’emploi, à savoir une augmentation disproportionnée des emplois situés aux deux extrémités de la hiérarchie des revenus (Goos, Manning et Salomons, 2009). Si cette polarisation semble s’expliquer avant tout par des évolutions technologiques peu favorables aux tâches routinières qui caractérisent les emplois situés au milieu de l’échelle des revenus, Goos et al. n’excluent pas la possibilité d’un lien direct avec les inégalités économiques, la concentration de la richesse entre les mains d’une minorité conduisant à une augmentation de la demande de travailleurs non qualifiés dont l’emploi consiste bien souvent à fournir des services aux plus riches.

Ces travailleurs non qualifiés présentent une communauté objective de conditions qui permet de les considérer comme une catégorie spécifique des classes populaires. Mais cette communauté de conditions ne produit cependant aucun sentiment d’appartenance, en raison de forts clivages liés au sexe, à l’âge ou encore à l’origine nationale, clivages qui tendent à s’estomper à mesure que l’on se dirige vers les classes supérieures (Amossé et Chardon, 2006).

Cette segmentation des classes populaires selon les critères secondaires de génération, de sexe et d’appartenance ethnique se trouve encore renforcée par la multiplication des postes de travail isolés (femme de ménage, aide à domicile, ouvrier d’entretien, etc.) qui produit au moins deux effets. D’une part, ces postes exposent les individus à « l’impossibilité d’établir des liens avec des collègues pour résoudre des problèmes rencontrés dans la réalisation ou l’organisation du travail » (Amossé et Chardon, 2006 : 207), limitant encore la possibilité de développer une conscience collective. D’autre part, et comme l’illustre l’étude de Christelle Avril (2014) sur les aides à domicile, ces postes hors usine et hors bureau entraînent une multiplication des positions faiblement institutionnalisées qui, parce qu’à faire plutôt que faites, se laissent approprier suivant les dispositions des individus, et donc leurs trajectoires sociales.

Ces inégalités et cette précarité ont pour corollaire une augmentation sans précédent des trajectoires sociales déclinantes. Comparant en France les générations nées durant les années 1940 et celles nées vingt ans plus tard, Peugny (2009) montre que les enfants issus de milieux cadres supérieurs subissent une forte augmentation des trajectoires déclinantes. À cette mobilité descendante s’ajoutent toutes les ascensions avortées en raison du processus de dévaluation des diplômes et qui contribuent à grossir les rangs de ceux que Schwartz (1998) qualifie de « dominés aux études longues »[8]. Autrefois considérées comme tremplin vers les classes moyennes, les classes populaires représentent ainsi de plus en plus une destination pour des individus qui n’en sont pas issus ou qui ont échoué dans leur tentative de s’en extraire.

Ces trajectoires sociales déclinantes sont étroitement associées au phénomène de migration qui, s’il présente souvent une entrave à la transmission intergénérationnelle des différentes formes de capital (Breen et Jonsson, 2005), produit cependant des effets très différents suivant la région de l’espace social considérée. La migration entraîne ainsi parmi les classes populaires des formes spécifiques de constitution du capital social, avec notamment une forme de ghettoïsation coethnique qui peut paradoxalement être associée à une dispersion géographique des réseaux et qui, loin de compenser la faiblesse du capital économique, attise souvent les rivalités pour l’accès à des ressources rares (Ryan, Sales, Tilki et Siara, 2008). On peut par ailleurs opposer à la mobilité géographique comme « mode de vie » des classes supérieures la mobilité comme « question de vie », voire de « survie », des classes populaires (Gros, 2004). Il existe ainsi une loi sociale qui veut que, parmi les classes populaires, les derniers arrivés soient souvent les plus démunis sous tous les rapports. Une loi qui se voit encore renforcée lorsque se dégradent les conditions économiques du pays d’accueil : les vagues migratoires peuvent en effet être considérées comme des « générations migratoires » qui, par analogie avec les « générations sociales » décrites par Chauvel (1999), « connaissent des destins collectifs spécifiques » (idem : 9). Cette articulation entre les variables nationale, générationnelle et sociale est particulièrement éclairante pour comprendre la structure des classes populaires que nous avons étudiées à Genève (Longchamp, 2009)[9] : arrivés les premiers, les Italiens ont pleinement profité de la période des « Trente Glorieuses » et jouissent ainsi d’un avantage historique sur les Portugais, les Espagnols et surtout les populations issues des Balkans, d’Afrique et d’Amérique latine qui, au vu des conditions économiques moins favorables que rencontrent les tard venus, ne parviendront probablement pas à combler leur retard. Ainsi, et alors que les anciennes générations migratoires de classes populaires ont pu faire rimer mobilité géographique et trajectoire sociale ascendante (au moins pour leurs descendants), les nouvelles générations migratoires voient plus souvent leur délocalisation associée à une trajectoire sociale déclinante.

À cela s’ajoute le changement structurel de tertiarisation de l’économie. Parmi les classes populaires, le nombre d’employés dépasse celui des ouvriers depuis 1993 (Amossé et Chardon, 2006), ce qui entraîne une forte féminisation des emplois. Si, contrairement à une idée répandue, la tertiarisation ne diminue pas les inégalités économiques (Hout et DiPrete, 2006), elle entraîne en revanche deux conséquences majeures sur le plan culturel. Premièrement, la tertiarisation et la féminisation viennent bouleverser une conception du travail traditionnellement basée sur la force et les dispositions viriles. Christelle Avril (2014) montre ainsi que le travail des aides à domicile (groupe qui a le plus fortement contribué à la croissance des couches salariées populaires au cours des dix dernières années) constitue une « figure repoussoir » du travail ouvrier, contribuant ainsi à une hétérogénéisation de la culture des classes populaires. Deuxièmement, la tertiarisation des emplois contribue à un processus de « désenclavement culturel » des classes populaires (Collovald et Schwartz, 2006). Alors que l’entre-soi qui caractérisait les classes populaires durant la première moitié du XXe siècle favorisait l’existence de ces « marchés francs » dans lesquels s’exprime une certaine autonomie culturelle (Bourdieu, 1983), les contacts toujours plus fréquents avec des individus de classes moyennes et supérieures (clients, enseignants, soignants…) entraîne son lot de tensions et de contradictions, comme le montrent des études sur le rapport au corps et à l’alimentation (Longchamp, 2014 ; Régnier, 2009) ou sur le rapport à l’école (Delay, 2011 ; Thin, 1998).

Au final, les classes populaires contemporaines se trouvent face à une double crise de reproduction, économique et culturelle (Schultheis, Frauenfelder, Delay et Pigot, 2009), qui ne reste pas sans effets sur la perception que se font leurs membres de leur propre position sociale. Comme le relève Schwartz (Collovald et Schwartz, 2006), le schéma binaire opposant le « eux » au « nous » (Hoggart, 1970) se voit aujourd’hui concurrencé par un schéma triangulaire : pour les fractions supérieures des classes populaires surtout, le « eux » ne désigne plus seulement les dominants, mais aussi les plus dominés qui, souvent issus des générations migratoires les plus récentes, sont non seulement stigmatisés pour leurs origines ethniques mais aussi perçus comme des « profiteurs » venus réclamer leur part d’un gâteau de plus en plus petit.

Ces diverses évolutions marquent une véritable rupture entre les classes populaires des années 1960 et celles d’aujourd’hui. Si ces changements ne lui ont pas échappé, Bourdieu ne semble pourtant pas avoir considéré la théorisation de l’hétérogénéité des classes populaires comme une priorité, préférant même insister sur leur homogénéité liée au caractère surdéterminant des conditions d’existence par rapport aux trajectoires sociales et migratoires[10].

La situation historique des classes populaires des années 1960 ne saurait donc suffire pour rendre compte de l’absence de mobilisation chez Bourdieu de la trajectoire sociale pour l’analyse des classes populaires. Une deuxième explication peut être ajoutée, dont sa lutte contre certains courants de pensées, au premier rang desquels figure le culturalisme qui, par un double mouvement de substantialisation et d’homogénéisation, fait de la culture (nationale ou ethnique) une détermination première, nécessaire et mécanique des conduites humaines (Fassin, 2001). Une telle conception s’écarte à double titre de la posture bourdieusienne. Sur le plan sociologique d’abord : alors que Bourdieu a toujours insisté sur la nécessité d’articuler l’« histoire faite chose » et l’« histoire faite corps » (Bourdieu, 1980 : 6) pour expliquer les comportements, le culturalisme impose au contraire la culture parmi toutes les explications possibles, occultant par là les conditions de vie socioéconomiques des populations étudiées (Fassin, 2001). Sur le plan politique ensuite : en fractionnant les classes populaires suivant un principe qui ne doit rien aux propriétés déterminantes de l’espace social, le culturalisme semble écarter toute possibilité d’en faire une « classe mobilisée » susceptible de lutter pour l’amélioration de ses conditions de vie.

On retiendra enfin comme troisième et dernier élément explicatif une certaine tradition française peu favorable aux analyses des trajectoires qui, pour les classes populaires, renvoient bien souvent à des origines nationales ou ethniques. Rappelons en effet qu’en France la loi no 78-17 du 6 janvier 1978 relative à l’informatique, aux fichiers et aux libertés interdit (sauf exception) de recueillir et d’enregistrer des informations faisant apparaître les origines « raciales » ou ethniques ainsi que les appartenances religieuses des personnes. Déjà l’une des plus restrictives des pays du Conseil de l’Europe, cette loi est encore renforcée par les recommandations de l’autorité de protection des données (la CNIL) ainsi que par l’attitude des gestionnaires des fichiers statistiques officiels qui « anticipent les contrôles de l’autorité de protection et se censurent de manière excessive » (Simon, 2007 : 54).

Quelques exemples de mobilisation de la trajectoire sociale

Compte tenu de la situation actuelle des classes populaires, une description par trop homogénéisante ne serait plus recevable. L’exemple de Rupp (voir note no 5) nous a déjà permis d’indiquer que les tentatives théoriques d’ajustement du modèle bourdieusien pour distinguer des fractions de classes populaires ne nous semblent pas des plus convaincantes. C’est la raison pour laquelle il nous semble intéressant de nous tourner vers des recherches qui, bien que n’affichant pas de réelles ambitions théoriques, tentent néanmoins de distinguer des fractions de classes populaires dans la continuité des analyses bourdieusiennes. Nous en mentionnerons quatre.

Poursuivant la piste évoquée par Bourdieu, Grignon et Grignon (1980) distinguent des styles d’alimentation populaire (selon eux généralisables à des styles de vie, et donc à des fractions) en fonction de l’origine sociale paysanne ou ouvrière des individus. Les ouvriers d’origine paysanne recourent « plus fréquemment et plus régulièrement que les ouvriers d’origine ouvrière à l’approvisionnement direct, notamment pour les produits tendanciellement réservés aux proches ou aux familiers, comme les volailles ou la viande, [et sont] plus nombreux proportionnellement à faire du jardinage, à avoir un potager, à posséder un congélateur, […] à faire régulièrement des préparations familiales […] comme les conserves ou la congélation » (idem : 552-553). Quant aux ouvriers d’origine ouvrière, ils présentent une alimentation moins traditionnelle, en s’approvisionnant davantage en grandes surfaces, et s’accommodent plus de l’alimentation industrielle et des profits qu’elle procure en gains financier et temporel. Entre ces deux pôles, on trouve les ouvriers issus de familles d’artisans ou de petits commerçants, dont l’alimentation est proche de celle des ouvriers d’origine paysanne d’une part, et les ouvriers issus de familles d’employés, qui présentent « la variante la moins paysanne, la moins ouvrière, et la plus “petite bourgeoise” de l’alimentation ouvrière » d’autre part (ibid. : 553).

Enquêtant sur les jeunes en rupture scolaire, Millet et Thin (2005) en viennent à s’intéresser aux familles les plus précarisées, parmi lesquelles ils distinguent trois fractions. La première comprend des familles qui, connaissant une forte précarité – parfois depuis plusieurs générations –, sont situées aux frontières de la société salariale et « se caractérisent à la fois par la faiblesse, l’incertitude et l’inconstance de leurs revenus » (idem : 20). La deuxième fraction est composée de « familles ouvrières généralement elles-mêmes d’ascendance ouvrière, plus “installées” au plan économique que les familles précédentes, c’est-à-dire ayant des revenus plus stables et plus élevés » (idem : 24). La troisième fraction enfin « se démarque par la pente fortement déclinante de la trajectoire sociale, comme par le déclassement fréquent à l’intérieur du groupe social et familial élargi, parents, frères et soeurs, etc. » (idem : 27).

Dans sa recherche sur les aides à domicile, Christelle Avril (2014) distingue également trois fractions. Les déclassées autochtones sont des femmes qui ont précédemment exercé des métiers tels que coiffeuse, secrétaire ou vendeuse. Si les femmes de cette fraction évoquent ces expériences antérieures avec une certaine nostalgie, l’analyse montre pourtant qu’il s’agissait le plus souvent de situations précaires, ce qui les a d’ailleurs conduites à devenir aides à domicile. Mais bien que devant être relativisé, leur déclassement professionnel est toutefois renforcé par un important déclassement intergénérationnel puisque les parents de ces femmes ont généralement connu des emplois stables. Les déclassées mobiles constituent la deuxième fraction distinguée par Avril. Si le déclassement ne s’exprime pas sur le plan subjectif, il est pourtant bien réel : ces femmes ont généralement suivi une scolarité plus longue que celles de la première fraction et ont exercé des métiers en rapport avec leur capital culturel (guide de musée, secrétaire de cabinet médical, etc.). Leurs parents ont souvent occupé des postes dans l’administration publique et il n’est pas rare que leurs frères et soeurs aient suivi des études supérieures. Leur déclassement s’inscrit dans une trajectoire migratoire (elles sont issues des DOM-TOM, d’Afrique ou d’Haïti) suivie d’une expérience douloureuse des collectifs ouvriers ou employés (elles évoquent des situations de racisme) qui les a finalement menées à exercer le métier d’aide à domicile. La troisième fraction enfin est celle des promues pour qui le statut d’aide à domicile représente l’aboutissement d’une trajectoire ascendante. Dénuées de diplômes scolaires, ces femmes n’ont connu jusqu’ici que des emplois manuels d’exécution non qualifiés (femmes de ménage, agents de service dans une maison de retraite, manoeuvres dans des usines, etc.) entrecoupés de périodes de chômage, et le poste d’aide à domicile représente généralement leur premier CDI. Leurs parents sont souvent décédés alors qu’elles étaient encore jeunes ou ont connu de longues périodes d’invalidité.

Le quatrième exemple est issu d’une recherche que nous avons nous-même menée à Genève et à laquelle nous nous sommes déjà référé dans cet article. Nous y distinguons quatre fractions de classes populaires. La fraction démunie est composée d’individus cumulant les désavantages d’une migration récente et d’une origine populaire (ouvrière ou, le plus souvent, agricole). Elle peut être subdivisée en deux sous-fractions, suivant le degré d’insertion sur le marché du travail. La sous-fraction désinsérée est composée d’individus dont l’immigration est très récente. La faiblesse du capital culturel limite l’insertion sur le marché du travail qui, lorsqu’elle existe, demeure extrêmement précaire. En raison d’une migration un peu plus ancienne, la sous-fraction insérée connaît un meilleur accès au marché du travail, ce qui procure aux individus qui la composent une structure patrimoniale plus avantageuse sous le rapport du capital économique. La fraction en ascension se distingue par une migration plus ancienne associée à un capital culturel plus élevé : les étrangers de cette fraction sont souvent des secondos ayant suivi au moins une partie de leur scolarité en Suisse. La forte disposition promotionnelle des parents se manifeste notamment par l’investissement scolaire qu’ils consentent pour leurs enfants et par l’adoption volontariste de pratiques alimentaires socialement légitimes. Composée de petits artisans indépendants, la fraction établie se caractérise avant tout par la stabilité des trajectoires résidentielle (origine suisse) et sociale. L’avenir des enfants y est généralement appréhendé dans une perspective de reproduction sociale plutôt que d’ascension. Avec l’arrivée du premier enfant, la mère quitte souvent son emploi et considère alors son rôle d’éducation comme un véritable « métier ». Enfin, la fraction en déclin est composée d’individus qui, ayant acquis un capital culturel relativement élevé, n’ont pas trouvé les conditions – manque de capital social, migration, divorce, etc. – leur permettant de le convertir en capital économique.

Si les auteurs de ces recherches n’affichent pas de réelles intentions théoriques dans leur description des classes populaires, la mise en parallèle de leurs travaux permet pourtant d’établir un double constat : premièrement, leurs résultats sont largement convergents, les fractions identifiées étant souvent très semblables ; deuxièmement, tout semble indiquer que cette convergence ne s’explique pas par une simple coïncidence, mais plutôt par la mobilisation d’un même principe de distinction des différentes fractions, à savoir la trajectoire sociale. C’est donc bel et bien la troisième dimension de l’espace social qui est ici privilégiée, celle-là même que Bourdieu semblait considérer comme la moins opérationnalisable pour l’étude des classes populaires. Cette dimension permet de distinguer différentes fractions parmi les classes populaires contemporaines sans pour autant les réduire à des « cultures » essentialisées et déconnectées des conditions de vie ; en s’inscrivant dans un cadre théorique général – celui de l’espace social –, elle permet aussi d’échapper à l’abdication empiriste consistant à ne voir dans les classes populaires qu’un agglomérat de situations idiosyncrasiques justiciables de seules descriptions pointillistes à renouveler lors de chaque nouvelle enquête.

Dispositionnalisme et contextualisme

On peut considérer que les travaux sociologiques visant à expliquer les comportements des individus se distribuent entre deux pôles, dispositionnaliste et contextualiste. Alors que les travaux se situant au premier pôle privilégient les effets du passé incorporé sous la forme de dispositions, ceux se situant au second pôle privilégient à l’inverse les effets du contexte immédiat dans lequel les individus réalisent leurs actions. Si l’on suit Lahire (2012), l’idéal scientifique serait alors « d’atteindre le point d’équilibre explicatif entre, d’une part, l’étude des propriétés sociales incorporées des acteurs et, d’autre part, celle des propriétés sociales objectivées des contextes » (idem : 21-22). Et l’auteur de Monde pluriel de reprocher à Bourdieu de céder à un « glissement contextualiste » dans lequel les pratiques et productions d’un individu s’expliqueraient par la position qu’il occupe et non plus par ses dispositions.

La charge semble un peu lourde à l’égard d’un sociologue dont la contribution à la théorie des dispositions est largement reconnue. Mais force est pourtant de constater que les analyses de Bourdieu sont ponctuées de « moments contextualistes » lors desquels les effets de trajectoires sont neutralisés. Si les analyses qu’il livre des classes populaires font indéniablement partie de ces moments, c’est pourtant dans ses propres travaux que l’on trouve les meilleurs arguments en faveur d’une mobilisation de la trajectoire sociale pour la description des régions inférieures de l’espace social.

La théorie des champs nous apprend en effet que le « point d’équilibre explicatif » auquel se réfère Lahire ne correspond pas à un « juste milieu » théoriquement décrété que le sociologue chercherait à atteindre en plaçant chaque fois son curseur à mi-chemin entre les pôles dispositionnaliste et contextualiste. Car ce point d’équilibre est susceptible de se rapprocher de l’un ou de l’autre pôle, notamment en fonction du degré d’institutionnalisation de la position occupée : « Tout permet de supposer que […] le poids des dispositions – donc la force explicative de l’“origine sociale” – est particulièrement grand lorsque l’on a affaire à une position à l’état naissant, encore à faire plutôt que faite, établie, donc capable d’imposer ses normes propres à ses occupants » (Bourdieu, 1992 : 370). Extrapolant ce principe de fonctionnement du champ à l’espace social global, on comprend mieux pourquoi Bourdieu a tellement insisté sur les effets de l’origine sociale pour l’analyse des classes moyennes qui, aux prises avec des professions nouvelles ou rénovées, réunissaient durant les années 1960 toutes les caractéristique d’une zone d’apesanteur sociale où les dispositions contribuent sans doute à faire les positions plutôt que l’inverse.

Mais compte tenu des changements survenus au cours des quatre dernières décennies, ne doit-on pas considérer que les effets de l’origine sociale sont désormais à privilégier pour l’étude des classes populaires ? L’augmentation des cas de transfuges de classes et des positions incertaines, faiblement institutionnalisées et partiellement isolées, offre en effet un terrain d’actualisation aux dispositions les plus diverses. Au final, l’impossibilité de distinguer des fractions de classes populaires à l’aide de la deuxième dimension de l’espace social ne devrait pas nécessairement conduire à proposer un énième paradigme sociologique, mais plutôt à prendre au sérieux la troisième dimension de cet espace. Plus qu’à la mise au jour d’un espace des positions populaires, cette perspective conduit à privilégier, comme le fait Avril (2014), les différentes modalités d’appropriation et d’occupation d’une même position. Ce qui constitue déjà une contribution décisive à la connaissance que nous avons des classes populaires contemporaines.