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Introduction

Malgré l’ascension économique et politique du Brésil, ce pays de 191 millions d’habitants, aujourd’hui classé parmi les six plus grandes puissances mondiales, est confronté à une crise urbaine[1] qui se manifeste avec acuité dans le domaine du logement. Alors que la population urbaine se situe à plus de 80 % de la population totale du pays, les estimations sur le nombre de logements manquants varient entre 5,2 et 10 millions[2] pour l’ensemble du pays. Plus de 80 % de cette demande provient des 11 régions métropolitaines[3]. Dans la seule ville de São Paulo (11 millions d’habitants), il faudrait 1,1 million de logements pour répondre à la demande[4]. Dépourvus d’habitats accessibles, salubres et sécuritaires, les « mal-logés » brésiliens, dont 26 % des ménages sont dirigés par une femme (ONU-Habitat, 2007), sont repoussés dans l’informalité urbaine[5], là où les conditions d’habitation aboutissent à la négation du droit à la ville[6].

Dans un contexte marqué par une deuxième phase d’industrialisation à partir des années 1950, par une forte migration rurale vers les villes, par la mise en place d’un régime néolibéral dans un pays de la périphérie où le fordisme (Maricato et Whitaker Ferreira, 2013) n’a pas pris racine, un mouvement urbain[7] va émerger, dans les années 1970 et 1980, autour du droit au logement (Levy, 2005, 2010; Feltran, 2005; Gohn, 1991). Composé d’une diversité d’organisations locales, régionales et nationales aux pratiques et stratégies diversifiées, ce mouvement, qui mobilise principalement les populations de régions rurales et pauvres venues s’établir dans les villes, va progressivement s’imposer dans l’espace public comme le « porte-voix » des mal-logés. Parmi les militants et les militantes du mouvement, on trouve majoritairement des femmes issues des milieux pauvres du Brésil, faiblement scolarisées ou formées. Près de la moitié d’entre elles sont mariées, 30 % seraient chefs de famille et 20 % seraient soit divorcées, séparées, veuves ou dans des relations instables (Bissiliat, s. d, p. 1). Comme nous le verrons dans cet article, leur vulnérabilité, qui se traduit notamment dans leurs conditions de vie et dans l’habitation, constitue l’une des raisons principales de leur participation à des actions collectives autour de l’enjeu de l’habitation.

À partir du milieu des années 1990, des chercheurs vont s’intéresser à leur présence au sein de ce mouvement (Bissiliat, s. d; Calio et Mendes, 2005; Carle-Marsan, 2012, 2013; Neuhouser, 1995). À titre d’exemple, Bissiliat (s. d.), qui s’est penchée sur une expérience d’autoconstruction[8] menée à São Paulo, constate que l’engagement des femmes contribue à rompre leur isolement, à créer du lien social et à reprendre confiance en elles. En outre, leur implication contribue à une prise de conscience de leurs droits de citoyennes et, ultimement, les mène parfois à obtenir un logement décent et sécuritaire. Pour la chercheure, ces gains participent de l’empowerment de ces femmes pauvres dont la somme de travail colossale sert parfois de palliatif au désengagement de l’État (Bissiliat, s. d.).

Partageant ce même questionnement, Calio et Mendes, qui ont réalisé une étude de cas sur un mutirão dans une favela de la région périphérique de São Paulo, reconnaissent elles aussi la portée transformatrice de cette expérience sur la vie personnelle des femmes. À l’opposé de Bissiliat, elles font valoir que les pratiques de ces femmes contribuent à la démocratisation de leur vie et plus largement à celle de la collectivité.

De cette façon, les femmes, particulièrement les plus pauvres, sont présentes dans des moments clés des processus dits de consolidation urbaine : lors des luttes pour des logements, pour des services essentiels de base ou pour la conservation de l’environnement. Pour compenser le manque chronique d’infrastructures et de services sociaux, elles sont obligées de produire un volume considérable de travail quotidien, phénomène essentiel et susceptible d’éviter l’explosion sociale. En agissant de cette façon, elles démocratisent non seulement leur propre vie, mais également la vie urbaine

Calio et Mendes, 2005, p. 114

Par ailleurs, leur recherche intègre une approche reposant sur les rapports sociaux sexués qui prend en compte la signification respective du logement pour les femmes et les hommes. Pour les premières, l’accès à une habitation sûre contribue à leur stabilité, à leur sécurité et à celles de leurs enfants, alors que pour les seconds, qui s’inscrivent davantage dans une stratégie de mobilité sociale, le logement constitue en règle générale un investissement[9] (Calio et Mendes, 2005, p. 116). Enfin, cette recherche témoigne des changements de politiques publiques en cours, au moment où São Paulo est devenu le premier État à accorder la priorité aux femmes lors de l’attribution du titre de propriété dans le cadre de programmes d’insertion sociale par le logement (Calio et Mendes, 2005, p. 119).

À l’instar de ces chercheures, nous avons voulu approfondir notre compréhension des impacts et des significations de l’engagement de femmes issues de milieux populaires à des actions collectives portées par un mouvement social et visant à la fois la défense de leurs droits (dans ce cas-ci, le droit au logement et, par extension, le droit à la ville) et l’amélioration de leurs conditions de vie. De façon plus précise, nous nous sommes attardées au processus de construction du sujet politique qui, à travers la participation des femmes à des occupations d’immeubles vacants des centres-villes de São Paulo et de Rio de Janeiro, a transformé en enjeu public et collectif ce qui était auparavant vécu comme privé. D’où une hypothèse voulant que l’émergence de ces femmes comme sujets, au-delà des rôles assignés ou des identités prescrites (de mères et d’épouses), occupe une place déterminante dans la perspective d’une citoyenneté sociale et politique urbaine (Werkele, 2000).

Par ailleurs, nos enquêtes nous ont permis de constater une présence féminine plus grande parmi les leaders des organisations locales actives dans le domaine de l’habitation (Carle-Marsan, 2012, 2013). Ce phénomène relativement nouveau nous a menées à nous demander si cette transformation organisationnelle peut contribuer à faire en sorte que le mouvement intègre une approche différenciée selon le genre, c’est-à-dire ici une analyse des enjeux du logement et des revendications qui y sont liées, lesquelles prennent en considération les rapports sociaux sexués et les facteurs qui expliquent les significations distinctes qu’accordent les femmes et les hommes au logement. Par extension, sachant que les mouvements sociaux parviennent parfois à influencer les politiques publiques, nous voulons savoir si le mouvement pour le droit au logement peut contribuer à l’adoption d’une politique urbaine différenciée selon le genre, partant de la prémisse que les femmes et les hommes ont un rapport différent à la ville (aux quartiers centraux, au transport, aux services de proximité, aux infrastructures, aux équipements collectifs, à l’aménagement de la ville, etc.) en raison d’un ensemble de facteurs économiques, politiques, sociaux et culturels et de contingences historiques.

Femmes, logement et politiques publiques

Pour mieux saisir l’importance de cette question dans un contexte où, depuis 2007, plus de la moitié de la population mondiale vit dans les villes et où la pauvreté touche plus souvent les femmes (on parle alors de féminisation de la pauvreté), précisons que l’enjeu du droit au logement et à la propriété foncière pour les femmes est davantage reconnu par l’ONU, de même que par différents États dans le monde. Le rapport d’ONU-Habitat explique clairement le lien entre le combat contre les inégalités et les discriminations contre les femmes, la lutte contre la pauvreté et les enjeux d’habitation et de propriété foncière.

Les travaux montrent que si l’égalité des droits des femmes à la propriété, au sol et au logement est désormais mieux acceptée, comme l’indiquent les législations et les politiques publiques, leur application effective se heurte encore à des obstacles importants, qui vont des attitudes patriarcales et des pratiques culturelles à un manque très répandu de détermination politique et de ressources. Les femmes sont en butte à des discriminations et des injustices de toutes sortes, ce qui pourrait confirmer que la féminisation de la pauvreté est en train de s’accélérer. […]

Leur incapacité généralisée à accéder au droit de propriété est l’une des sources du statut social très modeste des femmes et de leur dépendance économique. Sans droits de propriété directs, les femmes ne peuvent obtenir d’accès aux ressources que par l’entremise de leur partenaire. C’est conforme aux schémas patriarcaux qui font du mâle le protecteur naturel et le chef de famille, et donc de toute évidence le détenteur du titre, alors qu’un titre au nom d’une femme serait considéré comme une individualisation de la propriété

ONU-Habitat, 2007, p. 9

Le Brésil, un pays où la colonisation a légué un schéma de ségrégation sociospatiale qui structure tant l’espace rural que l’espace urbain, n’échappe pas à cette situation. Outre les inégalités en termes de classes sociales qui se reproduisent dans l’espace urbain, il est légitime d’avancer qu’il existe des inégalités de genre dans le domaine de l’habitation qui affecteraient plus particulièrement les femmes, en particulier celles qui vivent dans la pauvreté, dont les Afro-Brésiliennes[10]. Comme nous le verrons plus loin, de nombreux facteurs expliquent cette situation, notamment le fait que l’accès au logement dans ce pays repose sur la propriété individuelle, sur les disparités salariales et de revenus qui séparent les Brésiliennes des Brésiliens et qui se fondent sur la division sexuée du travail, sur les disparités en matière de scolarisation et de formation, de même que sur la survie du patriarcat au sein de la structure familiale et de la société. Rappelons par ailleurs qu’au Brésil le modèle de développement urbain mis en place au début du siècle dernier a aggravé des fractures sociales déjà existantes (Maricato et Whitaker, 2013).

Cela dit, au cours des dernières décennies, le Brésil a adopté un certain nombre de mesures constitutionnelles et législatives concernant la propriété foncière et immobilière. D’abord, la Constitution brésilienne de 1988 fait valoir la primauté de la « fonction sociale » d’un bien foncier ou immobilier sur la propriété privée. En d’autres mots, une terre ou un immeuble vacant où ne se déroule aucune activité ne remplit pas sa « fonction sociale ». Dans ce cas, un tribunal peut accorder à un individu ou à un groupe la « concession de droit réel à l’usage[11] » ou encore la « concession spéciale pour l’utilisation du domaine foncier public aux fins d’habitat[12] ». C’est d’ailleurs sur ce principe que le mouvement pour le droit au logement s’appuie pour mener des occupations d’immeubles vacants (ou de terres en milieu rural) et revendiquer la propriété pour leurs occupants. Comme nous le verrons dans cet article, c’est le principal motif des femmes qui ont pris part à l’occupation Manoel Congo, du nom d’un immeuble public vétuste mais vacant situé au centre de Rio de Janeiro (Carle-Marsan, 2013).

Enfin, si ces mesures ne tiennent pas compte des rapports différenciés au logement qu’entretiennent les femmes et les hommes, le Brésil a commencé à adopter quelques mesures législatives qui permettent d’accorder des titres conjoints de propriété (c’est-à-dire que les conjoints sont considérés comme copropriétaires), conformément à la constitution de 1998 (Calio et Mendes, 2005; ONU-Habitat, 2007). Cependant, il n’existe aucune donnée concernant le nombre de femmes qui ont pu posséder du terrain sous ce régime ou qui détiennent aujourd’hui un titre conjoint avec leur mari.

Dans la première partie de cet article, nous aborderons la production de l’espace urbain dans une perspective critique et féministe. De façon plus spécifique, nous allons démontrer comment la production des villes du Brésil engendre des inégalités de classe, mais aussi de genre. En effet, en nous penchant sur le modèle de développement urbain dominant au Brésil, nous verrons en quoi ce dernier génère des inégalités sociales différenciées selon la classe et le sexe, et ce, par rapport à l’accès au logement, aux services collectifs publics et au marché du travail. Dans la deuxième partie, nous nous intéresserons brièvement à l’histoire du mouvement populaire d’habitation au Brésil, de même qu’à l’émergence du mouvement d’habitation des centres-villes de São Paulo et de Rio de Janeiro. Enfin, dans la troisième partie, nous nous pencherons sur l’émergence des femmes leaders au sein des mouvements populaires d’habitation des centres-villes de ces mégapoles, à la conscientisation et à l’empowerment de ces femmes, tout comme à la portée du mouvement sur les politiques publiques qui concernent de façon plus spécifique les femmes et la réforme urbaine. De plus, nous tenterons de mettre en lumière les facteurs qui ont contribué à l’augmentation croissante de femmes leaders du mouvement d’habitation des centres-villes.

Précisons que cet article prend appui sur les résultats de deux recherches. La première, conduite à São Paulo entre 2006 et 2012, a permis de réaliser plus d’une vingtaine d’entretiens prenant la forme de récits de vie ou d’entretiens semi-dirigés avec des femmes leaders d’organisations populaires d’habitation de cette ville. La seconde recherche, menée à l’automne 2012, a consisté en une étude de cas portant sur le rôle des femmes dans l’occupation Manoel Congo[13], une action coordonnée par le Mouvement national de lutte pour le logement (MNLM)[14]. La collecte de données pour cette étude a combiné l’observation participante et la réalisation d’une quinzaine d’entretiens semi-dirigés avec des occupantes et des leaders du MNLM[15]. Les entretiens semi-dirigés, les récits de vie et l’observation participante offrent la possibilité d’avoir un contact privilégié avec les militantes et d’accorder une importance à leur quotidien comme femmes. Par ces méthodes qualitatives et féministes, il s’agit de donner la parole aux femmes et surtout de leur permettre de réfléchir sur leurs propres expériences (Carle-Marsan, 2013).

La production de l’espace urbain : une approche de genres

Inspirés par une lecture marxienne de la production de l’espace (Castells, 1972; Lefebvre, 1974), des chercheurs ont analysé la production de la ville sous l’angle des rapports sociaux sexués (Coutras, 1996; Séguin et Villeneuve, 1987; Villeneuve, 1991; Greed, 1994; Massey, 1994), démontrant que la planification urbaine, son organisation sociospatiale, son aménagement, les équipements et les infrastructures en matière de transport, par exemple, de même que les services qui semblent pourtant neutres, sont pensés selon les représentations, les intérêts et les usages des hommes, qui sont par ailleurs les principaux preneurs de décision. De leur côté, les femmes ont longtemps été confinées à l’espace privé (la sphère domestique). Leur présence dans les rues, dans les parcs, etc., était considérée – et elle l’est encore dans de nombreuses sociétés – comme une transgression. Dans les cas d’agression verbale ou physique, on reproche aux femmes de ne pas être à leur place.

Après la Deuxième Guerre mondiale, leur arrivée massive sur le marché du travail dans les pays occidentaux et l’avènement du mouvement féministe ont transformé peu à peu cette situation. On observe une prise de conscience du fait que la ville, telle qu’elle est planifiée et aménagée, produit et reproduit des discriminations contre les femmes qui sont expliquées principalement par la division sexuée du travail, leur absence ou leur sous-représentation parmi les planificateurs et aménagistes, de même qu’au sein des espaces décisionnels (Hainard et Verschuur, 2004b). On assiste alors à des marches exploratoires pour identifier les lieux perçus comme insécurisants par les femmes dans la ville, à des expériences participatives d’aménagement sécuritaire et, à l’échelle internationale, à la mise en place de programmes visant l’égalité des hommes et des femmes dans la ville (Béchard, 2008; Heinen, 2004; Latendresse, 2007).

Au Brésil, ce n’est que depuis peu que des groupes de femmes et des mouvements sociaux revendiquent une planification urbaine qui tienne compte des rapports de pouvoir sexués. Toutefois, bien qu’ils ne soient pas encore bien visibles, des changements apparaissent progressivement en matière d’habitation.

Histoire du mouvement pour le droit au logement au brésil

Des changements structuraux, caractérisés par des vagues de migration vers les villes et la continuité du processus d’urbanisation amorcé autour des années 1950, expliquent l’émergence d’un mouvement populaire pour l’habitation (MPH) dans les années 1970 au Brésil (Sader, 1988, p. 55). Ses membres, très souvent des migrants issus du milieu rural, et en particulier des zones les plus pauvres du pays, sont venus vers les grandes villes pour travailler dans les usines, dans la construction civile ou dans le secteur des services formels et informels. Ils habitent alors, de façon illégale, dans des maisons ou sur des terres dépourvues du minimum de services collectifs. À cette époque, le MPH mobilise deux groupes importants : d’une part, les habitants des favelas qui résistent aux expulsions de la ville et luttent pour l’accès à l’eau potable et à l’électricité; d’autre part, les habitants de maisons autoconstruites à la périphérie des villes qui revendiquent l’accès à des infrastructures de base et la reconnaissance juridique du droit à la terre sur laquelle ils ont construit leur demeure (Gohn, 1991)[16].

Au Brésil, le MPH désigne des regroupements d’individus issus des milieux populaires qui s’organisent collectivement pour représenter et défendre leurs intérêts autour d’enjeux urbains, en particulier ceux liés à l’habitation. Le mouvement intervient dans une perspective de droit au logement et de droit à la ville. Il met également en avant des propositions en vue d’une distribution plus équitable des biens et services urbains essentiels, visant également la participation des habitants dans le processus décisionnel en matière de planification urbaine. Enfin, ce mouvement rattaché au courant de la théologie de la libération de l’Église catholique prône des valeurs et des pratiques qui encouragent la participation active et démocratique des exclus (Viola, Scherer-Warren et Krischke, 1989).

Dans les années 1980, malgré des progrès réalisés en matière de services collectifs, émergent autour de l’accès au logement et à la propriété[17] de nombreuses mobilisations qui vont marquer la décennie. On observe d’abord celles qui cherchent à obtenir l’approvisionnement en eau et en électricité. Viennent ensuite les actions et les revendications liées à l’accès à la propriété, les occupations collectives et les actions organisées par des associations communautaires revendiquant la participation et l’autonomie dans les négociations, le contrôle de la construction et l’autogestion des coopératives (Kowarick et Bonduki, 1988, p. 126-127).

À cette époque, et au cours de la période de dictature militaire, de 1964 à 1985, les actions collectives pour le logement organisées par les associations de quartier, et plus tard par le MPH, constituent un instrument politique qui permet de canaliser politiquement les revendications (Gohn, 1991). Progressivement, la stratégie privilégiée par ce mouvement passe de la résistance démocratique à l’opposition sociale et à l’élaboration de propositions spécifiques et universelles[18]. Le MPH bâtit alors sa propre structure organisationnelle; il interagit avec un plus grand réseau d’acteurs sociaux et politiques. Ses principales caractéristiques sont : 1) la consolidation de son autonomie et l’affirmation de son indépendance des partis politiques et de l’État; 2) sa structure horizontale en réseau et l’affirmation de son rôle comme représentant des intérêts populaires; 3) la mobilisation populaire de dizaines de milliers de personnes; 4) la mise en pratique de la démocratie participative à l’échelle locale par des actions directes visant l’État (Doimo, 1986, p. 114-115). À la suite de la transition démocratique du pays, ce mouvement a eu recours aux canaux juridiques et institutionnels pour mieux défendre le droit au logement. Parallèlement, on a assisté à la professionnalisation des leaders de ce mouvement et à leur ascension dans la sphère politique et institutionnelle (Gohn, 1991).

En 1988, alors que la grande majorité des organisations populaires liées au mouvement social urbain participaient à l’élaboration de propositions concrètes en vue du renouvellement de la Constitution nationale et faisant la promotion de la participation de la société civile dans des processus de gouvernance (Holston, 1999), le MPH a formulé des propositions législatives et politiques à visées universelles à soumettre aux différents paliers gouvernementaux (Jacobi, 1990; Alvarez, 1994). À partir des années 1990, ses leaders ont donné à leur lutte un caractère plus institutionnel, estimant la mobilisation sociale insuffisante pour établir un rapport de force vis-à-vis du gouvernement et obtenir une réponse positive à leurs demandes (Feltran, 2005). Ils concentrent alors leurs efforts sur une négociation directe avec l’État et la participation à des conseils de gestion avec l’État, abandonnant ainsi partiellement les manifestations publiques comme moyen de pression et de mobilisation.

Sur le plan matériel, le mouvement a aidé des centaines de familles à améliorer leurs conditions de vie. De plus, il a réussi à faire de la crise du logement une question publique et politique reconnue par l’État, de même qu’à influencer la plate-forme des partis politiques (Levy, 2005). Enfin, sur le plan symbolique, la participation démocratique des habitants des favelas et des cortiços au sein du mouvement a fait reculer la culture de clientélisme et de passivité (Chaui, 1986). Ainsi, le MPH a contribué à la naissance d’une nouvelle conception de la citoyenneté qui met en avant le droit de tous et de toutes de participer aux débats publics, en particulier sur les questions sociales. Enfin, ce mouvement a créé de nouvelles formes d’action collective et, par le fait même, a pu proposer, par rapport aux images péjoratives des favelas, de nouvelles représentations des habitants de favelas qui revendiquent leur droit à la dignité et à une citoyenneté pleine et entière (Dagnino, 1994).

Même si les organisations des habitants de cortiços du centre-ville de São Paulo ont pris part au début des années 1990 aux projets de construction de logements à prix modique lancés par la municipalité, ce n’est qu’à la fin des années 1990 qu’elles ont enclenché des mobilisations populaires qui passaient par l’occupation collective de bâtiments publics désaffectés pour dénoncer l’absence de politique d’habitation destinée à la population à faible revenu, et réclamer la transformation de ces bâtiments en unités d’habitation destinées aux habitants des taudis (Levy, 2005). Plusieurs facteurs permettent d’expliquer le succès de ces mobilisations. Premièrement, la restructuration néolibérale de l’économie et de l’État, qui a provoqué une crise économique et une situation d’emploi précaire pour les plus pauvres; deuxièmement, la compétition entre différents groupes de l’élite politique (néolibérale et patrimonialiste) et les attentes créées par certains élus auprès du mouvement concerné quant à la politique d’habitation. Mentionnons aussi la qualité des leaders du mouvement et leurs stratégies de mobilisation, de même que le type d’actions collectives menées, sans oublier l’influence du Mouvement des sans-terre (MST) qui a réussi à légitimer l’occupation comme moyen de pression sur les détenteurs du pouvoir (Levy, 2010).

À Rio de Janeiro, la naissance du Mouvement des travailleurs sans toit (MTST) remonte à 1997. Ce mouvement mobilise la population par le biais des occupations de bâtiments du centre-ville pour obtenir un logement décent pour les habitants des cortiços. On y trouve le même répertoire d’action que celui du mouvement de São Paulo. Il s’agit d’occupations de longue durée pour faire pression sur les différents paliers du gouvernement afin qu’ils élaborent des politiques de logement et qu’ils fournissent des habitations aux membres des occupations. Leur slogan « Si l’habitation est un droit, occuper est un devoir » fait appel au droit au logement, de même qu’il interpelle la participation des sans-logis ou des résidants des favelas et des cortiços. Cette organisation est affiliée au Mouvement national de lutte pour le logement (MNLM), né au lendemain de l’adoption de la Constitution brésilienne de 1988, lors d’une rencontre nationale des organisations pour le logement tenue en 1990. Depuis, le MNLM mobilise la population des favelas par des occupations de bâtiments du centre-ville. L’organisation s’inscrit dans une perspective de lutte de classe contre l’oppression des défavorisés. Les actions collectives qu’elle mène visent l’articulation d’une réforme urbaine et la transformation des rapports sociospatiaux. Autrement dit, le MNLM revendique des unités de logement public dans les centres-villes en dénonçant la spéculation immobilière et la ségrégation sociospatiale, de même qu’il lutte pour la régularisation foncière. Il articule ses principales revendications autour des questions d’accessibilité à des services publics, à l’éducation et à la santé. De plus, le mouvement entreprend la mise sur pied d’activités génératrices de revenus pour remédier aux difficultés économiques des habitants.

Enfin, le MNLM, présent dans 18 États du Brésil, s’organise autour d’une coordination nationale, étatique et municipale. Dans trois États, l’organisation est représentée par des femmes[19]. Bien que ces dernières soient majoritaires à la base du mouvement, la légitimité de leur représentation dans les instances dirigeantes, aux échelons supérieurs du mouvement, constitue toujours un problème (Souza-Lobo, 1991), ce qui met en évidence les inégalités de pouvoir entre les hommes et les femmes au sein même du mouvement pour le droit au logement au Brésil.

Femmes leaders du mouvement populaire d’habitation des centres-villes à São Paulo et Rio de Janeiro

Dans les années 1970, les femmes étaient très présentes lors de l’émergence de ces mouvements populaires (Alvarez, 1990, p. 43; Bissiliat, s. d.; Corcoran-Nantes, 1990). Plusieurs ont alors commencé à s’impliquer par l’intermédiaire des communautés ecclésiales de base (CEB)[20]; d’autres accompagnaient leur époux aux réunions des associations du quartier. Selon Macedo (2002, p. 7), la possibilité éventuelle d’accéder à la propriété résidentielle mobilise les femmes qui, dans la culture brésilienne, sont responsables du foyer. C’est donc le rôle traditionnel des femmes, soit leur condition de mère, qui serait à l’origine de leur engagement au sein des mouvements populaires pour l’habitation, car ainsi leur place dans la sphère publique n’était pas mise en cause (Souza-Lobo, 1991, p. 76; Neuhouser, 1995, p. 40). En ce sens, leur présence au sein de ces mouvements obéit à une division sociale sexuée (Molyneux, 1998; Corcoran-Nantes, 1990).

Même s’il y a eu plusieurs études sur la participation des femmes dans les mouvements urbains brésiliens durant les années 1980 et 1990, peu de recherches ont porté sur les mouvements urbains des années 2000 et rien n’a été fait sur les femmes dans ces mouvements au cours de la même période[21]. Nous trouvons plutôt des écrits sur la société civile et les processus de démocratie participative (Kingstone et Power, 2000) et sur le rôle des femmes dans la politique (Bohn, 2009; Macaulay, 2009; Sa Vilas Boas, 2005)[22]. Nous basons donc nos analyses sur nos propres recherches de terrain à Rio de Janeiro et à São Paulo. L’engagement des femmes au sein du mouvement pour le droit au logement dans les années 2000 les place dans une situation d’apprentissage double – individuel et collectif – du changement. Elles participent aux confrontations avec les forces de l’ordre lors des occupations, suivies de négociations avec les autorités publiques. Elles apprennent à lutter collectivement pour obtenir ce dont chacune a besoin. Elles découvrent qu’elles ont des droits, qu’elles peuvent les revendiquer et que l’État a des devoirs envers elles dans la mesure où elles sont des sujets de droit, des citoyennes. De plus, le fait d’assumer la survie et le maintien de leur famille renforce souvent leur estime de soi, ce qui entraîne une valorisation personnelle et la possibilité d’assumer un rôle de protagoniste dans des organisations communautaires (Entretiens 1-20 à São Paulo). Bisilliat (1997, p. 102-103) parle d’une « mobilité intérieure » : en apprenant à s’organiser, à défendre leurs droits et à négocier pour leurs besoins pratiques, en communiquant avec un monde plus vaste et en s’informant, les femmes acquièrent une confiance en elles, une identité, une autonomie, une citoyenneté active qu’elles n’avaient pas auparavant. Elles peuvent lutter plus efficacement pour leurs besoins stratégiques qu’elles commencent à appréhender à travers leurs luttes immédiates (Molyneux, 1985). Bisilliat (1997, p. 96) et Souza-Lobo (1991, p. 82) qualifient ce processus de « citoyenneté émergente » des femmes qui se construit à partir de leurs expériences dans les mouvements et des discours sur la dignité construits et véhiculés dans les mouvements populaires.

Malgré la participation des femmes au MPH, ce mouvement reproduit une division de travail sexuée selon laquelle les femmes s’acquittent des tâches logistiques et organisationnelles. Les femmes sont chargées des soins des autres, alors que les hommes s’engagent dans les activités à caractère politique, un domaine associé à la sphère publique (Corcoran-Nantes, 1990). Jusqu’au début des années 2000, lorsque des femmes ont commencé à occuper de nouveaux espaces au sein de ce mouvement, la majorité des leaders étaient des hommes (Entretiens 1-5 avec des leaders du mouvement à São Paulo). Comment expliquer le nombre croissant de femmes leaders du mouvement d’habitation des centres-villes de São Paulo et de Rio de Janeiro? Nous avons identifié deux facteurs qui ont fortement contribué à l’augmentation de leaders femmes dans ce mouvement : la croissance du nombre de femmes chefs de famille pauvre et la forte présence de ces femmes au sein des organisations populaires de base.

Au Brésil, les statistiques de l’IBGE et de l’IPEA révèlent que 30 % des familles ont une femme comme personne de référence[23]. Les femmes chefs de famille se trouvent très souvent dans une situation financière plus précaire que celle des hommes chefs de famille, du fait que ces derniers peuvent compter à la fois sur leur propre revenu et sur le travail de leur épouse au foyer. De plus, les salaires des hommes sont plus élevés que ceux des femmes, lesquelles rencontrent des obstacles sur le marché de travail et ont une mobilité socioéconomique plus réduite (Macedo, 2008, p. 395 et 297-298). Ces facteurs expliquent en grande partie la surreprésentation des femmes chefs de famille sans conjoint dans les ménages à faible revenu et le fait qu’elles doivent faire face à des nécessités distinctes de celles des familles avec deux conjoints[24]. Elles vivent dans une plus grande précarité[25] et sont plus pauvres que les familles avec un homme chef de famille[26].

L’instabilité en raison de l’informalité du travail des femmes ne leur permet pas d’assumer le paiement d’un loyer de façon régulière. Par conséquent, l’argent qu’elles gagnent est souvent insuffisant pour s’offrir un logement décent. Il faut ajouter que, jusqu’en 2007, la conjoncture économique au Brésil qui a contribué à l’augmentation des emplois précaires et éphémères n’offrait pas beaucoup d’espoir aux femmes de combler les besoins de logement (Levy, 2010). Comme la majorité des femmes vivant dans la pauvreté au Brésil éprouvent des difficultés à se loger et à trouver un toit pour leur famille, les occupations organisées par le MPH permettent de combler ce besoin, tandis que la perspective d’une propriété dans le moyen terme devient une motivation supplémentaire pour militer dans le mouvement. Bref, la participation des femmes dans le mouvement urbain est liée à la fois à la question de reproduction et de production (Concoran-Nantes, 2003).

L’Union nationale d’habitation (UNH) confirme que 80 % des personnes engagées dans le MPH sont des femmes (Entretien 3). Dans le contexte urbain, leur rôle traditionnel, qui les confine dans leur responsabilité de production et de reproduction de leur famille, et le fait qu’elles ont moins de possibilités sur le plan économique sont deux facteurs à l’origine de leur engagement dans les mouvements sociaux, qui leur apparaissent comme une voie à emprunter pour obtenir un logement décent. Nous pourrions aussi penser que les hommes disposent de moyens différents pour parvenir à acheter, louer ou financer un logement, ce qui explique sans doute qu’ils s’engagent moins que les femmes dans les mouvements pour le droit au logement. L’engagement de femmes au sein des organisations liées au droit au logement, et en particulier au sein des occupations de bâtiments publics vacants, serait étroitement lié à la nécessité de trouver un logement; l’aspiration à posséder sa propre maison est un élément déterminant de leur engagement, ce qui revient de façon récurrente dans leur propos (Entretiens 1-15). Pour ces femmes, le logement représente une condition garante de stabilité et un lieu autour duquel se tissent des réseaux d’entraide, tandis que pour les hommes, il constitue un capital financier (Verschuur, 2011, p. 196). Bien que ce soit la nécessité d’un toit qui motive les femmes à participer à des actions collectives pour le droit au logement, l’idée de la lutte va au-delà de l’idée d’acquérir une maison.

Le deuxième facteur important pour expliquer l’augmentation du nombre de leaders femmes au sein du mouvement pour le droit au logement, réside dans la transformation de la structure organisationnelle même de ce mouvement. Comme nous l’avons déjà mentionné, le MPH s’institutionnalise à partir du début des années 1990 et il engage ses ressources dans les négociations avec les différents paliers de gouvernement plus que dans des activités de mobilisation et d’éducation populaire (Levy, 2012). Par conséquent, ses militants se professionnalisent. Dans plusieurs cas, certains leaders occupent des postes au sein du Parti des travailleurs (PT) ou dans les gouvernements municipaux dirigés par ce dernier (Levy, 2012; Tatagiba, 2010). Pour les leaders et les militants d’expérience, ces postes sont intéressants, car ils offrent une stabilité financière et constituent un moyen d’ascension sociale, tout en contribuant à l’avancement de la justice sociale en milieu urbain. Par le fait même, les postes liés aux tâches d’organisation et de mobilisation au sein des organisations de base deviennent moins attrayants, surtout pour les leaders masculins qui militent au sein du mouvement depuis longtemps. On assiste donc à un déplacement des leaders hommes vers les organisations nationales, l’appareil d’État à ses divers échelons et les partis politiques, ce qui laisse des postes de leadership vacants au sein des mouvements sociaux pour les jeunes et les femmes de la base. En d’autres termes, la transformation du mouvement observée au début des années 1990 – l’institutionnalisation et la professionnalisation – a créé un vide à la base de celui-ci. Associé à la présence d’un plus grand nombre de femmes « autonomes[27] » et chefs de famille liée au mouvement, ce changement a contribué à propulser les femmes dans un rôle de leader de base. Il importe toutefois de souligner ici que les leaders aux échelons régional et national du mouvement demeurent majoritairement des hommes, ce qui signifie que le mouvement est organisé autour d’une division sexuée du travail où ils occupent des postes et des fonctions qui ont davantage de visibilité et sont associés à une certaine forme de pouvoir ou, à tout le moins, d’influence (Kuumba, 2001, p. 15-16).

Qui sont ces femmes nouvellement leaders du mouvement populaire d’habitation? Parmi les leaders, certaines n’en sont pas à leur premier engagement politique ou communautaire. En effet, nous comptons maintenant deux générations de leaders femmes. Se joint à celles qui sont issues du mouvement des années 1980 une nouvelle génération associée aux occupations des années 1990-2000. De façon générale, ces femmes possèdent un faible niveau de scolarité et travaillent dans le secteur formel ou informel des services. Une majorité d’entre elles sont chefs de famille avec enfants ou personnes à charge. Plusieurs répondantes reconnaissent avoir connu des difficultés conjugales : un mari qui boit, qui fréquente d’autres femmes, voire qui frappe, ce qui entraîne des épisodes de violence domestique. Souvent, elles viennent elles-mêmes d’un environnement familial où l’on retrouve la même dynamique. Ces problèmes expliquent, dans certains cas, le fait que les femmes quittent leur région d’origine, se séparent et deviennent indépendantes, quitte à assumer entièrement la responsabilité de chef de famille. Dès lors, arrivées en ville, elles habitent dans des pensions, chez des amies ou encore des connaissances familiales[28].

La précarité de leur situation socioéconomique ne leur permet pas de payer un loyer de façon régulière, ce qui explique qu’elles vivent dans des conditions de pauvreté. Dans ce contexte, les actions proposées par le mouvement pour le droit au logement apparaissent comme des occasions de potentiellement répondre à l’urgence d’accéder à la propriété[29]. Majoritaires à la base des organisations, certaines se démarquent et se retrouvent engagées dans des postes de responsabilité. Conscientes d’être partie prenante d’une lutte importante sur le plan social, ces leaders expriment leur désir d’aider les autres et de les amener à s’impliquer dans des actions d’occupation d’immeubles publics désaffectés (Entretiens 1-10). Ces nouveaux leaders sont donc des femmes engagées, chez qui l’implication sociale et politique et la participation à une démarche d’éducation populaire ont donné lieu à des possibilités d’empowerment et d’émancipation. C’est en ce sens que nous considérons que leur accès au leadership à l’intérieur du mouvement pour le droit au logement s’inscrit dans une démarche d’émancipation à la fois individuelle et collective.

Conscientisation et empowerment des femmes leaders

La multiplication d’organisations et d’actions liées au mouvement populaire d’habitation met en évidence qu’une partie croissante de la population à faible revenu se conscientise non seulement à ses besoins individuels, mais aussi à ses droits en tant qu’êtres humains et citoyens à part entière. Cette démarche de mobilisation, de conscientisation et d’éducation populaire témoigne d’un processus d’empowerment à la fois individuel et collectif. De nombreux travaux, en particulier dans le champ de recherche du genre et du développement, mettent l’accent sur les processus d’empowerment engendrés ou déclenchés par l’engagement social et politique, voire économique (les expériences d’économie sociale par exemple). Cette notion, ambiguë et certes largement critiquée (Mestrum, 2001; Falquet, 2003), évoque un processus d’acquisition de pouvoir à la fois individuel et collectif (Oxaal et Baden, 1997; Ninacs, 2008; Charlier, 2011; Verschuur, 2003). Bien qu’elle soit instrumentalisée par les institutions multilatérales de développement et les ONG comme une stratégie de développement « top-down » (Ninacs, 2008; Mestrum, 2001; Verschuur, 2003) visant à enrayer la pauvreté, en particulier celle des femmes (Falquet, 2003), l’approche d’empowerment mise en oeuvre dans une perspective « bottom-up » (c’est-à-dire au sein des mouvements et des organisations de base) peut devenir une voie d’émancipation pour les femmes, en particulier celles des milieux populaires moins scolarisés et à faible revenu (Verschuur, 2003, 2011).

Comme nous l’avons vu précédemment, la participation des femmes à la lutte est déterminée par des nécessités d’abord et avant tout matérielles et par le fait que ces femmes, souvent chefs de famille et soumises à des conditions de vie précaires, sont encore largement responsables du foyer et des tâches liées à la reproduction sociale. En plus de répondre à un besoin matériel, l’engagement social et politique résultant du processus d’occupation engendre des transformations à la fois individuelles et collectives chez ces femmes.

Aujourd’hui, je peux dire que j’ai la capacité de savoir ce que je veux. Je prends des décisions. Avant, je n’avais pas le courage […] Par exemple, prendre conscience et me dire : j’ai la capacité de travailler, j’ai la capacité de trouver mon espace et de conquérir mon espace… [Traduction libre]

E-15, dans Carle-Marsan, 2013, p. 107

Sur le plan individuel, l’empowerment individuel se manifeste par une plus grande confiance et estime de soi, ce que Charlier nomme le « pouvoir intérieur » (Charlier, 2011, p. 164). Cette émancipation individuelle engendre chez les femmes une perception d’elles-mêmes différente de celles qu’elle avait antérieurement, et souvent plus positive. En participant aux comités et aux mouvements sociaux, ces femmes acquièrent un plus grand « pouvoir », c’est-à-dire la capacité de prendre la parole en public, de défendre des droits, de définir des enjeux, d’articuler des propositions et de négocier avec les autorités publiques. Une répondante assurant un rôle de leadership raconte à quel point, au début de son engagement, elle était embarrassée de prendre la parole publiquement parce qu’elle ne maîtrise pas la langue. Aujourd’hui, plus consciente de l’importance de revendiquer ses droits auprès des autorités publiques, elle s’exprime publiquement avec plus de facilité. Pour certaines femmes, l’engagement au sein du mouvement engendre une volonté de s’approprier leur destin, ce qui les amène à entreprendre des démarches pour parfaire leur formation à l’emploi ou encore effectuer un retour aux études (Carle-Marsan, 2012, 2013).

Comme d’autres mouvements sociaux au Brésil, le mouvement populaire pour l’habitation accorde une importance à la formation de ses membres, ce qui permet à ses militantes et militants de développer de nouvelles compétences, notamment des compétences liées au leadership. Les actions collectives, les manifestations publiques, les rassemblements et les confrontations avec les pouvoirs publics se traduisent en un processus d’empowerment collectif. Ces femmes se politisent, apprennent à réclamer et à exercer leurs droits. Elles revendiquent notamment le droit au centre-ville, là où se trouvent les emplois, les services de proximité et des infrastructures publiques comme les écoles, les garderies et des centres de santé, très rares dans les quartiers lointains de la périphérie. Bref, pour ces femmes qui viennent pour la plupart de favelas souvent éloignées du centre, le fait d’habiter au centre-ville ouvre de nouvelles possibilités d’emploi, de retour aux études et même d’amélioration de la qualité de leur cadre de vie. En outre, cela les soustrait, en partie du moins, à différentes formes de violence (violence domestique, répression policière, violence liée à la présence de gangs criminels, etc.).

Par ailleurs, animées par un certain altruisme, ces femmes expriment une fierté liée à leur nouveau rôle de leader qu’elles associent à la tâche de conscientiser la population à l’importance de revendiquer ses droits. Elles savent que l’acquisition collective du pouvoir nécessite qu’elles contribuent à la formation de leaders en mesure d’influencer l’action publique (Charlier, 2011, p. 183), ce qui les incite également à vouloir augmenter le nombre de leaders femmes au sein du MPH. Cela dit, elles aspirent à une société inclusive, partageant aussi une volonté de changer les structures sociales, économiques et politiques qui les maintiennent, elles et les leurs, dans une position de marginalisation sociale et de subordination par rapport à la logique imposée par le marché et en particulier le marché immobilier. Enfin, par leurs luttes, elles rendent collectifs et publics des problèmes sociaux liés au manque d’habitation qui étaient vécus individuellement, et politisent cet enjeu qui était jusqu’alors considéré comme relevant du privé.

Nous l’avons mentionné plus haut, la féminisation du leadership à la base des organisations actives sur la question du logement permet d’évoquer une citoyenneté émergente (Souza Lobo, 1991) et la construction des femmes comme sujet politique (Gouveia, 2005) qui délaisse le rôle social traditionnel de mère pour assumer celui de leader politique au sein d’un mouvement social. Or, passer d’une catégorie sexuée imposée et socialement construite, ce que définit l’individuation selon Pereira-Marques (1996), pour remplir un rôle associé à une forme de pouvoir, même au sein d’un espace de contre-pouvoir ou de contestation, demeure l’un des principaux défis de la construction d’un sujet politique femme. C’est d’autant plus le cas dans une société encore empreinte de valeurs religieuses, traditionnelles et machistes (Soares, 2009).

La prise de conscience de leurs droits par des leaders femmes se produit sur deux plans : d’une part, par rapport à leurs droits sociaux et politiques, c’est-à-dire le droit de tous et de toutes au logement, le droit à l’accès aux services publics; d’autre part, par rapport à leurs droits en tant que femmes, soit le droit à la sécurité mentale et physique, à l’affirmation de leur autonomie pleine et entière, à la participation aux décisions familiales et à celles de la collectivité, de même qu’à leur reconnaissance comme travailleuses et sujets dans la production de la ville. En d’autres mots, leur implication au sein du mouvement social les engage dans une démarche transformatrice d’éveil, de conquête et d’affirmation de leurs droits en tant que citoyennes et en tant que femmes, tant dans l’espace privé que dans l’espace public. À l’instar de Verschuur (2011), nous constatons au Brésil que la revendication des droits dans des luttes collectives d’intérêt public peut justement constituer un moyen de prise de conscience par les femmes de milieux populaires de leurs droits dans l’espace privé. Dans la même perspective, Gonçalves (2009, p. 6) montre que ce changement se produit lors de l’occupation de longue durée, alors que l’espace public et l’espace privé se confondent, et que des participantes sont appelées à assumer un rôle de leadership. C’est dans cet esprit que peuvent éventuellement s’amorcer une remise en question des identités de genre et la possible transformation des rapports sociaux sexués dans la société (Verschuur, 2011, p. 190 et 202).

À titre d’exemple, la participation des femmes à l’occupation Manoel Congo menée par le Mouvement national de lutte pour le logement a généré un conflit domestique : les femmes motivées par le souhait d’accéder à un logement qui leur appartient se sont montrées fortement déterminées à s’engager dans cette action illégale, quitte à y aller seules (sans leur mari) avec les enfants. Dans ce cas, l’affirmation des femmes montre la possibilité d’une déconstruction des rôles sociaux et le début d’une contestation des rapports sociaux sexués dans l’espace privé (Carle-Marsan, 2013).

Cela dit, nous pouvons nous demander ce qu’il restera de ces premiers pas vers l’autonomie et l’émancipation en tant que femme, une fois l’occupation régularisée et les appartements concédés par les autorités gouvernementales. La vie au sein de ces ménages redeviendra-t-elle ce qu’elle était avant l’occupation? Les participantes sauront-elles maintenir une dynamique collective, un partage des tâches et des ressources au bénéfice de tous? Et sauront-elles poursuivre leur participation aux débats publics concernant le quartier ou la ville par exemple? Par ailleurs, comme l’expriment certaines leaders, ces femmes ont sans doute conquis des espaces de pouvoir, mais elles peuvent, malgré tout, demeurer confinées dans un rôle traditionnel de « mère » dans l’espace privé, et éprouver des difficultés à y faire valoir leurs droits[30]. Cela nous rappelle que la transformation des rapports sociaux et des rapports de genre demeure un processus long et complexe durant lequel plusieurs facteurs interviennent. Il est vrai que dans une perspective féministe, la notion d’empowerment vise une contestation des rapports de pouvoir entre les hommes et les femmes (Verschuur, 2003). Cependant, l’expérience observée à Rio de Janeiro montre que l’empowerment qui découle de l’engagement de ces femmes de milieux populaires au sein de l’occupation Manoel Congo ne provoque pas automatiquement une remise en question des rapports sociaux sexués. Certes, la prise en compte des rapports sociaux sexués en relation avec la question de l’habitation demeure marginale dans les activités de formation offertes par le mouvement pour le droit au logement. Toutefois, comme nous le verrons à partir du cas de São Paulo, une volonté de changement traverse certains mouvements d’habitation qui reconnaissent l’importance du logement pour les femmes, qu’elles soient mariées ou chefs de famille.

Dans ce sens, interroger les identités féminine et masculine, tout comme la division sexuelle du travail au sein des mouvements, s’avère fondamental. Autrement, nous risquons d’observer un épuisement de ces femmes au sein du mouvement en raison de l’alourdissement de leurs tâches, rappelant ici le « triple fardeau » des femmes. De plus, il faut redire que le risque de l’instrumentalisation des luttes et des gains guette les femmes dans la mesure où leur légitimité politique, c’est-à-dire leur capacité à influencer significativement les débats publics en ayant notamment du poids dans les organes décisionnels comme citoyennes et sujets politiques (Marques-Pereira, 2003), n’est toujours pas acquise. C’est pourquoi la participation citoyenne aux mouvements sociaux, en particulier celle des femmes des milieux populaires, doit se réaliser conjointement avec leur intégration potentielle vers le haut au sein du mouvement. En d’autres mots, les personnes qui participent à ces actions collectives doivent devenir des acteurs en mesure d’investir les instances de pouvoir formel (Marques-Pereira, 2003), tant à l’intérieur des mouvements sociaux qu’au sein des institutions publiques.

Enfin, nos recherches indiquent que la démarche pédagogique et le processus d’apprentissage demeurent essentiels à la construction des femmes comme acteurs, leaders et sujets politiques. En effet, les entrevues révèlent que la mise en place, au sein des occupations, de groupes de femmes qui échangent sur les inégalités et les discriminations auxquelles elles sont soumises dans leur quotidien et dans la ville semble un moyen fort important pour susciter la transformation des rapports sociaux sexués. De plus, ces débats et ces changements exigent la nécessaire participation des hommes. Or, certaines organisations du MPH ont récemment commencé à s’interroger sur la production de la ville dans une perspective de genre, notamment sur la position des femmes et des hommes dans les structures de pouvoir.

Impacts du mouvement sur les actions politiques liées au logement et aux femmes

Par extension, la question de l’empowerment des femmes de milieux populaires, qui découle de leur accès relativement nouveau au leadership au sein des organisations liées au MPH, nous amène à aborder la question de la démocratisation des rapports hommes-femmes au sein de ce mouvement, l’impact de la sexuation de la participation populaire sur la nature et l’orientation des politiques en matière d’habitation (Bisilliat, 1997, p. 104) et, de façon plus générale, la contribution des femmes leaders à la production de la ville. Comme nous l’avons vu, le premier changement s’opère à l’intérieur du mouvement, où les identités de genre ouvrent des brèches dans les rapports de pouvoir (Verschuur, 2011, p. 187). À partir des années 2000, à Rio de Janeiro et à São Paulo, on a constaté une prise de conscience de l’importance de lier une analyse sur les rapports sociaux sexués et la réforme urbaine. D’abord, à l’échelle locale, voire micro-locale, l’augmentation du nombre de leaders femmes du mouvement pour le droit au logement a pu contribuer à développer un autre regard sur le rapport entre des femmes à faible revenu et la ville. Parallèlement, on a assisté à la renaissance du mouvement féministe brésilien (Nobre et Farias, 2003) à travers la Marche mondiale des femmes (MMF), dont le secrétariat s’est déplacé de Montréal à São Paulo en 2006. Ce mouvement cherche à sensibiliser et mobiliser des femmes de mouvements populaires mixtes sur la question des droits des femmes dans un contexte patriarcal et néolibéral[31].

En 2008, l’União d’habitation, l’organisation à laquelle une partie du mouvement des taudis et des sans-toit du centre-ville de São Paulo est affiliée, crée un secteur des femmes avec l’objectif de réfléchir sur la participation des femmes dans le mouvement et d’y intégrer des propositions qui prennent en compte la situation particulière des femmes. La responsable de ce secteur participe également au secrétariat de la Marche mondiale des femmes et a la double tâche de mobiliser les femmes de ce mouvement pour les manifestations de la MMF et de susciter une prise de conscience des hommes et femmes du mouvement par rapport à la question de genre. Comme l’Union d’habitation, le Mouvement national de lutte pour le logement maintient des liens avec l’organisation féministe l’Articulation des femmes brésiliennes (l’AMB). D’ailleurs, la plupart des femmes mobilisées par le MNLM en vue d’organiser une occupation[32] au centre-ville de Rio de Janeiro ont des liens étroits avec cette organisation féministe.

Il faut souligner que les propositions et les activités de ce nouveau secteur n’ont pas été bien reçues au début. Selon la coordinatrice, les leaders hommes et femmes ont tout de même commencé à prendre au sérieux le thème des rapports sociaux sexués en lien avec le logement, car jusqu’à récemment, malgré la grande quantité de femmes leaders, la question des femmes était tournée en dérision et par conséquent reléguée au second plan[33].

Encore aujourd’hui, pour le MNLM, l’adoption d’un programme intégrant des préoccupations des femmes articulé à l’échelon national du mouvement ou encore la mise en place de groupes de femmes au sein des occupations demeurent problématiques[34]. À ce sujet, la coordonnatrice de ce mouvement dans l’État de Rio de Janeiro souligne le défi d’amener les occupantes à prendre part à des ateliers ou à des activités de formation féministe. Ces femmes sont souvent aux prises avec leurs responsabilités familiales tandis que les enjeux féministes, à première vue, peuvent leur paraître éloignés de leur réalité et de leurs préoccupations quotidiennes. Comme l’a observé Gonçalves au sein du MST (Gonçalves, 2009), certaines organisations font face aux difficultés de juxtaposer la lutte féministe à la « lutte de classe ».

Toutefois, à São Paulo, on assiste à quelques avancées qui innovent dans ce domaine. En effet, à la suite d’une réflexion sur le fait que les femmes, considérées comme les responsables de la cellule familiale, sont particulièrement concernées par le droit au logement, en 2003 la Marche mondiale des femmes (MMF) et le mouvement d’habitation (UMM) se sont entendus sur la nécessité de revendiquer, en matière de logement, des politiques publiques favorables aux femmes. C’est ainsi que le conseil municipal de São Paulo a approuvé en 2004 un projet de loi, soumis par le conseiller Nabil Bonduki (lié au mouvement d’habitation), qui donne la priorité aux femmes dans les programmes municipaux d’attribution de logements. Depuis, la loi municipale (no 13.770/2004) recommande l’adoption de mesures pour former la main-d’oeuvre féminine et favoriser l’insertion des femmes dans le processus d’autogestion et d’organisation communautaire. Cette loi stipule que les programmes municipaux d’habitation doivent accorder la priorité de l’attribution des logements aux femmes et précise que les contrats et les arrangements financiers doivent être faits au nom des femmes, indépendamment de leur participation au revenu familial et de leur état civil. Elle dit également que la municipalité doit accorder la préséance aux femmes victimes de violence, aux femmes âgées ou handicapées (Calio et Mendes, 2005, p. 180).

Pendant la même période, l’UMM a réussi à convaincre le gouvernement de l’État de São Paulo et son agence responsable de l’habitation pour la population à faible revenu, la Compagnie de développement de logement urbain (CDHU), d’adopter des critères moins traditionnels pour désigner la famille. Depuis, cette agence reconnaît aux femmes le droit d’être titulaires du logement avec leur conjoint. Également, cette agence accorde de façon prioritaire le titre de propriété aux femmes et ce, même si elles sont mariées ou vivent avec un conjoint de fait.

Ce mouvement a également marqué quelques pas pour les femmes dans l’ensemble du pays. Le ministère des Villes a adopté la résolution no 004/06, article 3, qui accorde la priorité aux familles à faible revenu avec plusieurs personnes à charge, où la femme est responsable du foyer. Cette nouvelle mesure assure une protection des femmes contre le risque d’expulsion du logement par leur mari et les conséquences que cela entraîne pour les enfants dont elles ont la charge (leur expulsion du logement signifiait qu’elle n’avait plus accès au programme de logement ni à un crédit). Elle leur facilite par ailleurs l’accès à d’autres droits, comme l’obtention d’un crédit (Verschuur, 2011, p. 197). Enfin, depuis 2008, cette mesure a été intégrée au programme fédéral Ma maison, ma vie, mis en place par le gouvernement Lula et poursuivi par la présidente Dilma Roussef, en vue de la construction d’habitations pour les familles à faible revenu. En 2008, le Conseil national de la ville a organisé le séminaire Genre et ethnie qui a proposé l’adoption de mesures spécifiques visant les femmes dans le programme des politiques publiques urbaines. Le regard des femmes est dorénavant pris en considération dans les instances du Conseil. Cette action a créé un espace dans le système politique où les femmes peuvent faire pression sur l’État afin que les politiques publiques reconnaissent leurs intérêts et leurs demandes spécifiques (Corcoran-Nantes, 2003, p. 129).

Toujours en vue de protéger les femmes, ce mouvement revendique depuis 2008 que les programmes de logement social aient un certain nombre de logements réservés aux femmes victimes de violence conjugale. Dans l’esprit de la loi Maria da Penha[35] adoptée en 2006, 10 % des logements construits par l’État doivent être destinés aux femmes victimes de violence. L’UMM prône la tolérance zéro à l’égard de la violence conjugale dans les occupations. Dans le passé, la question de la violence domestique était considérée comme un problème relevant du privé, comme cela a longtemps été le cas au Québec et au Canada, et les dirigeants du MPH préféraient ignorer ce problème ou laisser la victime porter plainte à la police. Depuis, la violence conjugale n’est pas tolérée et le mouvement se réserve le droit d’expulser des occupations toute personne qui exercera de la violence contre une autre.

Finalement, depuis 2010, le mouvement propose des activités de formation pour les leaders femmes du mouvement. L’Union d’habitation, qui a adopté une perspective de travail différenciée selon le genre, a mis en place des programmes de formation dans le but de créer un bassin de femmes leaders. L’objectif est de stimuler l’accession des femmes aux postes de pouvoir. Après cinq ans de formation, en collaboration avec la MMF, les militantes de ce mouvement ont commencé à identifier les différentes formes de discrimination propres aux femmes[36]. Il a été question des inégalités entre hommes et femmes dans la division sexuelle des tâches, de la violence conjugale, de la difficulté d’inclure les points de vue des femmes dans les décisions, et ce, tant dans la sphère domestique et les mouvements sociaux que dans la sphère publique.

En 2011, l’Union d’habitation a élu 48 % de femmes au Comité de coordination du mouvement dans l’État de São Paulo. Cette avancée est considérable, puisque la représentation féminine ne dépassait pas 30 % autrefois. Cette organisation travaille à augmenter la participation des femmes à l’échelle nationale. Aujourd’hui, lors des conférences de la ville, nous retrouvons une majorité de femmes, alors qu’auparavant la majorité était masculine.

Devant la difficulté des pouvoirs publics à reconnaître les femmes non seulement comme objets de politiques sociales et urbaines, mais aussi comme acteurs, la présence des femmes comme leaders et ces formations sur les rapports sociaux sexués contribuent à l’émergence d’une analyse différenciée selon le genre de la question du logement et de l’accès à la propriété et aux services publics. Force est de constater que nous voyons surgir la possibilité pour ces femmes leaders d’exiger de nouvelles conditions de production de la ville qui considèrent les rapports sociospatiaux différenciés selon le sexe.

Conclusion

Après avoir longtemps été les grandes oubliées du développement et même des mouvements sociaux (Souza-Lobo, 1991), les femmes voient leur participation aux luttes sociales et politiques portées par les mouvements sociaux désormais reconnue. En utilisant l’approche « genre et développement » ou diverses approches féministes, des chercheurs ont mis en lumière la contribution de femmes, souvent issues de milieux populaires, à des expériences menées le plus souvent à l’échelle locale en vue de résoudre des problèmes liés à la vie quotidienne (Hersent, Guérin et Fraisse, 2011). Au Brésil comme dans d’autres pays du monde, l’engagement des femmes se manifeste en premier lieu autour de questions liées à l’habitation, au cadre de vie, à l’éducation et à la sécurité des enfants. Les fonctions qu’elles occupent au sein des mouvements sociaux en dehors des mouvements féministes relèvent souvent de positions subalternes, moins valorisées et associées à des tâches organisationnelles et techniques. Toutefois, comme le montrent nos travaux, certains éléments semblent être précurseurs de changements qui nous permettent d’avancer, à titre d’hypothèse, qu’il faudrait éventuellement valider à partir d’autres cas dans d’autres villes du Brésil, qu’on assiste à une lente féminisation du leadership du mouvement pour le droit à la ville.

Divers facteurs sont en lien avec cette transformation progressive du mouvement pour l’habitation. D’abord, l’arrivée progressive des femmes sur le marché du travail, la dislocation des familles (qui font en sorte que de nombreuses femmes se retrouvent responsables des enfants) et les nombreux besoins en matière d’habitation pour les ménages à faible revenu expliqueraient l’engagement de Brésiliennes à trouver des solutions en matière d’habitation. Par ailleurs, si leur participation au mouvement pour le droit au logement n’est pas nouvelle, leur accession à des postes de leaders l’est. Comment interpréter ce changement? Cette « féminisation » du leadership, qui n’est pas encore perceptible à tous les échelons du mouvement, peut-elle mener à certains changements en matière de politiques publiques du logement?

Les deux cas étudiés nous informent, de façon différente, d’une lente prise de conscience des inégalités sexuées en matière d’habitation. Dans le cas de Rio de Janeiro, la présence de femmes en tant que leaders ne signifie pas pour autant que les organisations aient adopté une analyse de la question du logement en relation avec les rapports sociaux sexués ou qu’elles remettent en question les rapports de domination hommes–femmes, et ce, tant dans la famille que dans l’espace public. Selon notre enquête, les femmes ont accès à des positions de leaders en grande partie parce que leurs prédécesseurs, des hommes pour la plupart, ont renoncé au leadership à l’échelon local pour occuper des positions plus enviables au sein des mouvements sociaux ou, encore, dans des institutions. De plus, bien des femmes, même celles qui prennent part aux occupations, voient encore difficilement la pertinence de reconnaître qu’elles partagent, en tant que femmes vivant dans la pauvreté et du fait des identités prescrites comme femmes et mères de famille, des conditions d’extrême précarité, notamment en matière d’habitation. Bref, l’arrivée de femmes au sein du leadership du mouvement pour le droit au logement n’est pas nécessairement synonyme d’une remise en question des rapports de pouvoir entre les hommes et les femmes, mais elle ouvre certainement une brèche qui pourrait s’élargir. Par ailleurs, il ne fait aucun doute que l’acte politique d’occuper collectivement un immeuble public vacant au centre-ville contribue à leur émancipation individuelle et collective.

En effet, les femmes qui ont participé à notre enquête expriment ce gain de confiance en elles et dans les apprentissages qu’elles font. Prise de parole en groupe ou en public, meilleure compréhension et connaissance de l’institution municipale, du rôle et des responsabilités des gouvernements de l’État et du fédéral en matière de logement, prise de conscience des inégalités de classe, responsabilisation collective et consolidation de liens sociaux et de solidarité. Leur éveil aux inégalités sociospatiales en milieu urbain, leur réflexion quant au rôle de l’État en matière de droit au logement, leurs quêtes de solutions concrètes pour résoudre leurs problèmes de logement mènent par extension, potentiellement du moins, à l’affirmation du sujet politique et à la construction d’une citoyenneté urbaine. Pour elles, le droit au logement signifie non seulement un toit pour elles et pour leurs enfants, mais aussi la sécurité physique et psychologique, l’intégrité et la dignité. C’est sans doute ce qu’ont compris les militants et les militantes du mouvement pour l’habitation populaire de São Paulo, qui n’ont pas hésité à s’associer à un comité féministe pour offrir des activités de formation permettant à leurs membres de mieux saisir les liens entre le logement et les rapports sociaux sexués.

Si cette expérience semble être limitée à São Paulo pour le moment, elle met en évidence les gains pouvant être obtenus en matière de conditions des femmes au logement, provenant d’alliances entre organisations féministes et organisations populaires, d’une part, et entre organisations des mouvements sociaux et élus sympathisants, d’autre part. Ces alliances qui transcendent les appartenances sectorielles (trop souvent sources de division des mouvements sociaux) et explorent de nouvelles collaborations montrent la capacité de ces mouvements à se transformer de l’intérieur et aussi à contribuer à des changements institutionnels en matière d’action publique. Désormais, les femmes de São Paulo peuvent être propriétaires de leur logement, ce qui constitue un gain indéniable en vue de leur émancipation individuelle et collective.