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Du 8 mars au 7 avril 2012, le théâtre musical Belles-Soeurs, une adaptation de René Richard Cyr et Daniel Bélanger de la célèbre pièce de Michel Tremblay, a été présenté en joual au Théâtre du Rond-Point à Paris. La pièce originale, Les Belles-Soeurs, n’avait été montée qu’à une seule occasion dans la Ville Lumière avant cette date, du 22 novembre au 8 décembre 1973, dans une mise en scène d’André Brassard. L’objectif de cette recherche est, d’une part, d’étudier la réception de Belles-Soeurs à Paris en faisant l’analyse de l’interdiscours sur le joual, présent dans les journaux français et québécois. Le deuxième objectif est de faire le point sur l’évolution du débat linguistique entourant la présentation de cette oeuvre en France, en comparant le discours de la presse parisienne de 2012 aux propos des journalistes ayant vu le spectacle à Paris en 1973. Cette démarche a entre autres pour but d’essayer de comprendre pourquoi les intervenants impliqués dans le processus décisionnel ont choisi de ne pas surtitrer le spectacle présenté à Paris, bien qu’au départ le directeur du Théâtre du Rond-Point ait souhaité recourir à ce procédé. Cette analyse a été effectuée à partir des revues de presse parisienne et québécoise (une cinquantaine d’articles au total, soit toutes les critiques du spectacle publiées dans la presse écrite ainsi que sur le web), en retenant spécifiquement tout ce qui avait été écrit sur la langue utilisée lors de la présentation du spectacle en 2012[1]. Le second volet de cette étude est une réflexion sur la pertinence du surtitrage lorsqu’il s’agit de présenter une pièce de théâtre dont la langue de départ est bien celle du public cible, mais dont la variante diatopique pose un problème de compréhension pour l’auditoire.

Avant d’analyser les propos de la revue de presse, il nous a paru essentiel de faire une analyse formelle du texte original de René Richard Cyr, d’une part pour nous assurer que son texte était aussi « joualisant » que celui de Tremblay (ce qui est effectivement le cas), et d’autre part, afin de relever toutes les stratégies adoptées ultérieurement par celui-ci pour faciliter la compréhension du texte par le public français. Nous avons donc comparé le spectacle parisien de Cyr avec celui présenté au Québec de 2010 à 2013. Il est important de mentionner qu’en 1973, selon l’analyse de Michèle Martin : « All Parisian reviews underlined the difficulty of understanding the language of Tremblay’s play, some mentioning that the programme of the play needed a glossary[2] » (Martin, 2003 : 126). Trente-huit ans plus tard, en 2011, le directeur du Théâtre du Rond-Point à Paris, Jean-Michel Ribes, accepte de présenter la nouvelle version de la pièce de Tremblay. Il formule cependant le souhait de pouvoir afficher des surtitres au-dessus de la scène, craignant en effet que son public ne puisse pas comprendre cette représentation en joual. René Richard Cyr, auteur, metteur en scène et président de B14 Productions, refuse. Au directeur du Rond-Point de déclarer avant la première représentation : « Ils ont refusé de surtitrer et ils ont eu raison […]. Mais j’espère que ça sera quand même assez ouvert. Il ne faut pas que l’accent fasse perdre le sens. Il faudra faire un effort des deux côtés » (Dolbec, dans Théâtre d'Aujourd'hui, 2012 : n.p.).

Analyse des formes linguistiques du texte original de René Richard Cyr

Avant d’étudier les changements que René Richard Cyr a apportés à son texte pour faciliter la compréhension de l’auditoire parisien, il fallait d’abord analyser comment son adaptation différait des Belles-Soeurs de Tremblay, et cela uniquement sur le plan textuel. Plusieurs chercheurs ont déjà étudié la langue de Tremblay. Mathilde Dargnat, notamment, traite des « néographies phonétisantes », c’est-à-dire « du travail des formes orthographiques qui rendent compte de particularités de prononciation » (Dargnat, 2007 : 2). Mathilde Dargnat écrit aussi que 

[l’écrivain] sélectionne dans son environnement et dans son imaginaire les phénomènes qui lui paraissent pertinents pour construire une oralité québécoise lisible […]. Il est question [notamment] de l’usage polyvalent de l’apostrophe, lieu commun de toutes les écritures oralisantes

Dargnat, 2007 : 7

En ce qui concerne l’écriture de Tremblay, Mathilde Dargnat note que, « dans l’ensemble, les néographies […] renvoient bien à des variations attestées dans la réalité […], [mais que] l’auteur ne fait que saupoudrer son texte […] en restant toujours dans le système graphique du français... » (Dargnat, 2007 : 12). Elle soutient que, chez Tremblay,

l’écriture littéraire de l’oralité […] [est] tiraillée entre le principe de communicabilité (de lisibilité) d’un message et celui de la singularité physique de la forme […], la mesure […] des écarts par rapport à la norme orthographique manifeste finalement le caractère raisonnable, pesé et contrôlé de son désir graphique de réalité orale

Dargnat, 2007 : 15

C’est en nous inspirant de la grille d’analyse de Mathilde Dargnat que nous avons tenté de comparer l’écriture du texte original de Tremblay avec l’adaptation de René Richard Cyr.

Le lexique

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Sur le plan du lexique, nous avons noté très peu de changements. « Béloné » et « baloné » sont deux variantes orthographiques d’un anglicisme que Tremblay a lui-même utilisées; « participer » a été choisi par René Richard Cyr au lieu de « concourir » parce que ce terme fait partie intégrante d’une chanson et qu’il fallait respecter la rime; « blagues » au lieu d’« histoires », le niveau de langue des chansons étant souvent légèrement plus élevé que celui du monologue original.

Suppression de certaines substitutions de graphèmes alphabétiques

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Nous avons relevé trois exemples de suppression, à l’écrit, de substitutions de graphèmes alphabétiques originellement effectuées par Tremblay : a. « pére » et « mére » (ces écarts de prononciation se retrouvent à l’oral lorsqu’on assiste au spectacle, mais il ne s’agit pas tout à fait de la même diphtongue); b. « stirio »; c. « pardre » (substitutions absentes à l’oral lors du spectacle). Nous constatons donc une légère élévation du niveau de langue. À première vue, notre hypothèse était que René Richard Cyr avait décidé d’omettre ces écarts de prononciation parce qu’ils étaient socialement plus discriminants dans le système du français québécois. Cette hypothèse a été confirmée lorsque l’auteur nous a expliqué que ces choix avaient été faits afin d’éviter d’utiliser « un langage du terroir trop rural et passéiste ».

Polyvalence de l’apostrophe

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En ce qui concerne l’utilisation de l’apostrophe pour rendre compte des élisions qui surviennent à l’oral, nous avons noté que René Richard Cyr ne fait pas que saupoudrer son texte. Comme le font la plupart des dramaturges québécois contemporains, dont la langue est moins policée que celle de Tremblay en 1968, l’auteur ne se gêne pas pour bien préciser, à l’écrit, la littérarisation de l’oral, en fabriquant des néographies qui rendent bien compte des particularités du discours oral québécois. Comme Cyr l’a lui-même expliqué, ces néographies constituent également de précieuses indications pour les interprètes.

Ajouts « joualisants » de René Richard Cyr

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Plusieurs ajouts viennent compenser la suppression des substitutions de graphèmes alphabétiques. L’adaptation en théâtre musical n’est donc pas moins « joualisante » que le texte de Tremblay. Cyr a eu recours notamment à des néographies identiques ou similaires à celles utilisées par Tremblay dans d’autres pièces (ex. : « étebus » est une des variantes orthographiques retrouvées dans les autres oeuvres de Tremblay[4]).

Les modifications apportées au texte original de Cyr (la version parisienne)

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Pour que le public parisien puisse mieux comprendre Belles-Soeurs, René Richard Cyr a apporté quarante-quatre modifications à la version originale présentée au Québec. Ces changements ont été faits après avoir « testé » le texte de départ auprès de quelques lecteurs choisis dans le but d’identifier les termes qui ne seraient pas compris du public français. L’auteur a ensuite demandé aux comédiennes de mémoriser ces quarante-quatre modifications, de ralentir un peu leur vitesse d’élocution à certains endroits et de prononcer certains mots plus clairement (sans que cela porte atteinte au rythme des échanges).

Revue de presse parisienne (2012)[6]

Critiques négatives du spectacle

Toutes les critiques parues dans la presse écrite et sur le web étaient très élogieuses. À même ces critiques élogieuses, nous avons relevé des propos qui critiquaient négativement la pièce, comme ceux-ci : « René Richard Cyr peine à négocier le virage “grave” de la pièce […]. Le mélo passe mal la rampe après un tel déluge de bonne humeur » (Chevilley, dans Théâtre d’Aujourd’hui, 2012 : n.p.).

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Problèmes de compréhension du joual

Aucune critique parue dans la presse écrite ne faisait mention d’un quelconque problème de compréhension du joual. Cependant, 25% des critiques parues sur le web faisait état d’un problème de compréhension : « certaines expressions nécessiteraient presque des surtitrages » (Chénieux, dans Théâtre d’Aujourd’hui, 2012 : n.p.) et « À ce titre, la langue risque d’en laisser quelques-uns sur la paille tant le joual peut paraître abscons et par moments difficilement compréhensible » (Orsini, dans Théâtre d’Aujourd’hui, 2012 : n.p.).

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Éloge du joual

Sur vingt articles de journaux, quatre font l’éloge du joual, et sur vingt articles de la presse en ligne, six en font également l’éloge : « tout ça en joual épatant et savoureux » (Quirot, dans Théâtre d’Aujourd’hui, 2012 : n.p.); « Le bagout des personnages est une partie de plaisir littéraire. Le français-québécois fourmille d’expressions aussi hilarantes que poétiques qui construisent une étonnante gouaille que n’aurait pas reniée Michel Audiard » (Soublin, dans Théâtre d’Aujourd’hui, 2012 : n.p.).

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Dans la presse en ligne, on dénonce le fait que le joual est parfois très difficile à comprendre, mais on en fait tout de même l’éloge, et cela dans une proportion de 30% des articles.

Articles comprenant des citations en joual

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Il est intéressant de constater que certaines citations sont tirées de la pièce de Michel Tremblay et non de l’adaptation de René Richard Cyr. On cite notamment des passages qui ne sont pas dans le texte de Cyr ou des phrases qui ne sont pas exactement comme dans la version adaptée puisque le texte du théâtre musical n’a pas été publié.

Articles à caractère didactique

Plusieurs journalistes ont choisi d’expliquer le phénomène du joual au lecteur.

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Analyse de l’interdiscours sur le joual

Comme nous l’avons mentionné précédemment, selon l’article de Michèle Martin, tous les critiques parisiens de 1973 avaient souligné la difficulté de comprendre la langue de Tremblay lors de la présentation des Belles-Soeurs à Paris (la pièce originale de Tremblay). En 2012, pas un seul critique parisien de la presse écrite ne mentionne qu’il est difficile de comprendre la langue de Belles-Soeurs, alors que les critiques de la presse web le font dans une proportion de 25% des articles. Plusieurs interprétations sont possibles. Dans un premier temps, il fallait absolument savoir si les comédiennes faisant partie de la distribution originale de 1973 à Paris avaient prononcé leurs répliques de la même façon qu’à Montréal ou si certains changements avaient été apportés au texte original et à la prononciation. La directrice artistique du Théâtre du Rideau Vert, Denise Filiatrault, qui faisait partie de la distribution à l’époque, a bien voulu répondre à cette question : en 1973, les actrices québécoises avaient joué Les Belles-Soeurs en joual, exactement de la même façon qu’à Montréal. Rien n’avait été modifié. Pas un mot, pas une syllabe.

Est-ce pour cela que les journalistes français ont eu du mal à comprendre en 1973? Est-ce que toutes les modifications apportées par René Richard Cyr ont vraiment fait passer le texte en 2012? Mais alors, comment expliquer que 25% des articles parus sur la toile font mention du fait que le joual est difficile à comprendre? Est-ce parce que la moyenne d’âge des journalistes web est moins élevée et qu’ils ont davantage de problèmes à comprendre le joual, ayant été moins exposés que leurs aînés à la parlure québécoise populaire? Est-ce plutôt la presse montréalaise ainsi que le discours des producteurs et créateurs du spectacle parisien qui auraient influencé les propos des critiques parisiens? Pour le savoir, il fallait aussi faire la revue de presse canadienne.

Nous avons donc fait l’analyse des articles parus dans La Presse, Le Devoir et Le Journal de Montréal pour la période à l’étude. Voici deux extraits représentatifs d’une tendance que nous tenterons d’expliquer par la suite :

VONT-ILS COMPRENDRE… OU PANTOUTE?

René Richard Cyr a fait bien peu de changements au spectacle qui sera présenté ce soir, à Paris […]. Même le mot « pantoute » a été conservé. Qui sait, peut-être sera-t-il adopté dans le vocabulaire des Français? […] René Richard a dit aux comédiennes de […] bien articuler les mots, surtout certaines dernières syllabes[7].

Michel Tremblay se pose les mêmes questions. Il sait bien que les Français se sont habitués à l’accent québécois, grâce au cinéma surtout, mais il n’est pas tout à fait sûr de leur réaction : « On est moins folklorique qu’il y a 40 ans. À l’époque, les Français se souvenaient à peine de notre existence. Aujourd’hui, ma seule inquiétude, c’est : vont-ils accepter de comprendre?[8] ».

Il est à remarquer que, dans le discours de la presse écrite montréalaise, ce qui s’avère le plus important pour les Québécois (qu’il s’agisse des auteurs, des journalistes ou du grand public en général) est que le joual soit enfin compris par les Français. La compréhension devient reconnaissance. Il y a beaucoup d’émotivité dans ce discours. On ne veut plus entendre dire de la part des Français que le joual est trop difficile à comprendre.

Si nous nous reportons maintenant à l’article de Jean-Pierre Ryngaert, qui fait l’analyse des dossiers de presse des critiques parisiens de 1973, on constate que, contrairement à Michèle Martin, l’auteur ne fait pas mention du fait que le joual ait été difficile à comprendre. Au contraire, ses propos tendent plutôt à confirmer que le joual ne pose pas de problème de compréhension :

Les représentations ont été placées, et cela n’est pas une surprise, sous le signe de la langue. Le dossier de presse donne des définitions du joual et prend des précautions pour qu’il n’y ait pas d’erreur sur la nature du produit. Du côté québécois comme du côté français, on veut que la « compréhension » soit excellente. Un lexique d’une page est inclus dans le programme. Des avant-premières comme celle du Figaro rassurent les futurs spectateurs avec des exemples : « Vous voyez, le joual – ou dialecte québécois – n’est pas si difficile à comprendre. Et les 15 comédiennes de cette pièce sans hommes ont reçu la consigne d’articuler… »

Ryngaert, 2000 : 149

Il existe une contradiction entre l’article écrit par Michèle Martin et celui rédigé par Ryngaert. Les dossiers de presse ont donc été interprétés de façon différente : l’accent n’a pas été mis sur les mêmes énoncés. Mais comment a-t-on pu en arriver à des résultats aussi contradictoires? Ryngaert mentionne qu’il s’est appuyé « essentiellement sur des dossiers de presse inégalement fournis », et qu’il n’avait pas pu assister au spectacle à Paris (Ryngaert, 2000 : 147-148). En relisant l’article de Martin, nous avons relevé un détail intéressant, une note en bas de page qui nous avait échappé : l’auteure mentionne que, selon les trois critiques québécois en poste à Paris, la langue ne posait pas de problèmes pour l’auditoire français, ce qui contredit d’emblée ce qu’avaient écrit les journalistes parisiens (Martin, 2003 : 126). Il est intéressant de constater que les propos de l’article de Ryngaert, publié au Québec, sont identiques à ceux des trois critiques québécois en poste à Paris en 1973 : il n’y a pas eu de problèmes de compréhension du joual. Pourtant, d’après Martin, les critiques parisiens étaient d’un autre avis…

Un fait est cependant indéniable : l’émotion véhiculée par l’utilisation du joual est au coeur des critiques parues en 1973, et tout comme les critiques parisiens ayant écrit sur le spectacle de 2012, les journalistes ont ramené la langue à la nostalgie du passé et au lien de parenté unissant Québécois et Français, à ce lien filial qui transcende toutes les barrières :

L’ensemble de la critique française se réjouit beaucoup d’entendre cette langue, qui donne l’occasion de cultiver la nostalgie du « vieux français » ou du « patois de nos provinces » […]. La question de la langue est ramenée au passé, aux racines, au « cousinage »

Ryngaert, 2000 : 153

Ryngaert déplore notamment que la dimension politique ait été évacuée par les journalistes, que cet état d’aliénation vécu par les femmes n’ait pas été traité par la presse parisienne :

Tout se passe comme si les critiques sautaient par-dessus toute analyse qui nécessiterait de comprendre ce qui se passe localement […]. Ils sautent très vite à l’universel, au général, à la poésie qui nous permettent de nous réconcilier tous […]. Du même coup, toute analyse politique est exclue

Ryngaert, 2000 : 158

En compilant systématiquement tout ce qui a été écrit sur la langue de la pièce, il apparaît que les Québécois ne veulent plus entendre dire que le joual est trop difficile à comprendre. Pourtant, le joual est un sociolecte. Il possède des caractéristiques bien spécifiques, propres au registre vernaculaire, qui font en sorte qu’il est normalement difficile à comprendre pour un étranger partageant la même langue, le français, mais non la même variante diatopique. Lors de la représentation de Belles-Soeurs à Montréal, nous avons constaté que même la nouvelle génération de jeunes Québécois avait parfois du mal à comprendre le joual. Alors, pourquoi vouloir à tout prix qu’un Parisien le comprenne? Est-ce que le fait de préférer avoir des surtitres n’a pas été une demande tout à fait légitime de la part du directeur de théâtre parisien qui connaît bien son public? Est-ce que le discours de la presse écrite parisienne, contrairement à celui de la presse web, n’a pas été influencé par celui de la presse montréalaise et des créateurs du spectacle, ou sinon par le discours des Québécois en général qui tiennent absolument à être compris de leurs « cousins français »? Indirectement et de façon très subtile, la teneur de nos propos n’a-t-elle pas empêché les Français de dire qu’ils ne comprenaient pas le joual? Avant de répondre à cette question, nous avons voulu faire une recension des écrits afin de relever les cas où la traduction intralinguale avait été utilisée au théâtre. Notre but était aussi d’essayer de comprendre pourquoi on avait eu recours à ce procédé.

Le surtitrage au théâtre

Le surtitrage a pris naissance au Canada au début des années 1980 et n’était à l’origine utilisé que dans le domaine de l’opéra. Dans le domaine théâtral, les surtitres sont maintenant de plus en plus utilisés, autant en Amérique du Nord qu’en Europe, pour la traduction interlinguale. Au Canada notamment, les créateurs de langue française dont les oeuvres sont à l’affiche dans les théâtres franco-canadiens minoritaires utilisent de plus en plus ce procédé au lieu de présenter leurs pièces en traduction anglaise. Comme l’explique Dewolf,

[j]amais la circulation des cultures n’a été si intense, jamais il n’y a eu une telle diversité de propositions. Les oeuvres d’auteurs comme Peter Brook, Ariane Mnouchkine, Robert Wilson, Robert Lepage, Peter Sellars, Christoph Marthaler et bien d’autres s’exportent plus facilement grâce au surtitrage. Une série d’événements fortement médiatisés comme les festivals internationaux (Avignon, Salzbourg, etc.) leur a permis d’avoir une visibilité mondiale

Dewolf, 2003 : 9

Ce réel engouement pour les pièces présentées dans la langue de départ, ce nouveau culte de la version originale, crée une demande de plus en plus grande de surtitreurs qualifiés, notamment pour les festivals, mais aussi pour les théâtres dont la mission est de présenter un répertoire international.

À titre d’exemple, mentionnons la pièce Temps de Wajdi Mouawad, qui a été présentée en version originale avec surtitres allemands à la Schaubühne de Berlin en 2011. Wajdi Mouawad a d’ailleurs souvent eu recours à ce procédé lorsqu’il était directeur artistique du Centre national des Arts à Ottawa. Il s’est notamment inspiré de l’article de Georges Banu, « Le mur lézardé des langues » (2005), pour expliquer sa démarche :

Évoquant la métaphore du mur de Berlin, pour en prendre le contrepied, Banu propose que le mur de la langue au théâtre n’a pas à être démoli. Dans la mesure, selon lui, où la langue constitue, pour le comédien, une patrie, c’est-à-dire une « sécurité identitaire », et pour le metteur en scène, parce qu’il entretient avec sa langue une relation profonde et sensuelle, le gage d’une bonne direction d’acteurs. […] De là il découle que le spectacle en langue étrangère devrait rester intact; au lieu de détruire le mur de la langue, il faut chercher plutôt, en le reconnaissant, à le franchir ou à le surmonter

Bénard, 2009 : 99

Le recours au surtitrage dans le domaine de la traduction théâtrale ouvre la voie à une multitude d’interrogations  : doit-on envisager de n’utiliser ce procédé que dans certains cas bien spécifiques? Lesquels? Dans quelles circonstances est-ce que les surtitres favoriseraient une meilleure réception de l’oeuvre à l’étranger? Est-ce que les surtitres ne font pas obstacle à la réception affective de l’oeuvre, est-ce qu’ils ne provoquent pas un effet de distanciation qui ne favoriserait pas la communication? Tous les articles ayant pour objet le surtitrage pour les arts de la scène font état du fait que la transmission de l’émotion est le facteur clé du surtitre réussi :

The ideal subtitles, using Low’s (2002) four priorities, are those that fulfill the following requirements: the translation helps the audience follow the plot, it helps the audience understand the emotions of the characters, it fits in with the concept of each particular production, and remains relatively unobtrusive[9]

Orero et Matamala, 2007 : 267

Traduire ne revient plus seulement à transmettre un contenu ni à reproduire coûte que coûte des formes initiales, mais à rechercher dans la langue et la culture d’arrivée des équivalences susceptibles d’engendrer chez le spectateur une émotion analogue

Dewolf, 2003 : 3

La plupart des chercheurs ayant traité de ce sujet étudient la question du surtitrage interlingual. Mais qu’en est-il de l’usage des surtitres dont la traduction est intralinguale, et dont le but est de faciliter la compréhension d’un public cible partageant la même langue, mais non la même variante diatopique? Est-ce que la pièce Belles-Soeurs aurait dû être surtitrée lors des représentations qui ont eu lieu à Paris en 2012? Est-ce que le recours à ce procédé aurait facilité la compréhension de la pièce, la transmission des émotions, ainsi qu’une meilleure réception de l’oeuvre, tout en respectant la visée des auteurs? Lorsqu’il s’agit d’une traduction interlinguale, le surtitreur doit absolument tenir compte de tous les éléments linguistiques, poétiques, dialogiques, narratifs et scéniques, et il essaie ensuite de comprimer les énoncés du discours pour que le spectateur puisse avoir le temps de les lire à l’écran. Cependant, en ce qui concerne la traduction intralinguale, une grande partie des problèmes techniques découlant normalement du surtitrage et qui est liée aux contraintes de temps et d’affichage à l’écran peut être esquivée, puisque la traduction n’a justement pas à faire passer tout le texte, mais seulement les passages impossibles à comprendre pour l’auditoire, en supposant qu’une partie des énoncés oraux du discours est en effet susceptible d’être comprise par le public cible.

Dans le domaine télévisuel, la traduction intralinguale avec sous-titres a déjà reçu ses lettres de noblesse dans certains pays européens, notamment en Belgique. En effet, plusieurs émissions télévisuelles dans lesquelles les interlocuteurs utilisent une variante régionale du néerlandais parlé aux Pays-Bas sont sous-titrées en néerlandais standard pour les Flamands de Belgique. Personne ne s’attend à ce que les Flamands comprennent ce dialecte, qui est pourtant une variante diatopique de leur propre langue, le néerlandais :

Programme makers and producers seem to believe that Flemish viewers have become alienated from northern Dutch and therefore need subtitling of programmes in which informal northern Dutch is spoken […], all viewer groups indicate that they have great difficulty understanding the informal northern Dutch variant and state that subtitling is required in this particular case[10]

Remael, De Houwer et Reinhild, 2008 : 98

Nous avons relevé maints autres exemples, notamment la version française de la série québécoise Lance et compte :

Cette diversité à l’intérieur d’une langue réputée homogène peut être telle qu’elle gêne l’intercompréhension. On sait par exemple que les films et feuilletons québécois sont souvent sous-titrés, voire doublés, pour les besoins de la diffusion en Europe […]. Combien de fois peut-on voir aussi à la télévision belge des documentaires sous-titrés, alors qu’on y fait parler des francophones de Wallonie ou de Bruxelles... Parfois, la variation peut carrément empêcher la compréhension. Ainsi, un Français ne pourra sans doute pas comprendre ni le parler du taximan d’Ottawa, ni le créolisant de l’Île Maurice, pourtant tous deux réputés francophones

Klinkenberg, 1999

Il s’agit bien sûr d’émissions filmées pour la télévision et non de théâtre. Il est impossible dans ce cas d’apporter les adaptations ponctuelles nécessaires à la compréhension du public cible, comme l’a fait René Richard Cyr pour son spectacle présenté à Paris. Dans pareil contexte cependant (dans le domaine télévisuel), personne ne s’attend à ce que le public français comprenne le joual. Il est tout naturel d’avoir recours au sous-titrage ou au doublage. Alors, pourquoi s’attendre à ce que le public français comprenne le joual de Tremblay au théâtre? Peut-on s’attendre à ce que le public de théâtre, plus ouvert et cultivé que celui visé par la télévision, soit en mesure de comprendre le joual? À notre avis, encore trop peu d’oeuvres théâtrales et cinématographiques ont été présentées en joual en Europe pour que les Français aient pu « se faire l’oreille », et il est donc normal qu’ils ne soient pas en mesure de bien comprendre ce sociolecte. Nous ne pouvons pas comparer ce phénomène avec la diffusion massive au Québec, et cela depuis les années  1930, de films français, lesquels ont aidé les Québécois à comprendre les différents accents régionaux de la France. D’ailleurs, certains de ces accents donnent toujours du fil à retordre aux Québécois désireux de comprendre l’Autre.

En ce qui concerne le domaine théâtral, il n’y a malheureusement pas, à notre connaissance, d’études consacrées au surtitrage de pièces de théâtre dialectal lorsqu’il s’agit d’une traduction intralinguale. Nous avons cependant trouvé, sur la toile, quelques exemples de ce type de représentations en Belgique et en Autriche, ainsi qu’en Bavière et en Alsace[11]. De plus, la majorité des spectacles présentés avec surtitres a été présentée dans la région où est parlé le dialecte propre à chacune des pièces; ainsi, le recours au surtitrage a manifestement une visée didactique : conscients de l’importance et de la richesse de la diversité dialectale, et désireux de transmettre aux plus jeunes un héritage culturel qui est menacé d’extinction, les créateurs et promoteurs de ces spectacles se sont fixé l’objectif de faire connaître ces différents dialectes aux nouvelles générations. On cherche également à donner un certain statut à l’écrivain dialectal, à faire preuve d’ouverture et à favoriser l’échange interdialectal afin de susciter un sentiment d’appartenance entre différentes communautés qui ne partagent pas la même variante diatopique d’une langue donnée. Comme l’explique Daniel Droixhe,

[l]e principe d’un développement de la connaissance interdialectale, ou du moins de la prise de conscience des ressources linguistiques et littéraires des autres dialectes, a dès le départ animé les wallonistes du XIXe siècle et notamment ceux de la Société de Langue et [de] Littérature Wallonnes. Certains avaient placé un grand espoir dans cette mise en commun interdialectale, en tant que moyen de renforcer le sentiment identitaire wallon […]. Pourquoi le parler de telle région ne s’enrichirait-il pas de celui de telle autre? […] Les principautaires, malgré un certain isolationnisme, ne pourraient-ils s’approprier sans peine quelque terme pittoresque s’étendant de Virton à Tournai, Ath et Mouscron?

Droixhe, 2004 : 9-10, 22

Le surtitrage intralingual est aussi utilisé afin de faire connaître les richesses d’un dialecte et d’une culture à différents publics cibles, à l’extérieur de leur lieu d’origine. Klaus Kaindl affirme cependant que 

Schriftliche […] Texte besitzen in unserer Kultur im allgemeinen einen höheren Stellenwert als gesprochene bzw. gesungene Sprache. Widersprüche zwischen dem auf der Bühne Gezeigten und Gesungenen einerseits und den Übertiteln andererseits werden daher weitaus eher als Problem empfunden[12]

Kaindl, 2002

Si nous suivons la logique de ce raisonnement, il s’avérerait plus pertinent d’apporter une série d’adaptations ponctuelles au texte de départ pour faciliter la compréhension du public cible, comme l’a fait René Richard Cyr pour Belles-Soeurs, plutôt que d’intégrer des surtitres au spectacle. Mais en considérant le fait que ces surtitres ne seraient que partiels (puisque ce ne serait pas l’ensemble des énoncés qui serait traduit, mais seulement un certain nombre de mots et d’expressions qui posent un problème de compréhension) et en tenant compte de la visée didactique du surtitrage, il serait possible d’envisager le fait qu’une traduction intralinguale sous forme de surtitres favoriserait dans certains cas la compréhension de la langue parlée d’une nation donnée, et cela en tenant compte de la multitude de ses registres linguistiques. L’objectif serait alors de créer un sentiment d’appartenance encore plus marqué entre les différentes communautés qui ne partagent pas la même variante diatopique d’une langue, en plus de contribuer à accroître le rayonnement de cette culture à l’étranger. De plus, comme le mentionne Kaindl, le surtitrage ajoute parfois une dimension ludique et esthétique au spectacle, puisque ce procédé n’est pas seulement utilisé afin de transmettre des informations : il peut en effet être intégré au spectacle comme tout autre élément artistique de la mise en scène (Kaindl, 2002 : 4). D’autres auteurs ont également étudié cette question, notamment Jean-François Boisvenue qui explique ce phénomène en citant Jean-Pierre Ryngaert : « C’est entre autres, comme on le souligne dans l’ouvrage collectif Graphies en scène, “l’évolution des technologies et l’ouverture de certaines esthétiques théâtrales” qui incitent à cette pratique » (Martinez et Ryngaert, cités dans Boisvenue, 2013 : 35).

Il serait tout de même intéressant de se demander si le recours au surtitrage dans un pareil cas ne pourrait pas approfondir le lien existant entre les deux nations. À la lumière des écrits de Jeanne Bovet, qui s’est elle-même inspirée des recherches de Lise Gauvin (2000) et de Catherine Leclerc (2004), il ressort que « le théâtre québécois procède […] d’une “surconscience linguistique” axée sur le rapport identitaire à la langue » (Bovet, 2007 : 44). Par conséquent, la création d’un « hétérolinguisme » – terme proposé par Rainier Grutman et repris par Bovet désignant notamment « la présence dans un texte d'idiomes étrangers, sous quelque forme que ce soit, aussi bien que de variétés (sociales, régionales ou chronologiques) de la langue principale » (Grutman, cité dans Bovet, 2007 : 45) – résultant du surtitrage pourrait éventuellement créer un lien encore plus intime avec le public français si elle se constituait en stratégie dramaturgique. En effet, le recours au surtitrage du spectacle Belles-Soeurs présenté en France aurait aussi pu servir à « relâcher des tensions entre deux réalités linguistiques » (Boisvenue, 2013 : 35). Ce besoin d’être compris ainsi affiché au grand jour, doublé d’un effort didactique de transmission du patrimoine linguistique et culturel, parachevé d’une composante ludique et esthétique qui fait des surtitres un élément d’expression supplémentaire contribuant à la transmission des émotions et participant « à la création de sens s’étendant au-delà du verbe » (Boisvenue, 2013 : 37), tout cela aurait pu en effet contribuer à l’effort de voir s’approfondir davantage cette relation existant entre Québécois et Français.

Bovet a réussi à démontrer que le plurilinguisme au théâtre contribue à créer un « espace de l’intime ». Elle écrit notamment que « tout comme l’espace sociolinguistique, l’espace de l’intime est un espace fondamentalement relationnel : “ d’une part, relation avec le plus profond de soi-même et, d’autre part, liaison la plus étroite de soi avec l’autre” » (Sarrazac, cité dans Bovet, 2007 : 60). « Le moi intime ne demeure pas celé : il entretient un rapport nécessaire, mais sélectif avec l’extérieur, en tant qu’il s’offre “au regard et à la pénétration de cet autre qu’on a choisi” » (Sarrazac, cité dans Bovet, 2007 : 60). Suivant la logique de ce raisonnement, mais dans un autre ordre d’idées puisqu’il ne s’agit pas ici de deux langues différentes, un surtitrage ludique de qualité mettant en relief la dyade hétérolinguistique joual / français standard pourrait peut-être créer une liaison encore plus étroite entre Québécois et Français, dans la mesure où ce besoin d’être compris à tout prix (sans surtitres) aurait pour fâcheuse conséquence de faire perdurer l’exotisme lié à cette vision du « cousin québécois ». Il faudrait en effet se demander si la perte de certains éléments de sens ne contribuerait pas à accentuer cette vision folklorique de l’Autre. On peut à cet égard faire un parallèle avec les oeuvres irlandaises montées au Canada anglais. Fitzpatrick et Beddows soutiennent que 

[l]e fait qu’un lieu récepteur d’une oeuvre étrangère partage une langue avec la pièce abordée représente un handicap puisque le « sentiment » de proximité incite une communauté interprétative à proposer des lectures moins réfléchies que celles d’un milieu artistique qui doit d’abord moduler un texte au moment d’en entreprendre la traduction

Fitzpatrick et Beddows, 2006 : 114-115

Il est indéniable que la réception du spectacle Belles-Soeurs présenté sans surtitres à Paris en 2012 a été très positive, et que les adaptations ponctuelles apportées au texte original ont probablement grandement aidé à la compréhension de certaines parties du discours. Il s’avère cependant intéressant de constater que, du point de vue sociotraductologique, les changements apportés au texte de Belles-Soeurs pour accommoder le public parisien, ainsi que tous les propos de la presse canadienne scandant la peur que le texte ne passe pas, sont peut-être le reflet de ce besoin irrationnel (quoique légitime) de reconnaissance, qui se manifeste par le désir d’être absolument compris sans surtitres. Est-ce que le débat a vraiment évolué depuis 1973? Il est difficile de répondre avec certitude à cette question à la lumière des données obtenues par l’intermédiaire de cette recherche. Il semble cependant y avoir une plus grande ouverture de la part des Français à l’égard de ce parler populaire d’outre-Atlantique. Nous notons aussi que les créateurs québécois, en prenant la décision de faire l’ajout d’adaptations ponctuelles au texte original afin de faciliter la compréhension du public cible, ont fait montre d’une plus grande flexibilité que les producteurs du spectacle de 1973. Cependant, étant donné qu’absolument aucun journaliste de la presse écrite parisienne ne fait état d’un quelconque problème de compréhension du joual, il est possible que la critique française n’ose plus mentionner qu’on ne comprend pas toujours ce sociolecte en France... Or, pour certains spécialistes de la traduction théâtrale, le fait d’avoir voulu présenter ce spectacle avec surtitres témoignerait plutôt « de la volonté des instances culturelles […] de s’ouvrir à la diversité culturelle » (Dewolf, 2003 : 7). Pour les artistes québécois cependant – et pour tous les intervenants ayant pris part à la création du spectacle –, une traduction intralinguale en français standard, même partielle, projetée au-dessus de la scène, aurait eu pour conséquence néfaste d’afficher au grand jour l’incompréhension du public parisien. Tous les acteurs impliqués dans le processus de création et de réception de l’oeuvre ne voulaient peut-être pas ternir l’image de ce lien filial idyllique qui s’est manifestement créé entre Québécois et Français depuis 1973. S’il est normal que « la communauté interprétative, constituée par le public, les créateurs et la presse écrite », crée des attentes bien précises qui « modifient les oeuvres » (Bennett, cité dans Fitzpatrick et Beddows, 2006 : 109), il pourrait être intéressant de rendre au surtitrage ses lettres de noblesse en considérant toutes les avenues que ce procédé serait en mesure de créer pour le théâtre dialectal, et cela sur les plans dramaturgique, esthétique et interculturel.