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L’ouvrage de Gudrun Harrer nous immerge dans le monde kafkaïen du processus de désarmement de l’Irak qui eut lieu au cours des années 1990. Son objectif est le démantèlement du programme nucléaire irakien, sous l’égide de l’Agence internationale à l’énergie atomique (AIEA), dirigée à l’époque par Hans Blix, puis par Mohamed El-Baradei, à partir de 1997. Publiée dans la collection Routledge New Diplomacy Studies, cette étude richement documentée repose sur de nombreux entretiens avec des personnes engagées dans le processus, entretiens conduits pour la plupart en 2004-2005. L’étude se base également sur les archives de l’Action Team – l’équipe de l’AIEA chargée du dossier irakien. L’analyse approfondie des documents, couplée aux témoignages d’acteurs clés – recueillis longtemps après les faits, et donc avec un certain recul –, fait de cet ouvrage la plus solide étude du démantèlement des capacités nucléaires de l’Irak publiée à ce jour.

En dépit de sa concentration sur l’un des aspects du désarmement irakien, le livre de Harrer constitue une contribution précieuse à la compréhension de ces années qui menèrent finalement à l’invasion de l’Irak en 2003. Car, au fond, il est impossible d’isoler le dossier nucléaire du traitement général de l’Irak au cours de la décennie 1990. Le cadre juridique et les activités de l’AIEA dans ce pays étaient en effet étroitement associés aux activités de l’Unscom, la Commission (très) spéciale des Nations Unies en charge du désarmement dans les autres secteurs (armes biologiques, chimiques et missiles). De plus, ce processus de désarmement était intimement lié à l’isolement économique de l’Irak : les sanctions du Conseil de sécurité de l’ONU étant maintenues jusqu’à ce que le Conseil considère que les autorités irakiennes avaient honoré leurs obligations en matière de désarmement. Enfin, le dossier du désarmement et la non-coopération de l’Irak servaient régulièrement de justification à un petit groupe d’États pour attaquer militairement ce pays en dépit de l’absence d’autorisation du recours à la force par le Conseil de sécurité.

Dans ce contexte, l’ouvrage de Harrer revient tout d’abord sur les négociations qui ont permis la mise en place du régime de désarmement dans un cadre juridique sans précédent, basé sur une remise en question radicale de la souveraineté irakienne. Le livre, organisé essentiellement de manière chronologique, rappelle un certain nombre de faits importants qui sont bien volontiers oubliés lorsque l’on parle du programme nucléaire irakien : le fait, notamment, que le programme militaire n’a démarré qu’après le bombardement du réacteur irakien Osirak par les Israéliens en 1981 ; le soutien essentiellement occidental au programme (l’Irak ne semble pas avoir bénéficié du réseau pakistanais du scientifique A. Q. Khan, et les autorités irakiennes ont d’ailleurs longtemps protégé bec et ongles les soutiens étrangers à leur programme nucléaire, en dépit des problèmes que cela leur causait auprès des inspecteurs internationaux) ; ou encore le fait que 1990 était l’année durant laquelle le programme militaire nucléaire a fait le plus de progrès. Ainsi que le rappelle l’auteure, ce n’est pas l’invasion de 2003 mais bien la guerre du Golfe de 1991 qui a été menée pour contrer les armes irakiennes de destruction massive…

L’étude extrêmement fouillée de Harrer apporte également un éclairage nouveau sur la relation complexe et assez conflictuelle entre les deux organes chargés du désarmement irakien, l’Action Team de l’AIEA et l’UNSCOM, un sujet jusqu’à présent peu documenté. L’auteure montre notamment de profondes différences en matière de culture, d’approche, de pratiques… Tout au long de l’ouvrage, elle met aussi en avant la perspective irakienne, s’efforçant d’expliquer les relations – ici aussi complexes – entre les Irakiens et les organes internationaux en charge du désarmement. L’étude de Harrer montre notamment comment des divergences profondes de perception ont contribué à entretenir un conflit pendant si longtemps, alors même que les Irakiens, après avoir résisté un temps, s’étaient finalement résignés relativement tôt – au début des années 1990 – à mettre un terme à leurs programmes et à leurs ambitions en matière d’armes non conventionnelles. En lisant son livre, on est mieux équipé pour comprendre le paradoxe d’un processus de désarmement qui, censé durer quelques mois, se prolongera pendant plus de 16 ans, en dépit d’un régime extrêmement coercitif et d’une coopération irakienne accrue. Évidemment, l’auteure revient aussi d’une manière discrète sur l’instrumentalisation des organes de désarmement par les États-Unis, bien déterminés à ne lever le régime d’exception de l’Irak qu’après la chute de Saddam Hussein, et pour qui le processus de désarmement a été un moyen idéal de maintenir la pression sur l’Irak, indépendamment de la menace réelle posée par cet État. Dans son ouvrage, Harrer dresse un portrait très fin d’un processus continu dans lequel les Irakiens, selon des témoignages qu’elle a recueillis, iront même à certains moments, en désespoir de cause, jusqu’à forger des documents qui leur permettraient de satisfaire enfin les demandes des inspecteurs…

Finalement, le coeur de l’étude de Harrer touche au fonctionnement d’une organisation internationale responsable d’un dossier technique et qui lutte pour conserver une certaine neutralité dans un contexte de pressions politiques extrêmes. Pour qui garde un oeil sur les interminables négociations autour du programme nucléaire iranien ou sur le processus de démantèlement du programme d’armes chimiques en Syrie, aujourd’hui prolongé par les allégations d’utilisation de chlore à des fins guerrières, il ne fait aucun doute que les leçons du cas irakien continuent d’être d’une grande pertinence et de mériter des analyses poussées du type de celle que nous propose Gudrun Harrer.