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Nous vivons à l’ère du préfixe « post » : celui-ci n’est bien souvent pas appréhendé comme une catégorie temporelle, mais plutôt comme une catégorie réflexive par rapport aux courants précédents[1]. Des catégories telles que « postconceptuel » ou « postmédial » ne visent pas la dissolution mais la transformation d’une tradition, sa reprise à partir de nouvelles prémisses critiques. Par exemple, la tendance qualifiée d’« art de la postproduction »[2] par Nicolas Bourriaud, qui émergea à la suite de l’art conceptuel en réaction au foisonnement chaotique de la production artistique, désigne une pratique consistant à recourir à des stratégies de mélange et de combinaison afin de dématérialiser l’oeuvre d’art[3]. Une esthétique du marché aux puces (selon Bourriaud, cruciale pour les années 1990) et un sens marqué du déchet audiovisuel formeraient la base du « deejaying des formes visuelles ». Si cette constatation s’applique à certaines formes de recyclage se rapportant au flux d’images médiatiques, tel l’art vidéo des premiers temps, ou encore à des formes d’une pratique à l’origine peu apparentée à l’art, tel le veejaying, elle fait l’impasse sur les travaux qui s’intéressent davantage à l’oeuvre d’art en tant qu’archive, voire à la revitalisation des archives audiovisuelles. Des artistes tels que Clemens von Wedemeyer, Christian Marclay ou Constanze Ruhm illustrent cette tendance, qui consiste à reconfigurer des films et à leur conférer une nouvelle vie en relation avec le présent.

Dans le contexte des rapprochements actuels qui s’intensifient entre le cinéma et l’art médiatique, le recours à l’histoire de la culture filmique représente un courant qui s’affirme de plus en plus depuis quelques années et qui a développé des formes et des approches très différentes les unes des autres. Aujourd’hui, certains gestes minimalistes d’une installation, des collages et des montages de found footage, des appropriations ou des projets situés au point de rupture entre la narration et la description comptent tous comme des manifestations de l’art archivistique fondé sur l’emploi des films. Dans son article de 2004 intitulé « An Archival Impulse[4] », Hal Foster explique dans quelle mesure ces dernières se rapportent à des scénarios à mettre en oeuvre ultérieurement, ou à élaborer d’emblée ; et elles peuvent prendre la forme d’une promesse écrite ou d’une collection de matériaux. D’après Foster, chez certains artistes contemporains, le matériau serait agencé selon une logique et une architecture archivistiques, c’est-à-dire selon une matrice obtenue par citation et compilation, et à partir de laquelle est constitué un composite de textes, d’objets et de plateformes. L’oeuvre de Constanze Ruhm suit cette logique ramifiée de l’archive décrite par Foster et reprend par là une multitude de stratégies et de médias dont on parlait déjà dans les débats des années 1970, où il était question de dépasser des concepts avant-gardistes puristes reposant exclusivement sur des critères axés sur la matière du médium[5]. L’idée d’un « cinéma élargi », ou « expanded cinema[6] », dont il est de nouveau beaucoup question aujourd’hui, repose plutôt sur des matériaux de support autres que le celluloïd propre au film et met en relief la transdisciplinarité, l’hybridation et l’appropriation comme signes caractéristiques des nouvelles pratiques filmiques.

Les artistes contemporains doivent entre autres leur intérêt pour le film et les archives au sens le plus large à la conscience moderne de l’existence des dispositifs médiatiques et à un engouement marqué pour des théories et des constellations historiques. Depuis les années 1990, un tel art archivistique influence profondément l’oeuvre de Constanze Ruhm, artiste et organisatrice d’expositions vivant à Vienne et à Berlin. C’est la dynamique citationnelle de cette pratique artistique que je souhaite cerner à travers le concept de virtualisation pour caractériser, dans un premier temps, la forme de l’oeuvre, processuelle et indifférente à une exécution immédiate. Il s’agit ici d’un art qui se réfère à deux avant-gardes cinématographiques différentes, sans toutefois vouloir en être l’héritier direct : d’un côté la tradition incarnée par Hollis Frampton ou Morgan Fisher, attachée au matériau et tournée vers la réflexion sur le dispositif cinématographique; de l’autre la Nouvelle Vague d’un Jean-Luc Godard, née du néoréalisme et croyant au pouvoir de l’enregistrement[7].

La façon moderniste, dérivée en particulier de l’art conceptuel et de la théorie cinématographique dont Constanze Ruhm approche les « archives », fait apparaître une idée du cinéma comme espace formateur de la vision et relaie des formes narratives codées de manière particulière. Le film et l’installation X NaNa / Subroutine (2004)[8] représentent à cet égard le premier volet d’une série dans laquelle des scénarios du cinéma moderne sont reconfigurés. Ces films assemblés par Ruhm partagent un élément narratif, à savoir la mort de la protagoniste féminine. Ainsi, X NaNa / Subroutine met en scène le personnage de « Nana », tiré de Vivre sa vie (1962) de Godard, lui donnant une autre vie au-delà de l’histoire originelle, cette dernière servant d’une certaine manière de code source à Ruhm[9]. Chez Godard, Nana est abattue par une balle qui lui enlève le pouvoir de voir en même temps que la vie. Chez Ruhm, Nana devient la hackeuse NaNa, qui esquive la recherche du personnage (Nana) par l’auteur (Godard), comme il se doit à l’ère postpirandellienne, s’émancipe d’un script et décide de passer à l’action. Diedrich Diederichsen qualifie les films de Ruhm non pas de « postconceptuels » mais de « narrations-théories », à cause de leur dimension réflexive et critique : des films qui n’appartiennent plus à aucun genre cinématographique ni à aucune avant-garde, mais qui incarnent la « fusion des beaux-arts et des médias opérant avec des images en mouvement »[10], phénomène de plus en plus fréquent depuis les années 1990.

La reconfiguration du scénario de Godard et du mode de construction du film est mise en scène sous la forme d’un livre géant dans la salle d’exposition[11]. Un panneau biface présente une couverture de livre dans laquelle est inséré d’un côté un film, de l’autre un support sur lequel est représentée une série d’images analytiques visant à interroger les procédés filmiques, tel le principe du champ-contrechamp. Constanze Ruhm elle-même décrit ce « livre » de la manière suivante : « Le mur sert à relier les salles d’exposition entre elles, mais il fonctionne aussi comme trait d’union (hyphen) qui traverse et marque le vide créé par NaNa à l’intérieur du récit du film de Godard. Il représente une interface qui lie architecture et narration, vitrine et objet d’exposition dans une tournure tautologique[12] ». Pour Ruhm, NaNa incarne la transformation de la figure mythologique de Mnémosyne, une sorte de reconfiguration contemporaine de la déesse grecque de la mémoire, qui inventa le langage.

Constanze Ruhm élabore des reconfigurations et des réincarnations (« re-enactments ») dans des environnements, des animations par ordinateur, des films et des réalisations multimédias de scènes de l’histoire du cinéma moderne – celui-ci cherchant déjà, pour sa part, à creuser les codes du film classique. La création de nouvelles interfaces permet d’ouvrir l’oeuvre de Ruhm à différentes formes de virtualité à l’aide desquelles sont créés des modes de perception actifs qui se substituent à une perspective fixe pour l’observateur. L’exposition Fate of Alien Modes, organisée par Ruhm à la Sécession viennoise en 2003, ne se limita pas, par conséquent, à rassembler des oeuvres d’artistes tels que Judith Berry, Jack Goldstein, Mark Lewis et Harun Farocki, mais chercha à les intégrer dans un contexte discursif appartenant à l’art et à la théorie du cinéma[13]. Ruhm reproduisit l’économie complexe de l’organisation spatiale et des modes de production spécifiques de l’art et du cinéma à l’aide d’une conception développée tout spécialement pour l’exposition. Elle contextualisa son intention en présentant des livres, des journaux et des textes d’auteurs et d’artistes qui se sont attachés tout particulièrement à des questions liées au dispositif en tant que principe de structuration de l’espace dans la production des images[14].

Par-delà l’exposition Fate of Alien Modes, tout l’oeuvre de Ruhm peut être qualifié de « postconceptuel », dans le sens où il prolonge et transforme l’art conceptuel. Le concept fut tout d’abord appliqué à des oeuvres datant des années 1970 et 1980. Il fut par exemple employé pour caractériser l’oeuvre de John Baldessari, axé sur le langage, et dont la pensée tient compte de la matérialité du médium. Benjamin Buchloh situe la tendance qui suivit l’art conceptuel du côté de l’art de l’appropriation basé sur la photographie tel que le pratiquent Martha Rosler, Louise Lawler, Cindy Sherman, Barbara Kruger, Dara Birnbaum, pour ne citer qu’eux[15]. Dans ses séries de photographies inspirées du cinéma, John Baldessari joue avec les possibilités de construction du sens que lui offrent les relations entre texte et image, le séquençage et le collage. Dans ses films, où il procède par soustraction et substitution, il s’agit au contraire de la rhétorique des images en mouvement et de l’effet de réel. Ce faisant, le recours au photographique[16] et à la narration orale soutiennent l’exploration paradigmatique de la textualité. Title (1973) présente une sorte de pragmatique du langage filmique qui commence par la simple combinatoire figurative d’objets et de personnages d’abord inanimés, se poursuit par la lecture d’un scénario et se clôt par des indications de mise en scène annonçant certaines actions représentées dans l’image. La juxtaposition des plans par permutation ne produit aucune logique narrative, mais elle explore la relation performative entre les mots et l’image. Avec Ed Henderson Reconstructs Movie Scenarios (1973), Baldessari radicalise l’idée de la construction imaginaire de scénarios par le spectateur en mettant ceux-ci en scène sous forme de reconstructions de modèles visuels et narratifs. Il s’appuie pour ce faire sur une série de scènes de films américains à grand spectacle qui sont photographiées incidemment pendant qu’elles passent à la télévision et auxquelles il associe librement son élève Ed Henderson. La force du codage et le mode de fonctionnement des genres filmiques, qui reposent sur la mémoire culturelle et par là sur certaines attentes des spectateurs, se donnent à voir dans les commentaires concernant les détails photographiques tels que l’éclairage ou la scénographie. Baldessari travailla ici sans photographies de plateau ni agrandissements de photogrammes, mais avec des images qui furent photographiées à partir d’un téléviseur[17]. Le caractère arbitraire de la sélection et la différence esthétique qui entre en jeu à cause du transfert entre le film, la télévision et la photographie sont ainsi tous les deux mis en relief. Ce sont précisément les zones floues des photographies commentées qui activent les représentations subjectives du spectateur par-delà les attributions verbales d’Henderson et font signe aux traces mémorielles fragmentaires que les films (mais pas seulement) ont déposées en lui.

En revanche, Jack Goldstein, élève de Baldessari et aussi l’un des protagonistes principaux de la Pictures Generation, produit des films en 16 mm, très courts, et qui présentent des effets de couleur particuliers pour isoler des éléments rhétoriques du film à l’intérieur de boucles. Dans Metro-Goldwyn-Mayer (1975), Goldstein fait ressortir la signature ornementale du studio hollwoodien MGM sur un fond rouge pour la présenter en une boucle continue de trois minutes. L’emblème animé du studio de production qui se trouvait déjà en situation de crise à l’époque, le lion rugissant, est ainsi dépris de sa fonction paradigmatique qui consiste à annoncer un film, à promettre une histoire et à incarner un catalogue générique particulier. S’il utilise des matériaux glanés, Goldstein cherche explicitement à les défaire de tout symbolisme[18]. Par contraste avec l’expressionnisme abstrait, les interventions réductionnistes de Goldstein conservent un reste de représentation figurative à partir de laquelle se constitue une tension entre la construction de l’affect et celle du sens. Il en émerge des rébus qui font signe à la forme hiéroglyphique du langage cinématographique. De nombreuses réalisations artistiques de Constanze Ruhm pointent dans cette direction postconceptuelle et attachée au langage cinématographique de l’art d’appropriation. Ruhm a d’ailleurs présenté l’oeuvre de Jack Goldstein dans l’exposition Fate of Alien Modes.

Un parcours à l’intérieur d’un environnement, d’une installation ou d’une ramification virtualisée se rapporte de manière centrale aux dispositifs de vision préalables et produit ici une ligne de subjectivation, pour reprendre un concept de Gilles Deleuze[19], à l’intérieur d’un espace de possibilités, soit de voies pour la création qui sont continuellement interrompues, reprises et transformées afin de se séparer du dispositif établi. Chez Ruhm, la conscience du virtuel, de toutes les bifurcations et possibilités des chemins filmiques, conditionne d’une certaine façon celle de la nature des films originaux, sur lesquels se fonde son archive personnelle et qu’elle prend pour objet dans son archéologie artistique.

J’ai décrit ailleurs, en relation avec l’oeuvre de Constanze Ruhm, la faculté que possède l’art médiatique de « virtualiser » une forme d’origine filmique. La « virtualisation » peut d’une part s’interpréter, d’un point de vue technique, comme le transfert numérique d’images cinématographiques existantes dans l’espace numérique de la cartographie. Elle peut aussi désigner une faculté « théorique » de relecture artistique des espaces filmiques, faculté qui appréhende l’image initiale non plus comme objet, mais comme processus de dépliements et de projections[20].

Seront différenciées, dans les pages qui suivent, d’autres modalités de virtualité « théorique » ou de configuration virtuelle telles qu’elles se manifestent dans l’oeuvre de Constanze Ruhm : la première forme de reconfiguration concerne l’espace, conçu dans un film à travers la mise en scène et le montage, et essentiellement constitué par une relation entre le visible et l’invisible, le champ de vision et le hors-champ. Dans ses réalisations des années 1990, l’artiste réélabore des espaces filmiques préexistants, leur dimension imaginaire fondée sur des espaces architectoniques réels et sur un usage particulier de la lumière. Pour ce faire, elle a notamment recours à la technique de simulation par ordinateur. La deuxième forme de reconfiguration dérive chez Ruhm de la première : elle concerne le lieu du tournage, le plateau, le décor et les répétitions qui y sont effectuées et dont chacune sert de condition performative à la production d’un espace filmique ; autrement dit, ces expérimentations permettent de se représenter l’ancrage spatial des figures humaines. Depuis les années 2000, Ruhm est très attachée à ce mode de travail qui repose sur des principes de répétition. La troisième forme de reconfiguration virtualisante est intimement liée à la seconde et également cruciale pour les projets à long terme auxquels Ruhm se consacre depuis plus d’une décennie. Ruhm fait ici un nouveau pas en arrière dans la déconstruction des histoires et des formes de production cinématographique dans la mesure où elle se réfère exclusivement à l’acte d’écrire : le scénario et le script servent de base archivistique à des genres et à des codes figés, orientés vers un texte ouvert et perpétuellement changeant à travers le recours à un ingénieux procédé de découpage ou cut-up. En tant que registre du virtuel, les modalités de reconfiguration évoquées ne peuvent en règle générale pas être appréhendées individuellement, mais comme une multitude d’approches d’un travail moderniste à dimension critique sur le dispositif du film compris comme un ensemble multilinéaire.

L’espace filmique en tant que produit de l’imagination est ici toujours également lié à la salle de cinéma, appréhendée comme lieu d’expérience esthétique. Constanze Ruhm rend visible ce référent essentiel de l’espace imaginaire en recourant explicitement à des interfaces dans ses installations et en défaisant les sutures du découpage filmique dans ses vidéos et ses films. Un univers modèle simulé par ordinateur permet d’analyser la relation entre l’observateur et le monde du film dans des réalisations telles que Travelling / Plan 234 / Extérieur Nuit (1999) ou Apartment (1999). Dans ces simulations numériques de décors, il ne s’agit pas seulement de regarder littéralement dans les coulisses, mais de présenter de manière abstraite les principes fondateurs d’une mise en scène. Dans Apartment, l’animation reproduit une séquence célèbre du film Le mépris (1963) de Jean-Luc Godard. Elle suit les déplacements mouvementés de Camille/Brigitte Bardot à l’intérieur d’un appartement où celle-ci vient d’emménager avec son époux (Michel Piccoli). Le montage de Godard, qui crée un espace de jeu homogène en combinant des vues partielles d’un espace iconique, est reconstitué ici par le biais des changements de direction au cours d’un travelling figuré sous la forme d’un flux continu, faisant ainsi parcourir à l’observateur des espaces vidés, représentés de manière schématique. Comme la forme virtualisée l’indique clairement, un « plan subjectif » ininterrompu du point de vue de Camille signifie la destruction du réalisme sur lequel est bâti le mouvement imaginaire dans le découpage de Godard.

Si cette animation cherche à briser l’espace iconique chez Godard en simulant un point de vue féminin, Ruhm se consacre, dans une autre réalisation qui incorpore là aussi l’oeuvre de Godard, à la question de la « mise en scène », et ainsi à une coordination finement choréographiée des mouvements entre la caméra et les acteurs-figures, recourant alors avec précision à l’architecture et à la lumière (Travelling se rapporte à un plan-séquence issu du film Nouvelle vague [1990]). Dans les réalisations mentionnées plus tôt, Ruhm montre de manière minimaliste que le cinéma moderne est encore très influencé par les codes de la vision perspectiviste, que ses créations dépendent d’effets de lumière, de la profondeur de champ et d’autres techniques d’illusion spatiale, et qu’il donne de la profondeur à la perspective du spectateur, verticalement ou horizontalement, par l’entremise des mouvements de la caméra et des personnages. Il apparaît donc clairement ici que la création d’un espace filmique nécessite la coordination d’une mise en scène (à l’intérieur d’un plan) et du montage (de l’enchaînement des plans). Dans d’autres réalisations, Ruhm présente le rôle fondamental joué par le son dans les films parlants, notamment pour ce qui relève de la création de l’espace diégétique, du monde imaginaire auquel se rapporte la fiction, qui peut aussi bien se situer hors champ. D’autres vecteurs temporels et spatiaux peuvent par exemple être mobilisés en sus d’une voix off. C’est précisément dans les installations qui intègrent le son[21] que se révèle le caractère productif de la perception critique du spectateur, l’oeuvre de Ruhm étant dans l’ensemble fondé sur celle-ci à bien des égards.

Ainsi Ruhm s’attache à faire ressortir toutes sortes d’intersections et d’interstices : il s’agit par exemple d’exposer ce qui a lieu entre les plans (dans Apartment) ou encore ce qui mobilise le spectateur dans la promesse offerte par un film, par exemple dans le cadre d’une bande-annonce. Le titre même de l’installation Coming Attraction: Between Synopsis and Trailer (2002[22]), où il est question de la réorganisation d’un film et de ses matériaux entre les éléments du scénario et le film projeté, annonce la réalité de l’interstice comme programme esthétique et comme zone de suture à analyser. À partir d’une série de scènes de tournage qui jouent un rôle central dans le film source, Ruhm conçoit une architecture composée de manière complexe pour l’animation numérique tridimensionnelle A Memory of the Players in a Mirror at Midnight (2001-2002), qui se trouve montrée à l’intérieur d’un environnement. S’il s’inspire du film originel, l’espace simulé, qui est traversé par une caméra virtuelle pendant environ une demi-heure et suit une trajectoire codée binairement, n’est cependant pas conforme à la logique ou à la suite temporelle du film en question.

Fig. 1

Dépliant pour le scénario de A Memory of the Players in a Mirror at Midnight (Constanze Ruhm, 2001-2002), conçu comme modèle pour l’architecture de Eyes of Laura Mars (Irvin Kershner, 1978).

© Constanze Ruhm

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Fig. 2

Vidéogramme tiré de A Memory of the Players in a Mirror at Midnight (Constanze Ruhm, 2001-2002), vidéo en couleur et sonore, 26 minutes.

© Constanze Ruhm

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A Memory of the Players représente simultanément un théâtre de la mémoire, créé essentiellement par une voix off féminine, ainsi qu’une sorte d’espace réfléchi dont la forme témoigne de l’influence des constructions optiques de la Renaissance basées sur la perspective. L’animation en mouvement produit de la virtualité, non pas au sens d’un espace privé de référence, mais au sens de l’invention d’une nouvelle histoire, de nouvelles modalités de déplacement et de perception visuelle conçues à partir d’une forme de représentation déjà existante. La virtualisation vise moins à reproduire numériquement l’architecture conçue dans le film premier ou encore ses mouvements de montage qu’à développer de nouvelles configurations qui correspondent à la réécriture par le biais d’une cartographie numérique et d’un nouveau script. Le film initial, Eyes of Laura Mars (Irvin Kershner, 1978), est un thriller que l’on peut caractériser de postmoderne dans la mesure où le régime scopique lui-même y devient une énigme herméneutique. À l’instar de nombreux films de genre classiques tardifs, au lieu d’un espace réaliste, on y trouve un espace créé par l’imagination et dont les perspectives, fussent-elles transposées sur un édifice réel, ne donneraient probablement aucun système cohérent. De même, au modèle cartographique de l’espace élaboré par Constanze Ruhm sous forme de simulation numérique correspond un décor cinématographique, et non une architecture fonctionnelle. La recherche de son modèle virtuel permet d’appréhender le film comme une « architecture en mouvement[23] »; elle représente, dans sa dimension analytique, un point de vue critique qui élargit le regard sur les structures narratives. Sur son site Internet, Ruhm cite, à propos de cette animation, un commentaire de Pascal Bonitzer, travaillant sur la topographie sophistiquée du cinéma d’Hitchcock : « C’est une architecture supplémentaire et mobile, qui double les parcours des personnages et recompose, “triche” l’espace du décor, selon les émotions[24] ».

La manipulation transformatrice d’un film déjà existant produit, dans le cas de A Memory of the Players, un mode temporel non hiérarchique situé sur un plan topologique. La possibilité de liens multiples y est centrale. Si le film initial assemble des éléments hétérogènes sous forme de plans qui intègrent différents médias et temporalités en suivant une logique temporelle particulière dans leur forme visuelle et narrative, ceci a lieu à travers le montage des images et parfois même à l’intérieur de l’image, lorsque la photographie (incarnant ce qui vient juste de se passer) ou la vidéo (le médium du temps réel par excellence) sont en jeu en tant que médias paradoxalement visionnaires. La simulation numérique chez Ruhm détermine au contraire un continuum virtuel, un lieu de mémoire qui peut se traverser facilement et qui constitue une sorte de contremodèle du genre de la bande-annonce, dans laquelle l’« attraction à venir » est promue sous la forme d’un ensemble condensé d’images en mouvement en quête d’affect. Dans le « movie ride[25] » de Ruhm s’ajoute aux traces figuratives prélevées du film source une voix off féminine qui enrichit cet espace à l’aide d’associations et d’éléments d’action provenant d’autres films, modernes pour la plupart. Nana dans Vivre sa vie de Godard, Giuliana dans Il deserto rosso (Le désert rouge, 1964) d’Antonioni ou Rachel dans Blade Runner (1982) de Scott rencontrent le personnage de Laura Mars dans cette installation, comme dans le projet suivant X Characters / RE(hers)AL (2003), afin de contourner, dans une histoire alternative, certaines constructions de l’identité féminine présentes dans l’espace narratif cinématographique. Ainsi, alors qu’un déplacement automatisé à travers les décors a lieu sur le plan visuel, le son contrecarre cette logique du flux en évoquant quelque chose d’absent, des personnages, mais aussi des régimes scopiques qui génèrent certaines attributions.

L’incorporation de l’animation dans des créations assistées par réseaux numériques et dans des installations conduit l’observateur à considérer des éléments des dispositifs qui créent et recréent le film en tant que projection ; et ceci s’applique aussi aux bobines de film et aux affiches, ces dernières faisant basculer la promesse publicitaire dans un mode mémoriel, comme l’illustre la « bande-annonce » de Ruhm. Grâce à la transformation des espaces architectoniques réels de décors de films en espaces de données, Ruhm se détache consciemment de l’esthétique de l’espace illusionniste au cinéma. L’espace filmique initial est remplacé par un théâtre de la mémoire dans lequel s’entrecroisent divers chemins et traces associés à des objets provenant de films. Par conséquent, l’espace du spectateur est privilégié par rapport à l’espace diégétique, et sa fonction est altérée, puisqu’il devient un espace de manoeuvre interactif où l’expérience cinématographique est réactivée sous forme de souvenir, sans qu’elle doive toutefois être matérialisée en sensation.

L’idée de créer un « movie ride » sans movie, une bande-annonce sans le film qui lui correspond, pour tenter d’exprimer l’impulsion archivistique entièrement tournée vers le futur, comme l’envisage Hal Foster, se retrouve de nos jours dans de nombreux projets artistiques souvent processuels et sériels. Elle se fait jour dans Le plan du film (2001) d’Orlan, un projet multimédia inspiré lui aussi par Godard et qui consiste à tourner un film « à l’envers », à partir de sa bande-annonce séductrice, ou encore dans Trailer for a Remake of Gore Vidal's Caligula (2005) de Francesco Vezzoli. Et pourtant l’apport spécifique de Ruhm sous forme d’une cartographie d’émotions filmiques assemblée à partir d’images glanées leur confère un accent différent. L’artiste fait fusionner l’acte d’écrire avec le mesurage de l’espace en un véritable site-seeing cinématographique, inscrivant ainsi sa « bande-annonce » dans une longue tradition du théâtre de la mémoire. Ce « Memory of the Players in a Mirror at Midnight[26] » crée une sorte d’« atlas des sentiments » (Atlas of Emotions[27]) dont le modèle reprend des dispositifs mnémotechniques de la Renaissance, par exemple l’architecture mémorielle mobile d’un Giordano Bruno ou la carte allégorique (du Pays) de Tendre de Madeleine de Scudéry. La création, par de Scudéry, d’une « préciosité » avant l’avènement du féminisme indique des chemins dans un jardin orné de sensations et de souvenirs personnels, tout en servant de mode d’emploi pour une oeuvre de fiction sur le thème de l’amour.

Le personnage de la photographe de mode Laura Mars, incarné par Faye Dunaway, ne semble pas correspondre à l’encodage typique du genre, puisqu’il met lui-même en scène des corps féminins d’un point de vue voyeuriste. La photographe a des visions d’actes violents qui anticipent l’inspection sur les lieux par la police. Ses visions finiront cependant par se retourner contre elle dans un basculement du miroir : on doit le dernier regard et la dernière action du film à un personnage masculin, celui d’un ancien policier. Dans leur analyse du film, Lucy Fischer et Marcia Bandy insistent sur le fait que la protagoniste féminine finit par être punie à cause de son regard actif de voyeuse[28]. Leur commentaire féministe illustre à quel point l’encodage du genre sexuel dans les films classiques se retrouve aussi dans les genres ou les formes cinématographiques postmodernes ou classiques tardives dits réflexifs. Lorsque Ruhm se tourne de préférence vers des genres ou des scénarios marginaux du cinéma moderne, son intérêt se porte précisément sur cette situation.

D’après la théorie du spectateur de Laura Mulvey, la mise en scène du regard construit des manières de voir masculines dans le cinéma hollywoodien classique. Le plaisir au cinéma émergerait ainsi de la « manipulation adroite et satisfaisante du plaisir visuel[29] », comme Mulvey l’écrit dans son adaptation féministe de la théorie de Metz. On pourrait par conséquent distinguer deux formes de plaisir visuel : d’un côté celui qui est lié à l’objet et qui fait progresser la narration, et de l’autre le plaisir narcissique d’identification. Il en résulterait une division liée au genre sexuel : « la femme comme image, l’homme comme porteur du regard[30] ». Le personnage féminin serait donc conçu comme objet du regard érotique du protagoniste masculin, dont le point de vue serait adopté par le spectateur, même quand celui-ci est une femme, comme l’indique Mulvey dans sa célèbre thèse formulée sur un ton polémique. En général, l’esthétique filmique, du moins celle du cinéma classique, concevrait le regard du spectateur comme étant un regard masculin, voyeuriste, ayant la femme pour objet. Mulvey affine cette argumentation dans un article ultérieur où elle traite de mélodrames tel Duel in the Sun (1946) de King Vidor pour révéler l’ambivalence dont les personnages féminins et les positions du spectateur sont encore dotés dans des moments codés comme masculins, de telle sorte que le fantasme de devenir homme se perd [d’une certaine façon] sans cesse dans des vêtements de travestis[31]. Mary Ann Doane souligne, à la suite de Mulvey, le fait que même les films produits pour les femmes, tels les women’s films des années quarante, répètent les contradictions liées à la détermination culturelle de la féminité, dans la mesure où ils empêchent les personnages féminins d’accéder à une subjectivité active, c’est-à-dire les inhibent[32].

Des installations comme Coming Attraction: X Characters (In Search of an Author) (2002)[33] montrent que la stratégie critique de Ruhm consiste à intervenir sur les failles et les points de rupture du dispositif qui rendent possibles ces configurations masculines du regard. Il s’agit tout d’abord de mettre en relief la dimension technique du cinéma, autrement dit de révéler les conditions matérielles de projection de celui-ci comme « réel » qui sert de fondement à nos fantasmes narcissiques de réalité. Il s’agit en outre de présenter la structure de la position spectatorielle qui va de pair comme une division entre deux scènes de projection cinématographique. Le théoricien et artiste Thierry Kuntzel a décrit cette division dans un texte décisif sur le dispositif cinématographique : division entre le « film-projection » visible à l’écran et l’« autre film », le « film-pellicule », qui se déroule dans le projecteur et que le spectateur ne voit pas[34].

Si A Memory of the Players renvoie de manière analytique à la virtualité de l’espace filmique, le récit du film source (Eyes of Laura Mars) qui est ici privilégié par Ruhm, et dans lequel une sorte de salle de répétition, un atelier de photographie, sert déjà de métaphore à des lieux de production cinématographique, montre que d’autres formes de virtualité sont aussi en jeu, celles-ci étant directement liées à la situation de tournage ou au développement du scénario. Dans les productions suivantes de Ruhm, qui procède alors avec des films enregistrés, le décor est placé de plus en plus explicitement au centre, par exemple dans X Characters / Re(hers)AL ou dans X Love Scenes / Pearls without a String (2004), ce dernier étant également tourné avec des actrices. L’animation numérique A Memory of the Players était déjà intégrée à un projet pirandellien de longue durée qui porte un titre révélateur : Coming Attraction: X Characters (in Search of an Author) (2002[35]). Elle représente le début d’une série de projets qui font allusion, sous forme de pastiches ou en modifiant des bandes-annonces, à des attractions futures ou passées dans la mesure où ceux-ci procèdent par fragmentation et développent de nouveaux scénarios à partir d’éléments du script de films modernes très différents les uns des autres. Les projets ultérieurs ne se concentrent plus sur la construction spatiale mais sur les dimensions théâtrales de la production cinématographique, ainsi que sur le processus de création du scénario, comme l’illustre le script de X Characters / Re(hers)AL (2003), qui fut développé dans un forum de discussion en ligne et présenté de manière interactive sous différentes versions et selon des ramifications variées à l’occasion d’une installation[36].

Fig. 3

Vidéogramme tiré de X Love Scenes, / Pearls without a String, (Constanze Ruhm, 2007), vidéo en couleur et sonore, 58 minutes.

© Constanze Ruhm

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X Love Scenes / Pearls without a String fut cependant conçu comme un collage, un lieu de tournage expérimental sur lequel se rassemblent des personnages féminins issus de films modernes et affranchis des hommes qui leur y donnent la réplique. Une scène d’amour classique se répète indéfiniment dans un jeu de permutation des personnages. Les rôles sont constamment soumis à des déplacements performatifs, même les rôles de l’équipe de tournage sont puisés dans l’histoire du cinéma : NaNa, l’assistante du réalisateur, est une revenante d’Anna Karina issue de Vivre sa vie de Godard. Le dispositif du plaisir visuel est contourné ici par le manque de point de vue masculin et donc par l’absence de toute perspective du désir. Celle-ci est littéralement raturée et le contrechamp est remplacé par un « X » sur le plateau. Même l’option d’une identification narcissique est inopérante dans la mesure où le rôle féminin est démultiplié et réfléchi de telle sorte que ses contradictions présentes dans les films originaux deviennent visibles. Car le désir des personnages modernes d’origine (Giuliana d’Antonioni dans Le désert rouge, Bree de Pakula dans Klute [1971] et Hari de Tarkovski dans Solaris [1972]) apparaît ici dans sa forme pure, comme la mise en scène d’un excès, comme un élan qui se perpétuerait sans jamais trouver terre ferme. Les scènes d’amour sont constamment évidées, rejouées, renouvelées, répétées, jouées de manière virtuelle, et elles sont pour cette raison impossibles à fixer. Certaines actrices se ressemblent dans leur maquillage, leurs expressions et leur gestuelle, ce qui renforce d’autant plus l’effet de répétition et de réfléchissement sans fin.

Il est possible d’établir un lien de parenté entre le film X Love Scenes / Pearls without a String, qui fut tourné dans un studio et minutieusement chorégraphié, et l’oeuvre cinématographique d’Yvonne Rainer. L’appropriation de certains éléments génériques (telles les scènes mélodramatiques, dans lesquelles il s’agit d’amour et de désir érotique), la mise en scène d’une répétition de théâtre, ou plutôt ici de film, le sens des représentations dramatiques et l’utilisation de décors de théâtre sont les aspects qui relient le film de Ruhm au premier film d’Yvonne Rainer, Lives of Performers (1972). Même le son, qui procède par contrepoint et défamiliarise la narration, rappelle d’une certaine manière les stratégies de Rainer. Dans ses films tournés avec des acteurs, Ruhm passe de l’utilisation de stratégies minimalistes de l’art médiatique à la mise en place de stratégies filmiques liées à l’émotion, sans jamais pourtant établir de continuité qui permettrait de déterminer un récit linéaire ou cohérent. Son cadre de référence est, contrairement à Rainer, non la danse contemporaine, mais l’art conceptuel, et le cinéma sert ici de réservoir à des figurations culturelles. L’idée de filmer les préparatifs entourant le tournage d’un film au lieu du film lui-même se trouve déjà dans des films modernes des années 1960 et 1970, chez Godard, Fellini ou encore Fassbinder. Ruhm radicalise cependant le motif, le met en scène sous forme de huis clos théâtral et lui donne une dimension performative. L’approche performative « postféministe » est tout à fait apparentée au modèle du genre conçu par Judith Butler, selon lequel les catégories « féminin » et « masculin » sont appréhendées comme une répétition d’actions.[37] Ajoutons que ce ne sont pas seulement des actions exécutées par des personnages filmiques qu’il s’agit de reproduire de manière réflexive, mais avant tout des gestes cinématographiques qui agencent le regard. Dans ce contexte, Dietrich Diederichsen met l’accent sur le fait que, dans l’oeuvre de Ruhm, des personnages féminins incarnant des revenantes ne se contentent pas seulement de figurer diégétiquement par rapport à la fiction (elles sont mortes) et de servir ainsi à la narration, mais rompent, tout en les prolongeant, certaines formes avant-gardistes. Selon Diederichsen, les figures mixtes issues des films et des installations de Ruhm survivent également au genre qui leur a donné naissance[38].

Alors que Lives of Performers de Rainer remet en scène une série de photographies de plateau du film de Georg Wilhelm Pabst, Die Büchse der Pandora (1929), sous forme de tableaux vivants, X Love Scenes ménage un hors-cadre du film, une réalité du plateau de studio invisible dans le film et qui n’est généralement même pas montrée sur les photos de plateau. Si la photographie de plateau met en relief, en la fétichisant, l’éclat de la technique de studio et la relation dynamique entre spectateur et réalisateur au profit d’une publicité pour le film, les oeuvres de Ruhm font, dans une certaine mesure, signe à l’abstraction et au vide qui est justement en jeu sur le lieu de tournage. Un tracé à la craie peut représenter un acteur absent, un partenaire manquant pendant le tournage. L’artiste se réfère dans un tel contexte aux témoignages de l’actrice Maureen O’Hara, qui dut renoncer en partie à son partenaire Errol Flynn dans les scènes d’amour pendant le tournage du film Against All Flags (1952) de George Sherman. Le texte de Flynn fut alors lu par une scripte et son corps fut remplacé par une doublure qui n’était pas utilisée pour les répétitions techniques (par exemple pour l’éclairage), comme c’est habituellement le cas, mais plutôt comme surface de projection de regards et d’émotions. « X Love Scenes réduit la doublure (humaine) d’un seul tenant », écrit Constanze Ruhm, « à une trace de craie blanche sur fond noir[39] ». Avec cet artifice, l’artiste mobilise deux types de virtualité : d’un côté, l’intrigue amoureuse mélodramatique est exposée comme effet du principe virtuel des espaces de l’action filmique, dans la mesure où une construction classique du regard est rendue impossible à cause de l’omission visible du contrechamp, et elle est déconstruite en tant que forme symbolique (dans le sens d’Ernst Cassirer[40]), ou encore en tant que paradigme (dans le sens où l’entend Hubert Damisch[41], comme option iconique et rhétorique); d’un autre côté, le principe performatif de la reproduction sur le mode de la répétition met en lumière la variabilité de la répétition des acteurs, puisque toute représentation doit être comprise comme l’actualisation d’une interprétation virtuelle. Si le jeu théorique avec des possibilités se montre à travers l’échange de rôles, cette mise en relief de la dimension performative inscrit le film dans l’histoire du cinéma moderne. Chez Antonioni, Resnais ou encore Egoyan, on trouve de telles formes d’abstraction obtenues par sérialisation, ritualisation ou substitution qui servent à modifier la fonction structurelle de personnages[42].

Avec les rôles changeants des actrices, l’utilisation ostensible de la scène de plateau renforce les effets de la théâtralité dans le film. C’est avec la présence du scripte comme élément dramatique essentiel de la « répétition sur scène » dans le film qu’intervient dans X Love Scenes le troisième mode de virtualité, qui concerne l’écriture. Le travail sur les personnages individuels issus de l’histoire du film est toujours lié à la réécriture d’histoires, comme le souligne déjà Ruhm dans l’installation X NaNa / Subroutine (2004)[43] autour de Vivre sa vie de Godard, dans laquelle différents éléments médiatiques (photographie, texte, vidéo) sont agencés conformément à la description qui se trouve à l’intérieur de la sculpture géante d’un livre. Si le scénario est appréhendé comme processus, il regorge de possibilités combinatoires indéfinies. La possibilité de constituer des espaces filmiques homogènes est abolie par la multiplication de l’histoire ou des histoires dans un cut-up de scénarios et de scripts déjà existants, ainsi que par la pratique consciente de l’appropriation. Ruhm produit, sur le mode de la répétition et dans la mise à jour de ce qui vient avant, une image du virtuel en tant que « contre-réalisation » dans le sens de Deleuze[44], à savoir en tant que différentiel infini qui se matérialise continuellement et toujours sous une forme différente dans des actions processuelles sans fin, au-delà des stéréotypes narratifs. Les reconfigurations virtuelles de Ruhm cèdent ainsi à une « impulsion archivistique », tout en dépassant néanmoins la critique féministe de la notion d’auteur dans la mesure où elles attribuent une vie propre aux personnages et renvoient au-delà d’oppositions binaires telles la trace et la copie. Compte tenu de ce qui vient d’être dit, elles sont postconceptuelles, postféministes et postmédiatiques.