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Introduction

Dans le Renvoi relatif à la réforme du Sénat[1], la Cour suprême du Canada a mis de l’avant une conception structurelle de la Constitution du Canada. C’est en effet en recourant aux notions d’architecture et de structure constitutionnelles qu’elle a établi qu’une loi ne peut modifier unilatéralement les caractéristiques essentielles au bon fonctionnement d’une institution faisant partie de la structure constitutionnelle canadienne.

En effet, la Cour suprême du Canada réfère ainsi à l’architecture et à la structure constitutionnelle :

[La Constitution] a une architecture, une structure fondamentale. Par extension, les modifications constitutionnelles ne se limitent pas aux modifications apportées au texte de la Constitution. Elles comprennent aussi les modifications à son architecture[2].

La notion d’architecture, et peut-être encore plus de structure, renvoie à une certaine cohésion matérielle, ce qui amène la Cour à dire que chacune des composantes de la Constitution « est lié[e] aux autres et doit être interprété[e] en fonction de l’ensemble de sa structure »[3]. Autrement dit, la Constitution doit être comprise comme un tout dont les parties ne peuvent s’interpréter qu’en relation et en fonction des unes aux autres.

La Cour avait déjà souligné que l’interprétation constitutionnelle comporte une forte dimension relationnelle, que ce soit au niveau de la Constitution elle-même ou des parties qui la composent[4]. Il n’est donc guère étonnant qu’elle déclare, dans le Renvoi relatif au Sénat, que la Constitution ne doit pas être perçue « comme un simple ensemble de dispositions écrites isolées »[5]. Cependant, en soulignant que la Constitution est elle-même distincte de la « structure de gouvernement » [6] qu’elle met en place, et en élargissant « [p]ar extension »[7] la modification constitutionnelle à la modification de sa structure, elle donne une importance accrue, voire un statut autonome, à cette notion de structure constitutionnelle.

Dans ce sens, le Renvoi relatif au Sénat marque peut-être un tournant vers le développement d’une gestalt constitutionnelle[8]. La gestalt est une branche de la psychologie moderne selon laquelle l’être humain doit être compris comme une entité globale et non comme la somme de ses composantes[9]. Ce courant refuse de dissocier les éléments de l’ensemble, les parties du tout : pour bien comprendre les phénomènes psychiques, il faut, selon les tenants de la psychologie de la gestalt, les saisir dans leur globalité. Les composantes n’ont de sens que lorsqu’elles sont situées dans l’ensemble de ce qui caractérise une personne. En conséquence, la quête de l’intégrité à laquelle aspire la gestalt n’est possible qu’à travers cette conception globale de l’individu.

Une gestalt constitutionnelle supposerait donc une interprétation constitutionnelle qui tient compte à la fois des aspects relationnels (quel est le rapport entre, par exemple, le Sénat et la Chambre des communes?) et fonctionnels (à quoi sert véritablement le Sénat?) afin de déterminer si une loi proposée porte atteinte à l’intégrité de la Constitution du Canada, à sa structure.

Ceci étant dit, le but de cet article n’est pas de plaider en faveur d’une telle gestalt mais plutôt d’approfondir la notion de structure constitutionnelle, d’en retracer les manifestations jurisprudentielles, et d’examiner de manière critique la façon dont cette notion a été mobilisée par la Cour suprême du Canada dans le Renvoi relatif au Sénat.

La première partie esquisse les paramètres de l’analyse structurelle au plan théorique et les situe dans le spectre plus large de l’analyse téléologique et de l’herméneutique juridique. Comme on le verra, jusqu’ici, la structure constitutionnelle a surtout été considérée par la doctrine comme une matrice de laquelle les principes implicites sont extraits[10]. Ainsi, les principes non écrits ont joué le rôle de poutre de soutènement de l’édifice constitutionnel, tout en servant de point d’ancrage à de vastes débats au sujet de la légitimité de leur reconnaissance et de leur utilisation judiciaires. Or, si l’aspect principiel de l’analyse structurelle est bien étudié par la doctrine canadienne, qui souligne à juste titre les diverses questions de légitimité qu’un recours aux principes implicites peut poser, nous verrons que ses aspects relationnels et fonctionnels ont été somme toute peu explorés. Il sera donc opportun de démontrer comment ces deux aspects peuvent trouver appui dans les écrits des auteurs qui participent du courant large de l’herméneutique juridique.

La deuxième partie se concentre sur l’étude de la jurisprudence antérieure au Renvoi relatif au Sénat. Comme elle l’illustre, le recours aux aspects relationnels et fonctionnels de l’analyse structurelle dans l’interprétation de la Constitution canadienne n’est pas entièrement nouveau, même s’il reçoit un endossement plutôt récent[11]. Les trois cas de figure recensés, soit ceux des corps législatifs élus, des cours provinciales et de la Cour suprême du Canada, démontrent que la Cour a déjà fait usage d’une analyse relationnelle et fonctionnelle afin de déterminer la validité constitutionnelle d’une loi provinciale ou fédérale. En effet, elle a identifié, d’une part, les institutions essentielles faisant partie de cette structure (la « partie » au sein du « tout ») et, d’autre part, les caractéristiques essentielles à leur bon fonctionnement. Elle a placé ensuite hors de la portée des législatures provinciales ou du Parlement fédéral, le cas échéant, toute action législative unilatérale portant atteinte à ce bon fonctionnement.

Dans la troisième partie, nous proposons d’examiner le recours à l’analyse structurelle dans le Renvoi relatif au Sénat à la lumière des paramètres théoriques définis en première partie et des précédents analysés en deuxième partie. Comme la Cour consacre la majeure partie de son analyse de la structure constitutionnelle à l’occasion de son examen de la question des élections consultatives, c’est sur cet aspect du Renvoi relatif au Sénat que notre réflexion se concentrera. Quant aux cinq autres questions[12] que le gouverneur en conseil a formulées, elles ont été résolues en recourant à divers types d’arguments constitutionnels. En effet, en répondant à la question relative à l’abolition du Sénat, la Cour a surtout fait emploi des arguments textuels[13] et historiques[14], bien qu’elle mentionne aussi le fait que l’abolition du Sénat modifierait fondamentalement l’architecture constitutionnelle canadienne et la Partie V de la Loi constitutionnelle de 1982[15] qui établit les procédures de modification de la Constitution du Canada. De même, dans sa brève réponse à la question relative à la modification de la durée du mandat des sénateurs[16], la Cour rappelle d’emblée que la proposition législative modifie le texte constitutionnel et concentre ensuite le reste de son propos sur l’identification de la procédure de modification appropriée pour effectuer un tel changement. Elle interprète ainsi de manière restreinte l’article 44 de la LC 1982, qui établit la procédure de modification unilatérale par le Parlement, et de façon large l’article 38 de la LC 1982, qui établit la procédure générale de modification[17]. Cela lui permet de conclure que c’est plutôt ce dernier article qui s’applique à la modification proposée. Ceci dit, sa conclusion trouve appui dans l’analyse structurelle puisqu’elle estime que la modification à la durée du mandat des sénateurs toucherait le rôle fondamental du Sénat en tant qu’organe chargé de porter un second regard attentif aux projets de loi[18]. Quant aux modifications relatives aux qualifications des sénateurs en matière de propriété, elles ne mettent pas en jeu, de l’avis de la Cour, les fondements structurels de la Constitution[19]. Ces précisions étant apportées, nous pourrons référer, au besoin, à l’opinion de la Cour sur l’une ou l’autre de ces questions, même si notre propos se concentrera sur les élections consultatives.

Cet examen nous amènera à formuler trois observations critiques à l’égard de l’utilisation, par la Cour suprême, de la notion de structure constitutionnelle, et plus particulièrement de ses volets relationnels et fonctionnels. Si ces observations prennent ancrage dans le Renvoi relatif au Sénat, elles aspirent à susciter un débat plus global sur la légitimité du recours à ce type d’interprétation (ou de construction) constitutionnelle.

Premièrement, l’analyse structurelle ainsi entendue amène l’interprète à faire certains choix. Il doit, en effet, déterminer quelles institutions font partie de la structure constitutionnelle canadienne et définir leur rôle au sein de cette dernière. Dans le Renvoi relatif au Sénat, ce choix s’est traduit en une préférence marquée pour le rôle du Sénat en tant que chambre de réflexion, au détriment de celui de chambre fédérale, et ce, contrairement à l’opinion que la Cour suprême avait rendue 34 ans auparavant[20]. Ensuite, l’interprète doit déterminer quelles sont les caractéristiques essentielles au bon fonctionnement de l’institution, compte tenu du rôle qu’il lui aura assigné. Dans le cas du Sénat, la Cour suprême a déterminé que l’indépendance du Sénat et le fait que ses membres soient nommés sont des caractéristiques essentielles à son bon fonctionnement en tant que chambre de réflexion. Mais en disant cela, elle n’a pu éviter des résultats paradoxaux puisque le Sénat est un organisme dont on semble souhaiter qu’il ne fonctionne pas, justement, avec trop d’efficacité. Cette hypothèse trouve appui dans le fait que la Cour considère que les élections consultatives « affaibliraient » le rôle de chambre de réflexion du Sénat, tout en reconnaissant que son fonctionnement serait accru au point d’aller jusqu’au blocage systématique des projets de loi[21]. On peut donc à tout le moins observer que l’analyse structurelle ainsi entendue comporte une bonne part de choix judiciaires, que ce soit dans la détermination du rôle fondamental d’une institution ou de ce qui est essentiel à son bon fonctionnement.

Deuxièmement, l’analyse structurelle pose la question du rôle des principes sous-jacents dans l’examen des fonctions de l’institution dont on dit qu’elle fait partie de la structure constitutionnelle. À ce chapitre, le Renvoi relatif au Sénat s’inscrit davantage dans une analyse structurelle où les principes constitutionnels implicites brillent, à toutes fins pratiques, par leur absence. Comme on le verra dans les cas recensés, même lorsque l’analyse structurelle est mobilisée dans ses volets plus fonctionnels et relationnels, les principes qui sous-tendent la Constitution demeurent toujours en filigrane. Il en est autrement du Renvoi relatif au Sénat, qui propose une analyse de la structure constitutionnelle canadienne affranchie du recours aux principes implicites.

Troisièmement, si l’analyse structurelle, dans ses fondements théoriques et dans son application jurisprudentielle, s’accompagne généralement d’une analyse évolutive du rôle d’une institution dans la structure constitutionnelle canadienne, son utilisation dans le Renvoi relatif au Sénat n’a pas entraîné une conception dynamique du rôle du Sénat. Contrairement à l’analyse évolutive que la Cour suprême a effectuée dans la plupart des précédents rapportés, on s’en est plutôt tenu, cette fois, à la vision historique que les Pères de la Confédération entretenaient à l’égard de la future Chambre haute.

Malgré cela, le Renvoi relatif au Sénat marque un tournant dans le recours au concept de structure constitutionnelle en ce qu’il permet à la fois de se questionner sur le rapport des parties au tout, mais aussi, et surtout, de projeter une image plus dynamique de ce que constitue la Constitution du Canada, le « tout » à partir duquel les parties s’interprètent. C’est dans cette quête de l’intégrité constitutionnelle que l’on peut voir les jalons d’une gestalt constitutionnelle en construction.

I. De l’analyse structurelle

A. L’aspect principiel de l’analyse structurelle

L’argumentation structurelle est habituellement définie comme une opération au terme de laquelle un principe constitutionnel est « déduit des structures gouvernementales et des relations que la Constitution crée entre les citoyens et leurs gouvernements » [notre traduction][22].

La légitimité du recours, par les tribunaux, aux principes dérivés des structures constitutionnelles a été fortement débattue chez nos voisins du sud[23]. Charles L. Black, dont l’oeuvre est fréquemment associée à l’analyse structurelle, déplorait en 1969 la réticence des tribunaux américains à en faire usage[24].

Au Canada, l’analyse structurelle est plus répandue, peut-être en raison des liens qu’elle entretient avec l’interprétation évolutive[25]. Elle est aussi, traditionnellement, associée à la reconnaissance judiciaire des principes implicites. Ainsi, selon le professeur Elliot, l’analyse structurelle procède en deux temps : l’interprète déduit d’abord « certaines implications des structures gouvernementales créées par notre Constitution »; il applique par la suite « les principes dégagés de ces implications – qu’on peut désigner comme les principes fondamentaux de la Constitution – à la question constitutionnelle particulière qui est en litige » [notre traduction][26].

La légitimité du recours aux principes implicites a fait l’objet de nombreux débats. Au lendemain du Renvoi relatif à la sécession du Québec[27], plusieurs constitutionnalistes se sont penchés sur la portée de ces principes constitutionnels non écrits et sur la légitimité de leur reconnaissance et de leur utilisation par les tribunaux[28], sur leur rapport avec la constitution écrite[29], et sur l’existence, réelle ou imaginaire, des lacunes dans le texte constitutionnel[30].

Peu d’auteurs se sont aventurés explicitement dans les dédales de l’analyse structurelle. Ceux qui l’ont fait ont tenté d’illustrer son rapport avec les principes implicites au moyen de métaphores imagées : celle de ponts (les principes sous-jacents) qui relient des îlots (le texte constitutionnel)[31], ou encore, celle de la chair (les conventions constitutionnelles), l’ossature (le texte constitutionnel) et le sang (les principes sous-jacents)[32]. D’autres ont proposé de reconnaître divers statuts normatifs à ces principes. À titre d’exemple, dans sa vaste étude portant sur l’argumentation structurelle, Elliot considère qu’il n’est pas clair, à la lecture de la jurisprudence, que les principes implicites puissent avoir une force normative propre[33], et ce malgré la déclaration de la Cour suprême du Canada selon laquelle les principes sous-jacents « ne sont pas simplement descriptifs; ils sont aussi investis d’une force normative puissante et lient à la fois les tribunaux et les gouvernements »[34]. Il est d’avis que les principes qui découlent du préambule ne devraient pas bénéficier d’une telle force normative autonome—un statut dont seuls les principes qui découlent d’une lacune dans le texte, définie au sens strict, devraient pouvoir jouir[35]. La recherche de métaphores imagées ou d’une classification normative des principes indique peut-être que la relation entre le texte constitutionnel, les principes sous-jacents et la notion de structure constitutionnelle demeure floue.

Même si la plupart des auteurs s’entendent pour dire que l’analyse structurelle est un procédé interprétatif qui permet d’extraire certains principes constitutionnels implicites des structures gouvernementales, il n’est pas nécessaire pour autant de camper l’analyse structurelle uniquement sur le terrain des principes implicites. En effet, l’autre branche de cette analyse, que nous appelons l’analyse relationnelle et fonctionnelle, est en plein essor. Mais avant d’examiner ses usages jurisprudentiels, un bref détour vers l’analyse téléologique et l’herméneutique juridique s’impose.

B. Les aspects relationnels et fonctionnels de l’analyse structurelle

Dans ce qui suit, nous référons à l’herméneutique comme théorie générale d’interprétation, et, lorsque le contexte l’exige, nous évoquons plus précisément les travaux de Hans-Georg Gadamer[36], l’un des principaux architectes de ce courant.

L’herméneutique est une approche interprétative du droit « en rupture épistémologique » avec le positivisme juridique : « [e]lle ne fait pas de la clarté conceptuelle et de la certitude un idéal prépondérant »[37]. Même si plusieurs thèses caractérisent l’herméneutique juridique, celles qui nous intéressent ici visent la conception du droit et la méthode de raisonnement en droit.

Pour les herméneutes, les principes juridiques et les valeurs font partie du droit, à l’instar des éléments plus formels comme le texte écrit. Le droit est un processus d’interprétation, et le poids des principes et des valeurs est déterminé entre autres « à la lumière des buts, des finalités ou des biens qui donnent un “sens” cohérent à la pratique juridique elle-même »[38].

On reconnaît ici le fondement de l’analyse téléologique, qui s’emploie à identifier la finalité ou les buts d’une garantie constitutionnelle afin d’en dégager le sens, une analyse endossée à multiples reprises par la Cour suprême du Canada dans le contexte de l’interprétation des droits et libertés[39]. Les juges appliquant la méthode téléologique dans le contexte de l’interprétation d’une garantie constitutionnelle doivent donc suivre cette « règle formelle qui prescrit aux tribunaux le devoir d’interpréter les garanties de la Charte en fonction de leur but mais qui ne précise ni la nature ni la signification des intérêts protégés »[40].

Or, comme on le sait, l’analyse téléologique n’est pas limitée au contexte de l’interprétation des dispositions de la Charte canadienne des droits et libertés. Elle est, de façon générale, la méthode d’interprétation constitutionnelle retenue par la Cour suprême du Canada, et elle est employée autant lorsqu’il s’agit d’interpréter les droits et libertés que les dispositions structurelles de la Constitution, c’est-à-dire celles qui mettent en place et qui régissent les institutions qui en font partie[41]. En vérité, tous les « documents constitutionnels », nous dit la Cour suprême, doivent recevoir une interprétation téléologique[42].

Comment précisément établir la finalité d’une garantie constitutionnelle ou d’une disposition structurelle de la Constitution? C’est ici que l’herméneutique nous offre des pistes de réflexion. L’herméneutique juridique propose en particulier de considérer, voire de reconstruire la pratique juridique dans son ensemble, et non de considérer ses parties isolément[43]. Elle met donc de l’avant une interprétation relationnelle des parties qui composent le tout[44]. Plus précisément, il nous semble que c’est dans les travaux de Gadamer, l’un des principaux auteurs qui se réclament de ce courant, que l’on peut trouver des éléments de réponse.

Selon Gadamer, l’interprète dégage la signification d’une disposition ou d’un concept en procédant comme suit : dans un premier temps, ses « préjugés » (qui ne sont pas nécessairement illégitimes)[45] contribuent à l’anticipation de sens ou à la « précompréhension » du concept à interpréter. Ce faisant, l’interprète tient notamment compte de la tradition, des interprétations passées. Par la suite, il procède à un travail de va-et-vient donnant lieu à la « compréhension explicite »[46] où il rectifie le sens premier de la partie en fonction du sens global du tout.

Ceci amène Gadamer à formuler ainsi la règle herméneutique :

[I]l faut comprendre le tout à partir de l’élément et l’élément à partir du tout. C’est une règle de la rhétorique antique. L’herméneutique moderne l’a transposée de l’art oratoire à l’art de comprendre. Dans l’un comme dans l’autre, nous sommes en présence d’un rapport circulaire. L’anticipation de sens qui vise le tout devient compréhension explicite dans la mesure où les éléments qui se déterminent à partir du tout le déterminent également en retour.

Ainsi le mouvement de la compréhension est un va-et-vient continuel du tout à la partie et de la partie au tout. La tâche est d’élargir en cercles concentriques l’unité du sens compris[47].

Un peu comme une peinture impressionniste dont on n’arrive à percevoir l’entièreté qu’en s’éloignant du détail scruté, l’herméneutique amène l’interprète à « comprendre le tout à partir de l’élément et l’élément à partir du tout ». Cette opération vise à atteindre une certaine harmonie de l’ensemble, ce que Gadamer nomme la « concordance ». En effet, selon lui, « [l]a justesse de la compréhension a toujours pour critère l’accord de tous les détails avec le tout. Si cette concordance fait défaut, c’est que la compréhension échoue »[48].

L’herméneutique juridique, soutient Gadamer, suppose au surplus une certaine actualisation de l’intention du législateur (ou du constituant). Ainsi, la détermination du contenu passe nécessairement par une « relation entre le passé et le présent » [notes omises][49]. Il explique comment cette relation s’articule :

Pour parvenir à une connaissance exacte de ce contenu, il faut recourir à la connaissance historique du sens premier, et telle est la seule raison pour laquelle l’interprète du droit tient compte ici de la signification historique située conférée à la loi par l’acte législatif. Mais il ne peut pas se sentir lié par ce que lui apprennent, par exemple, les procès-verbaux du Parlement rapportant les intentions de ceux qui ont élaboré la loi. Il lui faut au contraire reconnaître le changement intervenu dans les circonstances et, par conséquent, déterminer en termes nouveaux la fonction normative de la loi.

[...] [C]onfrontés à n’importe quel texte, nous vivons dans une attente de sens immédiate. Il ne peut y avoir d’accès direct à l’objet historique, qui permette d’établir objectivement son importance propre[50].

Cela signifie que si le juriste veut assurer « la survivance du droit en tant que continuum » il doit se livrer à cette opération pratique et normative qui consiste à adapter le droit « aux besoins du présent ». Son interprétation, assure Gadamer, n’en sera pas pour autant arbitraire[51].

En droit constitutionnel canadien, il ne fait pas de doute que l’approche privilégiée en matière d’interprétation de la Charte et des dispositions relatives au partage des compétences en est une évolutive et progressiste, la métaphore de l’arbre vivant capable de croître dans ses limites naturelles étant plus qu’incrustée dans le paysage constitutionnel canadien[52]. Comme nous le verrons, c’est aussi cette méthode qui est la plupart du temps privilégiée quand vient le moment d’interpréter les dispositions plus structurelles de la Constitution canadienne.

C. Conclusion

L’analyse structurelle comporte un volet principiel bien documenté. Les principes implicites sont en effet déduits des structures gouvernementales avant qu’un poids et une force normative ne leur soient attribués par les juges.

Or, comme on l’a vu, l’analyse structurelle comporte également un volet relationnel et fonctionnel important. Notre compréhension de cette dimension de l’analyse structurelle peut être enrichie par le courant de l’herméneutique juridique et plus particulièrement par les écrits de Gadamer. Selon cet auteur, le sens attribué à un concept dépend de sa relation avec les autres composantes du tout et ne peut être appréhendé de façon unitaire ou divisée. Qui plus est, toujours du point de vue de Gadamer, l’intention historique doit être actualisée afin qu’elle rende une image contemporaine du concept à interpréter.

Ces deux dimensions de l’interprétation structurelle se retrouvent d’ailleurs dans l’exposé des principes d’interprétation que livre la Cour suprême du Canada dans le Renvoi relatif au Sénat. En effet, selon la Cour suprême, l’interprétation de la Constitution canadienne doit, d’une part, « reposer sur les principes de base de la Constitution » comme ceux, par exemple, dégagés dans le Renvoi relatif à la sécession du Québec (le fédéralisme, la démocratie, le constitutionnalisme, la primauté du droit et la protection des minorités)[53]. L’interprétation constitutionnelle doit, d’autre part, prendre acte de la structure constitutionnelle canadienne. La Constitution possède une « architecture interne », ou une « structure constitutionnelle fondamentale, »[54] elle « met en place une structure de gouvernement »[55]. Cette architecture exige que l’interprétation soit relationnelle et fonctionnelle, donc que chaque composante de la Constitution soit « lié(e) aux autres » et qu’elle soit interprétée « en fonction de l’ensemble » de la structure de la Constitution canadienne[56]. L’interprétation de la Constitution doit rendre apparente ou permettre de « discerner » la structure de gouvernement qu’elle met en oeuvre[57]. Qui plus est, elle doit se faire en fonction du texte, du contexte historique et doit respecter les précédents. Les documents constitutionnels doivent, toujours selon la Cour, être interprétés de façon « large et téléologique » et ils doivent être « situés dans leurs contextes linguistique, philosophique et historique »[58].

Ceci dit, il n’existe pas de ligne de démarcation claire entre ces deux dimensions de l’analyse structurelle. Cela est peut-être dû au fait que l’analyse téléologique cherche aussi à « déterminer les principes que [les garanties constitutionnelles] visent à matérialiser, concrétiser et actualiser par le biais du droit [italiques dans l’original] »[59]. On peut dire, à tout le moins, que l’analyse structurelle n’est pas simplement affaire de principes, pas plus qu’elle n’en soit complètement affranchie.

II. Les usages jurisprudentiels de l’analyse structurelle

Après avoir apporté ces quelques précisions sur l’ancrage théorique de l’analyse structurelle, voyons maintenant de quelle manière la notion de structure constitutionnelle a été mobilisée par la Cour suprême du Canada. Aux fins de cette analyse, les usages de la notion de structure constitutionnelle ont été regroupés en deux catégories : les affaires dans lesquelles la Cour suprême s’emploie essentiellement à déduire les principes implicites de la structure constitutionnelle (A) et celles où elle cherche à déterminer le rôle d’une institution dans la structure constitutionnelle canadienne (B).

Une recherche dans la jurisprudence de la Cour suprême précédant le Renvoi relatif au Sénat démontre qu’elle emploie les termes « structure constitutionnelle » ou « structure fondamentale de la Constitution » à plusieurs escients. Dans un cas, par exemple, la Cour suprême réfère à la « structure constitutionnelle tripartite » comme signifiant la « séparation classique des pouvoirs exécutif, législatif et judiciaire », laquelle ne justifie pas d’étendre aux tribunaux administratifs la garantie constitutionnelle d’indépendance judiciaire[60]. Dans Pembina Exploration, c’était la « structure essentiellement unitaire de notre système judiciaire » qui avait été mobilisée[61]. Une autre façon d’y référer s’est vue dans R. c. S.(S.), où la structure constitutionnelle, « qui permet et encourage à la fois la collaboration du fédéral et des provinces », a été interprétée comme permettant d’importantes différences d’application d’une même loi fédérale au sein de diverses provinces[62].

Excluant les arrêts qui ne réfèrent à la structure constitutionnelle qu’en passant, nous avons regroupé en deux catégories les opinions dans lesquelles la structure constitutionnelle joue un rôle plus important. Ainsi, dans une première catégorie, nous plaçons l’utilisation de l’analyse structurelle pour déduire les principes implicites des structures gouvernementales. C’est ce que nous nommons l’aspect principiel de l’analyse structurelle (A). Dans l’autre, nous plaçons le recours à l’analyse structurelle pour définir les parties du tout et leur rapport à celui-ci afin de mettre à l’abri d’une action législative unilatérale les caractéristiques essentielles au fonctionnement de ces parties. C’est ce que nous nommons l’aspect relationnel et fonctionnel de l’analyse structurelle (B). Comme on le verra, cette classification est loin d’être étanche, certains arrêts comportant à la fois une dimension principielle et une dimension relationnelle et fonctionnelle. Toutefois, elle a le bénéfice d’illustrer que l’analyse structurelle n’est pas réduite à la seule question du rôle des principes constitutionnels implicites.

A. Le recours à l’analyse structurelle pour déduire les principes implicites des structures gouvernementales (aspect principiel)

Comme on l’a vu dans la première partie, l’aspect principiel est probablement la déclinaison la plus courante de l’analyse structurelle. Il pose notamment la question de la légitimité de la reconnaissance et de l’utilisation des principes implicites par les tribunaux.

Pour les raisons exprimées dans la première partie de cet article, nous nous y attarderons peu. Notons seulement que cette dimension de l’analyse structurelle a permis à la Cour suprême, dans le Renvoi relatif aux droits linguistiques au Manitoba, de déduire, « de par la nature même d’une constitution » [63] ainsi que du préambule de la LC 1867[64], le principe implicite de la primauté du droit – un principe qui, rappelons-le, est également inscrit dans le préambule de la Charte canadienne des droits et libertés.

C’est également la dimension principielle qui a permis à la Cour suprême, dans le Renvoi relatif à la sécession du Québec, de déduire de la structure constitutionnelle canadienne les principes implicites du fédéralisme, de la démocratie, de la primauté du droit et du respect des droits des minorités, et ce, même s’il était possible de répondre à la principale question constitutionnelle posée, celle de savoir si le Québec pouvait procéder unilatéralement à la sécession, en recourant à la Partie V de la LC 1982[65]. C’est que, pour la Cour suprême, « il serait impossible de concevoir [la] structure constitutionnelle [canadienne] sans [les principes implicites] »[66]. Ces principes ne remplissent pas seulement une fonction interprétative : ils peuvent engendrer des obligations normatives, comme celle, déduite par la Cour, de négocier « dans le respect des principes et valeurs constitutionnels »[67].

Elle a aussi permis au juge LeBel, dans l’opinion concordante qu’il signe dans l’affaire R c. Demers, d’ajouter à ces quatre principes un cinquième principe « sous-jacent à notre organisation constitutionnelle : [celui du] respect des droits et libertés de la personne »[68]. Selon lui, les libertés civiles et les droits de la personne « enracinés dans l’histoire constitutionnelle anglaise » ont été incorporés dans la LC 1867[69]. C’est donc en examinant la structure et l’histoire constitutionnelles qu’il dégage ce cinquième principe implicite.

Finalement, la dimension principielle de l’analyse structurelle est aussi apparente dans le Renvoi relatif à la rémunération des juges de la Cour provinciale de l’Île-du-Prince-Édouard, où la majorité de la Cour suprême du Canada (le juge LaForest est dissident) conclut que l’indépendance judiciaire est l’un des « principes structurels sous-jacents non écrits »[70] que l’on peut inférer du préambule de la LC 1867[71].

Quel que soit le rôle précis du principe de l’indépendance judiciaire et son rapport au texte constitutionnel, un autre volet de ce long obiter du juge Lamer mérite d’être mentionné puisqu’il va placer cet important renvoi dans notre deuxième catégorie : c’est le rôle conféré aux tribunaux dans la structure constitutionnelle canadienne.

De même, l’arrêt New Brunswick Broadcasting[72] peut être associé à la reconnaissance du principe implicite des privilèges parlementaires[73], dérivé du préambule de la LC 1867, mais il comporte aussi une dimension relationnelle et fonctionnelle importante, ce qui le place dans notre deuxième catégorie.

B. Le recours à l’analyse structurelle pour identifier les institutions qui font partie de la structure constitutionnelle et les caractéristiques essentielles à leur bon fonctionnement (aspects relationnels et fonctionnels)

La présente section traite de trois cas de figure illustrant la mobilisation, par la Cour suprême du Canada, de la notion de structure constitutionnelle dans ses volets relationnels et fonctionnels. L’usage rapporté ici fait état des liens qui unissent les diverses institutions qui composent la structure constitutionnelle canadienne. On utilise l’analyse structurelle pour identifier les « parties » qui composent le « tout » et pour protéger les caractéristiques essentielles à leur bon fonctionnement.

Cela ne signifie pas que le recours aux principes implicites est absent. Au risque de se répéter, la frontière entre les deux usages de l’analyse structurelle n’est pas étanche. Ces principes demeurent d’ailleurs toujours en filigrane : le principe démocratique ou du gouvernement responsable dans le premier cas; le principe de l’impartialité judiciaire dans le second; le principe fédéral, dans le troisième. Cependant, l’accent est mis sur les caractéristiques essentielles au fonctionnement d’une institution faisant partie de la structure constitutionnelle canadienne.

1. L’exemple des corps législatifs élus

L’arrêt SEFPO c. Ontario (PG)[74] constitue notre premier exemple. On contestait dans cette affaire la constitutionnalité de certaines dispositions d’une loi provinciale, dont celles empêchant les fonctionnaires de se porter candidats aux élections fédérales sans obtenir un congé à cette fin[75]. Le juge Beetz, à l’opinion duquel souscrit la majorité des juges, considère que les dispositions contestées relèvent du pouvoir de la province de modifier sa propre constitution (selon l’article 92.1 de la LC 1867, tel qu’on le retrouvait à l’époque) ainsi que de son pouvoir en matière de règlementation de la fonction publique provinciale[76]. En conséquence, elles sont intra vires la province.

Lors des plaidoiries, les appelants ont invoqué un argument portant sur une protection implicite du droit fondamental de participer à certaines activités politiques. C’est dans le contexte de l’examen de cet argument que la majorité de la Cour emploie l’analyse structurelle, plus particulièrement afin de cerner le rôle de certaines institutions politiques dans la structure constitutionnelle canadienne.

Selon les juges majoritaires, les corps législatifs élus font partie « de la structure fondamentale de [la] Constitution »[77]. Leur efficacité dépend de la libre discussion publique des affaires, autrement dit, du droit de débattre et de discuter, de sorte que « ni le Parlement ni les législatures provinciales ne peuvent légiférer de façon à porter atteinte sensiblement au fonctionnement de cette structure constitutionnelle fondamentale »[78]. Or, le juge Beetz estime que ce « droit de discussion et de débat » dans la politique n’est pas, en l’occurrence, brimé[79]. En effet, la loi ne touche que de façon accessoire aux élections fédérales[80]. Puisqu’elle ne porte pas atteinte au fonctionnement d’une institution clé dans la structure constitutionnelle canadienne, la loi à l’étude n’est pas inconstitutionnelle.

Si l’on suit ce cadre analytique, l’analyse structurelle amène l’interprète judiciaire à 1) identifier l’institution faisant partie de la structure constitutionnelle canadienne; 2) dégager les caractéristiques essentielles à son bon fonctionnement. Comme il n’y a pas atteinte à ce bon fonctionnement, la structure constitutionnelle demeure intacte et la Cour conclut que 3) la loi à l’étude est intra vires la province qui l’a adoptée.

L’arrêt New Brunswick Broadcasting[81] offre un autre exemple de l’utilisation de l’analyse structurelle dans l’examen du rôle des corps législatifs élus. Dans cette affaire, une majorité de juges reconnaît que la législature est « l’élément essentiel du système de gouvernement représentatif »[82]. Pour qu’elle fonctionne bien, elle doit être libre d’entraves. Autrement dit, les corps législatifs élus doivent bénéficier des « pouvoirs constitutionnels nécessaires à leur bon fonctionnement »[83]. Le privilège parlementaire d’exclure les étrangers est essentiel au bon fonctionnement de l’assemblée législative, ce qui lui confère un statut constitutionnel, et ce, « même en admettant que nos notions de ce que peuvent faire les acteurs gouvernementaux ont beaucoup changé depuis l’adoption et l’enchâssement de la Charte »[84].

2. L’exemple des cours provinciales

Dans le Renvoi relatif à la rémunération des juges, on utilise l’analyse structurelle à la fois pour déduire un principe constitutionnel sous-jacent[85], tel qu’expliqué plus haut, et pour identifier le rôle d’une institution (une partie) au sein de la structure constitutionnelle (le tout). L’arrêt SEFPO est cité avec approbation et appliqué par analogie[86].

La Cour suprême devait déterminer si une province pouvait, par voie législative, réduire unilatéralement les traitements des juges des cours provinciales. Selon le juge Lamer, qui signe l’opinion majoritaire, les tribunaux font partie de la structure constitutionnelle canadienne[87]. La similarité constitutionnelle avec le Royaume-Uni, consacrée au préambule, exige que « l’organisation juridique et institutionnelle de la démocratie constitutionnelle »[88] canadienne soit similaire à celle en vigueur au Royaume-Uni. Or, l’indépendance judiciaire est nécessaire au fonctionnement des institutions judiciaires canadiennes. Le juge Lamer s’appuie, à cet égard, sur les propos du juge Le Dain dans une autre affaire :

Sans cette confiance, le système ne peut commander le respect et l’acceptation qui sont essentiels à son fonctionnement efficace. Il importe donc qu’un tribunal soit perçu comme indépendant autant qu’impartial et que le critère de l’indépendance comporte cette perception [...] [nos italiques][89].

Au Royaume-Uni, seules les cours supérieures jouissent d’une protection constitutionnelle de cette indépendance. Malgré cela, le juge Lamer refuse de cadenasser le rôle des tribunaux à celui qu’il occupe dans le droit anglais. Même si le droit anglais ne protège que les juges des cours supérieures, « notre Constitution », dit-il, « a évolué avec le temps »[90]. En actualisant l’intention du constituant, l’indépendance judiciaire n’est plus un principe visant seulement les cours supérieures; elle devient « un principe visant maintenant tous les tribunaux [...] »[91].

Au sujet des cours provinciales, il écrit :

Je reconnais que les cours provinciales sont créé[e]s par voie législative et que leur existence n’est pas exigée par la Constitution. Toutefois, il ne fait aucun doute que ces tribunaux d’origine législative jouent un rôle crucial dans l’application des dispositions de la Constitution et la protection des valeurs consacrées par celle-ci. Dans la mesure où ce rôle s’est accru au cours des dernières années, il est clair qu’il convient de reconnaître aux cours provinciales une certaine indépendance institutionnelle[92].

Ainsi, en reconnaissant la place des tribunaux au sein de la structure constitutionnelle canadienne, le juge Lamer peut considérer l’évolution de leur rôle au fil du temps, particulièrement depuis l’adoption de la Charte canadienne des droits et libertés. Le rôle des cours provinciales — et celui des tribunaux en général — est donc perçu de manière évolutive et non statique.

En résumé, dans ce renvoi, on a donc eu recours à l’analyse structurelle pour (1) rappeler que les tribunaux font partie de la structure constitutionnelle canadienne, en raison de la similarité constitutionnelle avec le Royaume-Uni; (2) établir que l’indépendance institutionnelle des tribunaux est essentielle à leur bon fonctionnement, incluant celui des cours provinciales; et (3) en conclure que les législatures provinciales ne peuvent porter atteinte à cette indépendance en réduisant unilatéralement le traitement des juges des cours provinciales. Cette dernière conclusion permet de dégager une limite implicite à l’exercice, par les provinces, de leur compétence relative aux tribunaux prévue au para. 92(14) de la LC 1867[93].

3. L’exemple de la Cour suprême du Canada

Dans le Renvoi relatif à la Cour suprême, la Cour suprême devait revenir sur le sens de l’expression « la Constitution du Canada » que l’on retrouve à la Partie V de la LC 1982. Une des questions soulevées visait à déterminer si une modification de certaines dispositions de la Loi sur la Cour suprême[94] portant sur la composition de la Cour suprême constituait une modification à la « Constitution du Canada », auquel cas la modification unilatérale proposée par le Parlement serait inconstitutionnelle[95].

Ce n’était pas la première fois que la Cour se penchait sur le sens des mots « Constitution du Canada ». Dans le Renvoi relatif à la sécession du Québec, le sens de cette expression avait été approfondi, la Cour estimant qu’elle « comprend certainement » les textes mentionnés au paragraphe 52(2) de la LC 1982, mais aussi les principes et les conventions constitutionnels[96]. Mais de quels textes constitutionnels parle-t-on? Ceux inscrits à l’annexe du paragraphe 52(2) de la LC 1982 sont-ils les seuls textes à statut constitutionnel, ou peut-on ajouter à cette liste certaines lois quasi constitutionnelles ou, à tout le moins, certaines dispositions législatives spécifiques comprises dans ces lois à caractère quasi constitutionnel?

Cette question avait été considérée dans l’arrêt New Brunswick Broadcasting, où la juge McLachlin avait émis des réserves quant à l’ajout de textes à ceux listés à l’annexe, et auxquels réfère l’article 52(2) de la LC 1982[97]. Elle écrivait alors :

Je suis d’accord avec l’essentiel de la pensée du professeur Hogg lorsqu’il fait observer que l’ajout d’autres textes aux 30 déjà énumérés à l’annexe mentionnée au par. 52(2) de la Loi constitutionnelle de 1982 risque d’avoir de graves conséquences compte tenu de la suprématie et de l’enchâssement prévus relativement à la « Constitution du Canada » aux par. 52(1) et 52(3)[98].

Dans le Renvoi relatif à la Cour suprême, plutôt que de s’attaquer à la question épineuse du statut constitutionnel de la Loi sur la Cour suprême, la Cour emploie l’analyse structurelle afin d’asseoir le statut constitutionnel de la Cour suprême elle-même. En prenant acte de l’évolution du rôle de la Cour depuis sa création jusqu’à l’adoption de la LC 1982, elle offre encore une fois une image dynamique de la structure constitutionnelle canadienne. Ainsi, lorsque tous les appels au Conseil privé ont été abolis en 1949, la Cour suprême est devenue le tribunal de dernier ressort à l’égard des litiges portant sur le partage des compétences. Elle a alors « assumé un rôle vital en tant qu’institution faisant partie du système fédéral » et elle est devenue « essentielle [...] au développement d’un système juridique canadien cohérent et unifié »[99]. L’évolution historique a ainsi fait d’elle

une institution constitutionnellement essentielle qui affecte les intérêts à la fois du fédéral et des provinces. De plus en plus, les personnes que préoccupaient les réformes constitutionnelles ont accepté que les réformes à venir devraient reconnaître le rôle de la Cour suprême dans l’architecture de la Constitution [nos italiques][100].

Mais ce n’est pas tout. Le rôle de la Cour suprême a évolué depuis l’adoption de la Loi constitutionnelle de 1982, laquelle « a accentué l’importance du rôle attribué à la Cour par la Constitution et a confirmé son statut d’institution protégée par la Constitution »[101]. En effet, la Partie V de cette loi protège explicitement certaines caractéristiques de la Cour suprême en assujettissant leur modification au respect de la formule d’amendement de la Constitution. De plus, l’article 52 établit la suprématie constitutionnelle canadienne et nécessite, comme corollaire, un arbitre impartial dont les décisions font autorité. Ce nouveau rôle, ou plutôt, la confirmation de ce rôle résulte d’un « consensus politique et social de l’époque selon lequel la Cour suprême constitue un élément essentiel de l’architecture constitutionnelle du Canada » [nos italiques][102].

L’analyse structurelle permet donc de lire les termes « toute modification à la Constitution du Canada », que l’on retrouve à la Partie V de la LC 1982, comme comprenant toute modification aux caractéristiques essentielles au bon fonctionnement de la Cour suprême du Canada. Or, afin qu’elle puisse remplir son rôle d’arbitre impartial au sein de la fédération canadienne, la Cour suprême doit pouvoir compter, entre autres, sur une représentation adéquate des juges provenant du Québec. Cela signifie que toute modification portant sur la « composition de la Cour suprême » ne peut s’effectuer de manière unilatérale; elle doit, au contraire, se faire conformément à la formule de l’unanimité[103].

Cela signifie aussi, de manière plus générale, qu’aucun des paliers législatifs ne peut légiférer de manière à entraver le « bon fonctionnement » de la Cour suprême. C’est ici que la Cour dresse un pont entre l’analyse structurelle et le texte de la Partie V. Elle souligne, en effet, que « [l]’alinéa 42(1)d) applique la procédure de modification 7/50 aux caractéristiques essentielles de la Cour, plutôt qu’à toutes les dispositions de la Loi sur la Cour suprême »[104]. Il faut donc se demander quelles sont les caractéristiques nécessaires au bon fonctionnement de la Cour (autres que sa composition).

Pour la Cour, même s’il ne lui est pas nécessaire de se prononcer sur ce point, il est une caractéristique essentielle qui ne fait pas de doute : c’est « la juridiction de la Cour en tant que cour générale d’appel de dernier ressort pour le Canada, notamment en matière d’interprétation de la Constitution, et son indépendance »[105]. Cette conclusion trouve notamment appui sur les exigences d’un système fédéral : le rôle d’arbitre constitutionnel est en effet un prérequis à l’idée même du fédéralisme[106]. Bref, l’existence même de la Cour, ainsi que sa juridiction, sont essentielles à son bon fonctionnement—et au bon fonctionnement de la fédération canadienne—et sont donc constitutionnellement protégées. En conséquence, le pouvoir formellement attribué par l’article 101 de la LC 1867 se trouve modifié, puisque le Parlement doit préserver les éléments essentiels au bon fonctionnement de la Cour et ne peut l’abolir[107].

Encore une fois, l’analyse structurelle, dans ses volets relationnels et fonctionnels, amène la Cour à 1) identifier l’institution faisant partie de la structure constitutionnelle canadienne; 2) dégager les caractéristiques essentielles à son bon fonctionnement; et 3) conclure à l’impossibilité d’adopter, par voie unilatérale, des changements législatifs qui entraveraient ses caractéristiques essentielles.

C. Conclusion

Ce qu’il faut retenir de cet examen, qui s’étale de l’arrêt SEFPO au Renvoi relatif à la Cour suprême, c’est que l’usage que fait la Cour suprême du Canada de la notion de structure constitutionnelle comporte à la fois un volet principiel et un volet que je qualifie de relationnel et fonctionnel, qui se décline dans un cadre analytique en trois étapes. La ligne de démarcation entre les deux dimensions est poreuse, mais ce qui est indéniable, c’est que l’analyse structurelle ne peut être réduite à un procédé visant à déduire des principes implicites des structures gouvernementales. Tout récemment, la Cour suprême a d’ailleurs appliqué de nouveau ce cadre analytique, et elle est revenue sur cette ligne de démarcation. En examinant les fonctions essentielles des cours supérieures, elle a conclu qu’une loi provinciale imposant des frais judiciaires est inconstitutionnelle dans la mesure où elle restreint l’achalandage ou l’accès aux cours supérieures[108]. Ce faisant, la Cour évite soigneusement d’asseoir ses conclusions relatives à l’inconstitutionnalité de la loi provinciale sur la seule autorité du principe implicite de la primauté du droit[109].

En fait, selon la dimension relationnelle et fonctionnelle de l’analyse structurelle, certaines institutions font partie de la structure ou de l’architecture constitutionnelle canadienne. En conséquence, les législatures ne peuvent porter atteinte aux caractéristiques essentielles à leur bon fonctionnement. Cette dimension de l’analyse structurelle amène donc l’interprète à un questionnement en deux temps : dans un premier temps, il s’agit de se demander quelles institutions font partie de la structure constitutionnelle canadienne; dans le second, il lui faut déterminer quel type d’action porterait atteinte à leur bon fonctionnement. La conséquence à tirer est la suivante : aucun palier législatif ne peut légiférer pour modifier unilatéralement la structure constitutionnelle. En clair, cela signifie que les caractéristiques de ces institutions qui sont essentielles à leur bon fonctionnement deviennent constitutionnellement protégées en ce qu’elles sont placées à l’abri d’une modification législative unilatérale. Cette manière d’appréhender la structure constitutionnelle permet de concevoir de manière relationnelle et fonctionnelle notre Constitution (le « tout »), d’en identifier les « parties », et d’examiner chacune de ces parties à la lumière de ses objectifs d’efficacité et de fonctionnalité.

Comme nous le verrons dans la partie qui suit, la Cour suprême, dans le Renvoi relatif au Sénat, a fait usage de cette dimension relationnelle et fonctionnelle de l’analyse structurelle. Elle examine en effet le rôle du Sénat dans la structure constitutionnelle canadienne, les caractéristiques essentielles à son bon fonctionnement, et elle en tire les conclusions qui s’imposent, selon elle, quant à la constitutionnalité du projet de réforme unilatérale proposé par le Parlement.

III. L’analyse structurelle et le Renvoi relatif au Sénat

Dans la première partie, nous avons exploré les assises doctrinales et théoriques de l’analyse structurelle. En replaçant cette dernière dans le spectre plus large de l’analyse téléologique et de l’herméneutique juridique, nous avons mis en lumière non seulement son rapport aux principes implicites, mais aussi ses dimensions relationnelles et fonctionnelles.

Dans la deuxième partie, nous avons établi deux usages de l’analyse structurelle, le premier mettant surtout l’accent sur les principes non écrits et le second, plus récent, mettant surtout l’accent sur les aspects relationnels et fonctionnels de la structure constitutionnelle et le rapport des parties au tout.

Il est maintenant opportun de situer le Renvoi relatif au Sénat dans ce chantier plus large de la « construction » constitutionnelle. Dans cette troisième partie, nous formulons trois observations critiques qui, si elles prennent ancrage dans la mobilisation de la notion de structure constitutionnelle dans le Renvoi relatif au Sénat, ont par ailleurs pour vocation de susciter un débat plus large quant à la légitimité du recours à l’analyse structurelle dans ses volets relationnels et fonctionnels. Après avoir examiné la manière dont la Cour a résolu la question des élections consultatives (A), nous nous arrêterons dans un second temps (B) sur les choix effectués par la Cour suprême relativement à la détermination du rôle du Sénat et de ce qui est essentiel à son bon fonctionnement (1); nous aborderons ensuite le rôle des principes implicites (2), pour clore avec quelques propos relatifs à la question de l’interprétation progressiste (3).

A. Le recours à l’analyse structurelle et la question des élections consultatives

Le gouverneur en conseil a soumis les deux questions suivantes à la Cour suprême du Canada :

Le Parlement du Canada détient-il, en vertu de l’article 91 de la Loi constitutionnelle de 1867 ou de l’article 44 de la Loi constitutionnelle de 1982, la compétence législative voulue pour édicter des lois qui permettraient de consulter, dans le cadre d’un processus national, la population de chaque province et territoire afin de faire connaître ses préférences quant à la nomination de candidats sénatoriaux [...]?

Le Parlement du Canada détient-il, en vertu de l’article 91 de la Loi constitutionnelle de 1867 ou de l’article 44 de la Loi constitutionnelle de 1982, la compétence législative voulue pour prévoir un cadre qui viserait l’édiction de lois par les législatures provinciales et territoriales [...] pour consulter leurs populations afin de faire connaître leurs préférences quant à la nomination des candidats sénatoriaux[110]?

La Cour a choisi de déterminer si, a priori, les dispositions législatives proposées modifiaient la Constitution du Canada, avant de sélectionner, le cas échéant, la procédure devant être suivie pour réaliser ces modifications dans le respect de la Constitution. Elle aurait pu s’interroger dans un premier lieu sur le caractère véritable de la loi[111], et considérer un des arguments du procureur général du Canada, selon lequel cette loi relève du pouvoir général en matière de paix, ordre et bon gouvernement qui découle du paragraphe introductif de l’article 91 de la LC 1867. Cependant, elle a préféré procéder autrement, en se penchant sur le « problème de la modification de la Constitution canadienne de façon générale »[112].

Le contexte s’y prête, puisque les dispositions législatives proposées par le Parlement fédéral ne modifient pas le texte de la Constitution canadienne, le pouvoir de nommer les sénateurs demeurant entre les mains du Gouverneur général, tel que le prévoit l’article 24 de la LC 1867[113]. Reconnaissant que le texte de la Constitution demeure intact, certains auteurs (tous écrivent sans avoir eu le bénéfice de lire le Renvoi relatif à la Cour suprême) ont cherché à cerner l’impact des propositions législatives sur les principes constitutionnels implicites[114]; d’autres se sont questionnés sur une potentielle modification des conventions constitutionnelles[115].

Mais la Cour ne cherche pas à savoir si les conventions constitutionnelles ou les principes sous-jacents seraient affectés, pas plus qu’elle ne s’arrête au constat selon lequel le texte constitutionnel ne subit aucune modification formelle. Comme dans le Renvoi relatif à la loi sur la Cour suprême qui l’a précédé de quelques mois, la Cour suprême utilise une approche structurelle pour déterminer le contenu de la notion de « Constitution du Canada ». Cette expression comprend les documents énumérés à l’article 52 (2) de la LC 1982[116], mais ce n’est pas tout. Comme elle l’avait fait remarquer dans le Renvoi relatif à la Sécession, et réitéré dans le Renvoi relatif à la Cour suprême, l’article 52(2) n’offre pas de définition exhaustive de la Constitution du Canada. Celle-ci « a une architecture, une structure fondamentale. Par extension, les modifications constitutionnelles ne se limitent pas aux modifications apportées au texte de la Constitution. Elles comprennent aussi les modifications à son architecture » [nos italiques][117].

Il faudrait donc, selon cette conception de la Constitution du Canada, se questionner sur la nature de cette « extension » dans chaque cas de figure soulevé. Autrement dit, le juge qui détermine de la validité constitutionnelle d’une loi doit au préalable déterminer si la disposition législative contestée modifie l’architecture ou la structure constitutionnelle.

Dans le cas présent, la Cour estime que ce qui fait partie de la structure constitutionnelle canadienne, une structure prévue par la LC 1867, dont le préambule indique qu’elle repose « sur les mêmes principes que celle du Royaume-Uni », est non seulement le Sénat en tant qu’institution héritée du bicaméralisme britannique, mais plus particulièrement le Sénat en tant qu’organe législatif complémentaire chargé de poser un second regard attentif aux projets de loi.

C’est d’ailleurs ce rôle qui retient davantage l’attention de la Cour. En effet, elle rappelle que l’intention des rédacteurs de la LC 1867 était d’établir une Chambre haute à la fois indépendante et impartiale qui serait à l’abri « d’une arène politique partisane toujours soumise aux impératifs des objectifs politiques à court terme »[118] et dont le rôle principal serait de « porter un second regard attentif aux projets de loi »[119] sans toutefois « s’opposer aux voeux réfléchis de la population »[120] exprimés à travers leurs élus de la Chambre basse.

De l’avis des constituants de 1867, pour que les sénateurs puissent remplir ce rôle délicat, c’est-à-dire celui d’avoir à la fois le recul nécessaire pour étudier les projets de loi, et la retenue nécessaire pour s’abstenir de s’y opposer formellement (sauf en cas extrême), ils devaient être nommés et non élus. C’est la raison pour laquelle ils ont « délibérément choisi »[121] ce mode de sélection des sénateurs.

Or, le projet de loi fédéral viendrait modifier unilatéralement cet état de fait, puisque les sénateurs pourront ou devront faire campagne dans leur province respective, pourront s’affilier à un parti politique provincial, prévoir une plateforme électorale, etc. Même s’ils seront encore nommés par le gouverneur général sur avis du premier ministre, ils seront sélectionnés sur un fondement différent. Au terme de leur nomination, les sénateurs jouiront d’une plus grande légitimité, étant choisis par la voix populaire.

Aux dires de la Cour, ces changements « transformeraient fondamentalement l’architecture constitutionnelle [...] »[122]. Quel est l’élément précis de cette architecture qui s’en trouverait modifié? Selon la Cour, les élections consultatives « modifierai[en]t le rôle tenu par le Sénat dans notre ordre constitutionnel en tant qu’organisme législatif complémentaire responsable de porter un second regard attentif aux projets de loi »[123].

Afin de remplir ce rôle, il est nécessaire que le Sénat soit indépendant de « l’arène politique partisane »[124], et pour ce faire, il semble tout aussi essentiel qu’il soit nommé par l’exécutif fédéral[125]. La nomination des sénateurs fait donc partie de la structure constitutionnelle canadienne puisqu’elle est essentielle au bon fonctionnement du Sénat comme chambre de réflexion.

Étant donné que le projet de loi modifierait la structure constitutionnelle canadienne, il y a, « par extension », modification de la Constitution du Canada, ce qui déclenche deux types de conséquences. D’une part, comme on l’a vu dans les trois cas de figure exposés dans la partie 2 B) de ce texte, la détermination qu’un institution fait partie de la structure constitutionnelle devrait placer les éléments essentiels au bon fonctionnement de l’institution à l’abri d’une action législative unilatérale de l’un ou l’autre des paliers législatifs, ce qui sonne le glas de la proposition actuelle.

D’autre part, la détermination qu’une loi modifie « par extension » la Constitution du Canada déclenche l’application de la Partie V de la LC 1982. Or, la Cour soutient qu’en raison d’un (nouveau?) principe sous-jacent à la Partie V, aucune modification touchant les intérêts des provinces ne peut s’effectuer sans un degré appréciable de leur consentement[126]. Bien que la Cour ait pu simplement conclure, sur la base de ce principe implicite, que le projet de loi est ultra vires le Parlement fédéral (ce qu’elle pourrait très bien faire, à l’avenir, lorsque des modifications à la structure constitutionnelle mettront en cause les intérêts des provinces), elle prend néanmoins appui, dans le cas présent, sur la procédure d’amendement. Elle se livre alors à une analyse littérale des termes « mode de sélection des sénateurs », que l’on retrouve au paragraphe 42(1)b) LC 1982, ce qui lui permet de conclure que c’est la procédure de modification du 7/50 qui s’applique. En effet, mettre en place des élections consultatives modifierait bel et bien, selon la Cour, le mode de sélection des sénateurs.

Cette conclusion est, finalement, appuyée par une autre analyse textuelle, celle de l’article 44 de la LC 1982, qui permet au Parlement fédéral d’effectuer certaines modifications unilatérales relatives au Sénat. Cet article étant expressément rédigé « sous réserve » de l’article 42[127], la Cour conclut que c’est la procédure établie par ce dernier article qui s’applique. En conséquence, le Parlement fédéral ne détient pas le pouvoir de mettre sur pied de façon unilatérale ces élections consultatives.

B. Trois remarques sur la légitimité du recours à l’analyse structurelle dans ses volets relationnels et fonctionnels

Comme on l’a vu, l’analyse structurelle, dans ses volets relationnels et fonctionnels, propose d’identifier, dans un premier temps, une institution faisant partie de la structure constitutionnelle canadienne. Dans un deuxième temps, elle amène l’interprète à se demander quelles sont les caractéristiques qui sont essentielles à son bon fonctionnement. Et, dans un troisième temps, elle permet à l’interprète de tirer les conséquences qui s’imposent. La conséquence, comme on l’a vu dans SEFPO, dans le Renvoi relatif à la rémunération des juges et dans le Renvoi relatif à la Loi sur la Cour suprême, est de placer, le cas échéant, ces caractéristiques à l’abri de toute action législative unilatérale qui nuirait au bon fonctionnement de l’institution.

Dans le Renvoi relatif au Sénat, l’institution faisant partie de la structure constitutionnelle canadienne est évidemment le Sénat. Comme nous l’avons vu plus haut, pour la Cour suprême, les « nature et rôle fondamentaux du Sénat en tant que corps législatif complémentaire chargé de donner un second regard attentif aux projets de loi »[128] et « le fait que les sénateurs soient nommés »[129] font partie de l’architecture de la Constitution; ils sont donc constitutionnellement protégés.

Or, quand on regarde de plus près la manière dont les volets relationnels et fonctionnels ont été mobilisés, on constate que le recours à l’analyse structurelle ainsi entendue soulève un certain nombre d’interrogations. Tel que mentionné plus haut, bien que les observations qui suivent prennent leur ancrage dans le Renvoi relatif au Sénat, elles ont pour vocation de susciter un débat plus large sur la légitimité du recours à l’analyse structurelle.

Premièrement, l’analyse structurelle, dans ses volets relationnels et fonctionnels, suppose que la Cour détermine quelle institution fait partie de la structure constitutionnelle, quels sont ses rôles fondamentaux, et quelles sont les caractéristiques essentielles à son bon fonctionnement. Dans le cas du Renvoi relatif au Sénat, la Cour a mis l’accent sur un seul des deux rôles fondamentaux du Sénat, celui de chambre de réflexion, en négligeant celui de chambre fédérale; qui plus est, dans son examen des caractéristiques essentielles du Sénat comme chambre de réflexion, elle ne s’interroge pas réellement sur ce qui peut favoriser son bon fonctionnement. Ces propos font l’objet d’une première observation (1). Deuxièmement, l’analyse structurelle dans ses volets relationnels et fonctionnels pose la question du rôle des principes constitutionnels implicites. Le fait de recourir à une analyse relationnelle et fonctionnelle dispense-t-il l’interprète d’une analyse portant sur l’impact d’une mesure législative sur les principes implicites? Dans le cas du Renvoi relatif au Sénat, on constate une absence quasi complète de référence aux principes constitutionnels implicites, ce qui fera l’objet de notre deuxième observation (2). Troisièmement, l’analyse structurelle dans ses volets relationnels et fonctionnels pose la question du caractère progressiste de l’interprétation du rôle d’une institution dans la structure constitutionnelle canadienne. Dans le cas du Renvoi relatif au Sénat, il semble que la Cour suprême présente une lecture originaliste de l’intention du constituant en ce qui a trait aux rôles du Sénat, ce qui fera l’objet de notre troisième remarque (3).

1. Un Sénat réduit à son rôle de chambre de réflexion et une évaluation discutable de ce qui est essentiel à son « bon fonctionnement »

Dans une fédération, le Sénat remplit traditionnellement deux rôles. Même si la Cour suprême dans le Renvoi relatif au Sénat ne le mentionne qu’en passant, le rôle de chambre fédérale fait tout aussi partie, sinon plus, du caractère fondamental du Sénat canadien que son rôle de chambre de réflexion. Son empressement à réitérer le rôle de chambre de « second regard attentif » est d’ailleurs aux antipodes de son opinion dans le Renvoi relatif à la chambre haute, où elle mettait bien plus l’accent sur le rôle de chambre fédérale qu’elle considérait comme un but primordial du Sénat:

Le Sénat a un rôle vital en tant qu’institution faisant partie du système fédéral : un de ses buts primordiaux était d’assurer la protection des divers intérêts régionaux au Canada quant à d’adoption de la législation fédérale. Le pouvoir d’édicter des lois fédérales a été donné à la Reine, de l’avis et du consentement du Sénat et de la Chambre des communes. Ainsi on a voulu que l’organisme créé pour protéger les intérêts des régions et des provinces participe à ce processus législatif [nos italiques][130].

Or, la Cour ne livre aucune discussion sur les caractéristiques essentielles permettant au Sénat de fonctionner comme chambre fédérale.

Dans la fédération canadienne, le Sénat vise à assurer un certain degré de représentation des entités fédérées[131]. Les débats préconfédératifs démontrent à quel point le Québec et les provinces des maritimes misaient sur un Sénat qui protégerait leurs « intérêts locaux », un compromis au coeur de l’adhésion de ces provinces à la fédération canadienne[132]. Même si le mode de sélection des sénateurs varie d’une fédération à l’autre, ce mode de sélection fait invariablement intervenir les entités fédérées dans le choix des sénateurs censés les représenter. À ce chapitre, le Canada fait figure d’exception, étant la seule fédération où tous les sénateurs sont nommés par l’exécutif fédéral sans consultation formelle des entités fédérées[133].

Actuellement, l’absence de participation formelle des régions ou des provinces dans le choix de leurs sénateurs contribue au déficit de légitimité du Sénat canadien et empêche les sénateurs de jouer ce rôle de protecteurs des intérêts des régions et des provinces. Selon André Tremblay, la nomination des sénateurs par l’exécutif fédéral conformément à l’article 24 de la LC 1867 affaiblirait ainsi le principe fédéral :

Cet article constitue un accroc au principe selon lequel la volonté des États membres devrait intervenir dans la formation des organes fédéraux et plus particulièrement de la seconde chambre (le Sénat) qui devrait être la chambre des États. Normalement, le Sénat exprime la volonté des États membres et devrait avoir des points d’attache avec les collectivités fédérées. Il devrait représenter ces collectivités et se charger de lutter pour la protection de leur autonomie et de leurs intérêts. Cette seconde chambre, largement commandée par les nécessités du fédéralisme, assure ainsi une participation des États membres à l’élaboration des lois et des politiques fédérales, en particulier de celles qui ont un impact significatif sur les États membres. Aussi ne devrait-elle pas en principe dépendre du gouvernement central quant à sa formation [...]. Elle ne devrait pas non plus être un forum de duplication de la politique menée par les partis nationaux à la Chambre des communes. Ses pouvoirs devraient être utilisés pour assurer la représentation et la participation des provinces au sein des institutions fédérales, et pour harmoniser les politiques, ce qui n’est pas le cas [nos italiques, notes omises][134].

Comme le souligne John D. Whyte, il y a pourtant de bonnes raisons de souhaiter un Sénat fonctionnel dans une législature bicamérale (et fédérale). Le rôle « insipide »[135] que joue actuellement le Sénat canadien pourrait se transformer de façon à ce qu’il remplisse les fonctions pour lesquelles il a été créé. Celles-ci incluent la « protection accrue des minorités, la représentation coordonnée des communautés politiques infranationales, une voix législative pour représenter divers intérêts économiques ainsi que les groupes minoritaires religieux, ethniques et linguistiques » [notre traduction][136].

Si la Cour avait estimé que la représentation des entités fédérées est un rôle fondamental du Sénat, elle aurait alors eu à se poser la question de savoir si une loi qui offre aux provinces la possibilité de jouer un rôle dans le choix des sénateurs censés les représenter nuit au bon fonctionnement du Sénat en tant que chambre fédérale. Si elle avait examiné ce rôle plus en détail, la Cour aurait peut-être pu conclure que certains changements proposés permettraient au contraire au Sénat de mieux remplir son rôle de chambre fédérale, de mieux fonctionner. Mais il y aurait alors eu une tension entre les deux rôles du Sénat et l’analyse structurelle ne permet pas de trancher laquelle des deux fonctions principales doit être privilégiée.

Par ailleurs, le choix des caractéristiques essentielles au bon fonctionnement du Sénat en tant que chambre de réflexion est également discutable. Les élections consultatives, selon la Cour, « affaibliraient le rôle du Sénat »[137] en tant que chambre de réflexion. Mais elle dit aussi, du même souffle, que celui-ci, investi d’une nouvelle légitimité démocratique, voudra sûrement « bloquer systématiquement » les projets de loi[138]. Or, en associant l’affaiblissement du rôle sénatorial à un blocage systématique des projets de loi, la Cour semble en fait redouter que le Sénat fonctionne davantage (ou encore autrement?).

Pourtant, une intervention accrue des sénateurs dans le processus d’adoption des lois pourrait être vue non pas comme un affaiblissement du rôle du Sénat, mais plutôt, pour reprendre les termes de José Woehrling, comme une façon de pallier le fait que « depuis plus d’un demi-siècle, le Sénat n’a généralement utilisé son droit de véto que de façon suspensive, en retardant pendant des périodes variables certains projets de loi dont les sénateurs considéraient qu’ils nécessitaient un supplément de discussions publiques »[139].

Il y a donc un paradoxe entre la recherche de l’efficacité fonctionnelle d’une institution, pour laquelle l’analyse structurelle permet d’accorder une protection constitutionnelle, et la crainte de voir cette institution fonctionner davantage ou autrement. Cette valse-hésitation résulte peut-être du fait que les experts ne s’entendent pas sur la capacité du Sénat de « fonctionner »[140] et que la Cour suprême a soigneusement évité de se pencher sur la question de son efficacité.

Qui plus est, en soutenant que la nomination des sénateurs est une caractéristique essentielle liée au bon fonctionnement du Sénat faisant partie de la structure constitutionnelle canadienne, la Cour suprême a octroyé à la nomination des sénateurs un rôle qui surpasse celui que la théorie politique lui fait jouer. Le Sénat, dans l’esprit du bicaméralisme britannique, remplit une importante fonction de contrôle. Il doit, pour cela, être indépendant, non pas tant de la population, que du gouvernement[141]. C’est, autrement dit, une fonction essentielle du Sénat que d’éviter le despotisme du gouvernement majoritaire. Dans son traité, John Stuart Mill note d’ailleurs que la manière de constituer le Sénat n’est pas d’une importance capitale[142]. Sa fonction de seconde chambre délibérative ne l’est pas davantage[143]. Ce qui compte, selon lui, c’est sa capacité à diviser le pouvoir législatif de manière à ce que la Chambre basse ne devienne pas « despotique »[144].

La caractéristique essentielle du Sénat n’est donc pas le fait d’être nommé, mais bien le fait d’être indépendant et d’exercer un réel contrôle de manière à forcer l’exécutif à revoir ses propositions ou décisions, et ce, même en situation de gouvernement majoritaire. C’est ce que John A. Macdonald aurait lui-même souhaité :

No ministry in Canada in future can do what they have done in Canada before – they cannot, with the view of carrying any measure or of strengthening the party, attempt to overrule the independent opinion of the upper house by filling it with a number of its partisans and political supporters[145].

Macdonald voulait en effet que la nation sur le point de naître ait un « Sénat efficace » qui soit en mesure de jouer ce rôle de contrôle[146], un rôle qu’Alexis de Tocqueville résume comme suit :

Diviser la force législative, ralentir ainsi le mouvement des assemblées politiques, et créer un tribunal d’appel pour la révision des lois, tels sont les seuls avantages qui résultent de la constitution actuelle de deux chambres aux États-Unis[147].

Comme on l’a vu, l’analyse structurelle dans ses volets relationnels et fonctionnels exige d’identifier les caractéristiques essentielles au bon fonctionnement de l’institution faisant partie de la structure constitutionnelle. En refusant tout questionnement sur l’efficacité du Sénat comme chambre de réflexion, la Cour suprême veut sûrement, et avec raison, éviter de se prononcer sur l’opportunité du projet de loi. Mais au coeur de l’analyse structurelle se trouvent les notions de relationnalité et de fonctionnalité, et peut-être même aussi d’efficacité. Il devient donc difficile de prôner que pour protéger le rôle fondamental du Sénat, celui-ci doit de demeurer à l’abri « d’une arène politique partisane »[148] tout en sachant que la vaste majorité des nominations au Sénat sont partisanes[149].

2. Des principes constitutionnels implicites qui brillent par leur absence

Le recours aux volets relationnels et fonctionnels de l’analyse structurelle dispense-t-il l’interprète d’une analyse en profondeur des principes constitutionnels implicites? Cette question met en lumière une autre particularité du Renvoi : une référence quasi absente aux principes constitutionnels implicites, incluant le principe démocratique et le principe fédéral au sens matériel. Le fait de ne pas conférer aux principes constitutionnels implicites une place prépondérante n’est pas en soi problématique puisque, comme on l’a vu, l’analyse structurelle est utilisée non seulement pour dériver des principes sous-jacents et mesurer leur impact, mais encore, comme dans les cas de figure exposés dans la Partie 2 B) ci-dessus, pour dégager les caractéristiques essentielles au bon fonctionnement d’une institution faisant partie de la structure constitutionnelle, bref, autant dans ses aspects principiels que relationnels et fonctionnels.

Cependant, même dans les arrêts et les renvois qui se penchent davantage sur les aspects relationnels et fonctionnels de l’analyse structurelle, les principes constitutionnels implicites ont tout de même été considérés. Ils apparaissent, comme nous le mentionnons plus haut, en filigrane. Ainsi, dans SEFPO, les principes constitutionnels évoqués étaient ceux du gouvernement responsable[150] et du fédéralisme[151]. Dans le Renvoi relatif à la rémunération des juges, c’était évidemment le principe de l’indépendance judiciaire qui était en cause. Dans le Renvoi relatif à la Cour suprême, il s’agissait du principe fédéral[152]. Dans Trial Lawyers Association, c’était le principe de la primauté du droit qui avait été mobilisé, mais seulement (et la Cour le dit explicitement) pour étayer les conclusions de la majorité au sujet de la protection constitutionnelle de l’achalandage au sein des cours supérieures[153].

Dans le cas présent, le seul principe véritablement évoqué est celui en vertu duquel les provinces doivent consentir à toute modification constitutionnelle touchant leurs intérêts[154]. Ce principe est assurément dérivé du principe fédéral, mais la Cour n’y réfère pas explicitement. Elle ne réfère pas plus au principe fédéral dans son examen de la question de l’abolition du Sénat alors que, dans le Renvoi relatif à la Chambre haute, elle avait mis l’accent sur le rôle qu’avait joué le Sénat dans le compromis fédératif[155] et son rôle dans la révision des lois ayant un impact sur les matières de compétences provinciales[156].

Aurait-il été possible de reconnaître que certains aspects de la réforme, notamment ceux voulant donner aux provinces plus de pouvoirs dans la sélection des sénateurs, respectent les principes constitutionnels implicites? Il est en effet possible que le principe fédéral, au sens matériel, eut été valorisé par les modifications qui octroieraient aux provinces la responsabilité de choisir les sénateurs censés les représenter[157], tout comme l’eut été le principe démocratique[158].

Quoi qu’il en soit, en évitant soigneusement le recours aux principes implicites et en favorisant, à plusieurs égards, une analyse textuelle de la Partie V, incluant sur la question de l’abolition du Sénat, la Cour sonne peut-être le glas de la surutilisation de ces principes et semble favoriser une approche structurelle affranchie du recours aux principes.

Même si l’analyse structurelle ne peut se réduire à un procédé qui consiste à extraire des principes implicites des structures gouvernementales, il est pourtant difficile de concevoir que l’interprète puisse s’interroger sur les fonctions essentielles d’une institution faisant partie de la structure constitutionnelle canadienne sans y avoir recours. Or, à ce stade-ci, il est difficile de prévoir quel sera le rôle des principes implicites dans une analyse structurelle de la Constitution, une incertitude mise en lumière par le fait que presque toutes les parties, intervenants et experts ont tenté d’anticiper le rôle que joueraient probablement les principes sous-jacents dans le Renvoi relatif au Sénat[159]. La question de la force normative de ces principes, c’est-à-dire leur autonomie normative ou leur simple statut d’aide interprétative, a alimenté de nombreux débats, tout comme la possibilité d’y avoir recours en présence d’un texte constitutionnel clair[160] (si une telle chose existe). Étant donné l’intérêt généralisé de ses auditoires[161] pour cette question, il aurait été utile que la Cour se prononce sur le rôle que les principes implicites pourraient jouer dans une analyse structurelle mettant davantage l’accent sur les fonctions d’une institution et son rapport à la structure constitutionnelle.

3. Une absence d’actualisation du rôle du Sénat

L’analyse structurelle, dans ses volets relationnels et fonctionnels, nécessite-t-elle une interprétation progressiste du rôle d’une institution dans la structure constitutionnelle canadienne?

Les intervenants dans le Renvoi sur le Sénat ne s’entendaient pas sur ce point. Selon le procureur général du Québec, il fallait respecter l’intention du constituant de 1867 au regard du rôle que doit jouer le Sénat aujourd’hui, car contrairement à l’interprétation du texte, l’interpré-tation du rôle d’une institution doit être statique[162]; selon le procureur général du Canada, il fallait au contraire user d’une interprétation progressiste pour interpréter le rôle du Sénat[163]. Sur ce point, l’analyse de la Cour donne raison au procureur général du Québec. En effet, la Cour fait grand cas de l’intention du constituant de 1867; elle souligne qu’il a « délibérément »[164] voulu que les sénateurs soient nommés afin d’assurer qu’ils puissent poser un regard sobre, attentif, détaché des considérations politiques. Bref, elle insiste sur le fait que ce choix n’est pas le fruit du hasard. Elle omet ainsi de prendre acte de l’évolution du rôle du Sénat, notamment depuis l’entrée en vigueur de la LC 1982.

Pourtant, comme on l’a vu plus haut, lorsque les juges se questionnent sur les éléments essentiels au bon fonctionnement des institutions faisant partie de la structure constitutionnelle, ils le font, le plus souvent, en examinant l’évolution du rôle de l’institution dans le temps. Cette actualisation de l’intention du législateur ou du constituant est d’ailleurs perçue par Gadamer comme une étape essentielle de l’interprétation[165], et l’analyse téléologique endossée par la Cour suprême du Canada y fait écho. La Cour suprême, nous dit-elle, a évolué[166]. Les cours provinciales aussi[167]. Même le partage des compétences, de l’avis du juge LeBel, doit être interprété à la lumière des transformations qu’a causées la Charte[168]. Mais qu’en est-il du Sénat?

Si la Cour avait actualisé le rôle du Sénat comme chambre de réflexion, elle aurait pu prendre acte des transformations profondes[169] qu’ont causées l’adoption de la LC 1982 et l’entrée en vigueur de la Charte sur le rôle des tribunaux qui sont devenus, entre autres grâce à l’article premier de la Charte canadienne, les acteurs posant réellement un « second regard attentif » aux lois et projets de loi, du moins en matière de droits et libertés. José Woehrling résume bien cette réalité :

[L]’entrée en vigueur de la Charte canadienne des droits et libertés a fait des tribunaux des gardiens bien plus efficaces des droits des minorités que le Sénat ne l’a jamais été. De même, le rôle accru que l’article premier de la Charte fait jouer aux tribunaux dans l’examen du caractère « raisonnable » des lois adoptées par le Parlement fédéral leur fait jeter sur celles-ci un « second regard pondéré » (sober second thought) comparable à celui qui devait revenir au Sénat dans l’esprit des constituants de 1867 [note omise][170].

De plus, la réalité actuelle, c’est que loin de l’idéal des Pères de la Confédération, la grande majorité des sénateurs sont nommés sur des bases partisanes[171]; leur nomination, perçue comme une récompense politique, constitue, selon certains, the choicest plums in the patronage basket[172].

Bref, dans le Renvoi relatif au Sénat, la Cour a omis de mesurer l’impact qu’a eu l’entrée en vigueur de la LC 1982 sur les rôles du Sénat canadien. Celle-ci a permis aux tribunaux d’exercer eux-mêmes cette fonction de « second regard attentif » en s’appuyant sur la légitimité constitutionnelle que leur confère l’article 52(1) de la LC 1982 et l’article premier de la Charte. Elle a également passé sous silence le décalage qui existe entre l’idéal des Pères de la Confédération et la réalité actuelle, celle d’un Sénat dont le manque de légitimité incite à une retenue[173] que seule une trop grande candeur peut qualifier de sobriété. On peut donc observer que l’analyse structurelle peut mener à des résultats diamétralement opposés selon que l’on considère les fonctions actuelles de l’institution faisant partie de la structure constitutionnelle, ou si l’on s’en remet à ce qui avait été initialement prévu par le constituant. Le rapport entre l’herméneutique juridique et l’analyse téléologique élaboré plus haut semble plutôt suggérer que dans l’interprétation constitutionnelle, une analyse progressiste est à privilégier. À cet égard, c’est probablement le Renvoi relatif à la Cour suprême qui s’acquitte avec le plus de conviction de cette tâche, pas nécessairement évidente, qui consiste à évaluer le rôle parfois changeant d’une institution dans la structure constitutionnelle canadienne.

Conclusion

L’analyse structurelle est traditionnellement entendue comme un procédé qui consiste à déduire des principes implicites à partir des structures constitutionnelles. Cependant, on assiste depuis peu au développement d’une analyse structurelle orientée vers les institutions faisant partie de la structure constitutionnelle canadienne, sur l’identification de leur rôle au sein de cette dernière, et sur la détermination des caractéristiques essentielles à leur bon fonctionnement. L’un des objectifs de cet article était d’explorer cette seconde dimension, que nous avons nommée la dimension relationnelle et fonctionnelle de l’analyse structurelle.

Comme point de départ de notre réflexion sur les composantes relationnelles et fonctionnelles de la structure constitutionnelle canadienne, nous avons situé, dans la première partie de cet article, l’analyse structurelle dans le plus large contexte de l’analyse téléologique et de l’herméneutique juridique. L’analyse téléologique et, de façon générale, l’herméneutique juridique proposent une interprétation relationnelle d’une partie en fonction du rôle qu’elle occupe dans le tout; elles mettent aussi l’accent sur l’importance de l’actualisation de l’intention du législateur ou du constituant dans cet effort interprétatif.

Dans la seconde partie de cet article, nous avons exposé les divers usages que la Cour suprême du Canada a faits de la notion de structure constitutionnelle. Passant rapidement sur la dimension principielle de l’analyse structurelle, nous nous sommes concentrés sur les volets relationnels et fonctionnels en relevant que, dans trois cas de figure distincts, la Cour suprême a procédé à l’identification d’une institution faisant partie de la structure constitutionnelle canadienne; puis, elle a cherché à établir les éléments essentiels à son bon fonctionnement, pour les placer ensuite à l’abri, le cas échéant, d’une modification unilatérale par l’un ou l’autre des paliers législatifs.

C’est cette dimension de l’analyse structurelle qui aura donné à la Cour suprême du Canada, dans le Renvoi relatif au Sénat, les outils nécessaires afin de déterminer non seulement quelle est la nature de la relation fonctionnelle entre le Sénat (la partie) et la structure constitutionnelle canadienne (le tout), mais aussi, quelle est la nature du tout à partir duquel les parties doivent s’interpréter. Plus particulièrement, en avançant qu’une modification constitutionnelle comprend une modification de la structure constitutionnelle, elle ouvre la porte à un débat sur la place de la structure constitutionnelle dans la théorie des sources.

Malgré les observations critiques recensées plus haut, ou peut-être grâce à elles, on doit reconnaître que le Renvoi relatif au Sénat marque un tournant dans l’évolution de l’analyse structurelle en droit constitutionnel canadien. Il met en lumière non seulement la difficulté de saisir quelles sont les parties qui forment le tout constitutionnel canadien, et leur rôle au sein de cet ensemble, mais aussi, et surtout, il démontre que l’analyse structurelle permet de concevoir de manière dynamique ce qui constitue le « tout » à partir duquel les parties s’interprètent. Comme la psychologie de la gestalt, le Renvoi relatif au Sénat fait de l’intégrité une valeur suprême en immunisant le « tout » contre les actions qui nuiraient au bon fonctionnement de ses parties.

Ce faisant, la Cour suprême a non seulement étendu l’application de la formule d’amendement « par extension » à tout ce qui fait partie de la structure constitutionnelle; elle a aussi rendu plus mouvante cette notion de structure. On se rapproche en effet de l’idée de chantier en perpétuelle construction plutôt que de celle d’architecture solide. Mais cela est un autre débat.