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Promulguée par Paul VI au cours de la 4e session du Concile Vatican II, le 28 octobre 1965, la Déclaration sur les relations de l’Église avec les religions non chrétiennes constitue un événement historique important : elle affirme que l’Église partage des vérités et des valeurs avec les grandes religions du monde. Elle reconnaît de plus que, dans ces religions, retentit un écho de la parole divine qui s’est pleinement manifestée dans le Christ. Il s’agit du premier texte officiel de l’Église qui exprime une approche positive des autres religions et recommande à ses fidèles le dialogue interreligieux (Baum 2013, 219).

À l’automne 2012, le 50e anniversaire de la mort de Louis Massignon (1883-1962)[1] concordait avec celui de l’ouverture de Vatican II : en effet, quelques semaines après le début de la 1re session, le 31 octobre 1962, le Professeur du Collège de France rendait son dernier souffle. L’idée de mettre en résonnance les deux événements est donc née de cette coïncidence de leurs commémorations. Cependant, étant donnée son absence lors de Vatican II, pourquoi rechercher une quelconque influence de cet islamologue catholique sur les textes conciliaires relatifs à la tradition musulmane ?

Robert Caspar, lorsqu’il analyse Nostra Ætate, qualifie le changement du regard porté par l’Église sur les musulmans de « renversement à la Copernic », employant là une expression de Louis Massignon (Caspar 1966, 114 ; 1987, 85). D’après lui, le paragraphe 3 de la Déclaration présente une vision de l’islam réellement proche de celle du Professeur :

L’Église regarde aussi avec estime les musulmans, qui adorent le Dieu Un, vivant et subsistant, miséricordieux et tout-puissant, Créateur du ciel et de la terre, qui a parlé aux hommes. Ils cherchent à se soumettre de toute leur âme aux décrets de Dieu, même s’ils sont cachés, comme s’est soumis à Dieu Abraham, auquel la foi musulmane se réfère volontiers. Bien qu’ils ne reconnaissent pas Jésus comme Dieu, ils le vénèrent comme prophète ; ils honorent sa mère virginale, Marie, et parfois même l’invoquent avec piété. De plus, ils attendent le jour du jugement, où Dieu rétribuera tous les hommes ressuscités. Aussi ont-ils en estime la vie morale et rendent-ils un culte à Dieu, surtout par la prière, l’aumône et le jeûne.

Si, au cours des siècles, de nombreuses dissensions et inimitiés se sont manifestées entre les chrétiens et les musulmans, le Concile les exhorte tous à oublier le passé et à s’efforcer sincèrement à la compréhension mutuelle, ainsi qu’à protéger et à promouvoir ensemble, pour tous les hommes, la justice sociale, les valeurs morales, la paix et la liberté.

Henry 1966, 29

Selon R. Caspar, la mention de la soumission des musulmans à la volonté de Dieu, celle de la figure d’Abraham, du culte marial en islam, de l’attente de la résurrection, sont autant de thèmes chers à Massignon. Nous remarquons, à la lecture de la version arabe du texte, le soin qu’ont eu les auteurs de choisir des noms divins figurant à la fois dans la Bible et dans le Coran : al-Wāḥid (l’Unique), al-Ḥayy (le Vivant), al-Qayyūm (le Subsistant), al-Raḥmān (le Miséricordieux), al-Qadīr (le Tout-puissant). Caspar précise en outre que ces noms ont été choisis « parce que leur contenu, et surtout leur énoncé en arabe, ont un profond retentissement chez l’auditeur musulman » (Henry 1966, 217). De même, la présence de plusieurs expressions « coraniques », telles que : « Il a parlé aux hommes » (kallama al-nās), ou encore « aḥkām Allāh » (les décrets de Dieu), ainsi que la référence à la prière rituelle (ṣalāt), à l’aumône (ṣadaqa) et au jeûne du Ramaḍā n, témoignent d’un profond respect à l’égard de l’islam et d’une volonté de souligner certains éléments que les deux religions ont en partage : ces lignes font de manière frappante écho aux voeux et aux conceptions de Massignon. Selon Christian S. Krokus, la vision de l’islam que présente Nostra Ætate est proche de la position de Massignon, position qu’il qualifie d’unique dans l’histoire des études catholiques sur l’islam (2012, 330).

Cinquante ans après Vatican II, il devient possible d’entreprendre une lecture distanciée et documentée de cet événement, grâce aux archives et aux travaux de plusieurs chercheurs ayant écrit à ce sujet. Afin de rendre hommage à la fécondité de l’effort intellectuel et spirituel que déploya Louis Massignon dans l’espérance de mieux faire connaître la vocation spirituelle de l’islam autour de lui, nous tenterons de mettre en valeur sa contribution au renouvellement du regard de l’Église sur cette religion. Il sera tout d’abord question de l’impulsion qu’il donna à l’islamologie catholique et de la progressive ouverture de la conscience chrétienne aux valeurs musulmanes que ses travaux permirent de réaliser. Nous montrerons ensuite l’existence d’un « cercle Massignon » au Concile en présentant ses liens spirituels, intellectuels et personnels avec divers protagonistes de Vatican II. Finalement, nous aborderons la richesse de la correspondance qu’il entretint durant quatorze ans avec son ami, Giovanni Battista Montini, qui allait devenir, en 1963, Sa Sainteté le pape Paul VI[2].

1. Une impulsion donnée à l’islamologie catholique

1.1. De la mission au dialogue

Le théologien Gregory Baum, qui fut peritus lors du Concile, dans un texte où il rappelle que l’Église s’est, depuis sa naissance, souvent enrichie au contact d’autres traditions philosophiques ou religieuses et qu’elle sut intégrer, au cours de son histoire, certains éléments étrangers au sein de sa propre tradition, cite les noms de trois artisans grâce à l’ouverture spirituelle desquels l’Église put au début du xxe siècle renouer avec sa tradition de dialogue : il s’agit de Jules Monchanin, d’Henri Le Saux et de Louis Massignon (Baum 2013, 233)[3].

C’est en Irak que ce dernier, en mai 1908, fait l’expérience de « la visitation de l’Étranger » : la rencontre avec Dieu et l’ouverture à l’altérité ne font qu’un au coeur de ces retrouvailles, en terre arabe, avec la foi chrétienne. S’inspirant alors de la spiritualité de Charles de Foucauld, qui mène dans le Sahara algérien une vie de témoignage, d’étude et de prière, Massignon s’en fait le porte-parole à titre d’héritier spirituel (Borrmans 2011a, 105).

De façon comparable, à cette époque, les missionnaires Jésuites, Pères Blancs et Dominicains sont amenés, au contact des musulmans, à repenser leur regard sur la foi musulmane. On assiste alors à un renouveau de l’islamologie, à l’élargissement des perspectives et à l’« ouverture » de la théologie. L’histoire de l’Institut des Belles Lettres Arabes (IBLA) — fondé à Tunis en 1926 par les Pères Blancs, il se dédouble en 1949 pour donner naissance à l’Institut Pontifical d’Études Orientales (IPEO) et se verra, en 1964, transféré en la ville de Rome pour devenir le PISAI (Pontificio Istituto di Studi Arabi e d’Islamistica) — est emblématique de ce passage de la mission au dialogue (Borrmans 2011a, 109).

1.2. L’oeuvre de Massignon, source d’inspiration

Quel rôle joua « Le grand Maître » dans ce paysage de l’islamologie catholique ? Selon Maurice Borrmans[4], la publication en 1922 de sa thèse principale consacrée à La passion d’al-Ḥallāj marque un tournant décisif dans l’approche catholique du monde musulman (Borrmans, 2011a, 106). Sa thèse secondaire intitulée Essai sur les origines du lexique technique de la mystique musulmane est publiée la même année. L’étendue de son érudition en islamologie lui permet de devenir quatre ans plus tard Professeur au Collège de France et directeur de la Revue des Études Islamiques. Jusqu’à la fin de sa vie, il travaillera sans relâche à révéler à ses contemporains les richesses de la religion musulmane. Pour Christian Troll, pendant les décennies précédant le Concile, aucun universitaire n’a, aussi intensément ni avec autant de persistance, essayé de transformer la vision catholique de l’islam que Massignon (Krokus 2012, 332). L’impulsion qu’il donne aux études sur l’islam est décisive. Selon Caspar, la plupart des essais des islamologues chrétiens sont alors des reprises ou des développements des idées qu’il a exprimées. Aucun n’échappe, d’une façon ou d’une autre, à son influence, laquelle se voit ainsi profondément agir sur la conscience chrétienne (Caspar 1987, 81).

La vision de la religion musulmane qu’il développe est toute personnelle. L’islam serait à ses yeux l’héritier d’Agar, la servante d’Abraham, mère d’Ismaël ; les musulmans seraient donc les « exclus » chassés au désert mais bénéficiant d’une bénédiction spéciale, dont hérite Muḥammad, expatrié de son pays (La Mekke), comme Abraham, émigré de Ur et Ismaël, chassé au désert. Le Prophète se retourne bientôt de nouveau, vers La Mekke, en orientant sa prière vers la ka‘ba, édifiée selon lui par Abraham avec l’aide de son fils Ismaël et y fonde le pèlerinage (ḥajj), qui comporte le sacrifice d’un agneau. Selon Massignon, l’islam serait donc le rassemblement des exclus, qui revendiquent l’héritage d’Abraham, et donc un schisme abrahamique, irrigué de grâces mariales, voire chrétiennes, depuis sa fondation (Caspar 1987, 80-81). Plusieurs essais vont tenter d’approfondir ces intuitions et de les traduire sur le plan théologique :

Jules Monchanin se réfère fréquemment à Louis Massignon ; son article de 1938, intitulé « Islam et christianisme », qui reprend l’idée de voir dans l’islam comme la résurgence d’une tradition pré-biblique, montre qu’ils partageaient une même intuition (Sturnega 2013, 98-103, 417).

Se faisant l’écho des intuitions de son parrain, le Père Jean-Mohammed Abd-el-Jalil s’attacha à faire mieux connaître l’expérience religieuse des musulmans, notamment à travers les ouvrages suivants : L’Islam et nous (1938), Brève histoire de la littérature arabe (1943), Aspects intérieurs de l’Islam (1949) et Marie et l’Islam (1950) (voir Borrmans 2009 ; 2011a, 107).

De même, le disciple et collaborateur de Massignon, le Père Youakim Moubarac, propose dans sa thèse sur Abraham dans le Coran (1958) un parallèle entre deux lignes de salut issues d’Abraham ainsi schématisées : d’une part, la ligne Abraham, Isaac-peuple juif (Israël charnel), le Christ et l’Église (Israël spirituel) ; d’autre part, la ligne Abraham, Ismaël, le peuple arabe (Ismaël charnel), Muḥammad et l’islam (Ismaël spirituel) (Caspar, 1987, 82).

Charles-Jean Ledit, qui publie en 1956 Mahomet, Israël et le Christ, reprend l’idée de Muḥammad comme « prophète négatif » et la notion de « prophétie directive ». Denise Masson, dans Le Coran et la révélation judéo-chrétienne (1958), met en regard, de manière thématique, des textes de la Bible et du Coran. L’année suivante, Jacques Jomier publie Bible et Coran. Michel Hayek, dans Le Christ de l’Islam (1959), réunit de nombreux textes présentant la figure de Jésus dans la tradition musulmane.

Comme l’a montré Barbara Sturnega dans sa thèse doctorale (Sturnega 2013, ch. II), encouragé par Massignon à relire la proposition d’ordalie de saint François en Égypte à la lumière de la Mubāhala de Médine, le franciscain Giulio Basetti Sani s’efforcera d’approfondir le sens de la vocation de saint François pour le monde musulman dans son livre publié en 1959, Mohammed et Saint François.

Louis Gardet publie, en 1951, La pensée religieuse d’Avicenne, en 1953, Expériences mystiques en terres non chrétiennes, puis, en 1954, La cité musulmane, vie sociale et politique et enfin, en 1958, Connaître l’Islam. Il s’était associé au Père Georges C. Anawati, directeur de l’Institut Dominicain d’Études Orientales (IDEO), du Caire, dans la rédaction de deux ouvrages importants : Introduction à la théologie musulmane, parue en 1948 et préfacée par Massignon, et Mystique musulmane, aspects et tendances — expériences et techniques, publié en 1960 (voir Borrmans 2009 et 2010).

Enfin, Roger Arnaldez, disciple et élève de Massignon, publie sa thèse en 1956 sur Grammaire et théologie chez Ibn Ḥazm de Cordoue et, en 1964, son étude sur Ḥallā j ou la religion de la croix.

Ces oeuvres, qui témoignent de la vitalité de l’islamologie catholique et du pluralisme de ses opinions théologiques, montrent, comme l’écrit Caspar, que « la conscience chrétienne connaît un retournement “à la Copernic” qui la fait passer de l’hostilité et du négativisme presque absolus à la compréhension et à l’appréciation positive presque sans nuances » (Caspar 1987, 79). Selon cet expert du Concile, la vision de l’islam du Professeur « aura profondément agi sur la conscience chrétienne et préparé directement Vatican II, qui s’ouvrira juste avant la mort de Louis Massignon, sans qu’il ait pu en voir, sur terre, les fruits. » (Caspar 1987, 81).

1.3. Une approche phénoménologique

Fort d’une expérience de vie au contact des musulmans, Louis Massignon développa ainsi une approche phénoménologique de l’islam, cherchant à comprendre ce qui faisait sens pour le croyant musulman, étudiant son objet avec humilité, respect et empathie, tentant de le comprendre dans sa globalité, sans le disséquer ni le mépriser. En 1949, dans un article intitulé « Le signe marial », indigné par les attaques formulées à l’encontre de la sincérité de Muḥammad, il s’emporte contre le « scepticisme apologétique » de Henri Lammens et sur la manière dont il manie le « scalpel » dans ses études sur la Sīra (la vie du Prophète) : « Il ne faut pas faire aux autres ce qu’on ne voudrait pas qu’ils vous fissent ; et le scepticisme apologétique est une arme à double tranchant » (Massignon 2009, I, 213). À une époque où les sciences religieuses cherchent à se constituer en discipline autonome mais demeurent tentées d’emprunter leurs méthodes aux sciences naturelles, on pourrait, en reprenant l’approche herméneutique de Dilthey, dire que Massignon s’efforce de comprendre (Verstehen) l’expérience religieuse du sujet humain, son vécu (Erlebnis) dans toute sa complexité et son imprévisibilité plutôt que de vouloir à tout prix « l’expliquer » (Erklären) à partir de son contexte et au moyen de lois positives (Waardenburg 1987, 89, 119, 150-151).

Comme le remarque Jacques Waardenburg, avec la fin de l’occupation européenne et l’indépendance de nombreux pays musulmans, l’émergence de la pensée dialogique a indéniablement contribué à une lecture plus favorable de l’islam en tant que religion (Waardenburg 1998, 16). L’abandon de certaines lectures idéologiques et l’autonomie croissante de la recherche en sciences religieuses permettent d’élaborer de nouvelles approches de la religion musulmane.

Massignon, qui participe à la fois à la vie de la conscience chrétienne et à celle du milieu savant, pratique par son travail ce que Dominique Avon[5] appelle « une incision dans la relation binaire qui met en parallèle les travaux de la tradition religieuse (chrétienne) et ceux de la tradition scientifique ». Et d’ajouter : « La Vérité, celle qui ne s’écrit qu’avec une majuscule, selon la foi et la science, voilà la ligne d’horizon de Massignon » (Avon 2005, 205). Cette quête de la Vérité, à la fois scientifique et religieuse, conduit Massignon à inviter ses contemporains à rectifier leur regard sur l’islam, leur reprochant tantôt une approche technique et dénuée de toute dimension spirituelle, tantôt une visée apologétique ou dominatrice. Dans un article de 1956 intitulé « La signification spirituelle du dernier pèlerinage de Gandhi », il recourt pour s’en expliquer à l’image d’une scène de rencontre entre deux fiancés :

Quand ils entrent, chacun par une porte, dans ce salon, ils ne doivent pas chercher à se voir directement, ce qui serait en position inversée, voyant l’oeil droit de l’autre à gauche, et l’oeil gauche à droite. Ils regardent d’abord au fond du salon, et c’est dans le miroir qu’ils s’aperçoivent en position redressée, mutaqābilīn (Coran 37, 43 ; 56, 16) : l’oeil droit à droite, l’oeil gauche à gauche, comme dans le face-à-face du Paradis, tels que Dieu les voit, caché au fond de leurs coeurs, décentrés hors de leurs égoïsmes réciproques. Tous les atroces conflits entre races différentes, surtout aux colonies, viennent de ce que le colonisant refuse de voir le colonisé (et inversement) dans ce miroir des fiancés, et le regarde de travers, avec une commisération paternaliste, méprisante et désabusée, sans redresser l’image.

Massignon 2009, II, 801

1.4. Une position minoritaire

Cependant, même si au cours des décennies précédant Vatican II, on peut constater un réel essor de l’islamologie catholique, il semble que les religieux partageant les vues de Massignon aient été minoritaires au sein de l’Église. Le cas du Franciscain Giulio Basetti Sani (voir Sturnega 2013), est révélateur de cet état d’esprit et montre que les oeuvres des disciples du Professeur n’étaient pas unanimement appréciées. Ainsi, après la publication en 1959 de son livre, Mohammad et Saint François, le Père Giulio Basetti Sani se verra accusé par l’Ordre franciscain d’avoir réalisé « l’apologie d’une fausse religion » et sera expulsé de l’Ordre des Frères Mineurs et excommunié[6].

S’il est avéré que Louis Massignon eut de nombreux disciples, il convient aussi de rappeler que son oeuvre suscita de vives critiques de la part de ses contemporains. Procédant le plus souvent « par intuitions et par rapprochement fulgurants » (Pérennès 2008, 223), certaines de ses affirmations concernant l’islam froissent la sensibilité des théologiens chrétiens de son temps. Ainsi dans « L’Hégire d’Ismaël » (1935)[7], il reconnaît à Muḥammad « une sincérité souvent impressionnante et indéniable » (Massignon 1997, 78). Il qualifie le Coran de « miracle intellectuel formel et permanent, perçu par illumination directe de la raison » pouvant « être considéré comme une édition arabe tronquée de la Bible ». Ce texte constituerait « la “règle scripturaire du schisme abrahamique, des agaréniens[8]exclus”. Le Qor’ân serait à la Bible ce qu’Ismaël fut à Isaac. » (Massignon 1997, 89). Il semble placer la Révélation coranique au même niveau que la Révélation biblique, et sous-entend même leur complémentarité, lorsqu’il écrit : « La Révélation, qui ne s’est exprimée et modalisée qu’en langues sémitiques, a eu sa croissance en hébreu, s’est épanouie en araméen au-dessus des haies épineuses d’Israël dans le “vêtement” du lis messianique ; puis elle s’est trouvée mystérieusement calcinée in clibanum missa, en arabe, avec les dhāriyāt[9] coraniques, les brises brûlantes du Jugement » (Massignon 1997, 94). Pour lui, l’islam n’est « nullement “un conglomérat factice d’individualités hérétiques, se référant abusivement à la Bible [...]”. C’est une vraie communauté, qui ne peut être jugée comme infidèle, ni à la loi de crainte, ni à la loi de grâce » (Massignon 1997, 107). En écrivant ces lignes, Louis Massignon bouscule les conceptions de ses contemporains au sujet de la Révélation coranique : bien qu’admiré pour son érudition, rares sont ceux qui le suivirent jusqu’au bout et force est de constater que la position de ce pionnier demeura minoritaire au sein de l’Église.

Pour schématiser la diversité des opinions des islamologues chrétiens à l’aube du Concile, nous adopterons la distinction qu’établit a posteriori G. C. Anawati (1987, 92) entre trois courants : le premier, « minimaliste », fait preuve d’une attitude très critique voire agressive envers l’islam. Il se compose notamment d’Henri Lammens, de Hanna Zacharias alias Père Théry et de Julio Garrido. Le second, « maximaliste », constitué par les disciples de Massignon (Y. Moubarac, M. Hayek, C.-J. Ledit, G. Basetti-Sani, etc.), reconnaît le caractère révélé du Coran et le prophétisme de Muḥammad. Le troisième, « via media », comprend G. C. Anawati, L. Gardet, J. M. Abd el-Jalil, J. Jomier et d’autres : tout en montrant beaucoup de sympathie et d’ouverture à l’égard de l’islam, il ne va pas jusqu’à reconnaître à Muḥammad le charisme de prophétie au sens fort et se soucie d’adopter une position théologiquement cohérente du point de vue chrétien (Pérennes 2008, 221-223 ; Anawati 1987, 91-93).

La vision chrétienne de l’islam se caractérise à la veille du Concile par son hétérogénéité. Massignon impulsa incontestablement un renouveau au sein de l’islamologie catholique mais, comme le constate Mohammed-Sghir Janjar, la voie tracée par le savant demeurait celle d’un solitaire :

La science orientaliste n’arrivait pas encore, malgré la multiplication des travaux sur la religion et la civilisation musulmanes, à s’émanciper des cadres généraux sur lesquels s’est fondée la vision occidentale classique. Celle-ci voyait en l’islam une religion périphérique, décentrée par rapport au socle monothéiste central que constitue la tradition judéo-chrétienne. L’affirmation coranique de l’adhésion à l’héritage d’Abraham était jugée insuffisante pour donner à l’Islam le statut et la légitimité d’une véritable religion monothéiste. Par ailleurs, l’environnement politique et géostratégique dominé par le fait colonial se dressait tel un obstacle majeur empêchant l’avènement des conditions d’un dialogue interreligieux équilibré et sincère.

Janjar 1999, 118

Le changement de regard dont témoignent certaines publications de l’époque ne concernait donc en réalité qu’un nombre restreint de religieux, la majorité d’entre eux refusant alors à l’islam le statut et la légitimité d’une véritable religion monothéiste (Avon 2005, 138).

2. Le « cercle de Massignon » et le Concile

Afin de mieux prendre la mesure de l’influence indirecte de Louis Massignon sur les textes conciliaires portant sur les musulmans, il nous faut à présent étudier ce que Robinson et Krokus appellent le « cercle Massignon » du Concile, cercle qui se composait de protagonistes que le savant influença dans leur compréhension de l’islam (Robinson 1991, 192 ; Krokus 2012, 334).

2.1. Un collègue et ami : G. C. Anawati

Dès 1956, le dominicain Anawati, Directeur de l’IDEO du Caire, met en place des « Journées romaines », dans le cadre desquelles Pères Blancs, Jésuites, Franciscains, et Dominicains sont invités à se réunir tous les deux ans afin de réfléchir aux questions que pose l’existence de l’islam à l’Église (Pérennès 2008, 232-234). Sollicité tardivement pour participer au Concile, Anawati y jouera un rôle remarquablement actif concernant la question de l’islam. Il parvient à Rome en juillet 1963 en vue d’y séjourner plusieurs mois (Avon 2005, 780). À la mi-novembre 1963, afin de provoquer un sursaut d’intérêt pour la religion musulmane, il donne une conférence remarquée à l’Angelicum, intitulée : « L’islam à l’heure du Concile, prolégomènes à un dialogue islamo-chrétien » (Avon 2005, 785). Début décembre 1963, Mgr de Provenchères lui demande un article sur l’islam en vue de la 3e session (Avon 2005, 788). En août 1964, il est invité à donner dix cours d’islamologie à l’Urbaniana. Six semaines plus tard, on lui demande de proposer un cours d’introduction à la doctrine de l’islam à l’Institut pontifical « Regina Mundi » (Avon 2005, 792-3). Anawati a ainsi largement contribué, grâce à sa vaste culture et à son énergie, à éclairer les esprits des institutions romaines et à mettre les relations islamo-chrétiennes à l’ordre du jour du Concile[10].

Il convient ici de rappeler l’existence d’un lien amical et intellectuel entre le Dominicain et le Professeur du Collège de France qu’Anawati appelait souvent : « Le grand Maître », mentionnant volontiers leur amitié de longue date. À plusieurs témoins, il confia que Massignon avait exercé une influence sur la direction de ses études, se dit redevable au savant français de l’avoir dissuadé de poursuivre une étude trop rationaliste de l’islam et rappela l’importance de leurs rencontres au Centre de Dar el-Salam au Caire (Krokus 2012, 336). Selon J.-J. Pérennès, qui a consacré un ouvrage au Dominicain égyptien, Massignon a joué « un rôle majeur dans l’évolution de Georges Anawati » (Pérennès 2008, 84). Cependant, Anawati n’hésitait pas à signifier quelquefois son désaccord à Massignon. Ainsi, par exemple, dans une lettre du 9 août 1955, il le met en garde contre sa tendance à vouloir accaparer une attitude magistérielle, comme si seule son interprétation était recevable, et à donner à ses conclusions théologiques le poids de vérité dogmatique ; il l’invite à ne pas jeter l’anathème sur ceux qui ne partagent pas ses vues et à laisser à Dieu le soin de voir où se trouve la vérité (Avon 2005, 612 ; Pérennès 2008, 227, 228). Anawati ne manquera pas néanmoins de rendre hommage au savant français et, dans un texte présenté en 1987, après avoir évoqué la multiplication des études d’islamologues et de théologiens catholiques après Vatican II, il salue son oeuvre en ces termes :

À la lumière des expériences du passé et à partir des textes du Concile, les islamisants et les théologiens catholiques essayèrent d’élaborer une nouvelle vision de l’Islam, de ses rapports avec le christianisme, en vue de poser les fondements d’un dialogue fructueux. On peut dire, sans exagération, que tous durent dorénavant tenir compte des résultats du travail immense accompli par Louis Massignon.

Anawati 1997, 91

On pourrait établir de même les liens de Massignon avec plusieurs autres experts catholiques ayant participé au Concile de près ou de loin : Youakim Moubarac, Robert Caspar, Charles Journet, Yves Congar (Krokus 2012, 334).

2.2. Maximos IV

C.S. Krokus a montré l’importance du rôle joué par Maximos IV dans l’introduction d’un texte sur les musulmans dans les documents du Concile. Nous y insisterons ici. Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, reprenant l’initiative personnelle de Jean XXIII, les pères conciliaires soulignent la nécessité d’éliminer tout antisémitisme théologique et jugent bon d’adresser une parole d’amour aux juifs (Henry 1966, 39, 78). Lorsque s’ouvre la 2e session du Concile, à l’automne 1963, la discussion autour du décret De Judaeis est sensible. Maximos IV fait alors remarquer qu’il n’est pas possible de parler des juifs sans évoquer les musulmans (Krokus 2012, 335 ; Avon 2005, 785). Il fut donc décidé de travailler à la rédaction d’un passage qui tiendrait compte aussi des musulmans car auparavant, les relations de l’Église avec la religion musulmane n’avaient été mises au programme par aucune des commissions préparatoires (Henry 1966, 201). Ce n’est qu’au cours de la 2e session que la religion musulmane sera mise à l’ordre du jour conciliaire, suite notamment à la remarque de Maximos IV.

Notons ici la proximité qui existait du vivant de Massignon avec le Patriarche : après avoir été, le 5 février 1949, reçu par Pie XII et autorisé par lui à passer du rite latin au rite grec-catholique, Massignon présente à Maximos IV, le 25 août 1949, sa demande d’être ordonné prêtre dans le rite melkite. Le 14 janvier, Maximos IV écrit au Card. Tisserant « Après avoir mûrement examiné les choses, nous avons jugé dans le Seigneur qu’il convenait d’accéder à son désir. » (Destremeau 1994, 313). Le Patriarche accepta et l’ordination eut lieu en l’Église Ste Marie de la Paix au Caire, le 28 janvier 1950, mais elle ne fut pas rendue publique et Massignon célébra toujours la messe chez lui, en privé (Massignon 2009, I, LXXIII).

2.3. Sous le signe d’Ephèse : Mgr Descuffi

L’influence de Massignon s’exerça également autour d’un thème qui lui était cher : celui des Sept Dormants d’Éphèse. L’histoire rapporte l’étrange destinée de sept jeunes chrétiens qui au IIIe siècle de notre ère se réfugièrent dans une caverne où ils demeurèrent endormis pendant 198 ans. Ils se réveillèrent un matin avec l’impression de n’avoir dormi qu’une seule nuit. Le récit de cette dormition intéressa Massignon car il est repris dans le Coran, à la sourate XVIII, sous le titre d’« al-Kahf », la caverne. Récit ou légende, cette histoire des Sept Dormants a marqué les religions populaires et notre Apôtre du dialogue a vu dans le culte rendu aux Gens de la caverne un lieu de possible réconciliation entre chrétiens et musulmans. Dans sa thèse doctorale, Manoël Pénicaud a étudié le rayonnement de ce récit et présenté les efforts que déploya Massignon afin de restaurer et de ranimer les lieux de culte et de pèlerinage qui leur étaient consacrés, au nombre desquels le pardon breton des Sept-Saints, à Vieux-Marché, auquel il adjoignit en 1954, une dimension islamo-chrétienne (Pénicaud 2010)[11].

Un autre thème lui était cher : celui de la vénération de Marie en Islam. De même qu’il ne cessa de travailler à « réveiller » le culte des Sept Dormants, il ne cessa d’encourager toute initiative susceptible de rassembler fraternellement aux pieds de la Vierge Marie, mère de Jésus, chrétiens et musulmans. L’évocation de ces deux thèmes chers à Massignon nous fera comprendre le rôle significatif que joua Mgr Descuffi, archevêque de Smyrne en Turquie, lors du Concile, et le sens de son amitié pour Massignon.

Selon Robinson, la référence à la dévotion mariale des musulmans dans Nostra Ætate est possiblement liée à l’intervention de Mgr Descuffi (Robinson 1991, 195) avec lequel Massignon revivifia le culte de Marie à Éphèse. En effet, au cours des délibérations du Concile, l’archevêque de Smyrne prononça un discours dans lequel il salua la perspective d’inclure dans les textes un passage sur les musulmans « qui sont liés à notre père Abraham, non à travers Israël mais à travers Ismaël, le fils d’Agar » (Krokus 2012, 337). Après avoir souligné l’existence dans la foi des musulmans d’éléments qui les rendent proches des chrétiens, il termina son discours par ces mots :

Ce que je dis à présent n’est pas le produit de mon imagination ou l’effet d’une espérance excessive en un quelconque bénéfice, mais le fruit de dix ans d’expérience, de ce que j’ai vu de mes yeux à Ephèse, dans le lieu appelé Panaga Kapula, c’est-à-dire « la maison de la Vierge Marie ». Au cours des dix dernières années, j’ai vu chaque année environ 100 000 musulmans se joindre à un nombre équivalent de chrétiens et ensemble avec eux — et c’est le seul endroit du monde où cela a lieu, — vénérer la Vierge Marie, la mère de Jésus. [...] Si nous pouvons ajouter à ces faits particuliers, le fait que les musulmans observent la loi naturelle du Décalogue, le jeûne, l’aumône et la prière, nous pouvons dire que nous pouvons les trouver plus proches de nous que ne le sont les juifs. [...] Aussi, si un dialogue céleste a déjà commencé entre Marie et les musulmans, pourquoi ne devrions-nous pas déclarer que nous désirons que soit entrepris avec eux un dialogue terrestre dans la sincérité et la charité, animé d’un désir de coexistence pacifique ?

Krokus 2012, 337, nous traduisons

L’importance du rôle joué par Mgr Descuffi au cours du Concile nous amène ici à évoquer la correspondance qu’ont entretenue, à partir de 1951, Massignon et l’archevêque de Smyrne. Grâce aux visions extatiques d’Anne-Catherine Emmerick, la Maison de la Vierge à Éphèse avait été retrouvée en 1881 (Pénicaud 2010, 71). Baptisée Panaya Kapulu, elle fut restaurée en 1951 et lorsque Massignon s’y rendit cette même année, il se lia d’amitié avec Mgr Descuffi. Les deux hommes entretinrent une relation privilégiée scellée sous le signe éphésien de Marie, puis plus tard, des Sept Dormants (Pénicaud 2010, 72). Dans une lettre de décembre 1953, l’islamologue écrit que 300 musulmans sont allés prier à la maison de la Vierge à Éphèse et que Mgr Descuffi y a lu un message de Pie XII qui ouvrait le sanctuaire à toute confession religieuse professant une dévotion spéciale à Marie (Massignon 2011, 91 ; Harpigny 1981, 181). L’archevêque ne cessera d’oeuvrer de concert avec Massignon pour réduire la distance qui sépare le Coran et l’Évangile, en encourageant les pèlerinages islamo-chrétiens autour de la figure de Marie et du culte des Sept Dormants (Pénicaud 2010, 136). Il peut donc être considéré comme l’un des « alliés » de Massignon lors de Vatican II, allié qui relaya ses positions devant les pères conciliaires (Pénicaud 2010, 198).

2.4. Le Cardinal Franz König

C’est à la fin de 1964 que l’archevêque de Vienne, le Cardinal F. König, séjourna en Égypte, visita l’Université d’al-Azhar et accepta de revenir y donner une conférence afin d’établir un dialogue islamo-chrétien au plus haut niveau. La conférence eut lieu le 31 mars 1965 devant plus de 2000 auditeurs et porta sur : « Le monothéisme dans le monde contemporain ». König, après avoir affirmé la base commune du monothéisme, y appela les « religions du Livre » à devenir solidaires entre elles, à lutter ensemble contre le matérialisme et l’athéisme, et à oeuvrer de concert dans les domaines religieux, moral et social. Cette conférence, qui témoigne de la volonté de l’Église de proposer l’établissement de relations ouvertes avec les religions non chrétiennes, mérite d’être ici évoquée du fait qu’elle se déroule pendant le Concile (Avon 2005, 796, 798).

Or, plusieurs lettres échangées entre Massignon et König nous portent à croire que le savant français avait réussi à éveiller chez le Cardinal autrichien un vif intérêt pour les Sept Dormants et la Badaliya : le 3 septembre 1959, dans une lettre à Marko Zuzic[12], Massignon écrit : « Un second fait nouveau, c’est l’admiration que le Cardinal König, archevêque de Vienne, a conçue pour le pardon breton des VII Dormants » (Pénicaud 2010, 521).

Le 24 octobre 1959, Massignon écrivit au Cardinal autrichien et l’entretint de l’importance que revêtait à ses yeux la légende des Sept Dormants (Pénicaud 2010, 137). Dans une autre lettre, le 8 mars 1960, il lui exprima son souhait d’associer au pardon breton des Sept Dormants le pèlerinage de Rotthof, en Allemagne, et lui exprima son souhait de ranimer et de fédérer les différents lieux dédiés à cette dormition (Pénicaud 2010, 171). Enfin, Massignon écrivit le 20 octobre 1961 à G. B. Montini, l’informant que le Card. König s’était engagé à soutenir la rénovation de deux lieux de culte islamo-chrétien, l’un à Éphèse et l’autre à Rome, et qu’il souhaitait appuyer la sodalité de la Badaliya (FM, BNF).

Cette mention de la Badaliya est importante pour notre sujet. Mais quelle réalité recouvre-t-elle ? Dans « Le signe marial », publié en 1949, Louis Massignon écrit que l’islam existe « parce que de foi abrahamique, pour contraindre les Chrétiens à retrouver une forme de sanctification plus dépouillée, plus primitive, plus simple » (Massignon 2009, I, 220). Les chrétiens, à leur tour, en devenant intérieurement pareils au Christ, auraient pour mission de révéler le visage du Fils de Dieu aux musulmans. Les membres de la Badaliya, entrevue par Massignon en 1934 à Damiette, puis créée canoniquement au Caire en 1947, désireux d’oeuvrer à cette manifestation du Christ en Islam, se réunissaient le 1er vendredi du mois notamment au Caire, à Paris et à Rome.

Le pèlerinage des Sept Dormants, ainsi que le rayonnement de la Badaliya sont quelques-unes des « oeuvres spirituelles » de Massignon, à travers lesquelles il invita plusieurs de ses contemporains à s’intéresser à l’islam et à prier fraternellement pour les croyants musulmans. Cette influence est confirmée par Caspar, qui écrit :

Peu à peu, le monde chrétien, d’abord les intellectuels, puis le clergé et la hiérarchie, adopte peu ou prou ses vues. Il aura des contacts suivis avec les Papes Pie XI, Pie XII et particulièrement Monseigneur Montini, devenu Paul VI. Son influence spirituelle s’exercera à travers la « sodalité » de prières « en permutation » avec les musulmans, la Badaliya [...].

Caspar 1987, 80

3. Louis Massignon et Giovanni Battista Montini

3.1. La correspondance Massignon-Montini

3.1.1. Les clés de Saint Pierre

Conscient du décentrement mental que l’Église devait opérer dans son attitude envers l’Islam, Massignon eut toute sa vie la hantise de se placer « dans l’axe même de la doctrine musulmane », à « ce point vierge de vérité qui se trouve en son centre et qui la fait vivre » (Caspar 1966, 117). L’étude de sa courbe de vie et de sa correspondance montre que depuis ce « point vierge », l’horizon vers lequel il oriente son regard et son espérance n’est autre que la basilique Saint Pierre, coeur romain de l’Église catholique, qu’il désirait gagner à une compassion fraternelle pour les âmes musulmanes.

L’islamologue catholique accorde à la bénédiction papale une importance de premier ordre : il en ressent un besoin impérieux. Le 16 juillet 1924, il adresse à Pie XI son Annuaire du monde musulman en l’accompagnant de ces mots :

Très saint Père,

Un de vos fils vous offre, à genoux, ce travail, cet inventaire de l’Islam actuel — entrepris pour la gloire de Dieu et le bien des âmes qui doivent être conquises à la vérité[13]. En vous priant très humblement de bénir ses désirs d’être entièrement à Dieu.

Genuflexum benedic, Sanctissimo Pater, Louis Massignon.

ASV Rubr. 256, Fasc. 6, prot. 34415, 1924, Folio 27

Tout au long de sa vie, l’islamologue cherchera à rencontrer les différents Papes, et les amitiés qu’il tisse avec les cardinaux l’aideront à obtenir des audiences avec chacun des successeurs de saint Pierre. Le 18 juillet 1934, il rencontre Pie XI (Mayeres 2010, 77) qui bénit son voeu de Badaliya ainsi que sa vocation en lui disant qu’il était « devenu musulman à force de les aimer », et que sa « vocation était de Dieu » (Massignon 2011, 21n). Lors d’une seconde audience, en septembre 1935, il offre au Saint Père son ouvrage : Les trois prières d’Abraham (Mayeres 2010, 77).

Une lettre de Massignon à Montini, datée du 15 octobre 1949 (FM, BNF), nous apprend qu’en 1946, il a des contacts avec Pie XII ; et une lettre du 7 février 1949 (FM, BNF), de Massignon à Montini, nous apprend qu’il a obtenu l’avant-veille une audience avec Sa Sainteté (FM, BNF). Le 16 février 1959, il rencontre Jean XXIII et lui recommande la Badaliya en lui expliquant que cette substitution était la raison d’être de son ordination « arabe » et qu’elle était une méditation du double mystère franciscain de Damiette et de l’Alverne (Massignon-Montini, 24/06/1959, FM, BNF).

L’ouverture, en octobre 2012, du Fonds Massignon de la Bibliothèque Nationale de France nous a permis de consulter plusieurs lettres échangées entre Massignon et le Card. Montini, qui, le 21 juin 1963, devint « Paul VI ». Cette correspondance, qui débuta avant octobre 1948 et se poursuivit jusqu’à la mort de l’islamologue, en 1962[14], révèle la constance d’une amitié. Le Card. Montini fut, pour Massignon, un confident et un médiateur qui l’aida souvent à parvenir jusqu’à « Sa Sainteté », comme le montre la lettre de Massignon à Montini du 7 février 1949 : « Je viens vous remercier de votre paternel accueil du 3 février. Et de l’audience privée obtenue, grâce à vous [avec Pie XII], le 5, à 12h50. » Dix ans plus tard, il écrit au Cardinal, soulignant certains mots avec insistance :

[...] (Vous êtes mon seul recours au Siège Apostolique[15], mon Père dans notre offrande de 1953 pour Mohamed V, et nos jeûnes privés, qui continuent), — je vous prie Dieu, par ND de Fatima, qui veille au seuil de votre Palais, de vous inspirer une pensée pour nous dans votre memento le 12 juillet prochain [...]. ()

Massignon-Montini, 24/06/1959, FM, BNF

3.1.2. L’esprit de Badaliya

La Badaliya est régulièrement mentionnée dans cette correspondance et deux noms sont associés à cette évocation : le premier est celui de Mgr Paul Ali Mehmet Mulla-Zadé, animateur de la Badaliya romaine et ami de Massignon, grâce à l’aide duquel il peut aisément correspondre avec certaines personnalités religieuses du Vatican, au nombre desquelles le Card. Montini[16]. Le second est celui de Mary Kahil, l’amie égyptienne de Massignon, avec laquelle il forma, à Damiette, en 1934, un voeu de « badaliya ». Ainsi, le 9 octobre 1948, Montini écrit à Massignon qu’il a bien reçu les documents qu’il lui a adressés « par l’aimable entremise de Mgr Mulla » et que sa lettre lui est parvenue « accompagnée de celle de Melle Mary Kahil. » Le Cardinal lui demande enfin : « Puis-je vous prier de remercier de ma part Melle Kahil de son aimable lettre ? » (FM, BNF).

Témoignent de l’approbation par l’Archevêque de Milan de l’action de Mgr Mulla-Zadé en faveur d’un rapprochement islamo-chrétien, ces quelques lignes, qu’il adresse à Massignon le 10 mars 1959 : « je partage cordialement le chagrin que vous ressentez à la mort du Vénéré Mgr Paul Mulla. [...] Que sa figure soit commémorée comme exemplaire dans le rapprochement souhaitable des mondes musulman et chrétien » (FM, BNF, nous traduisons).

Le 20 octobre 1961, Massignon fait part au Cardinal italien du soutien que König est prêt à apporter à la Badaliya romaine et lui demande s’il est toujours disposé à aider à cette oeuvre. L’année suivante, le 14 juillet 1962, il lui adresse une lettre dans laquelle nous apprenons qu’il a obtenu la bénédiction de Jean XXIII pour le jeûne qu’ont entrepris les membres de la Badaliya, chaque premier vendredi « pour une Paix sereine en Algérie. » (Pénicaud 2010, 60).

Ainsi, la correspondance échangée entre Massignon et Montini témoigne de l’adhésion de ce dernier à l’esprit de la Badaliya et de l’importance que revêtait à ses yeux le rapprochement islamo-chrétien. Cela est manifesté par un des gestes qu’il aura au début de son pontificat : en septembre 1963, alors que s’ouvre la 3e session du Concile, Paul VI reçoit Mary Kahil au Vatican, il la reconnait, la relève (elle était à genoux) et lui dit tout savoir au sujet de ce qu’elle a réalisé avec Massignon (Avon, 2005, 792).

3.1.3. Les Sept Dormants

Un autre thème est présent dans cette correspondance, celui des Sept Dormants : le 24 juin 1959, Massignon demande au Cardinal italien d’avoir une pensée pour les pèlerins du pardon breton des Sept Saints. Il mentionne ensuite l’oratoire romain des Sept Dormants, via Porta S. Sebastiano, dont la dédicace aux Sept Dormants a été renouvelée en 1710 par SS. Clément XI, lorsqu’il entreprit de travailler à la réconciliation oecuménique avec l’Église grecque et l’Islam, et lui demande de s’y rendre pour y « prier pour cette oeuvre si noble et si urgente ». Dans une lettre du 16 juillet 1959, le Cardinal remercie Massignon pour son courrier et le félicite pour sa publication intitulée « La crypte-dolmen des VII Saints Dormants d’Ephèse » (FM, BNF).

Enfin, dans une lettre datée du 20 octobre 1961, Massignon entretient à nouveau Montini à ce sujet :

J’ai été ému de recevoir votre mot d’amitié au sujet de l’opuscule sur les Sette Dormienti du N°7 via Porta S. Sebastiano [...] Pourrais-je vous demander si le vitrail médiéval des Sette Dormienti signalé par le P. Michael Huber dans votre basilique de St. Ambroise, votre prédécesseur au Siège de Milan, existe toujours ? Je lui recommande la requête suivante, que je vous soumets, avec la confiance filiale de mes démarches auprès de vous quand vous étiez à la Secrétairerie d’État : Le culte des VII Dormants me paraît être, sous le signe de la Résurrection anticipée de ces Témoins Emmurés Vivants, – un moyen précieux d’entente cordiale avec l’Islam. – [...] Je voudrais que la chapelle appartenant à la [Princesse] Pallavicini à Rome devienne un centre de prière et de sacrifice eucharistique pour la réconciliation avec l’Islam dans une attente commune du Christ Juge (Vous-même m’aviez dit, jadis, qu’un jour, le Pape pourrait s’adresser, dans cet esprit, non seulement à nos frères chrétiens séparés, mais aux Musulmans ; ce jour ne va-t-il pas se lever ?).

FM, BNF

Le 14 juillet 1962, le Professeur s’apprête à entreprendre son dernier pèlerinage et écrit à Montini : « Je vous demande à genoux de nous câbler votre bénédiction le 22 juillet au “pèlerinage de réconciliation” des Sept-Saints à Vieux-Marché » (Pénicaud 2010, 153).

3.1.4. Abraham

Le troisième thème de cette correspondance est celui de la figure d’Abraham, thème que Massignon avait déjà abordé en 1934 lors d’une audience avec Pie XI, auquel il avait confié son souhait de voir « étendre à toute l’Église latine l’office spécial dit pour ce “saint” au Patriarcat latin de Jérusalem » (Mayeres 2010, 77). Dans une lettre du 15 octobre 1949 à Montini, Massignon défend la « réalité » historique d’Abraham et plaide pour une « lecture mystique » de la Bible et du Coran, désapprouvant l’emploi de plus en plus fréquent de la méthode historico-critique s’agissant de textes sacrés :

Certaine école d’exégètes [...] soutiennent, avec des « imprimatur », hélas, qu’il n’est pas nécessaire que les personnages célèbres de la Bible soient réels ; qu’Abraham, en particulier, est un mythe que l’auteur inspiré nous a raconté. Je connais, autant que personnelles, les difficultés historiques objectées à l’existence d’Abraham ; mais je sais que nous devons adorer Celui qui, du Buisson Ardent, a dit à Moïse « Je suis le Dieu d’Abraham », et non pas « Je suis le Dieu d’un mythe » ; où serait notre espoir de ressusciter ?

FM, BNF

Comme l’a montré Robinson (Robinson 1991, 182-205), c’est à partir de la figure d’Abraham que Massignon envisage la complémentarité spirituelle du christianisme et de l’islam : dans sa vision mystique et historique des monothéismes « abrahamiques », le Patriarche occupe à ses yeux une place essentielle. D’où son ardeur à affirmer qu’il « sait » que nous devons adorer le Dieu d’Abraham.

Cette correspondance témoigne ainsi d’échanges réguliers, intellectuels et spirituels entre les deux hommes et met en évidence l’estime en laquelle Giovanni Battista tenait la personne de Massignon. Le Franciscain Basetti-Sani rapporte qu’au cours d’un entretien avec le Card. Montini, au moment de l’évocation du nom de Massignon, le Cardinal s’exclama : « Massignon est un Saint vivant, aujourd’hui, dans l’Église ! Que le Saint-Père bénisse tous ceux qui essayent d’unir les hommes. » (Sturnega 2013, 39) Autant d’éléments qui nous permettent de supposer que le souhait du futur Paul VI d’oeuvrer au rapprochement islamo-chrétien trouve son origine, au moins en partie, dans cette amitié.

3.2. Paul VI et l’islam, durant le Concile

Jean XXIII, qui tenait la Déclaration universelle des droits de l’homme de 1948 pour « un signe des temps », donna au monde, en 1963, sa célèbre encyclique Pacem in Terris : celle-ci souligne l’égale dignité de tous les êtres humains et invite à reconnaître en eux l’image de Dieu et l’appel divin qui leur est adressé (Baum 2006, 25-27). Cette ouverture théologique prépara certainement l’adoption de Nostra Ætate.

Cependant, comme le précise Maurice Borrmans, au cours de la 1re session du Concile, personne ne pensait à une quelconque Déclaration sur les relations de l’Église avec les religions non chrétiennes (Borrmans 2011a, 110). D’après les sources conciliaires, la religion des musulmans n’y occupait qu’une position excentrée et les religions non chrétiennes n’y sont jamais évoquées par le Magistère avant juin 1963 (Avon 2005, 777).

Faut-il dès lors imputer l’introduction de l’islam dans les débats conciliaires à l’inauguration du pontificat de Paul VI ? L’étude de la chronologie du Concile permet d’abonder en ce sens : alors que l’élection de l’évêque de Rome a lieu le 21 juin 1963, Anawati, qui arrive à Rome un mois plus tard, est reçu le 4 septembre à la résidence papale (Castel Gandolfo) en compagnie de deux autres islamologues, les Pères Kopf et Lanfry (Avon 2005, 780, 783). Dans son discours du 29 sept. 1963, le pape invite les pères conciliaires à regarder « par-delà l’horizon de la chrétienté » (Avon 2005, 783) et le 30 novembre 1963, Paul VI reçoit Mgr Ḥakîm, évêque de St Jean d’Acre, et Mgr Nabaa, évêque de Beyrouth. Il confirme alors à certains prélats son intention d’aborder la question du dialogue avec l’islam durant le Concile. Au cours de la 2e session, la question « Que dire de Mohammed et du Coran ? » se trouve explicitement posée (Avon 2005, 788)[17]. La Commission du Schéma sur l’Église, Lumen Gentium, décida de parler des musulmans au chapitre II, paragraphe 16, traitant des relations de « ceux qui n’ont pas encore accepté l’Évangile » avec le Peuple de Dieu. Dans cette 1re version provisoire, sans doute d’inspiration massignonienne, après quatre lignes concernant les juifs, le texte poursuivait : « Ne sont pas non plus étrangers à la Révélation faite aux Pères les fils d’Ismaël qui, reconnaissant Abraham pour père, croient aussi au Dieu d’Abraham » (Caspar 1966, 116).

Au cours de l’intersession 1963-1964, alors que furent prises certaines initiatives visant à introduire l’islam dans les textes conciliaires, trois événements périphériques attirèrent l’attention du monde sur la question des religions non chrétiennes et sur l’islam plus particulièrement (Caspar 1966, 116) :

Tout d’abord, le pèlerinage de Paul VI en Terre sainte signifia le caractère supranational du Saint Siège et l’ouverture de l’Église sur le monde. À Amman et à Jérusalem, le Saint Père ne manqua pas une occasion d’adresser un salut fraternel aux musulmans et, de retour à Rome, dans son discours pascal, il s’exprima en ces termes : « Toute religion possède un rayon de lumière que nous ne devons ni mépriser ni éteindre. »

Borrmans 2011a, 114

Peu après, dans son homélie de Pentecôte du 17 mai 1964, Paul VI annonça la création d’un Secrétariat pour les non-chrétiens, auquel il adjoignit l’année suivante un sous-secrétariat pour l’islam.

Enfin, dans l’encyclique Ecclesiam suam, qu’il proclama le 6 août 1964, le thème du dialogue se révéla être central, et tout y est clairement dit sur les rapports de l’Église avec les croyants des autres religions (Borrmans 2011a, 115). On peut y lire que les « adorateurs de Dieu selon la conception de la religion monothéiste, musulmane en particulier, [...] méritent admiration pour ce qu’il y a de vrai et de bon dans leur culte de Dieu ». L’Encyclique poursuivait en ces termes :

Mais nous ne voulons pas refuser de reconnaître avec respect les valeurs spirituelles et morales des différentes confessions religieuses non chrétiennes ; nous voulons avec elles promouvoir et défendre les idéaux que nous pouvons avoir en commun dans le domaine de la liberté religieuse, de la fraternité humaine, de la saine culture, de la bienfaisance sociale et de l’ordre civil.

Ecclesiam Suam, §112

Lors de l’ouverture de la troisième session du Concile, l’importance attribuée à la question des religions non chrétiennes s’est accrue (Avon 2005, 792). La version finale du §16, ch. II de Lumen gentium est adoptée le 21 novembre 1964. On peut y lire, au sujet des musulmans, l’affirmation suivante : « Mais le dessein de salut enveloppe également ceux qui reconnaissent le Créateur, en tout premier lieu les musulmans qui, professant avoir la foi d’Abraham, adorent avec nous le Dieu unique, miséricordieux, futur juge des hommes au dernier jour. »

Quant à la Déclaration sur les relations de l’Église avec les religions non chrétiennes, d’abord baptisée Declaratio altera, De iudaeis e de non christianis, elle donna lieu à d’ardentes discussions sur fond de tensions entre Israël et les pays arabes. Les experts du Secrétariat pour l’unité des chrétiens, avertis de ce contexte conflictuel, furent donc particulièrement attentifs à ne donner à ce texte qu’une expression purement religieuse. À la fin de l’automne 1964, une première version provisoire de cette Déclaration fut finalement adoptée (Borrmans 2011a, 121, 123).

En décembre, de retour de son voyage en Inde, le Pape s’exprima en ces termes :

Nous devons nous faire une idée plus juste de la catholicité de l’Église, avoir un plus grand désir de cette fraternité humaine [...]. Un devoir naît tout de suite : celui de mieux connaître ces peuples avec lesquels nous entrons en contact à cause de l’Évangile, et de reconnaître tout ce qu’ils ont de bien [...].

Borrmans 2011a, 125

Au cours de la quatrième session du Concile, le 28 octobre 1965, à l’issue du vote des Pères conciliaires (2221 placet, 88 non placet), la Déclaration Nostra Ætate fut adoptée dans sa totalité (Henry 1966, 207). Elle allait devenir « la Charte même » du dialogue de l’Église catholique avec toutes les religions du monde.

La chronologie que nous venons d’esquisser montre l’importance du rôle que joua Paul VI dans le processus d’élaboration et d’adoption des textes conciliaires vis-à-vis des musulmans. Elle montre également celle de l’ouverture théologique et de la cohérence dogmatique qu’il réalisa, amenant les Pères conciliaires à estimer les valeurs morales et religieuses que recèlent les autres traditions et à élargir leur vision chrétienne de la fraternité à l’ensemble de l’humanité. Au vu de l’amitié qui liait Montini à Massignon, il nous semble vraisemblable que ce dernier ait encouragé le Cardinal à oeuvrer au rapprochement islamo-chrétien.

Conclusion : L’Église dialogue avec le monde

Après avoir rappelé le rôle que joua Louis Massignon dans le renouvellement des études islamiques en milieu chrétien, évoqué ses liens avec plusieurs des protagonistes du Concile et révélé la richesse de ses échanges avec Paul VI, nous pouvons affirmer que son oeuvre contribua de manière significative au renouvellement du regard de l’Église catholique sur la religion des musulmans, tel qu’il s’exprime à travers les textes conciliaires et qu’il inaugura, comme l’écrit Jacques Keryell, « un temps de réflexion en profondeur sur le problème de la pluralité des cultures et celui d’un humanisme chrétien ouvert sur le monde » (Keryell 1997, 364).

Il convient à présent de souligner que cette évolution n’aurait pu se produire si l’Église n’avait pas, dans son ensemble, connu une véritable révolution et travaillé à réaliser « l’aggiornamento » que Jean XXIII avait appelé de ses voeux. Cette transformation, écrit Caspar, « est le fruit de l’attitude générale de l’Église qui s’ouvre de plus en plus aux valeurs véhiculées par le monde non chrétien, qu’il s’agisse de certains secteurs de la civilisation moderne ou des religions non chrétiennes. Le Concile fut à la fois le résultat et l’artisan de cette attitude » (Henry 1966, 212).

Le Concile marque donc un changement de paradigme, un changement dans l’auto-compréhension qu’a l’Église de sa mission et de son rôle dans le monde : Paul VI affirme dans Ecclesiam Suam que « l’Église doit entrer en dialogue avec le monde ; l’Église se fait parole, l’Église se fait message : elle se fait dialogue ». Vatican II exprime le changement, à savoir cette ouverture dialogique dans la relation de l’Église avec le monde de son temps.

Baum rappelle que Jean XXIII avait ouvert le Concile en proposant de relire la Bible en tenant compte des « signes des temps », pratiquant ainsi une nouvelle approche herméneutique qui devait permettre à l’Église de s’ouvrir aux autres et de se solidariser avec ceux et celles qui sont au « dehors » (Baum 2013, 229). La Déclaration sur les relations de l’Église avec les religions non chrétiennes commence par les deux mots : « Nostra Ætate », c’est-à-dire « À notre époque ». Dans le monde d’aujourd’hui, déchiré par tant de guerres fratricides, d’idéologies politiques et de massives inégalités économiques, l’Église, à l’écoute de l’Écriture, se sent appelée à repenser sa mission et à se consacrer à un ministère de réconciliation (Baum 2013, 230).

Ce théologien fait également observer que, par le passé, le but poursuivi par l’Église était la « bonum ecclesiae », c’est-à-dire le bien-être et l’autoréalisation de l’Église. Mais Gaudium et spes décrit bien autrement le but qu’elle doit poursuivre aujourd’hui : par sa prière et son action, elle vise le bonum humanitatis, c’est-à-dire le bien-être et l’autoréalisation de l’humanité dans la paix. Cette nouvelle orientation a bien été exprimée par Paul VI dans son discours d’ouverture de la quatrième session du Concile : « Dans ce monde, l’Église n’est pas une fin, mais un moyen : elle est au service du bien commun de l’humanité » (Baum 2013, 238).

L’avènement d’une relation dialogique de l’Église avec le monde, en vue d’oeuvrer au bien de l’humanité tout entière et la reconnaissance de la vocation unique et divine de tout être humain, permirent au Concile d’ouvrir l’espace d’une véritable réflexion théologique sur le dialogue entre les religions. L’affirmation selon laquelle tout homme est appelé à dépasser les rivalités de groupes confessionnels afin d’oeuvrer à la promotion du bien commun au nom de sa foi en la transcendance trouve un écho dans l’oeuvre de Louis Massignon, qui, en 1956, rendait hommage, au célèbre pèlerin qui avait inspiré nombre de ses jeûnes :

[...] Gandhi pensait que les croyants des diverses confessions devaient intensifier leur participation envers tous leurs frères humains, en renonçant une bonne fois à toute jalousie confessionnelle qui ne serait pas émulation dans le bien, — en découvrant ensemble le principe de leur unité finale dans la transparence parfaitement loyale de leurs paroles d’accueil, d’hospitalité et de paix [...].

« La signification spirituelle du dernier pèlerinage de Gandhi », Massignon 2009, II, 800

En 1965, Nostra Ætate appelait chrétiens et musulmans « à protéger et à promouvoir ensemble, pour tous les hommes, la justice sociale, les valeurs morales, la paix et la liberté » (§3).

En 2007, suite à la controverse de Ratisbonne, une initiative musulmane d’une ampleur comparable vit le jour : 138 penseurs musulmans adressèrent à toutes les communautés chrétiennes une lettre intitulée : « Venons-en à une parole commune entre vous et nous » (Borrmans 2011b, 25-27), dans laquelle ils relisaient certains textes du Coran et de la Sunna à la lumière du double commandement biblique selon lequel nul ne saurait prétendre aimer Dieu s’il n’aime son prochain. Parmi les voix musulmanes qui jusqu’à nos jours, saluent la fécondité de Nostra Ætate, citons celle de l’ima¯ m Tareq Oubrou, qui écrivait en 2013 :

Car si le Ciel nous divise, la Terre, elle, nous réunit. Si nos religions ont un dogme du Salut céleste un peu différent, nous pouvons développer un dogme de Salut terrestre commun. Si des notions de la dogmatique métaphysique et fondamentale fondent nos divergences, nous pouvons cependant converger vers une éthique concrète universellement partagée, au service des hommes au-delà des clôtures religieuses, politiques, ethniques.

Oubrou 2013, 124-125

En affirmant la nécessité de développer un dogme de Salut terrestre commun, Oubrou déploie une perspective conciliable avec celle que dessine Nostra Ætate, et plus largement avec l’invitation qu’adresse le Concile aux fidèles à oeuvrer pour le bien de l’humanité (bonum humanitatis).

Relire aujourd’hui l’oeuvre de Massignon, relire Nostra Ætate, c’est méditer sur cette unité finale et axiale à laquelle l’humanité serait appelée et donc sur la possibilité d’une émulation spirituelle entre croyants de différentes traditions spirituelles ; c’est aussi tenter de comprendre le sens que donnait l’islamologue à cette conversion du regard porté sur l’autre, qui demande aujourd’hui encore à être vécue par les hommes et les femmes de notre temps.