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Le présent numéro invite à réfléchir aux catégories populaires et à leur place au sein des sociétés contemporaines. Une telle réflexion est nécessaire au moment où ces dernières ont à faire face à des inégalités sociales d’un nouveau type. Au cours des trois dernières décennies, les écarts de revenus, mais aussi de patrimoine et de consommation, se sont creusés. L’effet des multiples crises (du logement, de l’emploi, financière, etc.) ne se fait pas sentir de la même manière à tous les échelons de la stratification sociale et touche plus durement ces catégories. Ce numéro participe d’un intérêt scientifique renouvelé pour cette thématique de recherche, particulièrement marqué en France[1]. Mais l’occasion de ce questionnement trouve aussi à s’exprimer dans le milieu de l’intervention sociale, qu’elle concerne le logement, l’école ou la santé. Par différentes recherches menées au cours des dix dernières années, les deux éditeurs du numéro ont pu constater le caractère hétérogène des catégories populaires et les problématiques diverses qu’elles rencontrent, ce que confirme l’expérience des acteurs institutionnels ou associatifs qui s’inscrivent dans le champ de l’action sociale. D’une façon générale, et malgré des variations d’un contexte national à l’autre, c’est le discours du changement qui prédomine, les modes d’intervention auprès des différents publics étant considérés comme devant évoluer pour tenir compte non seulement des inégalités de revenus, mais aussi du genre, de la langue ou de la religion.

Ces différents constats font écho au travail désormais classique d’Olivier Schwartz (2011) sur les classes populaires, qu’il définit à la fois par la petitesse de leurs moyens, la position dominée ou subalterne qu’elles occupent, et la relative distance entretenue avec la culture dominante. Réfléchir aux classes populaires signifie alors porter un regard analytique sur l’ensemble du fonctionnement de la société en tentant de comprendre les rapports de domination qui la traversent et les inégalités de positions et de trajectoires qui la structurent, tout en prenant en compte la question de son unité culturelle ou identitaire. Cette dernière dimension a fait l’objet de nombreux travaux et débats prenant pour référence le modèle hoggartien fondé sur une dichotomie « eux »/« nous », ou l’approche bourdieusienne développée dans La Distinction. Elle soulève l’enjeu de l’unité ou de l’hétérogénéité des classes populaires, le concept étant surtout opérant s’il désigne un ensemble d’individus et de groupes qui partagent des conduites, des goûts et des attitudes qu’il est possible d’inscrire dans un modèle culturel relativement intégré et qui transcende d’autres distinctions (de sexe, d’âge, d’origine ethnoculturelle, par exemple). Cette interrogation a retenu l’attention de plusieurs des contributeurs au présent numéro.

Trois axes d’analyse avaient été envisagés lors de l’appel de contributions. Le premier portait sur la place des catégories populaires dans la stratification sociale en tenant compte des différentes dimensions associées à la définition des classes populaires qui vient d’être rappelée. Cet axe a suscité peu d’intérêt. Aucune contribution ne s’attache par exemple à une analyse détaillée de l’accroissement des inégalités de revenu ou de la ségrégation sociospatiale, sans parler des liens qui peuvent exister entre ces inégalités et d’autres moins visibles, comme l’endettement relatif des ménages ou l’accès aux biens de consommation[2]. Une seule contribution pose directement cette question en s’interrogeant sur l’accession ou non au logement neuf pour les ménages dont les revenus les situent au bas de l’échelle sociale.

Les deux autres axes envisagés ont reçu une plus grande attention. Le deuxième ciblait les conditions de vie matérielles et les attitudes des catégories populaires par rapport à la mobilité sociale. Il s’agissait de s’interroger sur les ressources, les conditions d’habitat, le rapport au travail, à la famille, à la consommation et aux loisirs qui caractérisent ces couches sociales et de voir dans quelle mesure ces dernières sont encore marquées par des attitudes de privation, d’ascétisme et d’insécurité (alors même que le monde de la consommation apparaît dominé par un modèle plus hédoniste et centré sur les possessions matérielles). Les stratégies et les attitudes face à la mobilité ont été largement abordées par les auteurs du présent numéro, ce qui montre que ce thème est dominant dans les travaux récents, alors que l’étude des positions occupées ou des ressources détenues semble moins prégnante. Ce glissement traduit sans doute une réalité des catégories populaires moins statique qu’elle ne l’était par le passé.

Enfin, le dernier axe se voulait une ouverture aux analyses des différents discours politiques, médiatiques et culturels qui concernent les catégories populaires. En écho au questionnement d’Olivier Schwartz sur les spécificités culturelles de ces populations, nous nous intéressions à leur unité ou à leur diversité et à leur capacité à développer leur propre expression, questionnement d’une actualité particulière dans un contexte de massification de la culture et de « brouillage » des relations entre les goûts culturels des diverses catégories sociales. Un intérêt particulier était porté à la sphère politique où les discours véhiculés par les politiciens professionnels en appellent fréquemment aux catégories populaires selon des formes qui varient d’un contexte national à l’autre. Au sein d’un univers largement codé par les élites, les individus issus de ces milieux peinent à faire leur place et se trouvent marginalisés dans leur engagement politique. Plusieurs contributions offrent des éclairages sur ces questions.

Un dernier point doit être mentionné avant de présenter de façon détaillée les articles. Le lecteur attentif ne manquera pas de noter l’absence de contribution portant sur la société canadienne au sein d’une revue pourtant franco-québécoise censée laisser une place égale aux analyses issues des deux continents. À l’inverse, le comité français de la revue a reçu de nombreuses propositions. Cette variation dans la réception de l’appel est sans doute attribuable à des traditions intellectuelles différenciées dans les deux contextes. Elle n’en continue pas moins de surprendre, alors même que l’appel portait aussi sur un thème largement débattu dans les sciences sociales contemporaines, celui des inégalités. Au-delà de cet étonnement, il est utile d’avancer quelques pistes d’explication possibles.

La société québécoise apparaît d’abord touchée, ces dernières années, par un processus de « moyennisation ». Les discours politiques, qui cherchent principalement à séduire un électorat de centre-droit, insistent sur les classes moyennes, qui sont décrites comme le « monde ordinaire », les « payeurs de taxes », « monsieur et madame Tout-le-Monde » qui voudraient que l’on parle des « vraies affaires »[3]. L’identification aux classes moyennes devient ainsi très forte et prend le pas sur les positions objectives, effaçant de la sorte les rapports de force ou de domination qui peuvent exister entre les différentes strates sociales. Les clivages qui traversent la société apparaissent dès lors plus calqués sur les divisions territoriales (avec entre autres l’opposition entre Montréal et le reste de la province) et les questions identitaires (liées à la religion ou à la différence culturelle[4]) (Mazot-Oudin, 2014 ; Labelle et Icart, 2007). Les références aux catégories populaires sont donc absentes du discours et du débat politiques.

Les sciences sociales québécoises se saisissent ensuite peu de ces catégories pour en faire leur objet d’études. Ce n’est pas qu’elles n’en parlent pas, mais elles le font dans d’autres termes et selon des problématiques plus spécialisées et qui ne permettent pas de voir ces catégories comme un ensemble, certes hétérogène, mais ayant tout de même en commun certains traits. Les travaux des dernières années portent ainsi souvent sur la question de la pauvreté, de l’exclusion ou de la marginalisation de différents groupes : les travailleurs pauvres, les assistés sociaux, les itinérants ou les immigrants. À quelques rares exceptions près[5], ils ont tendance à éluder l’analyse des rapports de domination ou d’inégalité pour se concentrer sur des micro-situations de discrimination ou de stigmate. Pourtant, il existe des travaux sur les inégalités au sein de la sociologie, de la géographie ou des sciences politiques canadiennes (Walks, 2013b ; Myles, 2015 ; Eggleton et Segal, 2009 ; Conference Board of Canada, 2011) qui montrent l’approfondissement du phénomène en lien avec des transformations dans la distribution des revenus et dans le domaine des politiques sociales et fiscales. La recherche québécoise a malgré tout été peu loquace sur ces questions ou les a prises en considération plus tardivement, et souvent pour s’interroger sur l’évolution des classes moyennes, le spectre de leur déclassement semblant hanter autant les chercheurs que les gouvernants (voir, par exemple, Godbout et St-Cerny, 2015). Elle prend peut-être aussi mal en compte le clivage entre Montréal et le reste de la province, oubliant au passage le caractère fortement urbain des inégalités[6]. Les différentes dimensions de la stratification sociale y sont aussi peu explorées alors que, selon que l’on s’intéresse aux revenus, au patrimoine ou au niveau d’endettement, l’image obtenue n’est pas la même. Bref, il reste bien des éléments à investiguer pour faire avancer le débat sur les inégalités sociales au Québec.

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Quatre axes d’analyse ont été dégagés afin de structurer la table des matières. Tout d’abord, la réflexion a porté sur la question des trajectoires et a cherché à mettre le doigt sur les éléments qui favorisent la mobilité ou au contraire l’enfermement des catégories populaires. Ensuite, le choix a été fait de s’intéresser à la situation spécifique des jeunes dont on sait qu’ils sont les premières victimes de la crise, surtout quand ils sont peu diplômés, issus de l’immigration et inscrits dans des territoires stigmatisés ou sclérosés économiquement. Le troisième axe porte sur la question du rapport aux institutions à partir d’un angle particulier : celui du logement. En France, cette problématique est revenue au premier plan, en particulier pour les catégories populaires urbaines. Il s’agira d’observer dans quelle mesure les institutions sont un acteur décisif dans la réduction des inégalités de conditions de vie, mais aussi de voir comment elles contribuent à leur manière à la stratification interne des catégories populaires. Enfin, l’attention s’est portée sur les modalités de la mobilisation et de l’expression de ces populations. De quelle manière parviennent-elles à faire entendre leur voix dans le débat public ou, au contraire, sont-elles rendues inaudibles ?

Les trajectoires : mobilité/enfermement

Une première partie des réflexions s’intéresse donc aux trajectoires sociales des individus. À partir d’une approche essentiellement biographique, les auteurs ont porté leur attention sur les éléments qui déterminent les aspirations et sur ce qui favorise ou entrave la mobilité. Armelle Testenoire a enquêté auprès de femmes et de couples issus de milieux populaires en Haute-Normandie. Elle met en évidence la façon dont l’éducation reçue a un effet sur les choix de vie effectués au moment de la transition vers l’âge adulte. Pour les femmes qui ont été élevées dans le cadre d’un modèle éducatif fortement sexué associant leur statut à celui de mère, avoir un enfant peut être le moyen d’acquérir un statut d’adulte et est vécu comme une forme d’émancipation. La précocité maternelle a cependant des effets négatifs sur l’insertion professionnelle et peut conduire à une mobilité sociale descendante par rapport à la génération précédente. À l’inverse, d’autres femmes ont grandi dans des familles accordant plus de poids à l’acquisition d’un métier par les filles. L’insertion professionnelle, conçue comme un préalable à la constitution d’une famille, est alors privilégiée. Même après une naissance, la continuité de l’activité féminine, rendue possible grâce à l’espacement des grossesses et à l’entraide familiale, permet la petite mobilité que connaissent ces couples qui « font équipe » pour s’en sortir. Les rapports de genre dans la famille d’origine puis ultérieurement à l’âge adulte entraînent donc des clivages entre les femmes qui se situent dans la continuité du modèle traditionnel et celles qui s’alignent sur un modèle plus masculin.

Une autre façon de favoriser la mobilité sociale est de migrer pour tenter sa chance dans un pays où les conditions économiques sont plus favorables. À partir du cas de Comoriens issus de catégories populaires, Hugo Bréant montre que la migration internationale est perçue comme un moyen d’améliorer sa condition ainsi que celle du groupe familial. Il existe cependant de fortes inégalités dans l’accès à cette mobilité aujourd’hui fermement contrôlée par des politiques migratoires restrictives. La plus ou moins grande possession de ressources économiques, scolaires et culturelles ainsi que la transmission d’expériences migratoires au sein de la famille déterminent la capacité à migrer. En outre, quand le projet de départ aboutit, les chances de transformer l’exil en mobilité sociale ascendante sont inégalement réparties. Si les fractions supérieures des catégories populaires sont les mieux placées pour tirer les meilleurs bénéfices de la migration, celle-ci peut en revanche être une source de déclassement chez les fractions les plus précaires.

La mobilité géographique concerne aussi les catégories populaires françaises. Pour s’affranchir de leur milieu, bon nombre de personnes font le choix de quitter leur région d’origine. C’est fréquemment le cas des artistes du spectacle étudiés par Nicolas Roux qui se distinguent par leurs origines populaires. L’auteur s’intéresse à la façon dont ces artistes ont été amenés à effectuer ce choix professionnel atypique, souvent en complet décalage avec ce qu’avaient escompté leurs parents. L’aspiration à la vie d’artiste s’explique pour certains par un désir d’émancipation familiale (« tuer le père ») et sociale (ne pas reproduire l’existence des parents et échapper à son destin social). Mais la motivation peut aussi naître d’une curiosité et d’une ambiance familiale particulières qui conduisent à rêver d’autre chose et à chercher à exprimer sa créativité. Ainsi, les affects transmis par les parents, qu’ils soient « tristes » (honte, rage, ressentiment…) ou « joyeux » (émerveillement, curiosité…), marquent une ligne de fracture inattendue au sein des catégories populaires et expliquent certaines bifurcations biographiques. L’auteur s’intéresse aussi aux difficultés rencontrées par ces personnes pour se faire une place dans le milieu artistique. En dépit des talents et motivations, l’habitus populaire continue d’exercer son emprise. Souffrant d’un défaut de capital culturel et relationnel, ces artistes peinent à se sentir à leur place et voient leurs carrières en pâtir. L’exemple du milieu artistique montre ainsi avec une force particulière à quel point il subsiste des barrières sociales dans l’accès à certains milieux professionnels pour lesquels les relations et les dispositions à se mettre en valeur jouent peut-être autant que le talent.

Dans les trois exemples précédents, l’importance de la trajectoire sociale dans la stratification interne aux catégories populaires constitue une donnée récurrente. Pour clore cette section du numéro, nous avons choisi de publier un article qui offre une réflexion théorique sur le rôle de cet aspect dans la composition des classes populaires. Philippe Longchamp se donne pour point de départ la théorie de Pierre Bourdieu, dans La Distinction (1979), qui définit la position sociale des individus comme s’articulant autour de trois dimensions : le volume des capitaux détenus, la structure prise par ces capitaux et la trajectoire sociale. Or si ce dernier aspect est au centre de l’analyse des classes moyennes, il n’est pas pris en compte dans celle des classes populaires, ce qui tient en partie à des raisons historiques, cette classe étant à l’époque objectivement plus homogène que les autres classes. Cette réalité a pourtant fortement changé après les années 1960 sous les effets combinés des transformations qui ont affecté la sphère du travail (tertiarisation, chômage de masse, montée de la précarité) comme la sphère domestique (féminisation de la main-d’oeuvre et changement des rôles féminin et masculin), sans oublier la massification de la culture populaire et les transformations urbaines. Plus particulièrement, la seconde partie de l’article souligne que les dynamiques migratoires jouent un rôle fondamental dans l’explicitation des divisions internes des classes populaires. À partir de quatre exemples, l’auteur montre comment l’origine des individus et leurs dispositions à agir sont devenues essentielles pour comprendre les classes populaires contemporaines. Il n’est en effet plus possible de réduire ces fractions à leur manque de capitaux, comme le confirment d’autres contributions du présent numéro qui en tracent des portraits nuancés. Le modèle hoggartien opposant le « eux » au « nous » devient également en partie obsolète, la distinction se jouant désormais dans un jeu à trois bandes, entre les classes populaires et les autres, et entre les classes populaires dites « respectables » et celles assimilées aux « profiteurs » dépendants des systèmes d’aide publique.

Les jeunes : faire sa place

Dans le cas des jeunes, les trajectoires sont encore très courtes, mais la question de l’accès à un statut dans la société est cruciale. Alors qu’après la guerre les franges âgées de la société étaient les plus affectées par la pauvreté, les jeunes générations pâtissent aujourd’hui particulièrement de la crise (Chauvel, 2002). Ces générations, surtout quand elles sont issues des catégories populaires, ont de plus en plus de mal à faire leur place dans la société. Comment, dans ces conditions, les jeunes cherchent-ils à s’insérer malgré tout ?

Face aux déceptions rencontrées lors de la recherche d’emploi, certains peuvent envisager une voie alternative, comme l’orientation vers une carrière militaire. Selon Elyamine Settoul, les jeunes qui effectuent ce choix sont souvent issus de l’immigration et ont grandi dans les quartiers populaires. Deux profils peuvent toutefois être distingués. Le premier correspond aux « sans-grades », dont le niveau de scolarité est faible ou qui sont issus des filières professionnelles et techniques. Quand ils se sont présentés sur le marché du travail, ils ont souvent fait l’expérience de la discrimination liée à leurs origines. Le second profil regroupe des jeunes issus sensiblement des mêmes quartiers, mais qui ont mené plus loin leur parcours scolaire. « Dominés aux études longues » (Schwartz, 1998), ils ont vu leur titre scolaire se dévaloriser au fil du temps et vivent également, bien que de manière moins directe, des discriminations sur le marché du travail civil (plafond de verre à l’embauche ou à la promotion souvent lié à leur origine ethnique, à leur lieu de résidence ou à l’université dans laquelle ils ont suivi leurs études). Dans les deux cas, le processus de recrutement de l’armée est vécu comme une revanche. Il permet aux jeunes « sans-grades » de mettre en valeur des dispositions peu prises en compte par le système scolaire, comme les compétences physiques et sportives. Quant aux jeunes issus des filières dévalorisées de l’enseignement supérieur, l’armée représente pour eux une porte de sortie « honorable » qui permet d’éviter les discriminations diffuses et les disqualifications répétées qu’ils ont vécues ou pu percevoir sur le marché de l’emploi civil.

Les jeunes étudiés par Thomas Venet, bien qu’ils correspondent à un profil très différent, souffrent eux aussi de perspectives d’avenir limitées. « Petits Blancs » vivant sur l’un des territoires les plus affectés par la désindustrialisation au sein de la Picardie, ils y subissent différentes formes d’enfermement. Avec la fermeture des usines, ils peinent à s’insérer sur le marché du travail local et sont contraints d’accumuler les stages, les formations et les petits boulots, ce qui tend à les enfermer dans un statut d’éternel débutant. Cette instabilité professionnelle a des conséquences sur le projet de construction d’une famille et les relations de couple. Si pour les filles la maternité peut être un refuge, recoupant en cela le constat d’Armelle Testenoire, les garçons se sentent bien souvent illégitimes et dévalorisés dans leur engagement amoureux. Pourtant, ils se révèlent en même temps incapables de quitter ce territoire qui, s’il leur offre peu de perspectives d’avenir, leur est familier et les sécurise. Même la ville la plus proche est perçue comme un lieu menaçant où ils ne se sentent pas à l’aise. Cet enclavement a des conséquences sur leur vision du monde. Dans un contexte où ces jeunes ruraux s’estiment oubliés par les médias et méprisés par les politiques, c’est bien souvent le repli et le rejet de l’autre qui les guettent. La famille et la constitution d’un groupe de pairs, quitte à ce qu’il soit fondé sur des valeurs xénophobes, peuvent être les seules voies possibles d’une reconnaissance sociale et de l’affirmation d’une identité.

Mobilisation des institutions et recomposition des catégories populaires : l’exemple du logement

L’exemple du logement permet de saisir les inégalités de conditions de vie et l’importance de l’intervention institutionnelle afin de les limiter. Le choix a donc été fait de fournir un éclairage sur les politiques publiques menées dans ce domaine. Les deux articles abordant cette question mettent le doigt sur les difficultés que rencontrent les catégories populaires pour se loger. Avec la hausse des prix de l’immobilier dans les villes, la part des revenus consacrée à cette dépense n’a cessé de croître ces dernières années, et certaines personnes se retrouvent privées de domicile malgré leur relative insertion socioéconomique. Avec le cas de la mise en oeuvre du droit au logement opposable (DALO)[7], Pierre-Édouard Weill dresse un portrait de ces catégories particulièrement affectées par la crise du logement que l’on trouve sans surprise essentiellement dans les zones où les prix de l’immobilier sont les plus élevés. Les familles nombreuses et monoparentales, issues de l’immigration et disposant de faibles ressources, rencontrent les difficultés les plus sévères. Différents parcours peuvent toutefois conduire à déposer un recours pour obtenir un logement social. Si certaines personnes sont particulièrement marginalisées et cumulent les problèmes, d’autres se trouvent dans cette situation après la migration, et d’autres encore ont connu un déclassement « par le bas » (à cause de la perte d’une position sociale plus élevée) ou « par le haut » (lorsque des individus de milieu populaire en ascension sociale ne parviennent pas à se rapprocher du style de vie des classes moyennes). Il existe dès lors une appropriation très variable des démarches administratives visant à faire valoir son droit au logement. Les requérants les plus marginalisés peinent à se situer dans l’« univers administratif » et disposent de peu d’appuis dans leurs démarches. Quant aux travailleurs précaires issus de l’immigration, ils ne sont guère plus à l’aise avec la procédure, mais ils délèguent plus volontiers l’accomplissement des démarches de recours à la justice à des tiers, comme les associations, qui les aident à déposer leur dossier. Enfin, les requérants les mieux dotés en atouts sociaux qui connaissent une situation de déclassement s’approprient plus facilement la procédure et peuvent même s’inscrire dans une lutte collective. Au-delà de la question du recours au droit, l’inégale prise en charge des situations tient aussi au travail de « tri » qu’effectuent les institutions et qui aboutit à privilégier un certain type de profil : d’une part, ceux qui travaillent et sont considérés comme « méritants » et, d’autre part, ceux qui vivent en famille, les enfants étant la cible privilégiée des politiques sociales. Au bout du compte, les plus exclus du droit sont les plus marginaux, dont les difficultés économiques et sociales sont les plus graves et qui vivent seuls. L’exemple du DALO montre donc comment l’individualisation des politiques sociales peut avoir pour effet un accroissement des inégalités en milieu populaire.

Au-delà de l’exemple extrême des mal-logés, il existe de fortes inégalités de logement au sein de la société. Les personnes les moins bien dotées en capital économique tendent à accéder aux biens immobiliers les moins valorisés en ce qui concerne la qualité de la construction et la localisation géographique, et peinent à accéder au statut de propriétaire. L’exemple du logement neuf confirme ce constat. À partir d’une analyse statistique, Lucile Bavay montre que, même aidées par un dispositif comme le Prêt à taux zéro[8], ces personnes ont de plus en plus de difficultés à acquérir ce type de bien, souvent d’une qualité supérieure. Mais ce qui est vrai pour l’accession à la propriété ne se vérifie pas sur le marché locatif où le logement social leur ouvre les portes de cet habitat. Ce résultat souligne le rôle de l’action publique dans la limitation des inégalités en ce qui a trait aux conditions de vie.

L’expression des catégories populaires sur la scène publique

Pour conclure ce dossier, deux auteurs se penchent sur les modes d’expression des catégories populaires et la façon dont elles parviennent à faire entendre leur voix. En dressant le portrait de deux jeunes militants communiste et UMP issus de ces classes sociales, Raphaël Challier évoque les difficultés qu’éprouvent ces personnes à se faire une place dans les appareils politiques. Les parcours de ces deux jeunes que tout oppose en apparence (l’un est militant de gauche, étudiant et noir, alors que l’autre est militant de droite, sans emploi et blanc) présentent des points de ressemblance frappants. Tous deux ont bénéficié d’une socialisation familiale qui a favorisé leur intérêt pour la politique et conduit à leur adhésion à un parti. Tous deux aspirent à faire de la politique à leur façon et ne se plient pas aux règles implicites et aux « rites » des partis. Au bout du compte, tous deux sont finalement marginalisés au sein de leur organisation, les fortes tensions avec les cadres des partis conduisant à leur éviction ou à des mesures radicales comme une limitation de leur prise de parole. L’article montre ainsi comment les organisations politiques participent, dans leur fonctionnement ordinaire, à la démobilisation des classes populaires.

Pour se faire entendre, les membres des catégories populaires peuvent mobiliser des modes d’expression « alternatifs », comme le rap. David Chemeta nous fait sortir de l’Hexagone et s’intéresse à la représentation des catégories populaires dans les textes des chansons de rappeurs allemands parmi les plus connus, en fonction des transformations sociales et économiques qu’a subies le pays à la suite de sa réunification. Les textes de rap construisent une identité subalterne ou dominée qui se place en opposition aux autres classes sociales. L’analyse montre aussi une évolution dans le choix des thèmes et des représentations des catégories populaires, les textes écrits avant la crise économique de 2008 insistant sur leur caractère généreux et solidaire, alors que ceux écrits après cette date parlent plus volontiers de ghettos et d’un ensemble d’individus marqués dans leur personnalité par des conditions de vie difficiles. Les solutions proposées ne sont pas les mêmes non plus, l’invocation de la loi pour vaincre les discriminations faisant place à une attitude défiante par rapport au système et n’hésitant pas à en appeler à la violence ou à l’illégalité. Un autre trait caractéristique des textes analysés réside dans leur recours fréquent aux concepts marxistes, en particulier à celui de lutte des classes et de dictature du prolétariat. Ces notions servent d’étendard à un propos qui se veut fédérateur ou intégrateur en reliant entre autres la question de la discrimination raciale à la question sociale. Cet appel constant à la frontière entre le « eux » et le « nous » et ce recours rhétorique au marxisme constitue le fil rouge suivi par les rappeurs au cours du temps pour représenter les catégories populaires.

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Sans prétendre à l’exhaustivité, les textes présentés dans ce numéro mettent en évidence le visage multiple des catégories populaires contemporaines. Selon le lieu de vie, l’éducation reçue, l’origine nationale, le genre ou encore la situation familiale, les trajectoires sociales et les expériences sont très variables. Malgré cet éclatement, deux tendances peuvent toutefois être distinguées au sein de ces populations : d’un côté une tendance au repli et à la précarisation, de l’autre une tendance au désenclavement et à la mobilité sociale.

Avec la crise, une partie des catégories populaires est en effet aux prises avec des difficultés économiques croissantes et à une réduction du champ des possibles. Différents moyens sont mobilisés par les individus afin de faire face à l’incertitude. D’une part, ces gens peuvent surinvestir l’ancrage local et se tourner vers la solidarité familiale, qui joue un rôle d’amortisseur de la crise et tient lieu de refuge pour ceux qui ne parviennent pas à faire leur place dans la société. D’autre part, comme on pouvait s’y attendre, un autre amortisseur réside dans les institutions. Pour ceux qui sont les plus affectés par la précarité, la dépendance à l’égard des services sociaux ou des prestations sociales pour améliorer leurs conditions de vie ou maintenir un niveau de vie décent reste une donnée fondamentale. Dès lors, dans les fractions précarisées des catégories populaires, la détention de « compétences administratives » est devenue un facteur de stratification. Qu’il s’agisse d’obtenir un visa, un travail ou un logement social, ce sont souvent les individus les mieux dotés en capitaux culturels, les plus familiers avec l’écrit, qui savent le mieux se présenter face à l’administration ou qui sont assistés dans leurs démarches, qui parviennent à obtenir gain de cause.

Malgré tout, certaines fractions des catégories populaires parviennent à connaître une mobilité sociale ascendante, témoignant du fait qu’une bonne partie de ces personnes ne s’accommode pas de la vie qu’ont connue leurs parents. Dans ce projet, la famille est là aussi un acteur de premier plan. Elle apporte à ses membres un soutien économique et moral, comme le montre l’exemple de la migration internationale, où le départ d’un individu est le résultat de la mobilisation de tout le groupe familial. Elle intervient également en transmettant certaines dispositions favorisant l’aspiration à autre chose. Tout se passe comme si certains avaient appris à rêver ou avaient bénéficié d’exemples positifs autour d’eux, tandis que d’autres auraient grandi dans un univers cloisonné qui les pousserait à restreindre leurs ambitions. Ainsi, dans le prolongement des analyses de Bourdieu, il apparaît que l’enfermement ou l’émancipation ne sont pas seulement liés à des problèmes matériels, mais tiennent aussi à des dispositions incorporées qui conduisent les individus à accepter l’ordre des choses ou à tenter de faire bouger les lignes. Les jeunes des territoires ruraux qui n’osent pas s’aventurer à chercher du travail en dehors d’un environnement familier sont un exemple de cette tendance des individus à se poser leurs propres limites.

En donnant à voir les facteurs contribuant à la mobilité ou à la reproduction sociale, les textes mettent par ailleurs à jour les différents facteurs de stratification interne des catégories populaires. Au-delà de la position sur le marché du travail qui a été largement décrite apparaissent d’autres lignes de fracture qui tiennent aux rapports de genre, à la mobilité géographique, au soutien familial ou encore à la capacité d’être mobile géographiquement ou de savoir s’adresser à l’administration pour faire valoir ses droits. Pourtant, malgré la diversité des parcours, la difficulté à « faire sa place » paraît récurrente dans les articles et se pose dans plusieurs domaines (politique, professionnel, matrimonial…). De surcroît, un autre élément nous a paru émerger des contributions et réside dans la frustration dont souffrent ceux qui n’ont pu réaliser leurs aspirations ou se trouvent à la marge d’une insertion socioéconomique. C’est ce sentiment qu’expérimentent, entre autres, les « dominés aux études longues » qui se tournent vers d’autres voies, comme l’armée, en raison d’un manque de reconnaissance de leurs diplômes ou des discriminations dans le monde du travail, les jeunes de territoires ruraux qui ne parviennent pas à échapper à un statut d’éternel débutant, ou encore les artistes du spectacle qui ne parviennent pas à « percer » faute de certaines dispositions transmises par leurs parents qui leur auraient appris à se mettre en valeur et à faire les bons choix au bon moment. Dans ce contexte, face à un monde perçu comme hostile ou ne laissant pas la place, la construction d’un « eux » et d’un « nous » peut revenir en force pour certaines strates des catégories populaires qui se sentent méprisées et reléguées socialement. Pour autant, le « nous » ne renvoie pas ici à une vision unitaire des catégories populaires. Au contraire, les stratégies de distinctions mises en place afin de lutter contre la disqualification sociale (Paugam, 2002) conduisent à un éclatement d’une conscience de classe, comme en témoignent les jeunes ruraux qui s’opposent aux jeunes immigrés des banlieues des grandes villes. Hier comme aujourd’hui, les groupes dominés montrent du doigt ceux qui seraient injustement favorisés et cherchent à lutter contre l’indignité qui les menace en se distinguant des fractions des classes populaires encore plus dominées.

Au bout du compte, une partie des textes confirme le désenclavement des catégories populaires mis en évidence par Olivier Schwartz, ce dont témoignent par exemple la transformation des modèles familiaux (aujourd’hui, il n’est plus inconcevable que la carrière de la femme soit privilégiée au sein d’un couple même si ce cas reste marginal) et les diverses formes d’engagement des personnes. Mais en même temps, avec la crise, le modèle hoggartien conserve sa force analytique, comme le montrent l’ancrage local et familial et la construction dans certains cas d’un « eux » et d’un « nous », voire une inscription dans le temps présent. L’expérience des limites en cas de mobilité et le sentiment d’illégitimité soulignent aussi, en creux, la distance persistante entre les classes et la consistance culturelle des catégories populaires.