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L’inquiétude quant à l’avenir du théâtre québécois; la présence des médias au théâtre; les représentations de la Terreur et celles de la mort : voilà autant de sujets qui ont fait l’objet de dossiers dans les revues de langue française depuis l’été 2013.

Un temps d’incertitude

Dans le numéro 245 de la revue Spirale, Gilbert David et Yves Jubinville poursuivent une réflexion sur le théâtre québécois entreprise en 2007, au moment des Seconds États généraux du théâtre professionnel. C’est à une véritable table ronde sur l’état présent du théâtre québécois que nous convient David et Jubinville, qui souhaiteraient voir la création contemporaine évoluer dans de meilleures conditions. Le numéro 245 vise à aller au-delà du diagnostic de sous-financement du théâtre québécois afin de faire ressortir les autres facteurs qui pourraient expliquer l’état critique dans lequel se trouvent les individus et les organismes du milieu. Il présente également un état des lieux de l’institution théâtrale au Québec, afin de prendre acte des tensions et des contradictions qui la touchent.

Dans son article, Gilbert David déplore le sous-financement généralisé des conseils des arts municipal, provincial et fédéral. David s’inquiète de la crise de croissance qui frappe l’institution théâtrale : on compte 50 à 70 nouveaux comédiens chaque année et le nombre de producteurs et de compagnies qui demandent leur part de fonds publics augmente. L’auteur soulève aussi que le statut juridique des théâtres les plus subventionnés pose problème, notamment en ce qui a trait à leur gouvernance. Les directions artistiques se renouvellent peu et le théâtre de création est marginalisé au profit d’un théâtre de divertissement.

Dans un entretien mené par Gilbert David, Sylvain Bélanger s’exprime sur son nouveau rôle de directeur artistique du Théâtre d’Aujourd’hui. Il affirme que, contrairement à la réalité des années 1970, le répertoire québécois est bien représenté dans les programmations des différents théâtres. Bélanger propose donc de prolonger le mandat du Théâtre d’Aujourd’hui pour lui ajouter une mission « historico-socio-politique ». Il exprime sa volonté d’inscrire la dramaturgie québécoise dans la société, afin qu’elle participe à un projet culturel ancré dans l’Histoire.

De son côté, Hervé Guay traite des journaux hebdomadaires des années 1990 et souligne leur rôle important en ce qui a trait à faire connaître les artistes de théâtre. Leur accordant parfois jusqu’à quatre articles par publication, le journal Voir a contribué à faire connaître nombre d’acteurs, de scénographes, de metteurs en scène et de « nouveaux visages » de la relève. Au tournant des années 2000, presque tous les hebdomadaires ont cessé leurs activités. Seul Voir a survécu, mais le journal a modifié son mandat afin d’accorder plus de place au théâtre établi et à la culture marchande. Les quotidiens ont continué de donner de la visibilité à la critique théâtrale dans leurs pages quoique celle-ci soit aujourd’hui restreinte. Guay rappelle aussi que, sauf à leurs débuts, la radio et la télévision ont toujours été réfractaires au théâtre. Seule l’émission La bande des six (1989-1992) a connu un certain succès, davantage grâce aux chroniqueurs vedettes que pour la profondeur des analyses. La Soirée des Masques, diffusée de 1994 à 2007, n’a pour sa part jamais réussi à trouver son public. Guay termine son article en s’attardant à l’impact d’Internet et des réseaux sociaux sur le théâtre, sorte de réflexion préliminaire sur ce qui fera l’objet de deux dossiers de revues publiés en 2014 et dont il sera question plus loin dans le présent article.

Dans son texte, Roxanne Martin se penche sur la promotion web, un outil particulièrement utile pour les compagnies moins fortunées. Bien que presque toutes les compagnies théâtrales aient maintenant leur site Internet, rares sont celles qui le maintiennent à jour, sinon en mettant de l’avant la pièce en cours de représentation. Elle souligne toutefois l’utilisation de Facebook par le Théâtre Jean-Duceppe, la campagne promotionnelle 2013-2014 du Théâtre d’Aujourd’hui ou encore le site de la compagnie 4D Art qui agit comme un véritable lieu de mémoire des productions passées. Toutefois, l’utilisation d’Internet pour des fins promotionnelles se limite principalement aux billetteries en ligne et à la mention d’informations factuelles. On y trouve peu de véritables échanges avec les amateurs de théâtre.

Hélène Jacques s’attarde aux Cahiers du Théâtre français du Centre national des Arts. Plusieurs compagnies proposent des documents d’accompagnement qui présentent la saison théâtrale (Théâtre du Nouveau Monde, Théâtre d’Aujourd’hui). Or, les Cahiers du CNA constituent de réelles plateformes esthétiques, dont le contenu et la forme changent radicalement selon la direction artistique. Créés en 2001 par Denis Marleau, les premiers Cahiers visaient à accompagner le spectateur. Même si l’essentiel des textes étaient écrits par Paul Lefebvre, on ne retrouvait pas de ligne éditoriale rigide ni d’intention didactique. Les articles prenaient la couleur des praticiens du moment qui étaient invités à investir un espace de réflexion. Lorsque Wajdi Mouawad a succédé à Marleau, les Cahiers ont plutôt pris la forme de véritables livres dont le contenu visait à déranger le lecteur. Sous la direction du rédacteur en chef Guy Warin, les Cahiers étaient composés d’essais, de témoignages, de poèmes, de lettres ou de dialogues. Ces réflexions multiformes étaient empreintes d’une forte subjectivité de la part de leurs auteurs et témoignaient de l’engagement de l’artiste dans la société. Finalement, depuis 2012, Brigitte Haentjens invite le public du CNA à posséder un objet d’art en soi. Truffés d’illustrations, les articles sont étroitement liés à la programmation du théâtre. Les auteurs qui rédigent les articles sont les auteurs des pièces présentées durant la saison ou des spécialistes qui donnent accès à l’envers du décor et qui invitent à la découverte. Malgré les changements esthétiques instaurés par le directeur artistique en place, les Cahiers ont conservé la même fonction au fil des années, celle de prolonger et d’enrichir la saison théâtrale en cours.

Dans une table ronde, Jean-Frédéric Messier, Alexis Martin, Patrice Dubois, Brigitte Haentjens, Frédéric Dubois, Christian Lapointe et Anne-Marie Olivier répondent à leur manière à la question « De quel(s) monde(s) le théâtre québécois est-il le contemporain? ». Aussi, dans son article 2e  adresse au Beau Milieu, Raymond Cloutier affirme que le théâtre québécois est à la croisée des chemins à tous les niveaux (organisation, financement, diffusion, production) et que l’économie globale de la vie théâtrale demande une réflexion. Le dossier se termine avec trois articles qui rendent compte d’écrits sur le théâtre. Louis Patrick Leroux s’intéresse à deux publications portant sur la carrière du gestionnaire culturel Simon Brault; Alexandre Cadieux s’attarde à des ouvrages sur l’histoire du théâtre québécois; Pierre-Damien Traverso résume deux livres de Frédéric Martel, l’un sur la dramaturgie française et l’autre sur le théâtre américain. Il est également question dans les pages du numéro de la gestion et de la conservation des archives (Yves Jubinville), ainsi que de l’importance des festivals pour la création théâtrale (Sylvain Schryburt).

Le dossier du numéro 245 de Spirale interroge « l’horizon incertain du théâtre québécois ». En dépit du titre, les textes qui le composent se font plus rassurants et font état de la mutation d’une dramaturgie bien vivante qui se renouvelle sans cesse pour s’adapter aux nouvelles réalités contemporaines.

Théâtre et médias

Le numéro 115 de la revue littéraire Voix et images, dirigé par Hervé Guay et Francis Ducharme, traite de la représentation des médias dans la dramaturgie québécoise. Les médias recouvrant maintenant une signification très large, les directeurs du numéro ont choisi de se concentrer essentiellement sur les médias de masse (mass media) comme institution économique, politique, culturelle et discursive, créant ce que l’on pourrait appeler une « culture médiatique ».

Le dossier de la revue s’ouvre sur un entretien avec Carole Fréchette à propos du rapport qu’entretiennent certaines de ses pièces avec les médias (Baby Blues, Jean et Béatrice, Les sept jours de Simon Labrosse). Elle s’attarde particulièrement à son spectacle Je pense à Yu, où Internet occupe une place centrale dans l’intrigue. L’entretien est également l’occasion pour l’auteure de réfléchir à la relation qu’elle cultive avec les médias à l’occasion de la promotion de ses spectacles.

Dans un article sur le théâtre d’Olivier Choinière et celui de Guillaume Corbeil, Audrey-Anne Cyr et Marie-Christine Lesage illustrent comment les deux auteurs inscrivent le caractère aliénant de la logique médiatique à même leur structure dramatique. Avec des pièces comme Félicité et Chante avec moi, Olivier Choinière critique les esthétiques marchandes et questionne les rapports d’influence entre la réalité et le spectacle. Pour ce faire, il fait passer le spectateur par un processus de désaliénation qu’il juge essentiel. Pour sa part, avec Nous voir nous (Cinq visages pour Camille Brunelle), Guillaume Corbeil s’attaque à l’hyperspectacle de soi dans la société québécoise médiatisée en prenant comme modèles les modes de communication des médias sociaux. Les démarches artistiques de Corbeil et de Choinière semblent exemplaires de l’utilisation des médias au théâtre, puisqu’elles font également l’objet d’articles dans le numéro de la revue Jeu sur les réseaux sociaux.

Francis Ducharme a choisi de se pencher sur Les aboyeurs, une comédie estivale aux allures pamphlétaires de Michel Marc Bouchard. Par la satire, Bouchard questionne le rôle des médias publics dans la ville fictive de Villebleue, une société où l’actualité n’offre aucun événement à diffuser. Cette idée d’actualité vide de contenu est récurrente dans les pièces québécoises du XXIe siècle. Ducharme analyse brillamment la pièce pour montrer de quelle manière Bouchard dénonce la dérive commerciale de la télévision publique.

Hervé Guay explique comment la pièce de Larry Tremblay Téléroman emprunte à la forme dramatique que Jean-Pierre Sarrazac a qualifiée de « jeu de rêves » pour faire ressortir la culture médiatique dans laquelle baignent les personnages. C’est par les fantasmes, l’enfance et les rêves que Tremblay critique les modèles stéréotypés reconduits par les séries télévisées, plus particulièrement par le feuilleton Piscine municipale dont tous les personnages sont amateurs. En choisissant le terme d’« épisode » pour marquer les divisions de sa pièce et en parsemant ses didascalies d’allusions à la publicité, Tremblay souligne la double appartenance générique de Téléroman au texte dramatique et à la scénarisation télévisuelle. À cela s’ajoute une critique des spectacles contemporains, notamment en danse contemporaine, et de l’irrationalité des comportements des téléspectateurs qui s’identifient aux héros stéréotypés de leur télésérie préférée.

À partir de la notion de paratopie de Dominique Maingueneau, Hélène Jacques analyse la pièce L’imposture d’Évelyne de la Chenelière. De la Chenelière raconte comment Léo, jeune homme télégénique et sympathique, deviendra la figure médiatique de sa mère Ève, une romancière consacrée aux émotions instables. L’importance accordée à la personne de l’auteur dans la pièce d’Évelyne de la Chenelière constitue un miroir grossissant de la société médiatique actuelle où le sujet biographique se substitue plus souvent qu’autrement à l’oeuvre qu’il a créée.

Dans un article sur la pièce de théâtre Vu d’ici de Mathieu Arsenault, Julie Sermon montre comment la télévision devient une forme de « supra-identité » qui infiltre la voix et le corps du locuteur, autant dans le texte que dans la mise en scène. Sermon fait ressortir la critique insidieuse et parodique de l’écriture poétique et scénique de Vu d’ici, qui s’inscrit dans la filiation de penseurs comme Debord, Pasolini, Chomsky ou Bourdieu.

Finalement, Noële Racine s’intéresse au rapport de Claude Gauvreau avec la critique théâtrale. En étudiant les références esthétiques, la conscience poétique et le discours de Gauvreau sur le monde théâtral, Racine explique comment cette pratique journalistique a influencé tant le théâtre gauvréen que le théâtre québécois de manière plus globale. Elle termine en étudiant Les oranges sont vertes, la dernière pièce de l’auteur, dans laquelle la critique apparaît de manière incarnée par le biais du personnage d’Yvirnig.

Au final, tous les articles du dossier soulignent que la présence des médias de masse au théâtre sert à critiquer la société en s’imposant comme un miroir de ses travers, de ses abus et de ses contradictions.

Nouveau départ

Pour souligner le 150e numéro de son histoire, la revue Jeu a procédé à un relooking complet. En proposant un format beaucoup plus grand et entièrement en couleur, l’équipe de rédaction cherche à élargir son lectorat et à briser la perception apparemment élitiste de la revue. Ce sont maintenant des portraits épurés d’acteurs du milieu théâtral (Catherine De Léan, Debbie Lynch-White, Marcel Pomerlo, Guillaume Corbeil) qui figurent sur les pages de couverture. Ce rehaussement de la qualité matérielle de la publication s’accompagne d’une réduction importante du nombre de pages, les critiques de spectacles étant maintenant publiées sur le site web de la revue quelques jours à peine après les premières représentations. Ce choix résulte d’une volonté de répondre à la demande actuelle d’immédiateté et de démocratisation de la critique de théâtre. Désormais, il ne reste presque plus de lieux où sont publiées, et donc archivées, des critiques détaillées et élaborées de spectacles. La revue Jeu devient donc une ressource documentaire à la fois web et papier.

Sous le titre « L’appel de Berlin », le numéro 150 de la revue Jeu propose huit témoignages d’artistes québécois invités à expliquer comment leur parcours a été transformé par leur passage dans la capitale allemande. À l’inverse, le traducteur allemand Frank Weigand tente de comprendre ce qui pousse les créateurs d’ici à éprouver autant de fascination pour la capitale allemande. Le numéro 151 porte quant à lui sur la représentation des corps atypiques sur la scène, surtout au théâtre, mais aussi dans les spectacles de danse. Les articles traitent de corps malades (Romeo Castellucci), handicapés (Productions des pieds des mains, compagnie Joe, Jack et John), difformes (Dave Saint-Pierre), voire monstrueux. En conclusion du dossier, le sociologue Baptiste Pizzinat explique à quel point la représentation de corps atypiques au théâtre déstabilise le spectateur contemporain et ébranle les injonctions normalisantes de notre époque.

Représentation d’un tabou

Le numéro 152 de la revue Jeu est consacré à la mort, un des tabous les plus forts des temps modernes. Dans l’introduction du dossier qu’elle dirige, Michelle Chanonat remarque que bien que la mort soit très présente dans les bulletins de nouvelles ou au cinéma, on évite de l’évoquer au quotidien, usant même d’euphémismes pour ne pas la nommer. Elle se demande si le théâtre est maintenant un des rares lieux où l’on parle encore de la mort.

Dans son article, Raymond Bertin étudie comment le théâtre jeune public et le théâtre pour adolescents abordent la mort. En se penchant sur des pièces de Wajdi Mouawad, David Paquet, Fabrice Melquiot, Daniel Danis et Pascal Brullemans, Bertin constate que la représentation de la mort dans les spectacles jeune public s’éloigne toujours du réalisme et prône plutôt le pouvoir des mots, de l’imagination et de l’évocation.

Cyrielle Dodet s’intéresse à trois pièces qui présentent la charge comique et satirique du suicide en scène : Vie et mort de H, pique-assiette et souffre-douleur; Mort accidentelle d’un anarchiste et Cassé. Elle démontre que le suicide peut revêtir une dimension métaphorique qui fait écho aux enjeux politiques et sociaux abordés. Dans les spectacles qu’elle a choisis, c’est la société qui impose la mort aux protagonistes. Elle utilise le terme de « parasite » pour qualifier les héros marginaux de ces trois pièces qui cherchent à résister à la pression sociale aliénante qu’ils subissent. Les auteurs font appel à l’ironie, à la subversion des codes du vaudeville et à une amplification des procédés de la farce pour atténuer la lourdeur du sujet qu’ils abordent de manière détournée.

Catherine Cyr s’attarde au spectacle 33 tours et quelques secondes, dont l’élément déclencheur est le suicide d’un jeune activiste dans la foulée du Printemps arabe. Pour mettre en scène cette disparition, les metteurs en scène Rabih Mroué et Lina Saneh ont choisi de bannir l’acteur de la représentation. C’est donc à travers la vision de la chambre vide, les messages laissés sur le répondeur et la projection de la page Facebook que se fait sentir la présence évanescente du personnage. 33 tours et quelques secondes s’inscrit dans la démarche créatrice des deux artistes qui réfléchissent aux manières de représenter l’intangible.

Dans son article, Johanne Bénard s’intéresse à la démarche de l’éclairagiste Itai Erdal pour la création de son spectacle autobiographique How to Disappear Completely, mis en scène à partir d’une vidéo documentant les derniers jours de la vie de sa mère. La maladie est aussi au coeur du texte de Michelle Chanonat qui invite Denise Guilbault et Michel Nadeau à discuter de leur mise en scène respective de la pièce W;t, portant sur l’agonie d’une femme atteinte d’un cancer. Alors que la mort est souvent utilisée au théâtre comme élément déclencheur du récit, W;t implique de vivre la mort au présent, en direct.

Le dossier est également composé de différents témoignages d’artistes. Marcel Pomerlo s’adonne à une rétrospective de sa carrière par le biais de certains des personnages qu’il a incarnés et qui l’ont amené à mourir sur scène chaque soir. À partir de son expérience du décès de Denis Gravereaux trois semaines avant le début de la représentation du Souffleur de verre, le metteur en scène Denis Lavalou propose une réflexion sur la mort. Il explique notamment que c’est ce que la mort provoque qui est intéressant, sa représentation en elle-même n’étant pas nécessaire. D’ailleurs, pour le dernier article du dossier, la thématique de la mort est élargie à celle du deuil, alors que l’auteur Pier-Luc Lasalle raconte l’écriture de La fête à Jean, à partir de témoignages réels issus de participants des « lundis-causeries » organisés par le salon funéraire Alfred-Dallaire.

Théâtre 2.0

Pour le dernier numéro de 2014, Christian Saint-Pierre dirige un dossier sur les réseaux sociaux. Dans le premier article du dossier, Nadia Seraiocco se demande ce que les réseaux sociaux ont à offrir aux artistes de théâtre, ainsi qu’à ceux qui font la promotion des oeuvres. À plusieurs des idées que Roxanne Martin avait avancées dans son article de Spirale, Seraiocco ajoute celle de l’impact des réseaux sociaux sur les spectateurs. S’ils sont bien utilisés, ils peuvent avoir un énorme pouvoir promotionnel et permettent d’engager le public. Seraiocco reprend la notion de « capital » de Pierre Bourdieu, selon laquelle un message peut avoir une valeur différente selon le type de capital (réel ou symbolique) de celui qui l’émet. Alors qu’auparavant, la crédibilité, la popularité d’un émetteur ou le potentiel affectif du sujet traité pouvaient accroître le capital culturel d’un événement, il est aujourd’hui nécessaire d’être lucratif pour bénéficier d’une certaine visibilité. Seraiocco remarque que les réseaux sociaux encouragent une mise en scène de soi idéalisée : « Les vedettes des médias sociaux donnent en pâture des morceaux de leur vie privée à un auditoire qui les encourage en “retweetant” ou en “likant” pour montrer son enthousiasme » (Seraiocco, 2014 : 16). Au théâtre, contrairement à la télévision, les spectateurs font converger leur attention vers la scène. Ce n’est qu’après que les réseaux sociaux servent de relais pour les messages des spectateurs ainsi que pour la promotion des théâtres et des organismes de diffusion. Seraiocco termine son article en soulignant que pour être réussie, une campagne de promotion qui utilise les réseaux sociaux comme plateforme doit faire parler d’elle en ligne, mais aussi dans les quotidiens à grand tirage, à la télé et à la radio.

Avec Nous voir nous, Guillaume Corbeil a écrit une des pièces les plus exemplaires de l’incursion des réseaux sociaux dans le théâtre. Dans un article où il raconte l’idéation et le processus de création de sa pièce, il explique que, selon lui, le sens du théâtre réside dans l’idée de se reconnaître dans ce qui n’est pas soi. Dans sa mise en scène de la pièce de Corbeil, qu’il a rebaptisée Cinq visages pour Camille Brunelle, Claude Poissant a réussi à évoquer clairement les réseaux sociaux comme Facebook sans les montrer comme tels. Après le succès qu’a eu son texte, Guillaume Corbeil exprime sa peur d’être pris avec une étiquette qui ne lui permettrait pas d’explorer d’autres thèmes. Il termine en mentionnant que Nous voir nous (Cinq visages pour Camille Brunelle) dépasse la simple pièce sur les réseaux sociaux pour questionner plus largement notre rapport à l’image.

Quatre membres des Petites cellules chaudes racontent la genèse du iShow, un spectacle issu d’un stage au CNA qui visait à explorer la théâtralité à travers les outils de communication contemporains. Les artistes ont construit ce qu’ils appellent des « tableaux impressionnistes fabriqués à même le Web » en s’inspirant même de la rythmique de l’utilisation d’Internet. Le iShow est un objet hybride sans texte, pour lequel l’acteur principal est choisi de manière aléatoire grâce à YouTube et à Chatroulette, et qui nécessite de l’équipement technique domestique comme des ordinateurs et des iPhone.

Le concepteur vidéo Pierre Antoine Lafon Simard se penche sur le spectacle Little Illiad pour expliquer de quelle manière Skype agit paradoxalement comme un créateur d’intimité. Skype permet de recréer un rapport humain instantané qui colle bien aux codes théâtraux. En même temps, l’application nécessite un jeu de manipulation de l’absence et du virtuel. Le spectacle commande aussi l’utilisation d’écouteurs afin de recréer l’intimité de la conversation auprès du public. Les personnages parlent littéralement à l’oreille des spectateurs, recréant en quelque sorte un aparté moderne. Lafon Simard avance aussi l’idée de cinquième mur, qui consisterait en un espace scénique infini où un personnage absent du plateau conserverait toutes les qualités de l’acteur en scène. Skype permettrait à l’acteur et aux spectateurs de ne pas se limiter au cadre de la scène. Il représenterait selon lui l’oxymore de la proximité lointaine.

Il est aussi question dans ce dossier de la représentation du rôle des réseaux sociaux dans la construction identitaire des adolescents à partir des spectacles Noyade(s) et Chatroom. Julien Brun et Vincent de Repentigny racontent également leur expérience de théâtre en réseau pour la création de leur spectacle Dieu est un DJ de Falk Richter, conçu par deux équipes de création, l’une à Montréal et l’autre à Genève. Puis, Francis Ducharme présente une partie de ses travaux de maîtrise et de doctorat sur la pièce Nom de domaine d’Olivier Choinière, un spectacle se servant des jeux vidéos pour aborder la question de la sociabilité virtuelle.

Regard sur l’histoire

À l’opposé des revues québécoises qui réfléchissent sur le théâtre ultra contemporain, la revue française Études théâtrales tourne plutôt son regard vers le passé et dédie son numéro 59 aux représentations de la Terreur au théâtre. En réunissant des textes issus de la recherche universitaire (historiens, philosophes, littéraires), du patrimoine (archivistes, conservateurs) et de la création (metteurs en scène, comédiens, dramaturges), Martial Poirson cherche à montrer l’ambivalence avec laquelle est abordée cette période révolutionnaire marquante de l’histoire de France. La Terreur révolutionnaire constitue un événement difficile à évoquer, puisqu’elle rappelle une blessure traumatique de l’Histoire tout en suscitant une mythologie alimentée par l’industrie du divertissement. La Terreur se trouve donc prise entre refoulement et sublimation.

Sans doute parce que l’événement est souvent qualifié d’irreprésentable, peu de dramaturges ont eu l’audace de représenter la Terreur sur scène. Est-ce que la représentation des épisodes les plus dramatiques de l’Histoire consiste en une certaine forme de glorification? Comment représenter ces épisodes en évitant l’héroïsation ou la victimisation? Est-ce que l’interprétation de l’événement qu’implique la mise en scène entrave la réflexion du spectateur? Dans son texte d’introduction au dossier, Martial Poirson soulève que la terreur a été utilisée au fil du temps par le pouvoir comme stratégie médiatique et politique pour sensibiliser la population à la violence qui l’entoure. Face à ce qu’il appelle l’« anthropologie de l’effroi », la réception est paradoxale : plusieurs ressentent une jouissance esthétique perverse alors que d’autres réagissent par l’indignation compassionnelle. Chez les créateurs, certains se servent de la Terreur pour critiquer de manière impersonnelle les mécanismes de pouvoir abusifs. D’autres choisissent plutôt de personnaliser l’événement en faisant des trois icônes de la Terreur, Robespierre, Marat et Danton, les figures principales de leur création. Au fil du temps, les représentations de la Terreur ont souvent été prises dans des querelles historiographiques entre les partisans du souci de véracité des événements racontés et ceux qui prônent la liberté dans la constitution d’une fiction historique.

Alors que l’on compte de nombreuses figurations de la Terreur dans la production dramatique mondiale, Poirson constate une baisse de l’engouement pour cet épisode à l’époque contemporaine. Seules quelques productions (Nuit miraculeuse, Je m’appelais Marie-Antoinette, La liberté ou la mort) s’y sont attardées, soit pour faire revivre l’événement dans la mémoire collective, soit pour stimuler l’intelligence critique des spectateurs à son sujet. Une des méthodes utilisées par les créateurs pour évoquer la Terreur consiste à faire appel à des textes non dramatiques ou encore à privilégier une écriture de plateau. En s’éloignant des grandes démarches mémorielles auxquelles le public est habitué, ces artistes bouleversent les horizons d’attente d’une reconstruction historique mimétique et procèdent à une déconstruction de la fable qui offrirait une vision trop linéaire de l’Histoire.

Dans la première partie d’Études théâtrales, les articles mettent de l’avant la théâtralité inhérente à la Terreur, et plus largement au geste révolutionnaire. Deux auteurs se penchent notamment sur l’auteur Romain Rolland : alors que Marion Denizot traite de la pièce Robespierre, Pierre Frantz dresse un portrait de ce qu’il appelle le « théâtre de la Révolution » de Rolland à l’époque de l’Affaire Dreyfus. Dans la seconde partie du numéro, trois textes rendent compte des entreprises de consécration patrimoniale qui ont eu cours au fil des années, que ce soit sous la forme de célébrations officielles, de reconstructions historiques ou de réflexions politiques et éthiques. Il y est question des différentes mises en scène présentées par la Comédie-Française entre 1831 et 1931, de la pièce 1793 du Théâtre du Soleil et du spectacle Notre Terreur de la Compagnie d’Ores et Déjà. Finalement, la dernière partie de la revue porte sur le répertoire étranger, issu de différentes époques, qui véhicule une vision déterritorialisée et décontextualisée de la Terreur. L’article de Lisa Guez sur les mises en scène françaises de La mort de Danton illustre particulièrement bien les conflits idéologiques rattachés aux manières de représenter la Terreur. Ce drame en quatre actes, écrit en 1835 par l’auteur allemand Georg Büchner, a longtemps été considéré injouable à cause de la complexité de l’événement historique raconté. Ce n’est qu’à partir du début du XXe siècle que les metteurs en scène ont commencé à s’y attaquer.