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Le colonialisme, pourtant réprouvé par les Nations Unies, est fermement établi au Canada, même si la culture dominante du pays ne s’en rend généralement pas compte. Les conséquences culturelles de ce régime colonial se sont avérées catastrophiques pour les peuples aborigènes du Canada. Enfermées dans leurs réserves, souvent incapables de pratiquer la chasse selon leurs traditions, les Premières Nations ont subi une grave détérioration de leur culture. Malgré ces épreuves imposées par la présence des Blancs, les Amérindiens du Canada, partagés en des centaines de bandes et de nations, comptent aujourd’hui plus de 1 200 000 individus. Dès les années 1960, surmontant leur désespoir, les Amérindiens du Canada ont créé des mouvements de contestation pour manifester leur refus d’accepter à l’avenir les conditions qu’on leur imposait. Au cours des dernières décennies, les historiens se sont évertués à raconter l’histoire des nations amérindiennes, les anthropologues ont été capables de reconstituer leur vie culturelle et des personnalités autochtones se sont imposées en tant que figures publiques au Canada, en particulier comme politiciens et artistes (Bousquet et Crépeau 2012). Cependant, une connaissance approfondie de leur histoire et de leur situation contemporaine avait tendance à être confinée au monde académique, jusqu’aux années 1970, lorsque les écoles ont commencé à étoffer davantage leurs programmes historiques et culturels de base.

1. Aveuglement collectif

Malgré cela, tant l’opinion publique au Canada et au Québec que les cercles théologiques sont à peine conscients de cette relation colonialiste et de ses conséquences culturelles. L’invisibilité des peuples autochtones, ou plus exactement l’aveuglement de la culture dominante a été le sujet abordé par le Congrès 2011 de la Société canadienne de théologie[1]. Une présentation de Jean-François Roussel a montré que, dans le vaste corpus d’écrits produit au cours des années par les théologiens canadiens, les peuples autochtones ne sont que rarement évoqués. L’exception notable à la règle est l’important travail d’Achiel Peelman (1992 ; 2004). Lors du même congrès, Jean Richard a soutenu que bien que les Occidentaux éduqués aient intégré l’Holocauste à leur conscience collective, ils n’ont pas encore effectué l’effort de conscience similaire permettant d’appréhender un autre événement de violence de masse : la conquête coloniale de l’empire occidental.

Les peuples autochtones ayant été rendus invisibles, les Canadiens n’ont pas réalisé jusqu’à tout récemment que dès les années 1870, le gouvernement fédéral, avec les Églises — dont les Églises catholiques et anglicanes — avaient institué des pensionnats pour enfants autochtones, les forçant à se séparer de leurs parents, à abandonner leur langue maternelle, à se couper de leur héritage culturel et à s’assimiler dans la société canadienne dominante. L’Australie avait également connu des problèmes semblables. Au cours des années, au Canada, 150 000 enfants autochtones et métis ont été arrachés à leurs parents pour être placés dans ces pensionnats. Ces écoles, maigrement financées par le gouvernement et administrées par les Églises chrétiennes, ont veillé à l’éducation de plusieurs générations d’enfants dans les conditions les plus difficiles. Un grand nombre d’entre eux ont été traumatisés par l’expérience, même si quelques-uns rapportent des expériences plus positives (Ottawa 2010). Ces pensionnats ont finalement été fermés, mais seulement dans les années 1990.

Souffrant du même aveuglement collectif, les Églises étaient prêtes à s’engager dans l’administration des pensionnats pour des raisons qui leur semblaient bonnes. Elles aussi croyaient à la supériorité de la culture occidentale ; elles considéraient comme leur devoir de chrétien de se conformer aux politiques gouvernementales ; mais surtout, elles voyaient leur travail auprès des autochtones dans ces écoles comme contribuant à leur mission d’en faire de bons chrétiens. L’attention du public au sujet de ces écoles a été éveillée lorsque, dans les années 1980 et 90, un certain nombre d’anciens élèves ont accusé devant la justice des membres du personnel, parmi lesquels des prêtres et des frères, de leur avoir infligé des châtiments cruels et, pire encore, des sévices sexuels. Ces procédures judiciaires ont été abondamment traitées par les médias. Certaines des congrégations qui avaient dirigé ces pensionnats ont été condamnées à verser d’importantes indemnités compensatoires, alors que d’autres ont pu négocier des compensations hors cour avec les victimes.

Les Canadiens ont d’abord cru que les victimes des pensionnats n’étaient que les enfants qui y avaient été battus ou abusés sexuellement. Mais la Commission royale sur les peuples autochtones, instituée par le gouvernement en 1991, a produit un rapport détaillant les effets préjudiciables des pensionnats sur la majorité des enfants. Bien que quelques-uns d’entre eux en soient venus à voir l’avantage de l’éducation qu’ils avaient reçue, leur permettant de devenir des êtres humains actifs et responsables, la plupart des enfants ont été écorchés par la séparation d’avec leurs parents, ont souffert de la perte de leurs repères culturels et ont été déboussolés au point de se voir comme des êtres blessés, incapables de répondre positivement aux défis de la vie de tous les jours. Le Rapport de la Commission royale publié en 1996, comptant plusieurs volumes — 4000 pages en tout —, n’a eu qu’un impact limité sur l’opinion publique canadienne. La Commission royale a publié un petit volume, Points saillants du Rapport de la Commission royale sur les peuples autochtones avec le sous-titre prometteur À l’aube d’un rapprochement. Pour des raisons qui n’ont jamais vraiment été explicitées, le volume n’a connu qu’un tirage très limité et n’a jamais été réédité, empêchant ainsi qu’on puisse y recourir, jusqu’à ce qu’on le rende disponible récemment sur Internet[2].

2. Les Églises trouvent leur voix

Dans les années 1990, les Églises canadiennes ont commencé à sortir de leur léthargie. Écoutant les témoignages de leurs propres membres autochtones, elles ont commencé à découvrir l’impact dévastateur du système des pensionnats. L’Église Unie du Canada, l’Église presbytérienne du Canada, l’Église anglicane et la congrégation catholique des pères oblats ont présenté des excuses publiques aux peuples autochtones. Leurs déclarations senties reconnaissaient les graves torts ayant été infligés aux autochtones, ont admis l’aveuglement pécheresse des Églises et ont promis le respect de l’héritage culturel des peuples autochtones et leur solidarité avec la lutte menée par ceux-ci pour une reconnaissance pleine et entière et la justice sociale au Canada. J’aimerais ici offrir quelques extraits des leurs déclarations.

En 1986, le révérend Robert Smith, modérateur de l’Église Unie du Canada, a présenté ses excuses au nom de son Église :

Nous ne vous avions pas écouté quand vous aviez partagé votre vision. Dans notre zèle à vous dire la bonne nouvelle de Jésus-Christ, nous étions fermés à la valeur de votre spiritualité. Nous avions confondu les us et la culture de l’Occident avec la profondeur, l’envergure, l’étendue et la hauteur de l’évangile du Christ. Nous avions imposé notre civilisation comme condition à l’acceptation de l’évangile. Nous avions tenté de vous rendre identiques à nous-mêmes et, ce faisant, nous avions contribué à détruire la vision qui avait fait de vous ce que vous étiez.[3]

En 1994, l’assemblée générale de l’Église presbytérienne du Canada s’est excusée dans une confession écrite, auprès des peuples autochtones :

Nous reconnaissons que les racines du mal que nous avons fait se trouvent dans les attitudes et les valeurs du colonialisme ouest-européen, et dans la supposition que ce qui n’était pas encore formé à notre image se devait d’être découvert et exploité. Selon cette politique, nous, avec d’autres Églises, avons encouragé le gouvernement à bannir certaines pratiques spirituelles importantes à travers lesquelles les peuples autochtones faisaient l’expérience de la présence du Dieu créateur. Pour la complicité de l’Église dans cette politique, nous demandons pardon[4].

En août 1993, l’archevêque Michael Peers, primat de l’Église anglicane, a présenté ses excuses aux peuples autochtones au nom de son Église :

Je reconnais et je confesse devant Dieu et vous, nos échecs dans les pensionnats indiens. Nous vous avons trompés. Nous nous sommes trompés nous-mêmes. Nous avons trompé Dieu.

Je suis désolé, beaucoup plus que je ne puis l’exprimer, que nous ayons été partie prenante d’un système qui vous a éloignés, vous et vos enfants, de vos maisons et séparés de vos familles.

Je suis désolé, beaucoup plus que je ne puis l’exprimer, que nous ayons essayé de vous refaire à notre image en vous privant de votre langue et des symboles de votre identité.

Je suis désolé, beaucoup plus que je ne puis l’exprimer, que dans nos écoles un si grand nombre de personnes ait été abusé physiquement, sexuellement, culturellement et émotionnellement.

C’est au nom de l’Église anglicane du Canada que je présente mes excuses[5].

En 2001, au nom de la Conférence des Oblats du Canada, son président le père Doug Crosby a offert des excuses aux peuples autochtones :

Reconnaissant que dans toute forme d’excuses sincères il y a la promesse implicite d’une conversion et d’une nouvelle manière d’agir, nous, les Oblats du Canada, désirons nous engager à une relation renouvelée avec les peuples autochtones [...] qui aille au-delà des erreurs du passé afin d’atteindre un nouveau niveau de respect et de réciprocité. Nous dénonçons l’impérialisme sous toutes ses formes et, du même souffle, nous nous engageons à travailler avec les Autochtones pour qu’ils puissent recouvrer leurs terres, leur langue, leurs traditions sacrées et leur juste fierté[6].

Le Canada étant devenu une société laïque, les Églises n’ont plus qu’un impact limité sur l’opinion publique. Il y a donc peu de chances que la riche teneur spirituelle et politique de leurs repentirs exerce grande influence sur les Canadiens et les Québécois. Les peuples autochtones ont tout de même apprécié les excuses exprimées et la promesse d’une plus grande solidarité.

3. Les peuples autochtones sont devenus plus militants

Les mouvements de résistance commencés dans les années 1960 se sont amplifiés au cours de vingt dernières années, donnant naissance à plusieurs manifestations organisées protestant contre des politiques gouvernementales ou des conditions de vie oppressives, et qui ont parfois tourné à la violence. Les troubles et l’insatisfaction au sein des communautés autochtones sont allés grandissants et des conflits ouverts ont éclaté dans toutes les provinces canadiennes. Interpellé par ce nouveau militantisme, le premier ministre Stephen Harper a décidé en 2008 d’adresser des excuses publiques aux peuples autochtones pour l’institution des pensionnats et, tout particulièrement, aux 80 000 anciens pensionnaires toujours vivants. S’adressant au parlement le 11 juin 2008, il ouvrait son allocution ainsi :

Je me lève aujourd’hui pour présenter nos excuses aux anciens élèves des pensionnats indiens. [...] Le système des pensionnats indiens visait deux objectifs principaux : isoler les enfants et les soustraire à l’influence de leurs foyers, de leurs familles, de leurs traditions et de leur culture, et les intégrer par l’assimilation dans la culture dominante. Ces objectifs reposaient sur l’hypothèse que les cultures et les croyances spirituelles des Autochtones étaient inférieures. D’ailleurs, certains cherchaient, selon une expression devenue tristement célèbre, « à tuer l’Indien au sein de l’enfant ». Aujourd’hui, nous reconnaissons que cette politique d’assimilation était erronée, qu’elle a fait beaucoup de mal et qu’elle n’a aucune place dans notre pays[7].

L’ensemble de la déclaration est une humble confession qui a été très appréciée par divers porte-paroles des peuples autochtones. Cependant, les excuses ne sont pas suffisantes. Suite à la déclaration du premier ministre, le militantisme de groupes autochtones un peu partout au pays s’est renforcé. Ces personnes désirent se libérer de leur statut de colonisés et voir la Loi sur les Indiens être remplacée par des ententes négociées.

En 2009, le gouvernement conservateur de M. Harper a donné suite aux multiples revendications autochtones en instituant la Commission de vérité et réconciliation du Canada,[8] dont la tâche est de révéler toute l’histoire du système de pensionnats indiens au Canada et l’étendue « des souffrances de l’enfant enlevé et des parents abandonnés ». Le but de la Commission est de favoriser la réconciliation et de promouvoir le respect mutuel et la solidarité sociale entre Canadiens et peuples autochtones. La Commission s’est transportée dans toutes les provinces canadiennes et continue de le faire, tenant des audiences dans de nombreuses villes, des villages et diverses localités du pays. À Montréal, ces audiences ont eu lieu du 24 au 27 avril 2013.

Tout Autochtone ou Canadien interpellé par la question est invité à participer à ces audiences. Les rencontres permettent à des hommes et des femmes autochtones de révéler au public les préjudices subis dans les pensionnats, autant par eux-mêmes que par leurs communautés. Ces rencontres sont aussi l’occasion pour les Canadiens, conscients du rôle oppresseur joué par le gouvernement et les Églises, d’exprimer leur repentance et leurs regrets, et de promettre de respecter les Premières Nations et d’appuyer leur lutte pour davantage de justice. Ces rencontres sont souvent remplies d’émotion : elles apportent soulagement aux victimes qui ont beaucoup souffert et suscitent un pressant désir parmi les Canadiens d’un changement radical dans les relations de leur gouvernement avec la population autochtone. Les représentants des Églises et des chrétiens engagés sont parmi les participants actifs de ces rencontres, exprimant à la fois leur peine et leur solidarité et espérant que leur témoignage aura un impact sur l’opinion publique, éveillant ainsi la conscience des Canadiens et des Québécois. Encore une fois, ces textes chrétiens sont guidés par une théologie implicite qui mérite plus d’attention et un examen plus approfondi.

Plusieurs dirigeants des peuples autochtones se sont demandé s’il était possible d’espérer une réconciliation autour de la question des pensionnats sans prendre en compte les lois oppressives qui minent autrement les communautés autochtones. Quand en 2012 le gouvernement de M. Harper a introduit un projet de loi contenant des clauses qui désavantageraient certaines communautés autochtones, des activistes autochtones indignés et à bout de patience ont organisé un nouveau mouvement de protestation censé inclure toutes les communautés autochtones. Ils l’ont nommé Idle No More (Finie l’inertie), un appel à leur propre peuple afin qu’il abandonne passivité et désespoir pour faire fructifier la force et la créativité enracinées dans leur propre tradition. Les manifestations dans divers coins du pays sont abondamment rapportées dans les médias et ont donné aux peuples autochtones une visibilité accrue tout en informant les Canadiens des conditions oppressives qui leur sont imposées. Idle No More a reçu l’appui de Canadiens progressistes, dont certaines personnalités politiques. L’ancien premier ministre Paul Martin, en particulier, a accordé un appui ferme au mouvement de protestation. Il est allé jusqu’à qualifier la politique canadienne envers les Amérindiens de « génocide culturel »[9].

Il ne fait aucun doute que le discours public au sujet des peuples autochtones est en train de changer au Canada. Le repentir des Églises et leur engagement envers un appui actif et la solidarité sont autant d’admirables gestes de foi. J’ai pourtant l’impression que ce désir de réconciliation et de nouvelles ententes négociées est l’affaire d’un groupe relativement restreint d’hommes et de femmes politisés, tant laïques que religieux, sans pour autant être partagé par la vaste majorité de Canadiens. L’aveuglement hérité affecte toujours notre vision. Il est à espérer ardemment que les peuples autochtones eux-mêmes deviennent de plus en plus agissants, continuent à protéger leurs traditions sacrées, parviennent à une plus grande unité interne et deviennent une force politique impossible à résister.