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1. Introduction et problématique

Dans la modernité actuelle, la Suisse, comme d’autres pays, vit l’augmentation des mouvements migratoires, ce qui induit des rencontres interculturelles, et ce, plus spécifiquement encore dans les formations en Hautes écoles spécialisées (HES), comme l’ont montré certains auteurs (Bolzman, Guissé et Fernandez, 2010 ; Graber, Mégard Mutezintare et Gakuba, 2010).

La présente recherche a été menée dans quatre Hautes écoles spécialisées de santé de Suisse romande auprès de 13 étudiants en provenance d’Afrique subsaharienne qui viennent en Suisse et se forment en soins infirmiers.

Sur le plan scientifique, la recherche se proposait de comprendre le contexte de l’immigration de ces étudiants et d’articuler les théories de la culture et de l’interculturalité dans une situation de formation professionnelle. Pour cela, la notion d’épreuve sur le plan sociologique de Martuccelli (2006) nous a été utile. Cette recherche vise à permettre une contribution au développement des connaissances scientifiques dans le domaine d’apprentissage et d’intégration des étudiants étrangers, mais aussi dans le domaine interculturel et celui de la formation. Cela constitue la particularité des réflexions proposées, car ces théories sont rarement articulées en lien avec la problématique des adultes en formation. Mieux comprendre ce que signifient immigration et formation professionnelle permet de cerner les enjeux spécifiques d’intégration et d’apprentissage pour des étudiants venus d’ailleurs.

L’intérêt de cette recherche était de répondre à la question principale suivante : Quels sont les enjeux d’intégration dans une formation de bachelor ès Science en soins infirmiers en Suisse romande pour des étudiants d’Afrique subsaharienne ?

2. Contexte théorique

2.1 Émigration d’Afrique subsaharienne, immigration en Suisse et formation professionnelle

Comprendre les enjeux de l’immigration implique la prise en compte de la signification de l’émigration, car l’existence des individus qui migrent commence avant la migration (Lahlou, 2008). L’émigration est le fait de quitter son pays afin d’aller dans un autre pour une période plus ou moins longue. En Europe, ce terme apparaît dès les années 1791, en France, au moment de la Révolution française, alors que les personnes quittaient leur pays pour des raisons politiques. Actuellement, il est utilisé pour toutes les personnes qui s’exilent pour des raisons politiques, économiques, religieuses ou encore climatiques (Bolzman, Guissé et Fernandez, 2010).

Quant à l’immigration, elle peut être définie ainsi :

Processus engagé par un être humain, d’installation sur un territoire extérieur aux limites géographiques officiellement établies de son pays de naissance, avec l’objectif d’y acquérir un nouveau statut social et économique dont il aura à assurer l’existence grâce aux ressources pourvues par sa nouvelle société.

Gueye, 2007, p. 68

Cette définition est valable pour les étudiants qui migrent pour étudier, mais diffère quelque peu pour les personnes qui migrent pour des raisons d’engagement politique qui mettent leur vie en danger dans leur pays d’origine. Elle devient valable pour eux à partir du moment où ils voient leur statut de demandeurs d’asile accepté ou qu’ils entrent en formation, car, pendant la durée d’attente de la décision des politiques, ces personnes sont dans un no man’s land. En effet, d’après cette définition, il n’y aurait migration qu’à partir du moment où il y a installation, attente de reconnaissance à l’égard d’une société autre que celle de sa naissance et projet de lier son destin à la marche de cette société (Gueye, 2007, p. 68).

En ce qui concerne les étudiants subsahariens (1999), il est donc essentiel de prendre en considération l’émigré comme l’immigrant. Cela permet d’éviter de voir les comportements de ces migrants uniquement comme rapportés aux conduites, ainsi constituées en normes, de la société dominante qu’est la société d’immigration (Sayad, p. 56) et de voir leurs comportements comme manquements.

En Suisse, dès les années 1980, les demandeurs d’asile sont de plus en plus nombreux et les migrants ne viennent plus exclusivement, comme auparavant, des pays d’Europe, mais aussi du Sud. À la suite de l’augmentation du nombre de migrants, le Conseil fédéral reprend sa politique envers les étrangers en 1991 (Maillard et Tafelmacher, 1999), sans en changer les principes de contrôle et gestion de la population étrangère en Suisse, sans oublier le voeu pieu de l’intégration (Leanza, Ogay, Perregaux, Dasen, 2001, p. 25). La Suisse veut garantir un équilibre entre les populations suisse et étrangère et souhaite mieux contrôler l’immigration (voir Swissinfo.ch).

Pour les personnes du Sud, l’attrait des pays du Nord vient des plus grandes possibilités de formation, des opportunités professionnelles, des conditions de travail et des raisons économiques et politiques (Bolzman et al., 2010 ; Malewska-Peyre, 1991 ; Office fédéral des statistiques, 2010). Les étudiants du Sud migrent pour d’autres raisons encore ; par exemple, le chômage et le manque de perspectives professionnelles dans leur pays une fois les diplômes acquis.

Il y aurait également une production consciente ou inconsciente par les États africains mêmes, d’un imaginaire social relatif à l’Occident (Gueye, 2007, p. 73). Les formations dispensées dans les Universités occidentales tout comme dans celles des Hautes écoles seraient présentées comme des formations de meilleure qualité que celles dispensées en Afrique subsaharienne.

Si l’émigration des jeunes constitue une perte de jeunes pour l’Afrique, elle est aussi une opportunité pour les pays de provenance, car elle apporte de nouvelles compétences ainsi que des moyens financiers. Il y a donc attente de soutien chez les membres de la famille restés au pays (Graber et al., 2010).

Dans la section suivante, nous tentons de cerner les enjeux interculturels induits par une situation de migration pour des individus.

2.2 Passage d’un monde communautaire à un monde dit de la modernité

La modernité a provoqué une fissure radicale, mettant fin à un monde ordonné de plus en plus fragmenté. Ce que les institutions offraient jadis n’est plus, et c’est à l’individu que revient la tâche de le produire au moyen d’une réflexivité (Castel et Haroche, 2001 ; Dubet 2009). Pour Martuccelli (2006), la modernité correspond à une injonction spécifique qui contraint les individus à être responsables, à donner un sens à leur vie.

L’individu a le devoir de construire sa biographie au sein d’un monde de globalisation incertain. C’est une réalité dans le monde occidental (Dubet, 2009). Elle n’est pas similaire dans les sociétés communautaires malgré les changements qui se produisent dans ces pays aussi. Il s’agit ici de bien saisir ce que signifie être un individu dans la société moderne, mais aussi ce que signifie être issu d’une société communautaire et devoir faire face aux injonctions de la modernité. Par individu, nous entendons le membre singulier d’une collectivité (Martuccelli, 2006), un acteur social capable d’interagir avec son environnement.

En Occident, l’individu est perçu comme une personne au travers de l’affirmation de soi, de sa liberté, de sa situation, ce qui le rend responsable de ses actes. L’individu peut se distancier du social et dispose d’une certaine marge de manoeuvre grâce à l’injonction qui lui est faite d’être autonome, libre et de devoir se tenir de l’intérieur (Martuccelli, 2006). Toutefois, pour s’individualiser, les ressources sociales sont indispensables.

Dans d’autres parties du monde, comme en Afrique, l’individu est davantage perçu comme appartenant à une communauté, ayant des liens de solidarité et une cohésion avec son groupe. L’individu se définit donc en fonction de sa position dans la société où il vit. Il arrive à y donner sens sur le plan collectif (Graber, 2013). Il a l’obligation de contribuer au bon fonctionnement de la vie sociétale. Ainsi, ses choix et ses actions seront orientés par son système social (Marie, 1997) : chacun doit remplir sa tâche et son devoir. Pour cela, la personne emprunte ici et là, prête à d’autres, et entretient de cette façon le cycle de la dette infinie qui fait fonctionner la solidarité. Toutefois, Marie (1997) explique qu’il y a affaiblissement des solidarités communautaires africaines actuelles, car elles ouvrent les portes aux injonctions de la modernité, remettant en question les normes et valeurs de la solidarité communautaire.

Malgré tout, l’individu qui appartient à une société communautaire, migrant, sera tiraillé entre ses propres pulsions individualistes, imposées par la société moderne, et son éducation plus communautaire, ancrée profondément en lui-même. Les individus de la société communautaire s’individualiseront à contrecoeur, puisque tout les en éloigne, tant l’éducation, leurs valeurs, leurs habitus, sans toutefois l’éradiquer, du moment qu’ils reçoivent une injonction de réussite de la part des membres de leur communauté, mais d’une réussite qui ne leur appartient pas totalement. Comme l’affirme Marie (1997), ils sont dans une situation doublement aveugle (double bind), mais devront gérer les contradictions pour trouver un compromis personnel.

Lorsqu’ils arrivent dans le monde occidental, les individus qui migrent du Sud ne sont pas obligatoirement conscients qu’ils arrivent dans une société très différente de la leur. Ils ne savent pas à quoi le fait de pénétrer dans cette société les expose (Sayad, 1999). Ils partent d’une société communautaire, avec tout ce que cela signifie en termes de valeurs : intérêts, plaisirs, goûts, préférences, désirs, besoins, rejets, attractions, comportements et consensus social (Lipiansky, Taboada-Leonetti et Vasquez, 1990), à savoir ce qui influence l’activité cognitive, les valeurs qui déterminent les modalités de la perception sociale. Ils entrent dans un monde de type sociétaire où les valeurs et le consensus social ont d’autres modalités. Le double référent culturel aboutit souvent à des crises, parce que la société d’accueil n’est pas telle qu’ils l’avaient si souvent imaginée et que les clichés qu’elle leur renvoie ne correspondent pas à leur identité (Graber, 2013).

2.3 Contextes scolaires et conditions d’entrée dans les Hautes écoles de santé en Suisse romande

Les missions de la Haute école spécialisée de Suisse occidentale (HES-SO) découlent de la Loi fédérale sur les Hautes écoles spécialisées (LHES) du 6 octobre 1995. Dès 2004, ces écoles sont responsables de dispenser des formations de niveaux bachelor. Elles forment des professionnels de haut niveau, dont les infirmières. Leurs programmes de formation ont été construits au travers de compétences professionnelles à atteindre, et correspondant aux exigences du processus de Bologne. Dans les grandes lignes, ces compétences sont regroupées ainsi (Graber et al., 2010, p. 111-112) : les compétences spécialisées et systémiques comprenant l’aptitude à travailler de manière autonome, à s’adapter à des situations nouvelles ; les compétences méthodologiques concernant les aptitudes pratiques (ordinateur, gestion de l’information, utilisation d’instruments) ; les compétences cognitives (capacité d’analyse et de synthèse, aptitudes à comprendre des idées et des pensées et à les influencer) ; des compétences instrumentales (gestion du temps, stratégies d’apprentissage, résolutions de problèmes) ; les compétences sociales comprises comme des aptitudes à penser de manière critique et autocritique.

Afin de comprendre les enjeux de la formation de bachelor ès Sciences en soins infirmiers en Suisse pour des étudiants d’Afrique subsaharienne, il s’avère important de cerner comment les écoles fonctionnent en Afrique, pays de provenance des étudiants.

2.4 Contextes scolaires, éducation et formation en Afrique

Les systèmes éducatifs africains se ressemblent, d’une part parce qu’ils ont été mis en place par les mêmes pays colonisateurs (principalement, la France et la Belgique) et, d’autre part, parce que les systèmes économique et culturel des pays dans lesquels ces systèmes éducatifs s’insèrent sont presque identiques dans la plus grande partie de ces pays. Ces systèmes éducatifs font référence à trois formes d’éducation : premièrement, l’éducation formelle concernant le cursus scolaire ; deuxièmement, l’éducation informelle représentant l’éducation familiale et sociale ainsi que les expériences de la vie privilégiant le groupe au sein duquel les grands-parents jouent un rôle primordial de transmission de la culture ; finalement, l’éducation non formelle concernant la formation professionnelle (Elungu, 1987). Le manque de place au niveau des études secondaires écarte beaucoup de jeunes (Assogba, 2007), ce qui les motive à l’immigration (Gueye, 2007).

En ce qui concerne la pédagogie, Mukene (1988) soutient que la primauté est accordée aux connaissances livresques avec, à l’appui, une méthode d’apprentissage peu dynamique. Le par coeur est de mise, ce qui n’entraîne pas une position réflexive par rapport à l’enseignement. C’est le maître qui détient le savoir. La mémorisation induit que l’élève apprend davantage à reproduire qu’à produire ou à créer. L’école transmet des connaissances abstraites, peu significatives et non liées à l’expérience de ses usagers. Une telle formation ne permet donc pas à l’élève de mettre en pratique, d’appliquer ses connaissances (Mukene, 1988).

Les compétences professionnelles à atteindre au niveau des Hautes écoles en Europe posent problème aux étudiants subsahariens, car leur système de formation n’est pas pensé de la même manière. Cela entraîne une perte des repères habituels et une inefficacité des stratégies cognitives que les étudiants devront déconstruire, puis reconstruire, afin de faire face aux nouvelles exigences d’apprentissage. La chose s’explique facilement lorsque nous essayons de comprendre les différents systèmes d’apprentissage auxquels ces étudiants étaient habitués (Graber et al., 2010). Lorsqu’un étudiant émigre d’Afrique subsaharienne et se forme, il rencontre des obstacles que nous nommons épreuves.

2.5 Notion d’épreuve

En 2006, Martuccelli, dans une perspective sociologique, conçoit les épreuves comme un système standardisé (au processus d’individuation actuel), comme des défis auxquels les individus se mesurent (p. 21), des obstacles auxquels ils se confrontent, voire des ressources (p. 12). Il accorde une grande importance aux expériences et à leurs dimensions subjectives. Toutefois, pour lui, les individus rencontrent de façon diverse certaines problématiques d’une société, et les épreuves se situent alors de façon différentielle sur leur parcours. Elles sont donc inégalement réparties et, de ce fait, inégalement traversées.

Les épreuves rencontrées par les étudiants d’Afrique subsaharienne ayant suivi totalement ou en grande partie l’école dans leur pays d’origine et venant se former en soins infirmiers en Suisse romande ne sont pas forcément les mêmes que celles des étudiants ayant grandi et suivi la scolarité en Suisse. La formation est donc bien liée à la notion d’épreuve comme l’affirme Baudouin (2010).

Le passage d’un monde communautaire à un monde de type sociétaire, d’une culture à une autre, d’un système de formation à un autre, prive les étudiants de leurs repères habituels. Ce passage représente une mise à l’épreuve de leur identité constituée d’oppositions, d’ambivalences, nécessitant de construire de nouveaux repères. Ces épreuves mettent en jeu leur identité en confrontant leurs représentations à la culture du pays d’accueil, que ce soit dans leur vie privée, sociale ou au sein de la formation.

L’objectif de cette recherche est de mettre en évidence les épreuves spécifiques que les étudiants subsahariens rencontrent lorsqu’ils migrent et viennent se former en Suisse en soins infirmiers afin de mieux comprendre les enjeux d’intégration de ces derniers.

3. Méthodologie

3.1 Sujet

Nous avons contacté certaines Hautes écoles de santé romandes afin d’obtenir une liste d’étudiants subsahariens se formant dans leur site de formation afin de pouvoir entrer en contact avec eux par courriel avec l’autorisation des directions. Quatre écoles ont répondu à notre demande.

Finalement, nous avons pu retenir 13 étudiants qui étaient à plusieurs niveaux de la formation. Cinq étaient en modules complémentaires (mise à niveau), 3 étaient en première bachelor, 2 étaient en deuxième bachelor et 3, en troisième bachelor. Les 13 étudiants retenus ne sont pas nécessairement représentatifs de tous les étudiants d’Afrique subsaharienne qui étudient dans les différentes Hautes écoles de santé de Suisse romande. Les 6 femmes et 7 hommes retenus pour cette étude avaient entre 20 et 36 ans. Les participants avaient comme pays d’origine le Togo, le Cameroun, la Côte d’Ivoire, les deux Congo, ou ils y avaient à tout le moins effectué leurs études secondaires.

Si certains migrent pour étudier, d’autres migrent par obligation, à la suite d’un engagement politique dans leur pays qui les met en danger, par décision familiale (la famille désigne un de ses membres pour qu’il puisse étudier ailleurs dans le monde et tenter ainsi d’offrir une meilleure vie à sa famille) ou par regroupement familial.

3.2 Instrumentation

Le choix d’une méthodologie plurielle est retenu pour cette recherche qui s’inscrit dans les recherches qualitatives à visée compréhensive. Nous avons tout d’abord réalisé 13 entretiens biographiques individuels avec des étudiants originaires d’Afrique subsaharienne. En effet, les récits donnent accès à l’histoire et au parcours biographique de l’individu dans un temps donné. Les entretiens biographiques rassemblent des moments et des expériences de la vie de temps et de contextes hétérogènes (Delory-Momberger, 2004). Le récit collecte des expériences, des actions et des événements qu’il potentialise en épreuves. L’individu peut ainsi raconter une partie de sa vie, ce qui lui donne la possibilité de s’approprier son pouvoir de biographisation, celle-ci entendue comme une capacité à prendre forme par un travail réflexif que permet la narration et l’échange avec le chercheur (Niewiadomski, 2003).

Les étudiants effectuent 2 stages de 5 à 8 semaines chacun par année pendant leur formation (6 stages au total). Pendant ces stages, chaque étudiant perçoit un montant de 400 francs suisses par mois. Les horaires de travail correspondent à ceux des professionnels et sont de 8 heures par jour pendant la semaine. Les stages étant une période spécifique de la formation, nous avons réalisé, en plus des entretiens biographiques, des entretiens individuels semi-directifs, durant un stage, avec les 13 mêmes étudiants. En effet, ces entretiens permettent de comprendre de manière spécifique les expériences vécues pendant le temps de stage. Ces entretiens commençaient toujours par la question : Pouvez-vous me raconter une anecdote qui vous a marqué-e de manière positive ou qui a été difficile pour vous pendant le stage ?

3.3 Déroulement

Chaque entretien durait d’une heure à une heure trente. Ils se sont déroulés dans des salles des écoles ou à l’extérieur, en fonction du désir des étudiants. Tous les entretiens ont été enregistrés et retranscrits mots à mots. Nous avons tout d’abord effectué les entretiens biographiques, car cela nous a permis de connaître le vécu de chaque étudiant et de créer une relation de confiance. Puis, 3 à 10 mois plus tard, nous avons réalisé les entretiens de stage. Les mois d’écart entre les deux types d’entretiens permettaient de cerner l’évolution dans la situation de l’étudiant.

3.4 Considérations éthiques

Tous les étudiants contactés par courriel ont répondu et ont accepté de participer aux deux entretiens volontairement. Un accord entre la chercheure et chacun des étudiants était signé lors du premier rendez-vous, avant l’entretien biographique. Cet accord confirmait que l’anonymat serait respecté, que les données seraient utilisées uniquement pour le travail de la thèse ou pour des données scientifiques dans des articles ou lors de colloques scientifiques.

Les résultats n’ont pas été spécifiquement communiqués aux étudiants, mais ils ont été communiqués dans les différentes Hautes écoles spécialisées et tous les étudiants pouvaient participer à la présentation.

3.5 Méthode d’analyse des données

Notre projet de recherche vise à relever les épreuves spécifiques ou enjeux d’intégration des étudiants d’Afrique subsaharienne lorsqu’ils viennent suivre une formation d’infirmiers dans les Hautes écoles romandes.

Pour cerner les épreuves, nous avons effectué une analyse narratologique (Baudouin, 2010), c’est-à-dire une analyse de ce que disent les personnes sur leurs expériences et leur vécu, respectant ainsi la théorisation inductive. Selon Baudouin, le récit privilégie les aspérités, les ruptures, les moments de changement, c’est-à-dire les épreuves que l’individu rencontre sur son parcours de vie. C’est par une analyse cinétique (Baudouin, 2010 ; Genette, 1972) que les épreuves rencontrées par ces étudiants ont pu être repérées.

Comment repérer les segments pertinents du récit ? Les récits n’ont pas de vitesse constante (Genette, 1972), car tout récit est constitué de ralentissements, d’accélérations, de séquences et de pauses et connaît une série de variations (Baudouin, 2010). Les paramètres qui font varier la vitesse du récit sont au nombre de quatre (Genette, 1972) : la pause, qui est une description ou un commentaire du narrateur (la personne décrit ce qui se passe à un moment donné dans sa formation, par exemple) ; la scène, qui est une description d’une séquence (premier jour d’école ou le départ d’Afrique, par exemple) ; le sommaire, qui est le récit résumé qui fait le lien entre les scènes ; l’ellipse, qui est l’expression faisant omission de certains mots. Ricoeur (1985) explicite fort bien ces différents temps du récit. La personne privilégie les séquences de sa vie qui ont eu une grande importance pour elle et les développe. Par exemple, si la personne raconte un mois de vacances en une phrase (vitesse rapide), cela signifie que les vacances sont insignifiantes pour elle. Par contre, si la retranscription du récit de ses vacances s’étale sur 2 pages (vitesse lente), cela signifie qu’il s’est passé quelque chose d’important que le récit va décrire. Baudouin (2010) fait donc l’hypothèse qu’il y a épreuve lorsque la vitesse du récit ralentit. L’analyse de la vitesse du récit, appelée économie cinétique (Genette, 1972) permet donc de mettre en évidence les épreuves.

La vitesse du récit se définit comme le rapport entre une durée (celle de l’histoire ou de l’événement, mesurée en secondes, minutes, heures, jours, mois ou années) et une longueur (celle du texte, mesurée en signes, lignes ou en pages) (Genette, 1972, p. 123).

Pour faire cette analyse, nous avons donc passé chaque entretien au crible du nombre de signes par rapport au temps pour chaque événement. Ces épreuves vécues ont ensuite pu être mises sous forme de tableau Excel, comme nous l’avons fait ci-dessous pour les épreuves de la migration rencontrées par un étudiant.

Dans la figure 1, en ordonnée, on trouve le nombre de mois par page pour la durée de l’événement qui est représentée ; en abscisse, l’événement et l’âge de l’auteur au moment du récit sont nommés. C’est la mise en rapport de l’événement ou de la séquence avec le nombre de signes consacrés à cet événement qui a permis le calcul de la vitesse du récit. Lorsque la ligne va à la rencontre de l’abscisse, il y a ralentissement du récit. C’est-à-dire que plus la vitesse du récit est lente, plus cela signifie que l’auteur développe, s’attarde sur la séquence et que quelque chose se passe, est décrit. Les ralentissements correspondent aux épreuves.

Les épreuves sont ensuite analysées selon la méthode d’analyse structurale des entretiens biographiques de Demazière et Dubar (1997). Pour ces auteurs, le sens d’un entretien est construit par et dans sa mise en mots (p. 93). La signification est donc dans la parole : l’analyse du sens d’un entretien est dans le langage et dans son analyse. Il ne suffit pas de lire les entretiens, il faut les décrypter. Cela se fait en déstructurant l’entretien et en repérant les séquences, les actants du récit, leurs rôles, en mettant en évidence les arguments de la personne qui fait le récit (Demazière et Dubar, 1997). Il s’agit de construire des schèmes individuels d’entretiens puis des schèmes communs entre les entretiens afin de monter en généralité. Cette deuxième analyse permet de confirmer les épreuves et de comprendre comment les étudiants les traversent. C’est ainsi que nous avons pu formaliser les épreuves (Martuccelli, 2006).

Figure 1

Épreuves de la migration de Juju

Épreuves de la migration de Juju

-> Voir la liste des figures

4. Résultats

Grâce aux deux analyses d’entretiens décrites ci-dessus, nous avons pu repérer les épreuves distribuées sur le parcours d’immigration de tous les étudiants, et ce, dans leurs propres mots. À partir de ces épreuves individuelles, nous en avons effectué une catégorisation avec nos mots, mais en restant très proche de ce qui était dit. La catégorisation de ces épreuves nous a permis de cerner les épreuves spécifiques que chaque étudiant d’Afrique subsaharienne qui émigre, vient en Suisse et se forme en soins infirmiers va rencontrer sur son parcours de migrant. Ces épreuves spécifiques pourraient correspondre aux épreuves standardisées de Martuccelli (2006).

Nous présentons ces épreuves en citant des extraits de verbatims des entretiens effectués avec les étudiants subsahariens. Les propos présentés ici ont été mentionnés par tous les étudiants, avec certaines nuances parfois. Nous avons fait des choix afin d’illustrer au mieux ce qu’ils souhaitaient nous transmettre.

4.1 Épreuves de l’émigration en Suisse romande

Les individus sont confrontés de façon différenciée aux épreuves rencontrées, mais il est possible d’en dégager des dimensions identiques : le déclassement social, la désillusion et la solitude, la perte des repères ainsi que le choc du retour au pays.

4.1.1 Le déclassement social

Le déclassement social touche davantage les individus qui migrent pour des raisons d’engagement politique, fuyant leur pays, que ceux qui migrent pour étudier ou par regroupement familial. Ces individus arrivent en Suisse, déposent une demande d’asile politique et passent par un centre de réfugiés. Le temps d’attente commence et les installe dans une insécurité totale, une incertitude du lendemain. Ils ont tout perdu, ont quitté leur famille, femme ou mari, et enfants. Ils ont des inquiétudes pour les membres de leur famille restés en Afrique. Ils n’ont plus de projet et ne peuvent plus se projeter dans un quelconque avenir.

En ce qui concerne les étudiants africains qui n’ont pas immigré pour des raisons politiques, ils mentionnent aussi la perte de leur réseau social. Néanmoins, ceux d’entre eux qui souffrent le moins de déclassement social sont ceux qui retrouvent de la famille en arrivant en Suisse. Un autre élément contribue à isoler ces individus : les problèmes financiers.

4.1.2 La désillusion et la solitude

Cette épreuve est traversée après quelque temps passé dans le pays d’accueil. Les individus comprennent alors que leurs rêves d’un pays où il y a abondance et où tout le monde est riche, où personne ne souffre, ne correspondent pas à la réalité. Le fait d’avoir laissé son réseau social au pays rend encore plus difficile cette désillusion, la solitude n’étant pas habituelle pour eux qui vivaient, la plupart du temps, en communauté dans leur pays. Ils réalisent que la société européenne fonctionne différemment : C’est chacun pour soi, il faut penser à soi d’abord, alors que, pour eux, en Afrique, penser à soi peut être l’occasion de jalousie, de colère et de mauvais sort.

Ils se sentent rejetés par la société d’accueil, parfois aussi par leurs compatriotes, qui ne les comprennent pas lorsqu’ils font des études. La désillusion est contrebalancée par le fait qu’être en Suisse, c’est aussi l’occasion d’une vie meilleure, une opportunité de poursuivre une formation et de réaliser ses rêves.

4.1.3 La perte des repères

Cette épreuve correspond à la confrontation de sa culture d’origine avec de nouvelles valeurs, croyances, d’autres codes sociaux et une vision de la vie différente, ce qui installe les individus dans une forte exotopie. Le distal que Bakhtine (1984, p. 347) a nommé exotopie est une épreuve, au sens où il y a « existence d’un lieu, dans lequel le sujet se déplace et qui dans le même temps déplace le sujet » (Baudouin, 2007, p. 214).

Les habitudes alimentaires, le climat changent, le corps doit se réhabituer à d’autres modes, à la température si froide. Tout cela induit une fatigue extrême et a des conséquences sur le psychisme.

4.1.4 Le choc du retour au pays

Tous les étudiants de notre échantillon revivent ce retour dans leur pays d’origine à un moment donné, ce qui les bouscule de manière conséquente, car ils n’avaient pas imaginé le retour ainsi. Ils ont changé et posent un autre regard sur leur pays, parce qu’ils ont adapté leurs valeurs, leurs références et cela constitue en soi une épreuve. Ce retour tant attendu est mal vécu, sujet à conflits avec les siens restés au pays, qui, eux aussi, ont changé.

Les quatre épreuves mentionnées (déclassement social, désillusion et solitude, perte des repères, choc du retour au pays) sont spécifiques, car c’est au travers de chacune d’elles que tout individu qui migre du Sud au Nord doit passer. Les connaître est un atout pour les professionnels qui vont accueillir ces migrants ; cela leur permet de déployer des efforts pour essayer d’en atténuer les effets ou, tout au moins, d’en être conscients dans la rencontre avec l’autre.

4.2 Épreuves de la formation théorique

Ces étudiants traversent les épreuves de la migration tout en devant franchir, de manière synchronique, celles que la formation en soins infirmiers installe sur leur parcours.

4.2.1 Le parcours du combattant

Le parcours du combattant est une épreuve rencontrée par tous les étudiants qui ont participé à notre recherche, sauf deux d’entre eux qui ont vu leur formation antérieure reconnue. Ce parcours commence parfois même avant d’arriver en Suisse, par la demande de visa si difficile à obtenir, étant donné que la loi exige un engagement de l’école, et que l’école a besoin du visa pour accepter l’étudiant. De plus, les Hautes études spécialisées en soins infirmiers exigent un entretien préalable, ce qui oblige les étudiants à voyager auparavant ou à s’inscrire dans une autre filière, avec les problèmes rencontrés par la suite si l’étudiant change de filière, puisque ce n’est pas autorisé par la loi. La non-reconnaissance des diplômes obtenus dans le pays d’origine ajoute encore à ces difficultés. Ainsi, ce parcours est vraiment un parcours du combattant.

4.2.2 Le rapport aux savoirs

Les schèmes d’apprentissage sont inadaptés, les méthodes d’apprentissage ne sont pas les mêmes, le par coeur est remplacé par une approche réflexive où l’autonomie et la responsabilité sont exigées. L’accès facile à l’information, aux livres et à Internet met ces étudiants devant des choix à faire, ce qu’ils n’ont pas appris. Ils sont submergés d’informations et ne savent plus comment apprendre, trier l’information. De plus, ils ne comprennent pas toujours ce que les professeurs leur demandent. Plusieurs étudiants disent que, pour eux, le français est une langue apprise, car ils parlent la langue régionale d’où ils viennent. Les questions posées lors des tests ne sont pas comprises, car ces étudiants mettent souvent d’autres significations derrière les mots, leur vision de la vie et du monde est ébranlée et c’est parfois l’une des raisons de leur échec aux examens. Néanmoins, certains réussissent très brillamment malgré tous ces obstacles.

4.2.3 Les échecs et la sanction sociale

Cette épreuve peut se rencontrer en formation théorique ou en stage. Les échecs sont des épreuves que tout étudiant subit, quelle que soit son origine, mais qui se définissent d’une manière caractéristique pour les étudiants du Sud. Les méthodes d’apprentissage différentes de celles auxquelles ils sont habitués confrontent ces étudiants à des échecs répétitifs. Ils se trouvent donc continuellement sous pression, car échouer à un module pour la deuxième fois implique une exclusion de la filière pour une durée de cinq ans, non seulement pour la formation en soins infirmiers, mais pour toutes les filières de la santé. Ces étudiants perdent alors leur permis de séjour et doivent repartir en Afrique. Pour eux, l’échec est une honte, ils ne peuvent pas repartir sans leur diplôme, car la famille a souvent placé tous ses espoirs d’une vie meilleure dans ceux qui se forment à l’étranger. Elle attend des dons, du soutien. Ces étudiants ont donc une obligation de réussite.

4.2.4 Le rapport aux pairs et aux professeurs

Dans un premier temps, le rapport aux pairs n’est pas évident, car, comme le disent les étudiants africains, les groupes sont souvent déjà formés, les autochtones se connaissant entre eux, ayant déjà effectué leur scolarité antérieure dans les mêmes institutions. Il s’agit donc pour eux de se faire une place, car les Africains pensent que c’est toujours à eux de faire le premier pas. Néanmoins, ils remarquent que, par la suite, les autochtones viennent aussi à eux, travaillent avec eux.

Le rapport aux professeurs est aussi différent. En effet, dans leur culture, ces étudiants ont appris qu’ils n’avaient pas le droit de s’adresser à eux, alors que dans leur nouveau contexte, ils doivent leur poser des questions, leur écrire des courriels, formuler des demandes et regarder l’enseignant dans les yeux.

4.2.5 La pauvreté, les dons

Pour tous les étudiants, les finances sont un obstacle. Ils n’obtiennent pas forcément une bourse d’études, particulièrement ceux qui sont âgés de plus de 35 ans. De toute façon, même avec une bourse, ils n’arrivent pas à couvrir leurs frais. Tous les étudiants doivent travailler en plus des études. Le fait de devoir travailler leur prend un temps qu’ils ne peuvent mettre à profit pour étudier. Une fatigue générale les gagne au bout d’un certain temps. De surcroît, comme ils sont en Occident, leur famille pense qu’ils ont de l’argent et leur fait des demandes de dons. Cependant, les étudiants n’osent pas avouer leur situation financière aux familles.

4.2.6 Le racisme

La sixième épreuve de la formation théorique, le racisme vécu, sera décrite dans la section Épreuve transversale. En effet, le racisme est une épreuve qui a été vécue tant lors de la formation théorique que lors des stages de formation.

4.3 Épreuves lors de stage

4.3.1 Les représentations de la santé, de la maladie, de l’éducation et du racisme

Les représentations de la santé, de la maladie, de l’éducation et du racisme sont abordées par les étudiants. Y être confronté est une épreuve vécue par tous. Cette épreuve est plus spécifique à la formation en soins infirmiers. En effet, les étudiants conservent plusieurs registres explicatifs de la maladie et passent de l’un à l’autre sans en abandonner un seul. Il y a l’explication de la maladie ou de la mort attribuée, le fait qu’une personne reçoit la maladie parce qu’elle a commis du mal ou parce qu’elle a fait appel à la sorcellerie. Il y a aussi l’explication médicale, dont ils avaient connaissance, mais qui devient plus explicite par les connaissances acquises en cours. Certaines maladies, comme le stress, la dépression n’existent pas ou sont nommées différemment en Afrique. Quant à la personne âgée, c’est un choc de les voir placées en institution et mourir dans des établissements médicosociaux (EMS), souvent livrées à elles-mêmes, alors qu’ils ont l’habitude de les avoir à la maison, puisque c’est la famille qui s’occupe d’elles. Si bien qu’au début, les étudiants africains pensent que les personnes âgées rentreront à la maison et font alors des plans de soins inadaptés lors de stages. Toutefois, certains étudiants remarquent qu’en Afrique, dans les villes, les choses ont tendance à changer.

4.3.2 Le soin de la toilette

Ce soin est une épreuve par laquelle passe chaque étudiant en soins infirmiers. Mais, pour les étudiants subsahariens, l’épreuve est d’autant plus rude qu’elle est, dans leur culture, réservée aux personnes de la famille proche. En effet, il est interdit de voir la nudité d’une personne plus âgée sans que la personne ne soit maudite, et également par respect, qui plus est s’il s’agit d’une personne de l’autre sexe. La toilette est un geste qui est perçu comme une violation et, pour pouvoir le réaliser, il faut en faire un geste professionnel.

4.3.3 Le rapport aux professionnels

La plupart des étudiants africains ont des difficultés à s’adresser aux professionnels en les regardant dans les yeux. Pour eux, c’est un signe d’impolitesse, alors que pour les professionnels, c’est être poli et cela démontre de l’intérêt, de la motivation pour le métier. Pendant le stage, les étudiants sont responsables de plusieurs patients et sont tenus de faire la visite médicale et de négocier les prises en charge avec le médecin. Ils doivent donc s’adresser à ce dernier. C’est très difficile pour eux, car on ne s’adresse pas à une personne hiérarchiquement supérieure ou plus âgée, cela ne se fait pas. Certains étudiants échouent, car ils n’arrivent pas à s’adresser aux médecins et à négocier, voire à contredire ce que ces derniers décident afin de défendre les intérêts du patient. Cela fait pourtant partie de leur rôle d’infirmier.

4.3.4 Le rôle professionnel

Ce dernier est une épreuve en soi, car la valeur d’un diplôme obtenu en Suisse ou en Europe est plus grande que celle d’un même diplôme obtenu en Afrique, notamment parce qu’elle s’effectue dans une Haute école. Cependant, le rôle professionnel d’infirmier en Suisse n’autorise pas certains gestes professionnels (incision lors d’accouchement, prescription de médicament, etc.) autorisés en Afrique. Le professionnel qui retournera en Afrique sera confronté à cette réalité qui le mettra dans une situation délicate. Les étudiants migrants en sont conscients et sont ambivalents quant à savoir s’ils accompliront ou non ce geste, une fois de retour au pays. Ils seront amenés à faire des choses qu’ils n’ont pas le droit de faire, par manque de matériel et de finances, alors qu’ils en connaissent les conséquences. Ils sont alors confrontés à leurs valeurs professionnelles.

Les épreuves de l’immigration en Suisse romande rencontrées lors de la formation théorique et lors des stages sont toutes accompagnées d’une autre épreuve, celle du racisme.

4.4 Épreuve transversale : le racisme

Le racisme est une épreuve transversale qui est vécue au quotidien dans la société d’accueil, à l’école et en stage. Les trois sections suivantes décriront cette épreuve, au quotidien, dans la formation et en stage.

4.4.1 Le racisme au quotidien

Ce racisme est vécu dans l’autobus, dans les magasins, lors des contrôles policiers et est vécu par tous les étudiants. Si le racisme au quotidien est un phénomène banal, il renvoie tout de même souvent à certaines insuffisances liées à la culture, à l’origine ethnique. Ce racisme est très rarement dénoncé et peu reconnu. Il a pour effet de dénigrer les individus : il les blesse et provoque une déstabilisation, un manque de confiance en soi. Le racisme se manifeste par des comportements comme une personne qui se déplace et va ailleurs lorsqu’un « Noir » s’assied à côté d’elle dans le bus, ou de façon idéologique, dans les écrits, les médias, sous forme de préjugés, de croyances, d’opinions ou de jugements autres que ce qui concerne les qualités objectives de la personne. Les individus ne réagissent pas, ils laissent passer, comme ils disent, mais les blessures et la honte sont présentes. Les étudiants arrivent donc en formation avec une image d’eux-mêmes souvent affaiblie par ce racisme vécu au quotidien.

4.4.2 Le racisme en formation

À l’école, les étudiants subsahariens sont confrontés aux préjugés et aux stéréotypes que leurs pairs nés en Suisse leur attribuent. Ils disent qu’ils sont mis dans des moules préexistants avant même d’être connus. L’image qui leur est renvoyée est qu’ils sont incapables.

Une autre manière d’être stigmatisés vient des enseignants qui utilisent des films ou des vidéos présentant des tribus de régions très éloignées des villes des pays africains en généralisant certaines situations de santé précaire que les étudiants africains eux-mêmes trouvent étranges et qu’ils n’ont jamais rencontrées chez eux, puisqu’ils ont fait leurs études dans des grandes villes d’Afrique. Ces situations provoquent un grand malaise chez les étudiants. Ils se sentent dénigrés. Pour eux, l’Afrique ne se réduit pas à des situations spécifiques de régions retirées que les enseignants ont tendance à généraliser.

Le sentiment d’être parfois injustement notés est vécu par une grande partie de ces étudiants. Pour eux, c’est du racisme caché. C’est en comparant leurs travaux à ceux des étudiants nés en Suisse qu’ils remarquent des injustices, mais ils n’osent pas en parler. Rappelons qu’en Afrique, le maître est celui qui détient la vérité, à qui on ne peut pas adresser la parole et qu’il ne faut pas contredire.

4.4.3 Le racisme en stage

Il s’agit parfois d’un racisme propagé de façon inconsciente, selon ce que disent des professionnels : par exemple, lorsque ces derniers leur demandent s’ils viennent pour nettoyer (un Noir ne fait pas une formation) ou comment ils font pour suivre une formation Haute école spécialisée difficile (sous-entendu qu’un Noir n’est pas aussi intelligent qu’un Blanc). Les étudiants en situation de minorité vivent mal ces remarques et ont peur pour leur note de stage. Cela les angoisse et porte atteinte à leur image.

Ils rencontrent aussi des situations de racisme de la part des patients. Ces derniers refusent d’être soignés par des « Noirs », leurs disent qu’ils sont des sales « Noirs », que les « Noirs » sont incapables, méchants ou qu’ils ne veulent pas être touchés par un « Noir ». Ils ont quelquefois même des gestes de rejet, des coups de pieds ou de bras de la part de certains patients. Les étudiants vivent ces situations de refus plusieurs fois dans leur formation, même à la fin de cette dernière. Néanmoins, lorsqu’ils subissent un refus, la première fois est la plus confrontante. Ils sont démunis et n’ont ni les ressources ni les supports nécessaires pour y faire face. Les professionnels choisissent souvent la solution de retirer l’étudiant du soin, car ils sont, eux aussi, démunis. Certains étudiants n’acceptent pas cette décision et insistent afin que les professionnels les laissent se débrouiller et démontrer qu’ils sont capables. Avec le temps, ils arrivent à gagner la confiance des patients grâce à leur compétence de communication et ils sont alors acceptés et reconnus comme soignants compétents.

L’accumulation de situations de racisme est à même de provoquer des traumatismes sociaux (Essed, 1991) et émotionnels. Le racisme peut provoquer des problèmes physiques, psychiques et constituer un frein à l’apprentissage. Ces situations de racisme installent les étudiants dans des épreuves qu’ils seront tenus de traverser, non seulement pendant toute la formation, mais continuellement dans leur vie de tous les jours et dans leur travail professionnel par la suite. Cette épreuve n’a pas de fin. Elle demeure un cap difficile que les autres étudiants et professionnels nés en Suisse n’auront jamais à franchir. C’est une épreuve qui risque fort bien de se trouver éternellement sur leur parcours de vie.

Nous retrouvons ci-dessous ces épreuves spécifiques dont nous avons pris connaissance, mais résumées sous forme de schéma, afin d’en faciliter la lecture.

Figure 2

Schéma des Épreuves « spécifiques » de la migration et formation en soins infirmiers

Schéma des Épreuves « spécifiques » de la migration et formation en soins infirmiers
Adapté de Graber, 2013, p. 345

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Ces épreuves spécifiques permettent de comprendre que l’apprentissage en soins infirmiers est bien plus complexe pour des étudiants d’Afrique subsaharienne que pour des étudiants nés en Suisse. Pour cette raison, nous proposons d’en parler en termes de métier d’étudiant africain afin de définir le travail particulier qu’ils doivent réaliser pour pouvoir se former.

5. Discussion : le métier d’étudiant africain

Quand, au cours des entretiens, les étudiants disent devoir faire deux apprentissages en même temps ou un double apprentissage et que c’est fatigant, nous comprenons dans ce qu’ils nous confient, que, pour les personnes ayant participé à la recherche, le métier d’étudiant n’est pas le même que celui des étudiants nés en Suisse. Cette situation amène un questionnement quant au rôle d’un individu qui souhaite accompagner un apprenant dans ce métier d’étudiant africain. Nous avons alors pensé au curriculum caché (Perrenoud, 1984/2001). En effet, pour Perrenoud, la notion de curriculum caché réfère aux conditions et aux routines de la vie scolaire qui engendre régulièrement des apprentissages méconnus, étrangers à ceux que l’école sait et déclare vouloir favoriser (1995/1984, p. 243).

Nous établissons un parallèle avec ce que Perrenoud explique par rapport au curriculum de formation scolaire, mais nous nous permettons d’adapter sa conception et de l’utiliser pour la formation en soins infirmiers. Le curriculum formel (Perrenoud, 1993) correspond pour nous au programme d’études-cadre de la formation en soins infirmiers. Il s’agit des directives de formation à suivre et des compétences professionnelles à atteindre afin d’obtenir le bachelor. Ce curriculum formel fournit une trame à partir de laquelle les enseignants vont élaborer les contenus de leur enseignement correspondant au curriculum réel (Perrenoud, 1984/2001), à ce qui est enseigné comme programme dans les cours pendant la formation. Cependant, même si chaque école a le même programme, le curriculum réel sera différent d’une école à l’autre, d’un enseignant à l’autre, chacun en effectuant une transposition didactique en fonction de ses particularités, de sa formation. Nous pouvons dire que c’est ce qui est réellement fait en classe, la manière dont les contenus sont amenés, les tâches effectuées qui constituent le curriculum caché. Ces apprentissages vont confronter les étudiants à leurs façons d’aborder les cours, les contenus et rendre l’apprentissage plus difficile.

L’enseignement peut encore engendrer des apprentissages étrangers au projet didactique. On parle alors de curriculum caché formel (Perrenoud, 1984/2001 ; Trubes, Krebs et Axtell, 2002). Ce dernier désigne des actions de l’école comme contribuer à la socialisation des nouvelles générations, intérioriser l’ordre moral et social, amener le respect de l’autorité et des institutions, ou enseigner la manière de s’adresser à l’autorité. C’est ce type d’action qui pose problème aux étudiants subsahariens, lorsque les codes sociaux ne sont pas les mêmes que ceux dont ils ont l’habitude. L’école enseigne aussi l’autonomie, l’effort, le travail bien fait, etc. Le curriculum caché est donc ce qui échappe à la formulation précise, c’est l’implicite.

Les aspects les mieux cachés du curriculum seraient plus ce qui touche aux systèmes de pensée, à l’habitus. Il s’agit davantage des façons de penser la vie, la santé, la maladie, la mort, l’éducation que les représentations de ces concepts. Le curriculum caché réfère donc davantage à des apprentissages étrangers à ceux que l’école déclare enseigner (Perrenoud, 1995), alors que le curriculum réel comprend ce qui permet aux représentations de s’intérioriser comme les croyances, les goûts, les idéologies.

L’apprentissage est doublement caché lorsqu’il y a eu transformation, car les schèmes qui le constituent sur le plan du curriculum réel restent eux-mêmes partiellement inconscients. Les étudiants d’Afrique subsaharienne se retrouvent dans une situation exotopique par rapport à l’apprentissage et deviennent conscients de cette partie cachée lorsqu’ils sont confrontés au nouveau système et à leurs schèmes d’apprentissage, car ils sont alors mis en miroir par le distal qu’ils rencontrent. Un distal est une épreuve, un obstaclesurvenant dans l’histoire du sujet (Baudouin, 2007, p. 214). Nous rejoignons ce que dit Bakhtine (1984) de l’expérience interculturelle qui fait de l’autre un miroir pour soi et de soi un miroir pour l’autre.

Dans le curriculum formel, il n’est pas fait référence à cet apprentissage. Les étudiants en prennent conscience alors qu’ils sont confrontés à ce nouveau système et à d’autres représentations comme celles de la santé, de la maladie, des personnes âgées, de la toilette ou encore des manières d’apprendre, de penser la vie, la mort, etc. C’est ici que nous nous permettons de dire que cet apprentissage que les étudiants d’Afrique subsaharienne vont accomplir est caché et correspondrait à ce que Perrenoud nomme le curriculum caché. C’est ce que les étudiants nomment un double apprentissage. Ils effectuent un autoapprentissage des schèmes de pensée, du sens commun. Cet apprentissage est d’autant plus caché qu’il se manifeste essentiellement dans leur habitus, dans leur façon de penser, d’évaluer et d’agir (comment s’adresser à un supérieur, face aux personnes âgées, à la maladie) qui ne sont pas communes avec celles des étudiants nés en Suisse. Probablement que c’est parce qu’il est caché que les enseignants ne sont pas conscients de cet apprentissage et qu’ils sont pris au dépourvu, qu’ils manquent d’outils pour faire face aux difficultés rencontrées par ces étudiants, (Graber, 2013).

6. Conclusion

Cette recherche a des limites, car le petit nombre de 13 sujets qui ont participé aux entretiens ne permet pas de généraliser les résultats malgré les comparaisons effectuées entre les étudiants. Une recherche avec un plus grand nombre d’étudiants serait un atout et pourrait contribuer à la généralisation des résultats.

Cette recherche nous a, malgré tout, permis de mettre en évidence les épreuves spécifiques rencontrées par des étudiants africains subsahariens lors d’émigration, d’immigration et de formation en soins infirmiers en Suisse romande. C’est grâce à l’analyse des récits de vie et des entretiens de stage que nous avons pu comprendre ce que signifiaient immigrer et se former. Les épreuves qu’ils rencontrent rendent leur apprentissage bien plus complexe que celui des étudiants nés en Suisse. C’est pourquoi, nous sommes d’accord avec Perrenoud qui affirme que l’école joue un rôle principal dans l’acquisition de certains aspects du sens commun, dans la façon de cerner la vie, l’éducation, dans la formation des habitus grâce auxquels nous tenons notre réalité pour acquise, évidente, indiscutable (1995). Cela résulte d’une construction arbitraire que les enseignants ignorent la plupart du temps. Arbitraire qui mériterait que l’on s’y arrête dans une autre recherche, car c’est bien à cela que les étudiants africains subsahariens sont confrontés lorsqu’ils arrivent dans un pays étranger et commencent leur formation en soins infirmiers. Leur sens commun ne se définit pas de la même manière. Ils ont une autre vision du monde, de la vie, une autre façon de voir et de comprendre, d’expliquer la réalité. Ils ont une méconnaissance de cet arbitraire d’ici relevant de la culture, du sens commun, des schèmes généraux de pensée, sur lesquels l’enseignant va s’appuyer pour enseigner les contenus de la formation, les savoirs spécifiques du métier. Les gens nés en Suisse ont appris cela lors de leur socialisation, dans leur cursus scolaire. Ce sont des savoirs acquis pour eux, alors que les étudiants africains subsahariens vont devoir l’apprendre pendant la formation, mais seuls, car l’enseignant n’est pas forcément conscient de ce manque de connaissances. C’est ce que ces étudiants africains nomment leur double apprentissage qui les angoisse (Snyder, 1971) et leur demande beaucoup d’énergie. Ces nouveaux savoirs, ces savoir-faire, ces habitudes et ces attitudes nouvelles à apprendre font partie de leur métier d’étudiant, métier mis à rude contribution, puisqu’il s’ajoute à l’apprentissage professionnel. Le curriculum caché spécifique à ces étudiants est pour nous, ce que nous nommons une réelle épreuve cachée, non formulée qui installe les Africains dans un défi d’apprentissage bien plus complexe. Cette épreuve est comme un fond mouvant, constamment présent qui fait de grandes vagues à certains moments, tel un tsunami.