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Introduction

Peut-on se contenter d’opposer la modernité psychiatrique et son miroir, l’antipsychiatrie ? Pourquoi la déconstruction de la gestion psychiatrique, de ses traitements, depuis tant de décennies, ne produit-elle aucun effet interne ? À suivre la littérature sur la psychiatrie des années 1950-70 au Québec, seule la réforme psychiatrique de 1962 apparaît, avec ses causes et ses effets. L’antipsychiatrie peut alors être lue comme une approche anti-institutionnelle pour certains. Toutefois, ce courant va plus loin et remet en cause le pouvoir des psychiatres, les étiquettes (diagnostics) et la folie comme entité pathologique. Nous verrons dans cet article que la disciplinarisation de la psychiatrie mène à une critique interne majeure tant du côté des psychiatres que d’universitaires de diverses disciplines. Pourtant peu de ces éléments ont été intégrés à cette spécialité médicale. Au contraire, les diverses critiques ont servi en quelque sorte à rigidifier les pourtours de la psychiatrie et son intégration de plus en plus forte, depuis les années 1970, dans le champ somatique.

Retournons en arrière. Nous sommes en 1955, un moment fort de la psychiatrie en Occident. La toute première version du Diagnostic and Statistical Manual of Mental Disorders (DSM – 1952) vient de paraître. La chlorpromazine, un neuroleptique, est administrée depuis peu aux patients des institutions psychiatriques du Québec (Stip, 2015). L’insulinothérapie et la lobotomie sont toujours au nombre des traitements prescrits et les institutions débordent de milliers de patients. Il s’agit d’un lieu de bruit et de fureur selon l’expression utilisée dans le film de Litvak sur l’asile, The Snake Pit (1948). Un lieu, l’asile, dans lequel se retrouvent des fous qui, espère-t-on, recouvreront (ou non) la raison. C’est aussi un moment de tumulte et de tensions duquel naîtra un courant de pensée majeur : l’antipsychiatrie.

La même année, en 1955, un département de psychiatrie est fondé à l’Université de Montréal[2]. Un département en soi, au sens fort du terme, avec en son sein des psychiatres québécois qui enseignent et font de la recherche. L’enseignement de la psychiatrie dispensé dans les asiles/hôpitaux psychiatriques existait depuis déjà plusieurs décennies. Pour ne nommer que l’ancien asile Saint-Jean-de-Dieu, les aliénistes ou les psychiâtres (avec un â à l’époque) recevaient des internes en stage. Mais il aura fallu une volonté politique et académique pour financer la formation de psychiatres québécois à l’étranger grâce aux bourses d’Europe (ne retenir du nom que le terme bourses puisque plusieurs boursiers iront aux États-Unis) (Gagnon et Goulet, 2011). Mises en place à la fin du second conflit mondial, ces bourses serviront de tremplin pour le département en gestation.

Cette « nouvelle » psychiatrie canadienne-française est au carrefour de deux traditions médicales différentes, d’une part il s’agit bien d’une spécialité clinique comme les autres basées sur l’observation des symptômes, des comportements et proposant des traitements, mais, d’autre part, c’est une spécialité neurologique avec l’étude du cerveau et la quête des lésions cérébrales, même indécelables, pour expliquer les troubles mentaux. Une partie importante des boursiers formés en Europe s’auto-identifieront d’ailleurs comme neuropsychiatres. Dans ce tableau, il ne faudrait pourtant pas oublier que la psychiatrie est aussi une « science sociale » qui enquête sur la vie des patients, justifie leur internement pour des motifs de déviance sociale et surtout gère les comportements jugés marginaux, pervers et/ou excentriques. Pour preuve ? Les barreaux aux fenêtres de ces cités de la folie, ces asiles, la privation de liberté pour une période indéterminée (dont on ne sortira jamais ou presque). Quoi qu’il en soit, cette spécialité médicale, la psychiatrie, doit désormais faire force de loi dans l’explication de l’aliénation et de la maladie mentale en médecine[3].

C’est dans ce contexte bien précis, celui d’un renouveau en psychiatrie, que peut se consolider une critique des asiles et des traitements jugés d’une autre époque. À côté des nouvelles molécules telles que le Largactil et l’Haldol, un fort courant antipsychiatrique prend forme. Il s’agit toutefois, ici, d’une antipsychiatrie relativement douce, si on la compare aux écrits de contemporains en Europe et aux États-Unis, qui ne remettent pas en question le statut de ces nouveaux spécialistes formés dans les facultés de médecine de la province et d’ailleurs. Il s’agit plutôt d’une antipsychiatrie qui critique l’ancienne manière de gérer et de traiter les fous : par leur mise à l’écart dans des institutions dirigées par des religieuses, et par le recours à des traitements intrusifs jugés aliénants et dépersonnalisants.

La transition vers une psychiatrie de la modernité

Pendant plusieurs siècles, les seuls services psychiatriques offerts au public consistaient en des hospices et des asiles où l’on plaçait les malades susceptibles d’être dangereux pour la société et pour eux-mêmes ou qui présentaient des comportements tellement anormaux qu’ils devenaient indésirables dans le monde.

Jean-Marc Bordeleau, 1970

Marchons à grands pas. Au cours des premiers siècles de colonisation en Amérique, la folie s’explique à partir de la théorie des humeurs ou d’un choc émotif. Les fous sont alors exclus, condamnés ou intégrés à la société, suivant le degré de dangerosité de leurs comportements (Cellard, 1991). Au 19e siècle, la folie s’explique de plus en plus à travers le corps et ses manifestations observables dans un lieu précis : l’asile. C’est dans cette institution que seront envoyés les aliénés pour y être soignés. C’est d’abord le traitement moral de Pinel, reposant sur le dialogue entre la raison et la déraison par une approche psychologique, qui est la théorie dominante (Goldstein, 1987).

Avec Morel, la psychiatrie connaît une période marquée par la quête des tares héréditaires. Influencés par les théories de l’évolution de l’époque, les psychiatres expliquent la folie par une dégénérescence qui se transmet des parents aux enfants (Dowbiggin, 1991). Au début du 20e siècle, les neuropsychiatres, forts de leur reconnaissance au sein du corps médical, trouvent des causes neurologiques à certains troubles mentaux comme la paralysie générale et l’épilepsie. En parallèle, les théories psychologiques, dont la psychanalyse, connaissent un essor considérable notamment avec les travaux de Freud et de Janet. À partir de là, trois grandes théories d’explication des troubles mentaux se développent : organogénique, psychogénique et sociogénique.

Unissant ces trois grandes théories dans l’explication du développement des maladies mentales, Meyer cherche à comprendre l’individu comme un tout, tant biologique, psychologique que social. La tendance organique a insisté sur les causes et les traitements physiologiques des maladies mentales alors que la tendance psychologique s’intéresse à l’individu et à sa personnalité. Les explications sociales – environnementales – prennent, elles, de plus en plus de place dans l’explication de l’aliénation mentale. D’ailleurs, le mouvement d’hygiène mentale trouve son origine dans le postulat voulant que les troubles mentaux puissent être prévenus et corrigés par la modification d’un milieu de vie jugé inadéquat. Ce dernier est décrit selon les standards moraux de l’époque ; l’inadéquation fait écho aux moeurs adoptées dans les quartiers populaires et « chauds ». La Crise, les guerres, le jazz, l’alcool, la masturbation, les rapports sexuels hors mariage, l’éducation malsaine des enfants représentent pour les psychiatres d’alors autant de problèmes à régler (Bastien et Perreault, 2013). Le rôle des psychiatres n’est plus seulement de gérer et de traiter les individus jugés mentalement malades, mais il dépasse désormais le cadre institutionnel dans le but de soigner une société jugée elle aussi malade.

Dans un texte de 1930, le docteur Gaston de Bellefeuille trace un survol de l’évolution des connaissances sur les maladies mentales depuis le début du 20e siècle. Se faisant l’écho des valeurs de son milieu et de son époque, le docteur de Bellefeuille affirme que si la psychiatrie était auparavant cantonnée à l’analyse de la pensée morbide et à la recherche du motif psychologique, la psychiatrie moderne se veut plus scientifique et l’asile fait place à l’hôpital d’aliénés (de Bellefeuille, 1930). Autre temps, autres moeurs, diraient certains, mais il y a surtout un désir de renouveau, de rupture avec les anciennes manières de faire héritées d’un autre temps. Quelques années plus tard, le docteur Adrien Plouffe sermonne ses collègues à propos de leur inaction dans la sphère sociale. Selon lui, il ne faut pas seulement « garder » les fous en asile, mais il faut opérer en amont. « Un médecin doit déployer toutes les ressources de son talent, de ses connaissances, de son jugement pour prévenir l’éclosion des fous, des déséquilibrés, des anormaux, des monstres, des criminels ! » (Plouffe, 1934)

La psychiatrie entre dans sa période « moderne ». Les psychiatres adoptent alors une position biopsychosociale[4]. En 1950, l’asile pour aliénés devient officiellement un hôpital pour malades mentaux. Deux ans plus tard, le manuel diagnostic états-unien est publié et les neuroleptiques sont découverts. À l’hôpital, les psychiatres diagnostiquent et traitent les malades mentaux de plus en plus efficacement. Hors de l’hôpital, ils investissent le champ de la santé publique, avec les notions d’hygiène mentale (santé mentale), et incitent le public à adopter des comportements adéquats en regard des nouvelles données scientifiques, dont l’éducation des enfants. La psychiatrie est désormais bien établie comme spécialité médicale.

Genèse d’une critique de la psychiatrie

[O] n se mit à dire que les asiles n’étaient rien d’autre que des hôpitaux et que les fous devraient être considérés comme des malades, même si on les soigne contre leur gré – au moins, c’est pour leur bien, ce qui n’est pas certain.

Ferron, 1971

Je n’ai pas sur la folie le même point de vue que vous. Vous la prenez par le dedans, vous la vivez et la faites vivre. Moi, non. […] Maintenant, après quelques tristes années où, moi frondeur, j’avais peur de tout le monde, je reprends le Pas de Gamelin pour dire peu de choses, la fonction de la folie, sa nécessité et sa beauté : qu’elle est le refus des normes, un refus dont les psychiatres ont peur ; que pour ne point entendre le fou, la folle, ils le mettent dans des catégories, de nouvelles normes qui sont la folie de la folie ; que la folie est absolument singulière et qu’il ne faut pas parler des fous, mais d’êtres fous dont nous sommes tenants puisque nous sommes tous singuliers.

Bigras et Ferron, 1988

Parallèlement aux psychiatres antipsychiatres, ce sont des philosophes et sociologues qui portent un regard critique sur la psychiatrie[5]. Publiés à Paris et à New York en 1961, les ouvrages de Foucault et de Goffman sont des écrits marquants dans le champ de la déviance mentale et de l’institutionnalisation asilaire. Foucault, dans son étude Folie et déraison (1961), revisite le contexte des Lumières en France et la notion de pouvoir répressif, il avance par ailleurs l’idée que la création de l’asile est une solution « morale » à la mise en place d’une société citoyenne libérale. La naissance de la république est vue comme une nouvelle façon de gérer la déraison, « immorale » aux yeux d’une société désormais appréhendée par une rationalité démocratique et non plus par un absolutisme transcendant. Comme il le mentionne dès 1954 dans sa thèse de doctorat Maladie mentale et psychologie :

alors que le fou d’avant était associé à des manifestations d’ordre religieuses ou magiques, du mouvement des humeurs et des esprits, dans un contexte social de mise à l’écart de l’hérétique, à la mi XVIIIe siècle, le monde de la folie devient exclusion, ceux qui dérangent l’ordre de la raison, de la morale et de la société

Foucault, 1954

Foucault bouscule ici l’idée bien intégrée que le mariage moderne de la science et la raison, loin de libérer les individus de leur servitude, leur donne au contraire les outils pour l’intégrer individuellement. Ainsi, il associe la médicalisation de la folie à un nouvel ordre bourgeois, bien-pensant et moralisateur.

De l’autre côté de l’Atlantique, le sociologue Erving Goffman s’intéresse dans son ouvrage Asylums, publié en 1961, aux interactions entre les divers acteurs dans des institutions psychiatriques fermées qu’il nomme des « institutions totales »[6]. Il émet l’idée que l’institution asilaire et son fonctionnement produisent des comportements normatifs et autorégulés. Non seulement Goffman développe à la lumière d’observations directes une manière de (re) penser les interactions dans un hôpital psychiatrique au tournant des années 1960, il poursuit également sa réflexion sur les interactions entre individus, cette fois hors des institutions avec la notion de stigmates. Son ouvrage Stigma (1963) examine les diverses façons de classifier les gens, d’être classifié par eux, et comment nous interagissons entre nous à la lumière de ces classifications. Pour lui, les stigmatisés, les « anormaux », sont ceux que les gens désapprouvent dans un lieu et un moment particulier et il utilise le terme de « normalisation » pour parler du processus de classification qui catégorise les comportements hors normes.

Ces deux auteurs sont le ciment d’une critique externe non seulement des institutions psychiatriques, mais également de la psychiatrie en tant que spécialité médicale. Il s’agit de l’esprit du temps, Zeitgeist. La période de l’après-guerre est faste d’études et de réflexions sur les processus de normalisation des individus et sur les politiques d’enfermement de toutes sortes. D’ailleurs, ce n’est pas un hasard si au Québec, Gérard Pelletier publie son Histoire des enfants tristes en 1950, Claude Gauvreau, l’Asile de la pureté en 1953, Jacques Hébert, Scandale à Bordeaux en 1959 et Jean-Charles Pagé, Les fous crient au secours en 1961. Ces ouvrages alimenteront d’ailleurs la création de la Commission Bédard de 1962.

Le courant antipsychiatrique, par des psychiatres dont Ronald Laing (1961) et David Cooper (1964, 1978), Thomas Szasz (1961, 1970) et Franco Basaglia (1970), prend essor en parallèle aux écrits des sociologues de la réaction sociale (Rissmiller et Rissmiller, 2006 ; Berlim et al., 2003)[7]. Ces derniers réagissent à la surpopulation de « malades mentaux » dans les hôpitaux psychiatriques et aux traitements physiques et chimiques en usage depuis les années 1920. Ces traitements intrusifs dépersonnifient les patients et en font des individus plus faciles à gérer (Perreault, 2012). Selon eux, l’asile n’est plus le lieu « humaniste » si cher à Pinel[8], mais une institution où l’on « casse » les individus aux comportements marginaux. Cela dit, alors qu’ils questionnent la nature même de la maladie mentale sur la base d’une absence d’étiologie véritable, les antipsychiatres ne critiquent pas la psychiatrie sociale ou le mouvement de santé mentale qui « normativisent » de plus en plus la vie quotidienne. Contrairement à Foucault et Goffman, s’ils critiquent le concept même de maladie mentale comme étant une pathologisation de la déviance sociale et surtout de son traitement médical, les antipsychiatres soutiennent l’idée de la réintégration des déviants mentaux dans la communauté comme une extension des expressions de divers comportements dans une cité non plus asilaire, mais citoyenne. Bref, l’antipsychiatrie donnera lieu à l’abolition du système asilaire, à une communautarisation des services en santé mentale et à la désinstitutionnalisation des psychiatrisés.

En 1973, un colloque est organisé par le département de psychiatrie de l’Hôtel-Dieu de Montréal. Le thème : Faut-il interner les psychiatres ? Plusieurs intervenants sont appelés à commenter le mouvement antipsychiatrique, dont Michel Foucault[9]. Le docteur Maurice Dongier commente ou, plutôt, répond aux accusations formulées à l’endroit de la psychiatrie. S’il admet que le psychiatre ne peut faire abstraction de la société qui le conditionne et du fait qu’il a entre les mains du pouvoir vis-à-vis des patients, il critique vertement la réduction sociogénétique de la maladie mentale notamment. Selon lui, les antipsychiatres ont tort de projeter les sources des troubles psychiques exclusivement à l’extérieur du sujet, au lieu de reconnaître, je le cite, « que le conflit est souvent au centre même de ce sujet » (1973). Plus loin, il discute des effets possibles de la critique du pouvoir psychiatrique et des entités pathologiques en psychiatrie en écrivant :

Depuis une cinquantaine d’années, la psychiatrie a mené une dure bataille pour être reconnue comme une discipline majeure. Elle semble par moment actuellement en retrait par rapport à cette position, et même parfois paraît tentée d’abandonner sa responsabilité dans l’éducation des autres médecins. S’il en était ainsi, elle se discréditerait, et peut-être même se détruirait en tant que discipline.

Dongier, 1973

Dongier aborde un aspect qui est au coeur du débat : la légitimité de cette discipline médicale qu’est la psychiatrie. Pour assurer son avenir, une discipline doit définir et protéger son champ d’action, contrôler les lieux de publication des données issues de la recherche, créer un langage plus ou moins hermétique aux profanes. L’intégration de savoirs externes, sociaux, risquerait peut-être, en effet, de bousculer et de remettre en question la psychiatrie au sein des facultés de médecine. Pourtant, tant la psychiatrie à l’intérieur qu’à l’extérieur de l’hôpital psychiatrique – dont l’extension est toujours grandissante – appelle à une critique des conceptions de la notion de « folie ». À partir d’observations cliniques, physiologiques, symptomatiques, psychologiques, intellectuelles, familiales et sociales, les psychiatres classifient les patients selon les causes possibles ou les symptômes associés à un trouble psychique. Les classifications ainsi élaborées et unifiées, et les statistiques qui en découlent permettent de corréler ces données à des diagnostics toujours selon les parcours de vie singuliers des patients. Mais la frontière est relativement floue entre ce qui est dit sain et normal (l’individu adapté) et ce qui est dit pathologique et anormal (l’individu mésadapté). Il existe des attentes de la société à l’égard des individus et l’aliénation mentale, dans son sens premier, ne serait donc pas nécessairement une maladie, au sens pathologique du terme, mais bien une dysfonction entre l’individu et son environnement.

Conclusion

Depuis les années 1960, particulièrement à la suite des écrits de Foucault et de Goffman, un courant critique remet en question le nouveau système normatif né de la psychiatrie. Ces écrits s’interrogent sur la genèse médicale de la mise à l’écart des insensés, asociaux et immoraux. Ce faisant, ils remettent en question les concepts de normal et de norme en regard de la déviance mentale, sociale et sexuelle. Au lieu de cacher la folie dans un asile, désormais on la montre, on la décrit, on l’explique. Les frontières qui définissent le normal du déviant deviennent de plus en plus perméables et permettent ainsi d’inciter tous les individus à mieux intégrer le cadre normatif proposé par les spécialistes en santé et les réformateurs de la Révolution tranquille.

La question de l’intelligibilité d’un comportement hors norme est ici sous-entendue, il faut nommer et illustrer à l’aide de symptômes un éventail de gestes défiant la rationalité. Plusieurs acteurs discutent de troubles psychiatriques, non seulement les psychiatres, mais également les législateurs, les autorités civiles et policières, les membres du clergé, les professionnels de la santé, les sociologues tout autant que la famille du patient et, bien sûr, le patient lui-même. Tous ces discours s’enchevêtrent, parfois en rupture, souvent en continuité. Ils répondent à un besoin précis : gérer les comportements jugés déviants et aider le patient à prendre conscience de son inaptitude à intégrer la norme.

Dans le film A Woman Under the Influence (1974), John Cassavetes met à l’écran une histoire de « folie ordinaire ». Loin des films dramatiques sur une folie métaphorique ou caricaturale, il réussit à rendre compte du malaise que suscite l’étrange, l’excentrique, l’irraisonné. Surtout, il identifie les stigmates associés aux gestes et paroles différents. Incarnée par Gena Rowlands, une femme au foyer, mère de trois enfants, est jugée malade mentalement par plusieurs de ses proches. Pourtant, le personnage du mari, joué par Peter Falk, déclare à propos de sa femme qu’elle n’est pas folle, mais plutôt peu commune. Cassavetes met en scène et montre le poids des conventions et en appelle à un espace de possibilités plus vaste. Encore aujourd’hui, il faut y penser, y travailler. L’histoire de la gestion, des classifications et des traitements psychiatriques a la peau dure et résiste aux exercices de déconstruction depuis des décennies malgré les critiques, toutes en finesse, de plusieurs psychiatres, sociologues et philosophes sur ce qu’impliquent les vastes processus de normalisation en cours. Je reprends ici les mots d’un psychiatre québécois du début des années 1970 : « La société présumée génératrice de folie est traînée au banc des accusés. […] La tendance à l’internement des fous discernée dans l’histoire récente par Michel Foucault verra-t-elle son apothéose dans un internement psychologique plus pénible encore que les grilles de l’asile ? » (Dumas, 1973). La question se pose encore aujourd’hui et comme le rappelle avec justesse Goffman, après tout « [n] ous vivons sur des hypothèses » (Goffman, 1973).