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Depuis les années 1960, une grande majorité des travaux classiques qui ont tenté de comprendre et de théoriser les mécanismes des mobilités internationales du Sud vers le Nord ont insisté sur ce que ces migrations doivent à un développement inégal du monde. Ils ont mis en lumière le poids des structures politiques et économiques qui pèsent sur les individus dans les pays peu développés, mais aussi les motivations stratégiques qui font de ces déplacements une réponse à ces contraintes (Piché, 2013 ; Piguet, 2013). Le moteur du processus d’émigration semble se trouver dans les conditions de vie précaires de migrants majoritairement membres des milieux populaires de leur pays d’origine. Autrement dit, pour une partie des citoyens de ces pays, la mobilité spatiale devient une voie d’accès à des ressources financières, à la réalisation des ambitions individuelles et à l’engagement dans un processus de mobilité sociale ascendante.

Dans les années 1970, le sociologue britannique Richard Hoggart avançait que les classes populaires étaient marquées, plutôt que par une aspiration à la mobilité sociale, par « le sentiment que [leur] mode de vie ne changera pas, ou même qu’il n’a pas à changer » (Hoggart, 1970 : 137), c’est-à-dire par le fait de s’accommoder de la vie telle qu’elle est et de se concentrer sur des cercles de vie proches, comme la famille ou le quartier. Pourtant, il semble que de plus en plus d’individus espèrent rompre avec cette relative fatalité face à leurs conditions d’existence, notamment en voulant quitter leur pays. En 2012, l’institut de sondage américain Gallup a publié les résultats d’une enquête, menée dans 119 pays, sur la volonté de vivre de manière permanente dans un autre pays que le sien. Près de 14 % des individus envisagent de s’installer à l’étranger. Les jeunes (23 %) et les personnes sous-employées ou au chômage (20 %) sont les plus nombreux à exprimer cette volonté. En Afrique, le désir d’émigration est particulièrement élevé, et notamment dans les classes populaires. Ce taux atteint 33 % et il est d’autant plus fort chez les jeunes âgés de 15 à 24 ans qui déclarent largement vouloir partir (46 %). Les Comores font partie des pays où le résultat est le plus élevé. Les jeunes Comoriens, dont seulement un quart sont employés à plein temps, sont près de 58 % à exprimer cette volonté (OCDE, 2012). Au contraire des observations d’Hoggart, les membres des milieux populaires africains semblent avoir un rapport privilégié à l’émigration.

Observées depuis le pays d’accueil, les migrations semblent là encore liées aux milieux populaires. Au cours du xxe siècle, l’histoire de l’immigration en France s’est très fortement ancrée dans celle du milieu ouvrier (Noiriel, 2007). Qu’ils soient originaires d’Europe ou du Maghreb, les immigrés ont majoritairement été engagés comme travailleurs agricoles, ouvriers ou employés peu qualifiés (INSEE, 2005 : 114). Et les migrants originaires d’Afrique subsaharienne ne font pas exception à la règle, puisqu’ils « sont dans leur majorité ouvriers ou employés » (Quiminal et Timera, 2002 : 22).

La progressive politisation de la question migratoire (Laurens, 2009) et l’imposition d’une lecture raciale plutôt que sociale de l’immigration en France (Fassin et Fassin, 2009) ont affermi ce constat sans permettre de le questionner. Bien que de nombreux travaux de sciences sociales tentent aujourd’hui de mettre au jour la diversification des flux migratoires, et notamment la féminisation des migrations et la circulation d’individus qualifiés, cette diversité sociale reste « prisonnière d’une perception stéréotypée » (Timera, 1997 : 44). Jusqu’ici, la figure sociale de l’immigré africain, qui persiste dans l’opinion publique (Battegay et Boubeker, 1993 ; Gastaut, 2000), s’incarne principalement dans un homme, jeune, originaire d’une zone rurale, issu de milieux populaires et généralement peu scolarisé[1].

Le lien entre migrations et catégories populaires semble donc aller de soi, à plusieurs titres. Les objectifs initiaux de l’émigration, les expériences individuelles vécues en immigration et la mise en visibilité politique et médiatique des populations immigrées, tout semble orienter le regard vers les milieux populaires.

Les recherches que je mène sur les trajectoires d’émigration en France de citoyens comoriens ont pour objet de réinterroger cette liaison, devenue habituelle, entre migrations et catégories populaires. En observant les migrations se déployer depuis le pays d’origine, je montre d’abord dans ma thèse que les immigrés comoriens ont en réalité des origines sociales bien plus variées qu’il n’y paraît. Toutefois, dans le présent article, je voudrais concentrer mon propos sur les seules catégories populaires et questionner le rapport à la mobilité des émigrés issus de ces milieux sociaux, afin de montrer que ces derniers sont loin d’être homogènes, et ce, sous au moins trois angles : leur rapport à la mobilité internationale ; l’entrée effective dans une trajectoire migratoire et la capacité à transformer la mobilité spatiale en mobilité sociale ascendante.

C’est la place que prend la mobilité internationale dans l’horizon des possibles de ces catégories populaires comoriennes qui sera ici interrogée. L’article montrera d’abord que le désir de migrer pour réussir hors des frontières n’est pas unanimement partagé par tous les membres des catégories populaires, et qu’il prend des formes variées selon leurs ressources scolaires et leur socialisation à la mobilité internationale (partie 1). Ensuite, il s’agira d’observer que la vulnérabilité économique n’empêche pas tous les individus de parvenir à franchir des frontières internationales de plus en plus étanches, certains compensant leurs faibles revenus financiers par la mobilisation d’autres ressources (partie 2). Enfin, là où les institutions internationales définissent depuis le tournant des années 2000 les migrations comme un instrument efficace de réduction de la pauvreté[3], les émigrés des catégories populaires ne sont pas également capables de transformer cette mobilité spatiale en un instrument pour améliorer leurs conditions de vie et acquérir une mobilité sociale ascendante (partie 3).

En étudiant ces trois facettes de la mobilité internationale des membres des catégories populaires comoriennes, cet article dessinera les contours de ces catégories, révélera leurs frontières internes et montrera, en filigrane, que les expériences de la mobilité internationale participent à la recomposition des milieux populaires.

Des perceptions hétérogènes de l’émigration dans les milieux populaires

L’examen du rapport à la mobilité spatiale et des motifs migratoires des citoyens comoriens permet de tempérer l’idée selon laquelle les désirs de mobilité et la vocation à la migration sont diffus dans les catégories populaires africaines et que leurs membres peuvent être considérés comme des candidats naturels au départ. Dans les milieux populaires, les projets de mobilité sociale par le biais de l’émigration prennent des formes très variées. Dans les familles les plus précaires, la mobilité est envisagée comme un moyen d’avoir accès à des ressources économiques. Chez ceux qui possèdent quelques ressources scolaires, le départ n’est pas mécaniquement lié à des considérations financières, et la mobilité sociale par la migration passe plutôt par l’obtention d’un diplôme.

Le départ comme nécessité économique collective

Adil M. est un cuisinier de 45 ans ayant grandi dans une famille qu’il décrit comme « très pauvre ». Lorsqu’Adil était enfant, son père agriculteur était trop âgé pour cultiver les deux champs qu’il possédait et sa mère vendait des paquets de cacahuètes dans les rues de Moroni. Un paquet étant vendu cinq francs l’unité, soit un centime d’euro, cette activité ne permettait pas à la mère d’Adil d’assurer à son fils d’aussi bonnes conditions de vie matérielles qu’elle l’aurait souhaité. Grâce à un cousin de son père à qui il a été confié et qui l’a scolarisé, Adil était le seul à aller à l’école au sein d’une fratrie de cinq enfants. En classe de troisième, il a pourtant dû quitter le collège car sa famille ne pouvait pas assumer financièrement plus longtemps son éducation.

Au fur et à mesure, je trouvais que c’est pas possible parce que pour aller à l’école il me faut des habits, pour aller à l’école il me faut des cahiers et des stylos. Et mes parents […] n’avaient pas la possibilité de m’acheter ce que je dois avoir.

Après avoir été déscolarisé, il imagine qu’il n’aura pas d’autre alternative que de cultiver les deux champs de ses parents et de vivre avec très peu de ressources. En effet, d’après lui, « c’est rare qu’on trouve un travail ici » et seules « les familles nobles » ou celles qui sont « aidées par l’État » peuvent y accéder. Trois catégories de personnes lui apparaissent donc économiquement aisées : celles qui « font le commerce », celles qui « dérobent l’argent de l’État » et surtout celles qui font partie de « familles qui sont en France ». Convaincu que l’émigration est son seul moyen de gagner de l’argent, il propose à ses parents et à ses quatre frères et soeurs de vendre l’un des deux terrains pour acheter un billet d’avion et le faire partir en France. Généralisant sa propre expérience, il affirme à propos de tous ceux qui veulent partir : « c’est pas qu’ils en ont marre, du pays, c’est les conditions de vie » qui obligent ceux qui ont « une mauvaise vie » et qui n’ont « pas de futur » à émigrer.

Adil n’est pas le seul à avoir décrit, au cours des récits recueillis, le départ comme une « chance » pour soi et une occasion d’améliorer les conditions de vie de sa famille. Plusieurs enquêtés ont évoqué les difficultés du marché de l’emploi comme cause des départs. Faute d’un travail stable et de revenus réguliers, les membres des milieux populaires sont obligés de se tourner vers des activités professionnelles informelles. Dans ce cas de figure, les individus adoptent ce que le sociologue Olivier Schwartz appelle des « conduites ascétiques », c’est-à-dire « l’acceptation systématique des privations, le but étant de “s’en sortir” » et la « mobilisation générale des forces pour saisir toutes les occasions de travail » (Schwartz, 2002 : 111). Le travail étant jugé inaccessible dans leur pays, l’émigration devient pour beaucoup un moyen d’y accéder ailleurs.

Ces mises en récit qui mobilisent un vocabulaire de la contrainte, utilisé pour décrire l’émigration comme le seul moyen de pouvoir gagner sa vie, ont été recueillies auprès d’individus au profil sociologique très précis : des individus jeunes, qu’ils soient ruraux ou urbains, dont les familles disposent de très peu de ressources économiques (agriculteurs, artisans et petits commerçants principalement), peu scolarisés ou ayant connu une scolarisation très incomplète dans un établissement public, dotés de faibles ressources culturelles et qui n’ont qu’une étroite connaissance, même indirecte, de la vie à l’étranger. Ce sont ces personnes qui semblent le plus croire en un mythe de l’eldorado européen, décrit comme tel, et qui mobilisent cette perception pour justifier un départ qu’elles pensent nécessaire.

Loin d’être une croyance partagée par tous, l’attrait pour une Europe mécaniquement associée aux possibilités de réussite, notamment financière, n’est présent que dans cette fraction basse des catégories populaires qui dispose de moins de ressources. Paradoxalement, nous le verrons, ceux qui perçoivent le départ comme plus salutaire sont ceux qui ont souvent le moins de chance de pouvoir effectivement émigrer.

Le départ comme possibilité d’accès à la connaissance

Contrairement à ce premier groupe, les membres des catégories populaires qui ont été scolarisés, ou scolarisés plus longuement, n’ont pas le même rapport à la mobilité internationale. Pour eux, émigrer ne représente pas en priorité un moyen d’avoir accès à des ressources financières à court terme. Le départ est d’abord décrit comme une nécessité pour ceux qui ne peuvent pas suivre le cursus désiré dans leur pays ou pour ceux qui ne veulent pas étudier dans l’université nationale dont ils jugent les enseignements de mauvaise qualité.

Étudier à l’étranger est également perçu comme une garantie d’obtenir un diplôme reconnu et éventuellement des expériences professionnelles plus valorisées, ce qui peut potentiellement favoriser une meilleure insertion dans le monde du travail au retour. Au contraire de la situation vécue par les étudiants de l’université des Comores qui ne trouvent pas de travail et sont contraints, selon les termes utilisés lors de différents entretiens, de « végéter sur le campus », le diplôme ne devient un « rempart contre le déclassement » (Peugny, 2009 : 51) qu’à condition de passer par l’étranger.

Le parcours de Mouzamil G. symbolise tout à fait l’espoir fondé sur un diplôme étranger. À l’âge de onze ans, il est parti à La Réunion pendant une année chez un oncle maternel. Il était accompagné de sa mère, qui travaillait comme femme de ménage et qu’il décrit comme « la génération victime de l’analphabétisme ». Cette dernière souhaitait qu’il aille vivre en France, mais son père a refusé car il le pensait trop jeune pour émigrer seul. Mouzamil est finalement revenu aux Comores et grâce à l’argent de son père qui travaillait comme employé à l’aéroport, et qui est décédé quelques années plus tard, il a pu être scolarisé, comme ses deux soeurs et son frère ainé, et obtenir son baccalauréat en 2006.

Par chance, je vais dire… il s’est donné le tout pour qu’on puisse passer les études convenablement et que chacun ait un diplôme important pour pouvoir s’en sortir dans la vie, quoi. Donc je pourrais dire que, grâce à lui, on a fini tous à avoir le bac, le BEPC, et à avoir un diplôme capable de pouvoir s’intégrer facilement dans la vie professionnelle. Mais pour trouver un boulot ici, ça dépend, parce que c’est pas facile ici aux Comores d’avoir un boulot normal.

Mouzamil a tenté une première fois de partir étudier en France après son baccalauréat mais son visa lui a été refusé.

Moi, au début, je comptais, parce que c’est un pays difficile pour pouvoir réaliser un rêve réellement, parce qu’au début je comptais faire la météorologie, mais comme j’ai pas pu partir l’année où j’ai fait le bac, j’ai été obligé de changer de filière pour pouvoir continuer mes études.

Il a alors intégré une licence d’histoire à l’université et a commencé à dispenser en parallèle des cours d’histoire dans un collège privé pour financer ses études. En 2011 et 2012, il a de nouveau tenté, sans succès, de partir en France. Désormais âgé de 26 ans, il est enseignant, fait partie de l’équipe nationale de volley-ball, habite dans une cabane provisoire (vala) et s’est engagé auprès d’associations de valorisation du patrimoine comorien. Il aimerait obtenir un diplôme français en gestion du patrimoine, commencer à travailler puis revenir pour augmenter ses chances de trouver un bon poste au retour, même s’il se montre sceptique sur ce point car, d’après lui, le diplôme seul ne suffit pas à être embauché.

Oui, ça pèse [un diplôme], surtout français, parce que pour nous ici, la France c’est comme un miroir. […] Avoir un diplôme de la France c’est un atout pour nous. Sauf qu’aussi de retour il faut que tu aies quelqu’un pour te pousser à t’intégrer […] parce que c’est souvent des postes politiques, si ce n’est pas dans une société privée, mais dans la fonction publique, il faut que tu connaisses telle personne, il faut qu’elle te pousse, pour qu’elle te soutienne. Ah, tu m’as soutenu pendant les élections, donc on va voir dans quelle société… […] Je connais des jeunes qui travaillent dans des sociétés importantes mais qui n’ont pas l’expérience ou le diplôme.

Chez ces individus issus des milieux populaires et qui ont plus de ressources scolaires, l’émigration constitue une étape essentielle de la formation estudiantine. Sur ce point, ils rejoignent tout à fait les récits faits dans les classes supérieures qui décrivent les études à l’étranger comme un « passage obligé ».

Le projet migratoire s’inscrit alors dans des temporalités plus longues que ce que l’on observe dans les milieux les plus précaires, et l’émigration est avant tout perçue comme un moyen d’accroître ses connaissances, de compléter sa formation et de commencer une expérience professionnelle que l’on ne parvient pas à entamer dans son pays. Mais contrairement en ce qu’il en est pour les classes supérieures, la mobilité internationale n’est pas déconnectée des conditions de vie familiale puisque le départ est également un moyen de gagner sa vie, en parallèle des études ou immédiatement après elles, et d’envoyer de l’argent à sa famille. Il devient une stratégie risquée d’insertion professionnelle, dont la fortune est, nous le verrons, aléatoire.

Un désir non unanime d’émigration : l’apprentissage du départ

Ce rapport différencié à la mobilité internationale en fonction de la possession ou non de ressources scolaires tient au degré de socialisation à l’émigration et aux formes de cette socialisation. En effet, ceux qui sont les moins dotés en ressources ont une connaissance indirecte et partielle des conditions de vie à l’étranger, et notamment en France. Ce qu’ils en perçoivent se résume fréquemment aux films, aux clips musicaux ou aux rencontres sportives regardées à la télévision, dans un café, dans un foyer de la ville ou chez un proche. C’est également la figure de l’émigré de retour en vacances, et les images idéalisées de réussite qui lui sont associées, qui symbolise les conditions de vie à l’étranger. En revanche, ceux qui ont été scolarisés peuvent fréquenter de manière plus ou moins sporadique des centres culturels et surtout voir émigrer, et revenir en vacances, des camarades de lycée ou d’université. Les perceptions de la vie en France restent indirectes mais s’appuient sur des expériences plus quotidiennes.

La ligne de fracture qui vient diviser ces milieux populaires dans leur rapport à l’émigration réside bien dans cette socialisation. Mais tout le monde ne souhaite pas quitter son pays. Cette propension à se sentir apte au départ s’observe surtout très directement chez ceux dont l’un ou plusieurs membres de la famille vivent à l’étranger. Dans ce cas, des photographies ou des vidéos circulent au sein de la famille, des récits de vie sont échangés, à distance lors de conversations téléphoniques ou en présence lors des retours en vacances des émigrés. Les représentations liées à l’émigration se fondent sur des connaissances pratiques.

Il apparaît clairement dans les entretiens menés que la mobilité internationale n’est pas véritablement questionnée chez ceux qui ont été fortement socialisés à l’émigration. Dans ce cas, émigrer devient une option naturelle, qui va de soi. C’est ce qu’a vécu Othman S., un étudiant de 25 ans. Son père était agriculteur et a émigré en région parisienne dans les années 1990. Il travaille depuis comme agent d’entretien dans une société privée. Sa mère est restée vivre aux Comores, a entretenu leur terrain agricole et parfois vendu le surplus cultivé. Deux de ses quatre frères et soeurs vivent en France. Le père d’Othman a voulu le faire venir à son tour pour le scolariser, mais n’a jamais réussi à obtenir un visa dans le cadre du regroupement familial. Othman est donc venu en France seulement en 2009, après l’obtention de sa licence d’histoire aux Comores et par un visa étudiant. Il conclut en disant que les expériences familiales l’ont incité à penser au départ et ajoute : « Je vis en France parce qu’il y a mon père, c’est tout. »

Un accès doublement inégal à la mobilité internationale

Au-delà de ces rapports plus ou moins familiers à la migration et de ces différentes manières de concevoir la mobilité spatiale comme un instrument de mobilité sociale, il faut maintenant analyser les possibilités effectives d’entrée dans une trajectoire migratoire. Cette question se pose aujourd’hui avec acuité tant la délivrance des visas est devenue un instrument central de la politique de gestion des migrations (Bigo et Guild, 2003) et que, lorsque l’on est un citoyen du Sud désireux de venir en France, il faut affronter des « conditions de plus en plus draconiennes » pour obtenir le droit d’y séjourner, plus ou moins durablement (Belaïsch et Petersell, 2010 : 3).

Si les anecdotes sur les refus de visas fleurissent dans les médias, mettant en scène tour à tour des personnes vulnérables (enfants, malades ou retraités) ou des membres de toutes les catégories sociales (agriculteurs, jeunes urbains diplômés, artistes ou diplomates), l’observation aux Comores de tentatives plus ou moins fructueuses de franchissement de la frontière et les entretiens menés avec des individus en train de préparer leur départ, qui ont réussi à obtenir leur visa ou qui ont connu une ou plusieurs demandes rejetées, montrent que les refus de visas ne visent pas indistinctement tous les individus. Le consulat français met en place un durcissement différentiel de la frontière, et les individus sont peu égaux face au départ. Pour reprendre l’image du sociologue Didier Fassin, les acteurs consulaires français construisent une frontière très mince entre « catégories en danger […] qui inspirent la compassion » et « catégories dangereuses […] qu’on voue à la répression » (Fassin, 2013 : 13). Il existe donc de fortes inégalités au sein même des catégories populaires dans leur capacité à franchir la frontière, et ce, à double titre, au regard de leurs inégales ressources économiques et culturelles.

La mobilisation multiforme des ressources pour franchir l’obstacle du visa

La démarche de demande d’un visa est coûteuse. Les frais de dossier eux-mêmes sont de plus en plus élevés et correspondent peu ou prou au salaire moyen comorien : 60 euros pour un visa court séjour et 99 euros pour un visa long séjour[4]. Il faut également prendre en compte les coûts nécessaires pour remplir toutes les exigences requises : posséder un compte bancaire avec un solde positif de plusieurs centaines d’euros, souscrire une assurance maladie, fournir une attestation d’hébergement (hébergement à titre gratuit chez un proche ou location d’une chambre d’hôtel), justifier des « moyens d’existence » suffisants pendant la durée du séjour et réserver un billet d’avion aller-retour. Pour la constitution du dossier, des frais non négligeables s’ajoutent pour les familles les plus précaires vivant loin de la capitale, comme les coûts de déplacement pour aller obtenir des justificatifs administratifs et d’éventuels ajouts financiers induits par les pratiques de corruption des agents étatiques. Une fois le dossier déposé, le refus de la demande paraît d’autant plus injuste que les raisons ne sont pas toujours motivées[5] et que les frais engagés ne sont pas remboursés.

La frontière instaure un filtre entre les demandeurs, selon leurs ressources. Il faut posséder un minimum de ressources financières et scolaires pour pouvoir entamer cette démarche coûteuse et se repérer dans la complexité de ses formalités écrites. Les individus les plus précaires en sont de fait exclus. La seule perspective d’émigration pour eux réside dans la réorientation de leur projet vers un pays voisin dont l’accès ne nécessite pas de mettre en jeu autant de ressources.

Ceux qui veulent préparer une demande ne sont pas égaux dans leur capacité à s’accommoder de ces obstacles. Pour parvenir malgré tout à franchir la frontière, il faut mobiliser un minimum de ressources. Or les formes de cette mobilisation sont très variables au sein même des catégories populaires.

Dès les années 1970 et 1980, les familles populaires rurales pionnières de l’émigration ont vendu un terrain ou une partie de leur bétail pour financer le départ. Autrement dit, elles ont sacrifié une partie de leur faible patrimoine pour obtenir les moyens financiers nécessaires au départ de l’un des leurs. D’autres familles populaires ont compensé l’absence de capital financier par la mobilisation de leurs ressources sociales, en sollicitant les membres de leur entourage ou de leur ville et en instaurant des tontines, c’est-à-dire des pratiques d’épargne collective.

Mais aujourd’hui ces pratiques tendent à s’effacer, et c’est une forme particulière de capital social qui est utilisée pour partir. L’absence de ressources financières est compensée par la présence dans certaines familles populaires d’une ou de plusieurs personnes qui vivent déjà à l’étranger. Les individus qui souhaitent émigrer comptent sur le soutien financier de ces personnes dans la phase des préparatifs ou sur leur appui matériel au moment de produire une attestation d’hébergement. Cette démarche devient de plus en plus difficile à mesure que les exigences consulaires s’accroissent. Ainsi, l’hébergement proposé ne doit pas être un logement trop petit qui accueille déjà plusieurs personnes. De plus en plus, les émigrés sont contraints de louer en leur nom un appartement, grâce à un proche en France, dans l’espoir de voir leur demande acceptée.

Le durcissement des conditions d’obtention du visa rend le succès de ces différentes stratégies plus incertain. C’est pour cette raison que la perte d’une partie du patrimoine immobilier ou l’investissement collectif dans le départ individuel sont petit à petit abandonnés au profit de l’appui sur les personnes déjà émigrées. Mais il n’est plus possible de compter simplement sur un membre de sa famille déjà parti ou sur la solidarité d’un émigré originaire de sa ville pour aider à préparer son départ. Il faut idéalement avoir le soutien d’un émigré qui dispose d’une situation professionnelle peu précaire en France pour mettre toutes les chances de son côté.

Faire bonne figure face aux soupçons des agents consulaires

Par ailleurs, les agents diplomatiques et consulaires déploient une logique du « soupçon préventif » à l’encontre des demandeurs de visas (Infantino, 2010). Aux Comores, ce doute est permanent puisque les agents partagent fermement la croyance dans le fait que les individus auxquels ils répondent sont des experts de la fraude, c’est-à-dire « les rois des faussaires » qui connaissent les moindres « failles du système »[6]. Et même si les entretiens que j’ai pu mener avec des émigrés n’ont pas permis de confirmer l’existence de véritables savoir-faire migratoires, les dossiers sont examinés avec la plus grande prudence, les demandeurs étant constamment suspectés de vouloir rester en France plus longtemps que ce que leur visa leur permet. Les individus dont les conditions de vie dans le pays d’origine sont précaires sont davantage ciblés par les agents qui y voient le signe d’un probable désir d’installation durable en France.

Ces suspicions sont perçues par les potentiels émigrés comme des signes de méfiance, voire de défiance. D’une manière générale, nombre d’enquêtés, qu’ils soient comoriens, français parce que nés de parents français ou naturalisés en France, ont raconté les relations tendues qu’ils avaient eues avec les agents consulaires. Et cette tension semble particulièrement forte chez les individus issus des catégories populaires. Sahir K., manutentionnaire dans une entreprise de gestion de déchets à Lyon, élevé dans une famille d’agriculteurs, se montre par exemple très critique à l’encontre des personnes avec qui il a été en contact à l’ambassade de France. D’après lui, « elles respectent pas, c’est comme les animaux ». En me prenant à témoin, il explique que la différence est forte dans le traitement réservé aux Comoriens et aux Français. Dans son cas, il pense que les agents ne « donnent pas la clé pour rentrer », mais il affirme que moi qui suis Français, et surtout blanc de peau, je peux rentrer facilement dans l’enceinte du bâtiment et rencontrer qui bon me semble[7].

Le rôle du soupçon est déterminant au moment de la comparution personnelle du demandeur de visa. L’Union européenne fournit aux services diplomatiques et consulaires des pays signataires des accords de Schengen des Instructions consulaires communes (ICC) pour fixer le cadre des procédures à respecter et donner des indications aux agents consulaires. Ces ICC établissent la possibilité d’organiser de courts entretiens individualisés et non formalisés avec les demandeurs. Ce court entretien informel au moment du dépôt du dossier est destiné à examiner les pièces fournies, à questionner le demandeur et à confronter les documents et ses propos. Non exigé par tous les consulats français, il est requis dans presque toutes les demandes aux Comores[8].

Si une observation directe au sein du consulat a été refusée, les récits des demandeurs de visas sont unanimes sur le déroulement de ces entrevues. Les agents consulaires demandent des précisions sur le profil familial et professionnel du demandeur, sur les ressources mises à sa disposition pour son séjour et sur ses objectifs. Officieusement, cet échange vise à mesurer l’adéquation entre les intentions et les justifications de la demande, par exemple le réel désir de venir travailler pour une courte période avant de repartir, autrement dit à sonder le « risque migratoire » que représente le demandeur. Or les demandeurs issus des catégories populaires n’ont pas la même capacité que ceux des classes supérieures à faire preuve d’un niveau élevé de maîtrise du français, à produire un récit sur soi cohérent et à mobiliser des justifications qui ne réveillent pas les soupçons des agents.

Les agents consulaires examinent finalement, avant même le départ, le degré d’altérité du demandeur, sa capacité à pouvoir s’intégrer pendant son séjour en France et sa ferme intention de revenir dans son pays d’origine. La faible possession de ressources scolaires et culturelles des membres des catégories populaires est particulièrement préjudiciable lors de cet échange et peut être mobilisée comme argument pratique pour refuser un visa. C’est ce qu’explique Nadjati A., émigrée comorienne de 25 ans. Ses parents sont agriculteurs et vivent dans une maison en dur dont les travaux sont loin d’être finis. Grâce à un oncle commerçant, Nadjati a pu être scolarisée dans une école privée de la capitale. Après son baccalauréat, ses projets personnels ne lui permettaient pas de rester pour étudier à l’université. Elle a déposé une première demande de visa refusée en 2005, puis est partie à Montpellier l’année suivante. À propos de sa propre demande fructueuse de visa étudiant et de celles refusées à certains de ses amis, elle indique :

On nous a fait encore passer des entretiens[9]. Parce qu’il fallait regarder aussi la capacité de s’exprimer en français. Donc on a parlé, on nous a posé des questions. Pourquoi partir en France ? Qu’est-ce que vous voulez faire en France, et tout ? Et puis chacun donnait son avis, ses objectifs, et tout. Donc moi, j’ai dit : moi j’ai envie de travailler dans les ressources humaines.

[…] Et les entretiens à l’ambassade, ça se passe bien ?

Oui, franchement oui. Non, non. En fait, il suffit d’avoir… enfin c’est tendu pour ceux qui ne maîtrisent pas vraiment la langue. Moi, enfin, je maîtrise pas très bien mais au moins je parlais quand même [rires]. J’avais pas peur de parler en français. Même mes amis, y avait d’autres qui étaient beaucoup plus tendus que d’autres, mais ça va, non. Après euh… après nous qui avons fait ça, cette procédure-là, on a eu la chance d’avoir le visa, mais d’autres […] malheureusement, c’était pas du tout ça, donc ils étaient refusés. Le visa était vraiment refusé.

Les dispositifs frontaliers mis en place par le consulat de France ne favorisent pas seulement une sélectivité sociale entre ceux qui possèdent un minimum de ressources financières et ceux qui en sont privés. Il ne suffit plus de disposer de ressources matérielles pour émigrer puisque la frontière demeure l’instrument d’un filtre institutionnel parallèle, qui favorise plutôt les individus des catégories populaires les plus éduqués, qui sont souvent les seuls dans les milieux populaires à faire bonne figure devant les attentes des agents consulaires. Avoir un membre de sa famille à l’étranger n’en demeure pas moins le facteur qui facilite le plus les départs sur le plan matériel.

Une mobilité sociale contrariée en émigration

Enfin, c’est la capacité à faire de la mobilité internationale un vecteur de mobilité sociale ascendante chez ceux qui sont parvenus à émigrer que cet article entend interroger. Comme l’indique la sociologue Anne-Catherine Wagner, la mobilité n’est pas le propre des classes dominantes, mais ces dernières parviennent plus facilement à constituer cette mobilité en ressource sociale. S’il existe bien une « sélectivité sociale des ressources de mobilité » (Wagner, 2010 : 89), les membres des catégories populaires sont-ils pour autant obligés de subir le déclassement ? Comme nous l’avons mentionné en introduction, la situation vécue en France par les immigrés africains est marquée par d’importantes difficultés professionnelles. Ces dernières années, les enquêtes menées par l’INSEE ont montré que les immigrés étaient plus touchés par le déclassement en France que les non-immigrés. Le taux de chômage des immigrés est deux fois plus élevé que la moyenne, et la non-reconnaissance de leurs diplômes les contraint à effectuer des emplois peu qualifiés[10]. Enfin, les immigrés sont plus enclins à vivre dans un habitat collectif et social. Pourtant, lorsque l’on observe les trajectoires migratoires se déployer depuis le pays d’origine, on constate que ces expériences majoritaires de déclassement en France peuvent s’accompagner d’expériences d’ascension sociale aux Comores.

Le prestige de l’émigré : assurer à distance l’ascension sociale de sa famille

Dans les familles populaires qui ont de plus faibles ressources économiques et culturelles, les attentes qui pèsent sur l’émigré sont importantes, surtout s’il est le seul membre de la famille à vivre à l’étranger. Il doit envoyer de l’argent à ses proches, participer financièrement à la construction de la maison familiale et à des projets associatifs d’amélioration des infrastructures de sa ville d’origine, participer financièrement et physiquement aux évènements marquants de la famille (naissances, mariages, enterrements) et idéalement aider certains de ses frères et soeurs à émigrer à leur tour.

Sans assurance d’obtenir une situation professionnelle stable et bien rémunérée en immigration (beaucoup d’enquêtés interrogés dans ces milieux ont d’ailleurs exercé des emplois peu qualifiés), l’émigré se doit donc d’assurer de meilleures conditions d’existence à sa famille et, ce faisant, d’assumer un rôle prestigieux et de maintenir, voire d’accroître sa place dans la hiérarchie familiale. S’il parvient à réaliser toutes ces actions, la mobilité sociale ascendante espérée est avant tout une mobilité des siens, plus qu’une mobilité pour soi.

Seuls ceux qui sont parvenus à remplir pleinement ce rôle pendant plusieurs années peuvent espérer rentrer dans leur pays d’origine sans subir les désapprobations de leurs proches. C’est le cas d’Anouar E., fils d’agriculteurs parti en France en 1989. Sa famille a économisé pendant près de dix ans pour réunir l’argent nécessaire à son départ. Hébergé à Marseille pendant trois mois chez des émigrés originaires de la même ville que lui, il n’a pas trouvé de travail et a préféré partir vivre à Nice où il a travaillé depuis son arrivée comme électricien, pour la même entreprise. Âgé de 20 ans, et aîné masculin d’une fratrie de neuf enfants, il raconte qu’il est devenu « le chef de famille » sur qui « tout le monde comptait ». Alors que la régularisation de sa situation n’a été obtenue qu’au bout de cinq ans, il a très vite travaillé et envoyé de l’argent tous les mois.

Quand j’ai gagné de l’argent, oui. Le deuxième mois, j’ai envoyé de l’argent ici. Parce que le deuxième mois, il y avait le mariage de mon oncle, donc c’est le premier jour que j’ai commencé à envoyer de l’argent ici.

En entrant dans la maison familiale, Anouar annonce fièrement : « C’est ça, mes 23 ans de vie là-bas ! » Et il égrène toutes les réalisations possibles grâce à l’argent qu’il a gagné et envoyé depuis la France. Il a scolarisé ses cadets, soigné ses parents, assuré la « tranquillité » familiale et aidé l’un de ses petits frères à le rejoindre en France. Anouar compte désormais rentrer aux Comores et laisser son frère prendre la relève.

Ouais, j’ai construit tout seul et sans l’aide de personne. Et j’ai instruit mes petits frères et mes nièces qui ont fait les études à l’étranger. C’est depuis une dizaine d’années, tous les mois je leur envoyais au moins 100, 150 euros. Tous les mois. Ça me fait déjà dix ans que j’ai commencé ce travail et j’ai jamais raté un mois. Donc ça, si j’étais là, j’arriverais jamais à faire. Et maintenant, ils ont tous fini leurs études, ils ont tous commencé à travailler. Ça aide parce que maintenant, moi, j’envoie rien à ma mère, ils s’en occupent.

[…] Et votre famille ici va accepter que vous rentriez ? Parce que du coup vous n’allez plus pouvoir forcément…

… Oui mais ils sont obligés. Ils sont obligés parce que… je suis pas le seul déjà. Je suis pas le seul, donc tout le reste, s’ils font le peu que j’ai réussi à faire, nous sommes tranquilles. Donc ils sont obligés.

Si Anouar peut envisager ce retour, c’est parce qu’il a réussi à satisfaire à toutes ces attentes familiales. Mais bien souvent, les émigrés issus de milieux précaires sont obligés de rester en France tant qu’ils n’y sont pas parvenus. Dès lors, le déclassement individuel en France peut s’accompagner d’une ascension familiale aux Comores.

Une ascension sociale pour soi et pour les siens dans les familles populaires moins précaires

Rare dans les familles précaires, le retour est relativement plus courant dans les familles qui disposent de ressources scolaires et culturelles plus importantes ou qui ont une connaissance pratique de l’émigration, par les parents notamment. Dans ce cas, les attentes persistent mais peuvent se faire beaucoup moins pressantes, puisque les membres de la famille ont une connaissance plus ou moins directe des difficultés vécues en France.

Dès lors, il devient pensable de rentrer dans son pays d’origine sans que la famille s’y oppose, et ce, même si l’on n’a pas réussi à remplir toutes les attentes citées plus tôt. Mais dans ce cas, il faut que le retour soit justifié par l’obtention d’une situation professionnelle jugée satisfaisante. Souvent, le diplôme obtenu en France ne garantit pas dans les faits à l’émigré d’obtenir un poste prestigieux et bien rémunéré dans une société publique ou privée. Pour ce faire, il faudrait qu’il ait l’appui d’un cadre de ses sociétés, ce qui n’est que rarement le cas puisque les membres des catégories populaires ne disposent pas de ce type de soutien dans leur entourage proche. Les émigrés issus de ces milieux populaires doivent donc tenter de créer leur propre activité économique. C’est ce que projette de faire Nadjati A. qui termine son master 2 en ressources humaines.

Et alors, la suite des projets, c’est quoi ? À part peut-être faire une thèse…

Dès que je retourne en France, et bah là déjà, parce que j’ai postulé [rires], je dois aller voir les réponses déjà. Et puis… je pensais revenir investir aux Comores. C’est un projet avec mon chéri. Parce qu’avec les problèmes de crise, catastrophes naturelles et tout ça, et que c’est son domaine à lui, donc on pensait rentrer. Moi investir dans l’agriculture et puis lui travailler dans un truc catastrophes naturelles, météorologie et je sais pas trop quoi…

Pour l’instant, c’est un projet un peu lointain, alors ?

Pas si lointain que ça. Il suffit qu’on ait vraiment les diplômes, qu’on puisse travailler, mettre un peu de sous de côté et puis enfin… c’est un projet de trois, quatre ans. De trois, quatre ans, on va dire.

Ceux qui parviennent à réussir dans cette entreprise sont ceux qui ont pu accumuler un peu d’argent en France et qui vivent dans des familles fortement socialisées à la mobilité internationale. C’est le cas de Moustafa B., émigré de 53 ans qui est en train de se réinstaller aux Comores. En 1974, alors qu’il n’était que collégien, il a quitté sa ville d’Iconi pour rejoindre ses parents qui travaillaient à Marseille pour la compagnie des Messageries Maritimes. Ses frères et soeurs et certains de ses oncles et tantes vivaient également en France. Après avoir entamé une carrière de footballeur professionnel, arrêtée pour cause de blessure, il a obtenu un CAP de maçon et a travaillé comme intérimaire pour plusieurs grandes entreprises. Il travaillait huit mois en France et rentrait six mois aux Comores. Depuis 2003, ses retours se sont allongés au fur et à mesure de la pérennisation d’activités économiques à Iconi. Avec le bateau d’un cousin, il pêche pendant la semaine et le week-end il cultive les champs de sa famille. Il consomme et vend le surplus de ses activités dans sa ville. Désormais, il projette de prendre sa retraite et d’acheter deux taxis afin de compléter sa faible pension. Avec 500 euros par mois, il explique qu’il pourrait vivre aisément. Il précise que ce projet n’a été rendu possible que parce que ses deux parents sont rentrés dès leur retraite en 1997 et qu’ils lui ont montré l’exemple.

Ces projets se font donc à plus ou moins long terme et comportent des risques. Sans assurer des revenus aussi importants que ceux des catégories supérieures, ils laissent la possibilité à ces émigrés de retour au pays d’améliorer sensiblement leurs conditions matérielles de vie. Désormais, ils peuvent mieux équiper leur maison et même fréquenter des lieux qu’ils pensaient réservés à une élite sociale, comme le centre culturel français, les boîtes de nuit des grands hôtels, les restaurants prestigieux ou les plages privées.

Conclusion

Réinterroger les parcours migratoires, les pratiques et les perceptions individuelles depuis le pays d’origine permet de montrer la complexité des liens entre mobilités spatiale et sociale dans les milieux populaires.

D’une part, les catégories populaires ne constituent pas un groupe social homogène. Quand les individus possèdent des ressources scolaires et culturelles un peu plus importantes ou que leur famille a déjà eu l’occasion de pratiquer l’émigration, leur rapport à la mobilité internationale est plus familier, ils ont plus de chances d’obtenir un visa et ils peuvent s’inscrire dans un processus d’ascension sociale à la fois personnelle et familiale par la migration. Les milieux populaires ont donc un rapport inégal à la mobilité internationale en fonction de leur capital scolaire et de leur socialisation à la migration.

D’autre part, la migration internationale transforme les catégories populaires et brouille les frontières internes à ce groupe. Si certains des plus précaires parviennent à partir dans un pays voisin, faute de visa pour un pays européen, la plupart des individus les plus précaires sont exclus de la mobilité spatiale et doivent abandonner tout projet de départ, subissant ainsi une « immobilité involontaire » (Carling, 2002). Pour ceux qui sont parvenus à migrer, il reste difficile, sans être impossible, de transformer ce déplacement en mobilité sociale ascendante. Enfin, ceux qui ont une famille qui a déjà émigré et qui sont parvenus à acquérir des ressources économiques et scolaires en France peuvent plus aisément revenir dans leur pays d’origine pour y obtenir une situation sociale plus valorisante. La migration participe à la mobilité sociale des fractions supérieures des catégories populaires tandis qu’elle favorise la reproduction sociale des fractions les plus précaires. Ainsi, la mobilité internationale renforce les inégalités au sein des milieux populaires.