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Les interrogations du formateur de formateurs chargé de coordonner les processus d’apprentissage des arts de la scène sont diverses. De quelle manière les professeurs universitaires s’engagent-ils à susciter auprès de leurs étudiants des expériences suffisamment fortes qui leur permettent de problématiser les relations complexes entre l’art et l’éducation? L’enrichissement de la perception sensible de ces étudiants tout au long des cours serait-il une condition sine qua non pour que des processus semblables puissent advenir, lorsqu’eux-mêmes sont coordinateurs? Comment développer chez des personnes de tous âges une familiarité avec les arts de la scène – ou comme joueur ou comme récepteur – de manière à amplifier leur présence au monde?

Quand on examine les relations tissées entre le théâtre et l’éducation, on est frappé par les nombreux facteurs en jeu, liés autant aux spécificités de l’organisation sociale du pays ou des politiques éducatives qu’à des questions d’ordre esthétique. Tout au long de ces pages, nous voulons contribuer à un débat qui met en avant ces interrogations en prenant comme référence les choix d’une université brésilienne.

En fait, depuis les années 1970, les universités brésiliennes promeuvent une formation en Éducation artistique avec une habilitation complète en Arts de la scène, laquelle vise à former des enseignants qui interviendront auprès des enfants et des jeunes. Cette nouvelle expression pour désigner l’habilitation s’est substituée à l’ancien « Art dramatique », ce qui n’est pas exempt de connotations. Si, initialement, l’expression « Arts de la scène » a été utilisée pour désigner à la fois le théâtre et la danse, on observe que cette terminologie se justifie davantage par le fait que les décennies suivantes ont engendré une nette dissolution des frontières entre les arts, lesquelles dans le passé étaient bien délimitées. Le changement de terme devient donc pertinent, car il correspond à une autre perspective. Les Arts de la scène privilégient la relation directe qui unit praticiens et spectateurs, ici et maintenant, en action dans un espace déterminé non étanche. Cette relation peut même parfois exclure la notion de représentation, comme c’est le cas dans la performance, et peut inclure l’improvisation et des événements aléatoires.

Nous nous trouvons aujourd’hui au Brésil, pays de dimensions continentales, devant un ensemble de 47 cours universitaires dans le champ des Arts de la scène, dont une bonne part forme des professionnels de l’enseignement. Pour faire émerger les contributions singulières que ces arts peuvent offrir à l’éducation, les cours ont des cursus variés tout en obéissant aux exigences particulières du ministère de l’Éducation et aux instances qui, dans chacun des états de la fédération, régulent l’enseignement.

À l’image de la scène contemporaine, les défis auxquels nous sommes confrontés dans la formation de formateurs aujourd’hui sont proportionnels à l’envergure des mutations qui, en rythme accéléré, viennent bousculer les manières établies d’envisager la scène, générant de salutaires zones de turbulences. Un brouillage de frontières et un métissage s’instaurent entre les arts; la danse, le cirque, l’opéra, les arts visuels, le cinéma, les images, tout se mélange et de nouvelles formes de fusion sont inventées. L’événement théâtral quitte la scène configurée à l’italienne pour investir les lieux diversifiés et insolites de la ville – hangars, entrepôts, rues, églises, hôpitaux, prisons –, établissant de nouveaux liens avec les spectateurs. L’espace scénique n’est plus le seul lieu où l’on discourt sur le monde, mais il devient source de réorganisation des perceptions. Les interventions urbaines viennent perturber les références reconnues et incitent les personnes à regarder autrement leur environnement.

Ce n’est plus la manière d’écrire qui caractérise le théâtre; des textes de toute nature, écrits pour être joués ou conçus à d’autres fins, investissent à présent la scène. Les interrelations entre les personnages ainsi que la fixité de leur identité sont profondément bouleversées; la fragmentation et la multiplicité des points de vue gagnent le premier plan. Plus que cela, lorsqu’il s’agit de processus fondés sur « l’écriture de plateau », le dialogue entre les compétences complémentaires (du jeu, de l’espace, de la lumière et du son) aboutit à un texte qui émerge de l’exercice même de la scène, comme c’est le cas dans les spectacles du Théâtre du Vertige, troupe brésilienne reconnue.

Tous les contextes de la pratique artistique se diversifient à grande échelle : non seulement les écoles, mais aussi les organismes non gouvernementaux, les mouvements sociaux, les institutions consacrées à la santé reconnaissent dans l’action théâtrale un véhicule puissant pour mener à bien leur mission. Une telle multiplication des protagonistes de la scène dans les différents segments de la société suscite une relation accrue à l’altérité et on ne peut oublier cette diversité de contextes lorsqu’il s’agit d’établir un cursus de formation.

Encore récemment, nous travaillions avec des catégories relativement stables  :    théâtre professionnel, théâtre amateur, théâtre-éducation. Le cadre institutionnel auquel nous nous confrontons actuellement est différent. Maisons de culture, organisations non gouvernementales et autres entités compétentes maintiennent des pratiques scéniques continues qui attirent des personnes de tous âges; les protagonistes de l’activité scénique, les finalités de son expérimentation et les modes de production se sont multipliés. La scène d’aujourd’hui se réinvente pour exprimer un monde en transformation avec des moyens renouvelés.

C’est au sein de ce panorama d’instabilité et d’élargissement continu des limites jusqu’alors souveraines que s’inscrivent les interrogations qui nous mobilisent. Un premier principe de travail surgit alors avec vigueur : les questions esthétiques qui émergent de la scène contemporaine constituent des points de référence fertiles pour la formation. C’est dans la quête des artistes d’aujourd’hui que nous rencontrons des sources pour alimenter la pratique des étudiants universitaires.

Les Arts de la scène à l’Université de São Paulo

Les pages qui suivent retracent les réflexions d’une professeure engagée dans la formation des enseignants des Arts de la scène à l’Université de São Paulo (USP). Fondée en 1934 par une mission française à laquelle appartenait Claude Lévi-Strauss, l’USP est une université publique qui occupe une position d’excellence parmi ses voisines d’Amérique latine. Une haute qualification de ses enseignants, une forte incitation à la recherche et des moyens matériels adéquats font d’elle un terrain privilégié de travail.

Commençons par le volet de formation en grande partie responsable de l’avancée dans le pays des relations entre le théâtre, la danse et l’éducation. Il s’agit de cours offerts par l’École de communications et arts (ECA) de l’Université de São Paulo qui forme les chercheurs en maîtrise depuis le milieu des années 1970 et au doctorat depuis 1981. L’absence d’une solide tradition littéraire au Brésil a paradoxalement fait naître un espace permettant d’affirmer l’autonomie d’un champ de connaissances spécifique, celui des études scéniques. Des investigations fertiles autour des relations entre les Arts de la scène et l’éducation ont été développées dans ces cours; ceux-ci ont généré la majeure partie d’une vaste bibliographie brésilienne, aujourd’hui disponible pour la formation des futurs enseignants. Objet d’un important soutien du ministère de l’Éducation, la formation en maîtrise et doctorat qui nous occupe ici a crû de manière exponentielle dans les dernières décennies. Les rencontres régulières de l’Association brésilienne de recherche en arts scéniques – l’ABRACE réunit jusqu’à mille adhérents – sont le lieu de réflexions fertiles sur les finalités et les modalités des connaissances impliquées dans l’apprentissage des arts de la scène.

Il nous faut aborder maintenant l’objet central de notre propos qui est la formation professionnelle acquise au cours de la licence en Éducation artistique avec habilitation complète en Arts de la scène. Malgré les mutations fréquentes dans l’organisation du cursus, une particularité perdure en son sein : ce qu’on nomme le modèle « 3+1 » – c’est-à-dire trois années dédiées à des formations artistiques et une année d’études didactiques – a toujours été rejeté. Les professeurs estiment que la réflexion relative à la transmission et à la construction de la connaissance doit être présente tout au long de la période de formation, c’est-à-dire durant les quatre années de présence à l’université.

À l’ECA–USP, la formation des enseignants est assurée par le Département des arts de la scène, lequel forme également des professionnels de l’interprétation, de la mise en scène, de la théorie et de la dramaturgie. Le concours d’entrée à l’enseignement en Arts de la scène est sélectif : chacune des 10 places annuelles disponibles a été disputée en 2013 par 17,3 candidats[1]. On attend du nouveau diplômé qu’il soit apte à penser les relations entre le théâtre, l’éducation et la société. Ces relations, construites historiquement, exigent des réponses appropriées aux questions posées dans le monde d’aujourd’hui et doivent être constamment réévaluées. Le futur professionnel doit être capable de proposer des démarches de création artistique en syntonie avec les demandes du lieu et du moment de son intervention. On veut former un artiste et éducateur présent au présent, sachant proposer une solution originale pour chaque défi rencontré et ouvrir un chemin dans lequel le théâtre et la pédagogie s’épaulent en un dialogue constructif. Il doit savoir instaurer une pratique artistique pleine, articulée à une action éducative et sociale, cherchant à accroître la conscience de ceux qui la vivent.

Le projet du Département des arts de la scène préconise que tous les étudiants, une fois détenteurs d’une habilitation, soient en quelque sorte simultanément artistes, pédagogues et chercheurs. En fait, si la réflexion pédagogique occupe une place centrale dans la formation du futur enseignant, elle n’est pas une prérogative exclusivement réservée à ce professionnel. L’acteur, le metteur en scène, le théoricien et le dramaturge en formation sont invités également à prendre en compte cette réflexion. D’un autre côté, on attend du futur enseignant qu’il exerce une pratique artistique et qu’il soit capable d’élaborer de nouvelles connaissances à partir de l’exercice de la recherche.

Le trinôme artiste-pédagogue-chercheur est un horizon qui oriente l’organisation universitaire, le contenu des cours et les méthodes employées. On considère que ces trois pôles identitaires doivent, dans un dosage approprié, se combiner dans le parcours de tous les étudiants. Il est important de rappeler que les habilitations professionnelles offertes par le département ne sont pas cloisonnées de manière étanche, puisque les différents champs de l’activité théâtrale se mélangent entre eux. Dans la pratique, il n’est pas rare de voir des enseignants jouant comme acteurs et des metteurs en scène conduisant des ateliers auprès de jeunes en institutions de réinsertion sociale, par exemple.

De fait, les interventions du professionnel en Éducation artistique – Arts de la scène appartiennent à deux sphères distinctes. La première est celle de l’éducation formelle, coeur du projet démocratique. Une série de Parâmetros Curriculares Nacionais[2] très bien articulée établit des orientations d’action pour les enseignants en arts, depuis la Educação Infantil[3] jusqu’au Ensino Médio[4]. Pourtant, dans la mesure où l’Ensino Fundamental[5] est dévalorisé socialement, rares sont les diplômés de la USP – paradoxe surprenant – qui enseignent dans les écoles publiques. Les professeurs d’Éducation artistique des écoles publiques de l’état de São Paulo proviennent presque toujours d’universités privées de moindre prestige.

En effet, même si aujourd’hui on peut observer certains progrès dans la distribution des richesses, la société brésilienne présente toujours une grande inégalité sociale à laquelle l’école publique n’est pas étrangère. Et c’est dans ce cadre d’une absence patente de politique incisive vis-à-vis de l’éducation pour tous qu’on observe un fait dont la gravité est lourde de conséquences : l’école publique n’est pas un terrain d’expériences prometteuses dans le champ des Arts de la scène. L’enseignement artistique dans les écoles qui reçoivent les élèves de 6 à 17 ans tend malheureusement, alors qu’il est obligatoire, à se constituer comme une succession d’activités dont le sens reste souvent obscur aux yeux des enfants et des jeunes.

La seconde sphère d’activité de la formation est celle de l’action culturelle et artistique. Ce sont de véritables modalités d’éducation non formelle, dans lesquelles la participation aux affaires de la polis est le but principal – un de ses principes fondamentaux étant que les actions interactives incitent à la construction des savoirs. Ces actions, très souvent liées au traitement de problèmes sociaux par le biais de l’art, débouchent sur des avancées considérables, tant du point de vue quantitatif que qualitatif. Des thèmes comme la diversité culturelle, la justice sociale, la lutte contre les discriminations les plus variées sont abordés dans des démarches d’apprentissage qui jumellent les manifestations artistiques contemporaines et les perspectives pédagogiques. Des artistes et des enseignants, seuls ou en collaboration, proposent des activités d’action culturelle audacieuses et inventives dans des organisations non gouvernementales, des centres culturels, des prisons et au sein de mouvements civils, jetant ainsi des passerelles entre la scène contemporaine et la vie dans les métropoles brésiliennes, marquée tout autant par un intense dynamisme que par la violence et les inégalités.

Un aspect particulièrement intéressant de l’action culturelle et artistique disséminée dans la ville de São Paulo a trait à ce qu’on appelle le « théâtre de groupe », appuyé par le Programme municipal d’incitation au théâtre. Des groupes qui accomplissent un travail continu, précaire selon les lois du marché, postulent par concours à une subvention de la municipalité pour mener à bien leurs créations. En contrepartie, ils s’engagent à proposer des initiatives au profit de la population. Parmi elles, des actions culturelles et artistiques les plus variées sont réalisées, comme l’offre d’ateliers, de conférences, de rencontres ou l’ouverture du travail de création du groupe à des observateurs.

C’est ainsi que se révèlent des expérimentations intéressantes, à la jonction de la recherche et de l’intervention sociale, qui offrent des perspectives prometteuses à la pédagogie du théâtre. Les membres des groupes se mettent en relation avec des couches de la population jusqu’ici éloignées de la « géographie théâtrale » de la ville, et les découvertes qui en résultent nourrissent à leur tour la création artistique. Les frontières entre la création et la pédagogie sont ainsi brouillées. La scène se transforme en transformant ceux qui s’y engagent. De nombreux professeurs du Département des arts de la scène de l’USP, particularité digne de considération, tissent des liens avec les collectifs subventionnés. Ils dirigent des groupes ou collaborent à leur projet en donnant des conférences et en organisant des débats, ou réalisent des investigations académiques ayant ces collectifs pour objet. Les créations nées du Programme d’incitation au théâtre génèrent de nouveaux savoirs, absorbés et débattus à leur tour par l’université elle-même.

Durant les deux premières années de formation, les étudiants de toutes les habilitations professionnelles offertes par le département suivent des cours communs, ayant pour objectif la construction des connaissances de base sur les poétiques du corps et de la voix, les pratiques de la scène, les relations entre théâtre et société, la dramaturgie et l’histoire du théâtre dans le monde et au Brésil. Quand le futur professeur de théâtre termine sa formation initiale, il entre dans sa troisième année en s’inscrivant dans une série de cours spécifiques d’une durée de quatre mois chacun :

  • « Jeux théâtraux I et II » consiste en une pratique ludique à partir des principes de l’Américaine Viola Spolin (1963, 1982, 1986). Les theatre games ont été disséminés au Brésil grâce à des recherches menées dans les cours de maîtrise et de doctorat déjà cités. Des concepts de Spolin comme la physicalisation, le focus, l’instruction, l’accord de groupe et l’évaluation constituent de puissants leviers de découverte du langage théâtral. Parce qu’ils sont liés à des jeux traditionnels présents en différentes cultures (Barros Pupo, 2005), les principes de ce système de travail, qui allie le caractère impondérable du jeu aux actions physiques décrites par Stanislavski, s’appliquent à des contextes variés et occasionnent de riches parcours de création et d’apprentissage.

  • « Action culturelle en théâtre » présente et discute l’origine du concept, les principes et les objectifs d’opérations qui y sont liés, avec une attention spéciale accordée aux réalisations brésiliennes récentes.

  • « Pédagogie et processus de création » propose l’examen des créations conduites par les participants du mouvement « théâtre de groupe » dont les ateliers s’adressent aux non-acteurs. C’est le cas de groupes qui interviennent dans des auberges, usines, associations d’habitants. Ils partent de l’expérience théâtrale directe proposée à la population originaire de ces mêmes lieux et, à partir d’elle, créent leur spectacle ou événement théâtral.

  • En « Théâtre et éducation I et II », l’étudiant découvre les approches qui peuvent fournir des principes à son intervention, de manière à ce que théorie et pratique s’interpénètrent. Parmi elles, nous pouvons mettre en avant, en plus des theatre games déjà mentionnés, le dramatic play (jeu dramatique). Deux autres modalités méritent d’être citées, car elles sont le fruit d’expérimentations réalisées dans le pays. La première modalité est la pièce didactique de Bertolt Brecht abordée ludiquement (Koudela, 1991, 2001) tandis que la seconde est un emprunt brésilien du drama anglo-saxon (Cabral, 2006). On peut inclure également dans cet ensemble le thème de la réception, et plus précisément celui de la formation du spectateur (Desgranges, 2012).

  • Les étudiants doivent accomplir une charge horaire de 400 heures de travail, divisée entre observation et coordination d’apprentissages hors des murs de l’université. Celles-ci se réalisent souvent à la périphérie de la ville, dans le domaine de l’école ou dans celui de l’action culturelle et artistique. C’est dans les cours « Méthodologie de l’enseignement des Arts de la scène I, II et III » que cette expérience est débattue collectivement en salle de cours et articulée à la bibliographie spécifique. Entrer en contact direct avec des institutions souvent situées dans des lieux abandonnés par le pouvoir public devient habituel et constitue de la sorte un moment extrêmement marquant dans la trajectoire des étudiants. Beaucoup d’entre eux, jusqu’alors « protégés » de la violence urbaine par des familles attentives, ont la chance de découvrir à l’université des aspects moins lumineux de la ville, connus seulement à travers les médias. Des questions liées au sens du choix professionnel et aux relations entre la pratique artistique et la criante inégalité sociale sont posées par les étudiants, au milieu de doutes inévitables mêlés de perplexité.

  • Une série de cours obligatoires doivent être suivis à la Faculté d’éducation. Il s’agit de cours donnés en amphithéâtre devant quelque 70 ou 80 étudiants, dans un contexte qui ne permet pas d’évoquer les particularités de l’enseignement artistique. Les étudiants choisissent des cours groupés en deux blocs distincts. Le premier, « Introduction aux études de l’éducation », réunit des cours liés à la philosophie, à l’histoire ou à la sociologie. Ceux-ci sont consacrés à l’examen critique des fondements des institutions éducatives, de leurs valeurs et principes, et ils analysent les théories et les pratiques qui font de l’éducation un champ d’investigation et d’action sociales. Le second bloc, « Fondements théoriques de l’éducation », se focalise sur l’institution scolaire et réunit des cours dans les champs de la didactique, de la psychologie de l’éducation et de la politique de l’éducation de base au Brésil. À de rares exceptions près, ces formations sont conduites de manière magistrale, et bien peu sont conçues dans une optique de dialogue, ce qui tend à démotiver les participants. Pourtant quelques rares professeurs se transforment peu à peu en référence pour les étudiants; la capacité de ceux-là à questionner le sens commun et à problématiser d’un point de vue philosophique des questions d’éducation actuelles contribue à faire d’eux des penseurs estimés.

  • « Projet théâtral pour la formation d’enseignants » est l’épreuve finale du parcours académique, pour laquelle tous les autres cours deviennent des prérequis. Tout au long des cours, chaque étudiant conçoit et discute un projet de recherche réalisé au moyen d’une intervention dans un groupe externe choisi par lui. Nous détaillerons plus loin les différentes étapes de ce stade final.

Ce regard sur l’ensemble des habilitations offertes par le Département des arts de la scène révèle que leurs articulations doivent être perfectionnées. L’une d’entre elles se réfère à la possibilité de vivre une expérience artistique forte qui puisse attirer les étudiants des différentes habilitations –  interprétation, mise en scène, théorie et critique, enseignement – autour d’un projet commun. Une autre concerne la jonction entre théorie et pratique. Celles-ci doivent se nourrir réciproquement au sein de chacun des cours, de manière à dépasser les dichotomies qui les guettent. Dans l’espoir de trouver des solutions à ces problèmes, le département s’est lancé dans une aventure osée entre mars et juin 2012 afin d’expérimenter une organisation commune à toutes les habilitations pour éventuellement étudier son implantation dans les années suivantes.

Trois projets simultanés ont été établis et chacun d’eux a été pris en charge par un groupe de huit professeurs. Les étudiants, sans distinction d’habilitation ou d’année scolaire, choisirent l’un des trois projets – « Théâtre politique », « Choralités et dissensus[6] » et « Manifestes artistiques » –, s’engageant à y travailler durant quatre mois. Brisant les murs des disciplines, les enseignants impliqués dans chaque projet travaillèrent en étroite collaboration, intervenant devant les étudiants en paires, en trios, parfois même à huit pour partager des discussions organisées sur des lectures, proposer des expérimentations scéniques, analyser des spectacles à l’affiche, etc. Une bienheureuse instabilité marquée par un grand enthousiasme s’installa dans le quotidien de tous. Le climat d’atelier remettait en cause des visions consacrées de formation et faisait choir l’importance d’une séquence de cours établis a priori. Deux résultats positifs peuvent être notés. Le premier concerne l’intégration effective des enseignants, lesquels s’exposèrent davantage et plongèrent dans l’univers inconnu d’une collaboration étroite. Le second renvoie à l’expérimentation d’une approche interdisciplinaire qui a pour effet d’élargir le regard sur la création artistique.

D’un autre côté, certains problèmes furent identifiés. Des difficultés d’organisation interne empêchèrent une planification détaillée, pourtant indispensable à la réalisation d’un projet aussi ouvert, facteur qui généra des flottements. L’intention de valoriser l’autonomie des étudiants dans leurs projets a conduit, dans certains cas, à une attitude de laisser-faire chez les enseignants, ce qui provoqua des incompréhensions. Somme toute, le bilan de l’expérimentation ouvrit des perspectives intéressantes à une future restructuration des programmes; le corps enseignant étudie en ce moment la possibilité d’une reprise améliorée de la proposition.

Un Projet théâtral qui stimule la posture du chercheur

Ce qui est en jeu dans cette étape finale du parcours académique est la formation d’un professionnel capable de transformer ses interventions en investigation continuelle vis-à-vis des processus d’apprentissage et de création. On espère qu’il sera capable de produire de nouvelles connaissances qui contribueront à l’avancée des savoirs en formulant avec précision des questions sur le sens, sur la nature et sur les modalités de son intervention. On espère également qu’il sera capable de prévoir des procédures systématiques pour y répondre et de présenter les résultats obtenus.

L’étudiant est accompagné de façon attentive depuis le choix du sujet qu’il désire traiter jusqu’à la discussion publique des résultats. Même si quatre mois sont officiellement prévus pour ce projet, dans la pratique l’étudiant commence à se préoccuper de ses choix six mois avant le début du cours, établissant un dialogue étroit avec l’enseignant responsable pour une année scolaire en moyenne. Un important principe doit être mentionné ici : celui de l’autonomie de l’étudiant dans le choix de son objet de recherche et du contexte dans lequel il désire l’aborder. On prévoit que dans la dernière année d’études, après de nombreuses heures d’observation et quelques-unes d’intervention, il est déjà possible d’exprimer un désir initial qui sera affiné par la suite. On est persuadé que le choix du thème et du contexte d’intervention gagne en puissance quand il émerge des préférences et des désirs des étudiants eux-mêmes. On parie sur l’impulsion – souvent difficile à expliciter en un premier temps – qui pousse les jeunes à se tourner vers l’aspect des Arts de la scène auquel ils sont le plus spécialement sensibles. Ainsi un grand attrait pour la bande dessinée, pour le hip hop, pour l’oeuvre d’un artiste ou même pour celle d’un penseur peut être un vecteur de recherche hautement mobilisateur, quand cet intérêt est articulé à une interrogation qui le lie à la scène.

Il convient d’ajouter que, dans certaines situations, le professeur du cours en question s’allie à un autre, spécialiste d’une facette de l’investigation de l’étudiant, de manière à assurer le traitement pertinent des concepts qui relèvent d’un autre domaine. C’est ce qu’il advient quand se combinent des notions de théâtre et de musique, ou quand sont travaillées des acrobaties, par exemple.

Dans de nombreux cas, la réalisation du projet de l’étudiant s’inscrit dans un contexte déjà existant  – école, favela, maison de culture, association. Dans d’autres circonstances, le groupe avec lequel celui-ci travaillera sera créé pour l’occasion par des gens intéressés qui répondront à son invitation. C’est ce qui s’est produit récemment, par exemple, avec un étudiant qui, pour former un groupe de théâtre universitaire, a réuni des collègues accourus d’autres horizons, attirés par une annonce placardée sur un arrêt de bus du campus universitaire.

Le pas suivant est franchi avec l’explicitation par le futur enseignant d’une question qui orientera l’écriture de son projet de recherche. Il s’agit d’une phase aussi riche que délicate, car pour la première fois peut-être dans sa trajectoire académique, l’étudiant sera convié à concevoir un problème dont la résolution mobilisera ses énergies dans les mois à venir. Le professeur est alors responsable d’établir dans la salle de classe un débat pour que tous collaborent à l’explicitation du sujet de recherche de chacun. Une fois l’interrogation formulée avec précision, le projet qui en découlera devra contenir la justification de sa pertinence et prévoir les étapes qui conduiront à une nouvelle connaissance.

Peu à peu les projets sont montés, et les difficultés partagées entre les étudiants-auteurs. Des avancées notables sont observées d’une semaine à l’autre, grâce aux contributions des collègues qui suivent avec attention les étapes de chaque étudiant : « la directrice de l’école a-t-elle autorisé le commencement de l’atelier pour adolescents? », « a-t-on trouvé dans le centre culturel du quartier un espace pour l’atelier de danse? ». Des questions de cette nature émergent fréquemment, manifestant les efforts d’organisation des étudiants qui doivent défendre leurs projets auprès des responsables des institutions pressenties.

Tout le processus est habituellement suivi par un étudiant à la maîtrise ou au doctorat inscrit dans le Programme de perfectionnement de l’enseignement, le PAE. Le bénéficiaire de ce programme dispose d’une bourse d’études pour intervenir dans les cours de formation d’enseignants, établissant ainsi un pont entre sa recherche et les projets théâtraux des futurs professeurs. Du point de vue de l’étudiant PAE, le contact direct avec de futurs enseignants en formation peut être d’une grande richesse dans le traitement de sa recherche. La familiarisation avec les défis de formation universitaire constitue certainement pour lui un avant-goût d’une possible carrière académique. Parallèlement, dans la perspective des futurs enseignants, l’accompagnement systématique d’un chercheur du même champ convie à de nouveaux questionnements. Nombreux sont les bénéfices qui proviennent de l’établissement de liens étroits entre la formation et la recherche.

Pour ce qui est de la méthodologie utilisée, quoiqu’elle puisse varier en fonction des objectifs, on remarque des constantes. Le souci de lier une pratique à une réflexion reconnue est commun à tous les étudiants. Les méthodes utilisées sont de caractère qualitatif et l’implication de l’étudiant-auteur est considérée comme un facteur constitutif, et non comme un frein à la légitimité de son travail. Parmi les orientations méthodologiques se distinguent particulièrement la pratique comme recherche et la recherche-action.

Transformer une pratique en recherche est le choix privilégié des étudiants. Réalisé sous forme collective, ce mode priorise la démocratisation de l’accès au savoir et se révèle d’une grande efficacité en contexte d’enseignement (Cabral, 2006). Il offre des possibilités d’expérimenter, de confronter et d’enregistrer des alternatives. L’interaction entre élève et professeur est mise en avant et le questionnement lié à la pratique s’intensifie grâce au caractère collectif de l’investigation. Le choix de procédures basées sur la recherche-action (Barbier,  1977) vise à intervenir dans la situation en cours pour la modifier. Une transformation délibérée de la réalité est recherchée pour produire des connaissances nouvelles. Tous les participants sont au courant du problème de recherche dans lequel ils sont engagés et agissent de manière coopérative, le coordinateur assumant une responsabilité spécifique.

Parmi les modes de documentation adoptés, on propose, en plus du recours à l’image, deux formes de registre. Le journal de bord est la première d’entre elles; les annotations effectuées par les participants durant le travail contribuent à élargir leur réflexion. Plus récemment, les réseaux sociaux se sont chargés de diffuser les commentaires du groupe. La seconde forme, enracinée dans les pièces didactiques de Brecht (Koudela, 2001), est appelée « protocole ». Il s’agit de la relation écrite du travail théâtral, destinée à alimenter l’expérimentation. L’écriture de celui-ci et son partage dans le groupe, dûment adaptés au contexte brésilien, permettent d’aller au-delà du simple enregistrement d’expériences et d’établir une réflexion collective et continue qui donne son impulsion à l’expérimentation artistique. Un ou deux participants se chargent de la rédaction du texte analysant la dernière rencontre et partagent ensuite cette analyse avec les membres du groupe dans la séance suivante.

Du point de vue des étudiants universitaires, le défi de la réalisation du projet dans son ensemble est considérable, car il ne s’agit pas seulement de proposer une séquence d’improvisation ou de jeux, mais de concevoir des voies d’apprentissage explicitant une intentionnalité ainsi qu’une articulation entre objectifs et moyens.

L’écriture finale des textes est vécue avec quelque appréhension, étant donné le caractère inédit de la tâche consistant à réaliser une monographie. Une part des difficultés à construire une pensée est surmontée par la pratique de l’écriture d’un sommaire – nécessairement perfectible. La première version du sommaire est distribuée à l’ensemble des collègues et subit un examen collectif. Cet exercice se révèle extrêmement riche, car il permet de traiter la relation toujours complexe entre la réflexion théorique et la pratique ainsi que la logique de l’argumentation. Le but n’est pas de produire un rapport, mais un écrit qui implique l’élaboration et la transformation de ce qui a été vécu, ce qui exige un certain délai entre la fin de la pratique et l’écriture.

De façon récurrente, les étudiants mentionnent des souvenirs de l’école fréquentée pendant l’enfance et de maîtres qui ont été admirés, soit pour leur attitude attentive, soit pour leur capacité à donner du sens aux contenus de la formation. Les souvenirs des élèves d’hier font écho à la voix du professeur d’aujourd’hui. Il arrive que la production d’un texte fasse naître un style singulier et provoque le plaisir de l’écriture.

Chaque promotion d’étudiants achève son parcours par l’organisation d’une mostra composée de deux volets. Les monographies de conclusion de cours sont soumises à un jury. Celui-ci est composé de deux professeurs invités et du responsable du « Projet théâtral pour la formation d’enseignants ». Les monographies sont soutenues devant un public d’invités et, au cours du même événement, les ateliers conduits hors de l’USP sont présentés de manières les plus diverses. Dans certains cas, les participants des ateliers se rendent à l’université et présentent spectacles, scènes, performances, démonstrations; dans d’autres situations, ce sont des installations, des projections de vidéos ou de photographies qui relatent les procédures expérimentées. Un autre défi se présente, esthétique cette fois : comment faire partager des conquêtes artistiques à un public non engagé? La constitution de tables rondes avec des spécialistes invités, soit de la sphère de la scène soit du champ de l’éducation, contribue souvent à donner une nouvelle envergure à chacun des travaux présentés.

Quelques exemples de thèmes de recherche présents dans les deux dernières années donneront au lecteur un aperçu de l’univers auquel nous faisons référence :

  • Jeux théâtraux et dramatiques avec des jeunes porteurs du syndrome de Down;

  • Conscience corporelle et jeux traditionnels avec des adultes atteints de déficience visuelle;

  • Conversion d’improvisations théâtrales en mode cinématographique par des jeunes;

  • Initiation au théâtre combinée à un atelier d’écriture dans un centre public recevant des victimes de l’alcool et de la drogue;

  • Jeux dramatiques avec des enfants inspirés de livres de littérature jeunesse traitant des préjugés à l’encontre des Noirs;

  • Atelier de jeux traditionnels et de jeux théâtraux avec des enfants d’une favela voisine de l’USP, en situation de vulnérabilité sociale;

  • Connaissance et pratique du mélodrame par des adolescents pour développer un esprit critique vis-à-vis des feuilletons télé;

  • Narration et dramatisation d’histoires de tradition orale entre enfants et adolescents indiens guaranis.

De nouvelles relations avec l’art, avec l’autre et avec soi-même sont établies par l’étudiant durant ces quatre années de cours universitaires. Si la familiarité avec des manifestations scéniques encore non consacrées n’est pas une difficulté dans le contexte ici décrit, le défi le plus délicat qui se présente au professeur est celui de réinventer de manière continue la relation entre la théorie et la pratique par le biais d’une praxis qui surmonte les risques de dichotomie.

Parmi les pièges qui entourent la présentation des résultats de la pratique artistique coordonnée par les étudiants, deux attirent particulièrement l’attention : le risque de convoquer l’expérience empirique seulement pour confirmer des concepts préétablis d’une part, et la tendance à l’auto-éloge ou à la vision positive sans failles des processus artistiques conduits, d’autre part.

En effet, l’opération attendue consiste à faire dialoguer les événements observés et les concepts. Par ailleurs, on ne doit pas évincer les difficultés rencontrées dans le parcours de recherche, car c’est le surgissement des tensions, des lacunes, des contradictions qui fait avancer les connaissances.

Nouvelles catégories, nouvelle praxis

Une interrogation continue marque notre posture par rapport à la formation de professeurs au cours de ces dernières années. Elle est suscitée par le désir d’établir une connexion étroite entre cette formation et les particularités de la scène contemporaine. L’intérêt croissant pour la performance; l’exploration d’espaces qui instaurent des relations particulières entre les joueurs et le public; la présence chorale à la place de personnages caractérisés psychologiquement; l’établissement de relations fertiles avec d’autres arts; l’utilisation de matériaux tels que documents, témoignages, récits, images comme point de départ des processus de création constituent quelques vecteurs de la formation offerte par l’USP.

Nous savons que les enjeux sont audacieux, car en de nombreuses circonstances, ce que nous reconnaissions comme oeuvre artistique a cédé le pas aujourd’hui à des expériences partagées dans des actes de convivialité où les relations humaines priment sur la recherche esthétique. Des considérations originales sur les expérimentations « au-delà du drame », vécues dans une perspective pédagogique, sont émises – comme en témoigne la bibliographie récente publiée au Brésil (Pereira, 2013). Un exemple éloquent provenant d’une enseignante de l’école publique, chercheure en maîtrise, illustre cette affirmation. Au milieu d’un cours de théâtre, un élève demande la permission à la chercheure d’aller boire de l’eau. Elle lui demande d’aller au robinet, de boire et de revenir vers la salle de cours en faisant le parcours au ralenti. Cette instruction suscite une grande curiosité dans la classe. Quand il revient finalement, des impressions sont échangées sur le mouvement, le rythme, la relation entre le temps et l’espace, y compris sur les sensations vécues au cours du trajet. Une séquence de mouvements, habituellement fondue dans la masse informe des actions quotidiennes, se mue en découvertes de caractère sensoriel. Ici, nous nous situons dans un domaine distinct de la mimèsis, c’est-à-dire en plein univers de la performance[7].

Un des travaux récents de conclusion de cours à l’USP propose d’allier des interventions urbaines et des ateliers d’écriture; ainsi, un groupe étudiant initiateur s’est donné comme mandat de susciter des interactions fugaces avec les passants, telles qu’initier une conversation dans le métro ou établir un contact avec quelqu’un que l’on a suivi discrètement. Cette matière première permet de se lancer ensuite dans des aventures de caractère littéraire – l’écriture de lettres, de poèmes et de contes – qui seront commentées et retravaillées collectivement.

Il ne s’agit pas d’une expérience éducative à proprement parler. Ces événements permettent d’expérimenter en l’espace de quelques instants une perception sensible aiguë, un échange insolite de gestes, un mouvement inattendu vers l’autre. L’accent se déplace donc vers une autre dimension : nous sommes en train de parler d’actes éphémères qui promeuvent des expériences partagées ainsi que l’affinement des perceptions sensibles dans lesquelles la rencontre,  la suspension de l’isolement (Bourriaud, 2009) et la question de l’abrutissement de notre quotidien sont au premier plan.

Les défis qui nous sont posés par le relief attribué à la dimension performative de la scène, par la quête de relations innovantes entre joueurs et spectateurs ainsi que par l’importance des relations avec les autres arts nous invitent à remettre en cause le confort des certitudes acquises et à repenser continuellement les principes qui orientent nos interventions de formateurs d’artistes-pédagogues-chercheurs.