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Introduction

« La délocalisation en Chine ? Un échec […], je n’ai eu que des tuiles là-bas […], manque de réactivité et difficultés de contrôle ». Ces propos tenus par un dirigeant de PME illustrent la difficulté d’avoir recours à ce type de stratégie pour une entreprise à taille humaine.

Généralement synonyme de fermetures d’usines et de licenciements économiques, la délocalisation[2], dont la principale motivation est la diminution des coûts de production (Benaroya, 2005), est généralement associée à de grands groupes industriels (Mouhoud, 2011) ; mais qu’en est-il en PME[3] ? Des études[4] montrent que 3 % d’entre elles sont concernées, soit environ 90 000 PME. Il s’agit de PME ayant une ou plusieurs activités dont le contact physique direct avec le consommateur final n’est pas nécessaire (Sergot, 2007).

Bien que les logiques de ces entreprises soient différentes en raison des spécificités inhérentes à ce type de structure telles que le rôle majeur du dirigeant (Cabrol et Favre-Bonté, 2011 ; Marchesnay et Messeghem, 2011 ; Felicio et Caldeirnha, 2012) et l’importance de la proximité (Torres, 2004 ; Julien, 2002), cette stratégie leur permet, à l’instar des grandes entreprises, d’améliorer leur compétitivité en réduisant les coûts et en se rapprochant de clients internationaux (Di Gregorio, Musteen et Thomas, 2009).

S’agissant d’une implantation à l’étranger, la question des coûts de production demeure généralement au coeur de la réflexion. La théorie des coûts de transaction permet d’appréhender cette stratégie comme une tentative de minimisation des coûts (Williamson, 1975) et laisse penser que seul ce motif pourrait être déterminant dans la prise de décision. Or, le modèle OLI (Ownership advantages, Localisation advantages, Internalisation advantages) de Dunning (1988) souligne la diversité des avantages relatifs à la localisation des firmes sur un marché étranger. Ce modèle a également mis en exergue les motivations des PME faisant le choix d’une délocalisation (Aspelund et Butsko, 2010). Il vise ainsi à appréhender les raisons de la localisation des firmes, mais occulte les modalités de sa mise en oeuvre.

Le modèle UPPSALA apporte des éclaircissements sur ce dernier point tant dans sa première version dite « étapiste » (Johanson et Valhne, 1977) que dans celle revisitée en 2009. Cette dernière se révèle intéressante, car elle pose la question du rôle des réseaux dans la mise en oeuvre d’une stratégie d’internationalisation. La PME, quant à elle, est caractérisée par son mode de fonctionnement en réseau du fait des relations de proximité entretenues par le dirigeant tant vis-à-vis de ses partenaires locaux (réseaux inter-individuels) que vis-à-vis des réseaux propres à l’organisation (réseaux inter-organisationnels).

Dans le cas d’une délocalisation, les entreprises compatriotes, déjà implantées dans le site en question et parfois membres du même réseau, peuvent jouer un rôle d’informations et de conseils, réduisant ainsi les incertitudes des entreprises et notamment de ses expatriés (Mérignac et Grillat, 2012). Elles sont donc susceptibles de se révéler incitatrices vis-à-vis d’autres PME du réseau, s’inscrivant ainsi dans la forme de délocalisation induite telle que conceptualisée par Mouhoud (2011). Cette dernière se définit comme une délocalisation en cascade d’entreprises visant à accéder à un nouveau marché et dont le principal objectif est de suivre un client. Dans le cadre du modèle UPPSALA, la délocalisation induite, dont le principal objectif est d’accéder aux marchés, nous intéresse, bien que la principale motivation soit la volonté de suivre un client. Dans notre recherche, nous considérons la délocalisation induite comme le fait d’accompagner ou de suivre des PME appartenant au même réseau, et ce, afin d’accéder à de nouveaux marchés. Il s’agit, en ce sens, de transposer la délocalisation induite, aux entreprises membres du réseau, ayant parfois un comportement d’imitation. C’est la raison pour laquelle il convient de compléter le modèle UPPSALA par le concept d’isomorphisme institutionnel se définissant comme « un processus contraignant qui force une unité d’une population à ressembler aux autres unités qui sont confrontées aux mêmes conditions environnementales » (DiMaggio et Powell, 1983). Autrement dit, les PME seraient incitées à adopter des pratiques similaires à celles mises en oeuvre dans d’autres entreprises.

Il convient alors de se demander si ces réseaux, qu’ils soient inter-individuels ou inter- organisationnels, influent sur la décision de délocalisation en poussant les PME à se comporter de manière similaire.

Les travaux sur les réseaux de PME sont riches (Bories-Azeau, Fabre et Loubès, 2011 ; Géraudel, 2011 ; Chollet et Geraudel, 2010 ; Allali, 2007 ; etc.) et ceux sur la délocalisation de ce type de structures apparaissent moins nombreux (Gallego et Mahé de Boislandelle, 2011 ; Boutary, 2010 ; Boutary et Havette, 2009) ; mais, à notre connaissance, la relation entre ces deux objets de recherche n’a pas été établie. L’objet de cet article est ainsi de rapprocher ces deux champs de recherche.

Pour ce faire, nous délimitons, dans un premier temps, le cadre théorique de référence fondé sur le croisement entre délocalisation et réseau ; puis, dans un second temps, nous exposons et discutons les résultats de l’étude de terrain, à la lumière d’une méthodologie qualitative.

1. Décision de délocalisation et rôle des réseaux

Le modèle UPPSALA, développé par Johanson et Valhne (1977) et revisité par ces mêmes auteurs quelques décennies plus tard (Johanson et Valhne, 2009), considère la stratégie d’internationalisation comme une démarche progressive engageant les entreprises dans ce processus de manière incrémentale autour de quatre étapes : les activités d’exportations irrégulières et opportunistes, l’exportation via un agent indépendant, l’implantation d’une filiale de vente et la production dans le pays étranger faisant référence à la délocalisation. Deux concepts paraissent essentiels : le processus d’apprentissage et la distance psychologique. S’agissant d’un processus graduel, l’apprentissage est progressif et permet à la firme d’acquérir de l’expérience sur les marchés étrangers. Il vise ainsi à réduire l’incertitude et à déceler des opportunités. En ce qui concerne la distance psychologique, celle-ci est définie par les différences linguistiques et culturelles ayant une influence sur les transactions internationales. Autrement dit, les entreprises chercheraient à pénétrer des marchés étrangers dont les spécificités sont proches du marché domestique (système politique, langue…). Néanmoins, ce modèle a suscité un certain nombre de critiques amenant les auteurs à enrichir leur première version en proposant l’effet réseau. Cet effet réseau constitue un facteur explicatif de l’implantation des entreprises dans un pays étranger. Plus précisément, il s’agit d’entreprises susceptibles de faciliter l’intégration de firmes au pays d’accueil en raison de leurs connaissances. Cet effet réseau constituerait une des principales motivations d’un choix de localisation conduisant ainsi les entreprises à se comporter de façon similaire. Cette dynamique d’homogénéisation des comportements est décrite par DiMaggio et Powell (1983) au travers des trois types d’isomorphisme institutionnel[5] :

  • l’isomorphisme coercitif correspondant au fait de se conformer aux influences coercitives formelles et informelles afin notamment d’éviter des sanctions ;

  • l’isomorphisme normatif faisant référence au fait de se conformer aux normes professionnelles et de s’aligner sur les normes culturelles ;

  • l’isomorphisme mimétique se définissant comme le fait d’imiter les pratiques faisant montre de leur succès.

L’effet réseau serait donc à l’origine d’un isomorphisme institutionnel conduisant des PME à faire un choix de délocalisation.

Nous tentons, tout au long de cette partie, de mettre en relation la littérature relative à la délocalisation en PME ainsi que les caractéristiques du modèle UPPSALA et de l’isomorphisme institutionnel afin de comprendre le rôle du réseau dans cette prise de décision. Pour ce faire, nous distinguons deux niveaux de décisions : les enjeux (motifs, freins et alternatives) de la délocalisation et le choix du pays d’accueil.

1.1. Enjeux de la délocalisation

La délocalisation correspond à la dernière étape du modèle UPPSALA puisqu’il s’agit de l’implantation d’une activité de production dans un pays étranger. Afin de mieux appréhender le rôle des réseaux dans cette décision, il convient de comprendre les enjeux d’une telle stratégie.

1.1.1. Enjeux de délocalisation : motifs, freins et alternatives

Si la principale motivation d’une délocalisation est la recherche de faibles coûts de production (Benaroya, 2005), il existe également des motifs d’ordre stratégique tel que l’accès aux marchés visant à écouler la production dans plusieurs pays (Bouba-Olga, 2006). Ce motif a été mis en évidence dans le modèle UPPSALA permettant ainsi d’expliquer les démarches d’internationalisation et de délocalisation. Certaines PME peuvent aussi être amenées à reproduire le comportement des concurrents ayant déjà délocalisé (Boutary et Havette, 2009). Ce phénomène d’imitation consiste, pour certaines entreprises et plus particulièrement pour les PME, à adopter des pratiques similaires dès lors qu’elles sont considérées comme légitimes par leurs homologues (Meyer et Rowan, 1977). Dans le cas d’une délocalisation, il peut s’agir d’un isomorphisme mimétique puisque les entreprises ont tendance à reproduire le comportement visible de PME ayant des caractéristiques communes (concurrentes ou partenaires), présentes notamment lorsque les entreprises appartiennent au même réseau inter-organisationnel.

Il est à noter qu’en contexte de PME, le dirigeant joue également un rôle primordial : sa personnalité, ses motivations, son expérience et son réseau personnel peuvent être déterminants dans le choix d’une délocalisation (Cabrol et Favre-Bonté, 2011 ; Felicio et Caldeirnha, 2012).

Allant plus loin dans la réflexion, Mouhoud (2011) établit une relation entre les principales motivations et les types de délocalisation choisis (Tableau 1).

Tableau 1

Typologie des stratégies de délocalisation (adaptée de Mouhoud, 2011)

Typologie des stratégies de délocalisation (adaptée de Mouhoud, 2011)

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Cette typologie illustre la diversité des formes de délocalisation dont les deux principales motivations sont la diminution des coûts salariaux et l’accès au marché.

Dans le cadre du modèle UPPSALA, nous nous intéressons à la délocalisation induite, dont le principal objectif est d’accéder aux marchés, bien que ce type de délocalisation se caractérise par la volonté d’une entreprise de suivre son client, c’est-à-dire de maintenir une relation existante. Nous considérons la délocalisation induite comme le fait d’accompagner ou de suivre des PME appartenant au même réseau, et ce, afin d’accéder à de nouveaux marchés.

Quelle que soit la forme de délocalisation choisie, cette stratégie nécessite le plus souvent une restructuration parfois complexe et déstabilisante pour les entreprises. En effet, délocaliser des activités dans un pays étranger signifie se soumettre à ses spécificités qu’elles soient économiques (marché de l’emploi, croissance économique), politiques (instabilité éventuelle) ou sociétales (culture, langue)[6], entraînant ainsi de nombreuses difficultés.

L’éloignement géographique peut être une première limite stratégique, générant des déplacements et coûts supplémentaires (Mercier-Suissa, 2011) et séparant parfois des activités complémentaires. Cette séparation peut être source de dysfonctionnements susceptibles de détériorer la qualité des produits ou d’entraîner la perte de la maîtrise décisionnelle (Koromyslov, 2007). D’autres risques inhérents à la délocalisation sont à noter tels que la détérioration de l’image de l’entreprise, l’allongement des délais de livraison et la dégradation du climat social dans le site d’origine. Par ailleurs, les pouvoirs publics peuvent inciter certaines PME à ne pas délocaliser en octroyant des subventions leur permettant d’être compétitives sur le territoire. Il peut s’agir d’un isomorphisme institutionnel coercitif puisque la pression exercée par une collectivité peut conduire une PME à renoncer à une délocalisation.

Une étude de 2006[7] montre que la délocalisation n’est pas la seule solution envisagée par les PME pour être compétitives. Certaines d’entre elles misent sur la différenciation en investissant dans de nouveaux matériels et en créant de la valeur ajoutée au sein de l’organisation (formation, qualité…). Elles sont aussi amenées à se regrouper dans des réseaux d’entreprises pour concentrer leurs efforts et faire face à une concurrence accrue (Bories-Azeau, Fabre et Loubes, 2011). Si dans ce cas de figure cette appartenance à un réseau semble renforcer la compétitivité des PME et éviter une implantation à l’étranger, peut-elle à l’inverse inciter à la délocalisation ?

1.1.2. Rôle du réseau : entre retours d’expérience et imitation

Les PME sont particulièrement attachées à leur zone de proximité, qu’il s’agisse de relations salariales ou partenariales (Torrès, 2004), ce qui signifie que la délocalisation, se traduisant par un éloignement géographique, semble peu adaptée à ce type d’entreprise. Pour autant, certaines d’entre elles décident de s’implanter à l’étranger pour imiter des partenaires : fournisseurs, clients ou entreprises appartenant au même réseau (Baudonnière, 1997 ; Boutary, Monnoyer et Faure 2012). Le réseau constitue alors un tremplin pour ces PME désireuses d’accéder à de nouveaux marchés via une délocalisation dans un pays étranger. Il permet de bénéficier de l’expérience d’un de ses partenaires. Ces entreprises ont ainsi tendance à s’appuyer sur ce réseau pour réussir leur implantation (Métais, Véry et Hourquet, 2010) en raison de la mise en commun de moyens et d’efforts (Bonneveux et Saulquin, 2009) sur le long terme. Cette décision ne s’appréhende plus à travers des contraintes de distance psychologique, mais bien à travers la volonté d’accompagner le développement international du réseau d’appartenance (Métais, Véry et Hourquet, 2010). Ceci est d’autant plus important que, d’après Grossetti (2004), les réseaux ne bénéficient pas uniquement d’un effet de proximité géographique, mais est aussi générateur de relations humaines entre les acteurs d’un même territoire : « il faut rencontrer des gens, nouer des relations […] cela prend du temps et ne s’effectue pas par simple présence dans les lieux » (Grossetti, 2004). Le modèle UPPSALA de 2009 souligne également l’importance du réseau inter-organisationnel dans l’identification des opportunités et dans la diminution des incertitudes. Le réseau constitue donc un réel avantage pour les entreprises désireuses de s’implanter à l’étranger.

Cette idée rejoint les travaux de Dunning et Lundan (2008) et de Dunning (2009) pour qui les ressources intangibles et les connaissances tacites développées localement, en l’occurrence dans le pays d’accueil d’une délocalisation, constituent une source plus concurrentielle. De plus, le réseau auquel appartient la firme, source de connaissances et de ressources, semble être une condition nécessaire à la réalisation d’un investissement à l’étranger. Si le réseau devient un facteur incontournable à la réussite d’une internationalisation et plus particulièrement à la délocalisation (Le Gall, 2011), il est aussi et surtout à l’origine de ressources, elles-mêmes génératrices d’un avantage concurrentiel. Dans le cas où celles-ci seraient attachées au territoire et peu mobiles, la firme aura tendance à rester sur le territoire. Dans le cas inverse, elle peut envisager une nouvelle implantation dont la destination peut faire l’objet d’une décision à part entière.

1.2. Choix du pays de délocalisation

La destination choisie pour implanter une activité de production dépend des motifs de délocalisation, mais aussi de l’influence des partenaires proches de l’entreprise.

1.2.1. Des destinations diverses

Lorsque la quête de différentiel de coûts est le principal déclencheur de délocalisation, dans une forte proportion, le mouvement nord-sud est privilégié. Toutefois, lorsque le différentiel concerne le savoir-faire ou l’accès à un marché, des délocalisations nord-nord, sud-nord ou encore sud-sud sont envisagées (Gallego et Mahé de Boislandelle, 2011).

Trois principales régions du monde sont convoitées par les entreprises des pays du Nord : les pays d’Afrique du Nord, les pays de l’Europe de l’Est et les pays asiatiques. Les pays situés en Afrique du Nord, voisins de l’Europe, sont attractifs pour les industries européennes en raison de coûts de main-d’oeuvre plus bas et d’une proximité culturelle et linguistique. Par exemple, la Tunisie accueille des secteurs industriels tels que le textile. Le Maroc, à son tour, qui bénéficie également d’une localisation favorable, attire de nombreux centres d’appels. Les pays émergents de l’Europe de l’Est, quant à eux, sont attractifs pour les entreprises de l’Europe de l’Ouest en raison de taxes et de coûts de main-d’oeuvre plus faibles : la Pologne, la Hongrie et la Roumanie restent, par exemple, des destinations privilégiées pour l’automobile.

Les pays asiatiques accueillent les entreprises des pays du Nord en raison d’une bonne technicité et de coûts de main-d’oeuvre bas. Ces pays ont montré une grande aptitude à l’assimilation des transferts de technologies et de savoir-faire occidentaux tels que dans les domaines informatiques, du textile ou de l’automobile (Barlet et al., 2007).

La recherche de coûts n’est pas l’apanage de la relation nord-sud. Dans certains cas, ce même motif se rencontre dans les relations nord-nord. Le Canada et l’Australie peuvent attirer des entreprises avec des coûts inférieurs à ceux des États-Unis. Certains pays industrialisés détiennent des atouts conduisant les entreprises notamment françaises à délocaliser tout ou une partie de leur production. À titre d’exemple, le savoir-faire italien constitue un facteur de délocalisation pour les industriels du luxe (Koromyslov, 2007).

Les délocalisations sud-sud sont nombreuses dans certains secteurs comme le textile ou la chaussure. Les pays producteurs du pourtour de la Méditerranée (Maghreb, Turquie, Roumanie), tout comme l’Inde et le Pakistan délocalisent en Chine pour bénéficier de coûts de production parfois plus faibles. Les pays émergents sont donc parfois amenés à avoir une stratégie de délocalisation à destination d’autres pays émergents. Ce choix stratégique se fonde essentiellement sur la recherche de coûts plus bas. Concernant les délocalisations sud/nord, ces mouvements s’expliquent par la recherche de valeur ajoutée s’appuyant sur des savoir-faire spécifiques[8].

Les derniers chiffres publiés par l’INSEE montrent que sur la période 2009-2011, les délocalisations ont lieu majoritairement dans l’Union européenne (55 % des opérations). L’Afrique arrive derrière (24 %), suivie de la Chine (18 %) et de l’Inde (18 %).

En somme, le choix du pays repose essentiellement sur trois motifs : coût, savoir-faire et accès au marché. Mais le fait d’appartenir à un réseau peut-il aussi inciter à choisir une destination plutôt qu’une autre ?

1.2.2. Rôle du réseau : entre distance psychologique et effet réseau

Le modèle UPPSALA, et plus particulièrement le concept de distance psychologique, met l’accent sur l’enjeu de la proximité. En effet, la PME aura tendance à s’implanter dans un pays proche d’un point de vue culturel et linguistique, bien que ce critère ne soit pas toujours un déterminant de l’investissement international (Angué et Mayrhofer, 2010 ; O’Grady et Lane, 1996). Certaines entreprises s’implantent dans un pays où la distance psychologique et géographique est importante notamment pour bénéficier des connaissances d’un partenaire dans ce pays. Il s’agit dans ce cas de rechercher une proximité relationnelle pouvant s’établir entre le dirigeant de PME et les membres du réseau auquel l’entreprise appartient. Une firme sera plus à même à investir dans un pays étranger si des entreprises compatriotes ont déjà franchi le pas. Leur présence constitue donc une source de capital social incitant d’autres PME à s’engager dans un pays plutôt que dans un autre (Métais, Véry et Hourquet, 2010).

Le réseau repose sur des processus d’interactions constituant des sources de valeurs pour les PME en favorisant le partage des effets d’expérience entre membres « sans avoir recours à un investissement financier irréversible et sans engendrer d’effets pervers structurels ou bureaucratiques » (Puthod et Thévenard-Puthod, 2006). Ce qui constitue un moyen de réduire le degré d’incertitude des entreprises.

En contexte de PME, il convient de distinguer le réseau inter-organisationnel, c’est-à-dire le réseau formel et organisé où des entreprises échangent et partagent des informations (pôle de compétitivité, grappe d’entreprises…), et le réseau inter-individuel reposant beaucoup plus sur les relations du dirigeant avec ses partenaires (organisations professionnelles, banquiers, clients, confrères…). Le dirigeant par le biais de son réseau mobilise les ressources nécessaires à son internationalisation (Cabrol et Favre-Bonté, 2011). Pour autant, il est parfois difficile de dissocier les deux puisque le dirigeant peut avoir noué des relations avec des partenaires le conduisant, par la suite, à intégrer un réseau plus formel.

Le réseau, qu’il soit inter-organisationnel ou inter-individuel, favorise l’accès à des informations et à des connaissances sur un secteur. Celui-ci peut donc être à l’origine du choix du pays d’accueil, car il amène des informations sur les fournisseurs locaux, les spécificités du pays d’accueil ou encore les contraintes administratives. Si le réseau est source d’informations stratégiques pour les PME, il peut aussi entraîner des comportements mimétiques et conduire les firmes à une certaine homogénéisation des pratiques comme le suggère l’isomorphisme mimétique. Il s’agit d’imiter les comportements les plus facilement identifiables ou les plus utilisés par les organisations, car considérés comme légitimes aux yeux de tous.

Influencée par son environnement et plus particulièrement par ses réseaux, la PME se trouve confrontée à une réelle opposition (Atamer et Calori, 1998 ; Boutary, Monnoyer et Faure, 2012) entre un déterminisme imposé par un environnement composé notamment des membres de son réseau et un volontarisme managérial reposant sur les aspirations de son dirigeant. La délocalisation s’inscrit donc dans ce processus de « tiraillement » (Boutary, Monnoyer et Faure, 2012).

Ainsi, faisons-nous l’hypothèse que la prise de décision repose sur trois éléments principaux : le réseau inter-individuel du dirigeant, l’effet réseau (modèle UPPSALA 2009) ainsi que la distance psychologique et l’apprentissage (modèle UPPSALA 1977), conduisant à un isomorphisme institutionnel (Figure 1).

Figure 1

Choix de délocalisation et réseau

Choix de délocalisation et réseau

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2. Choix de localisation et ambiguïté de rôle des réseaux de PME

Nous avons pu observer deux PME dans le cadre d’une recherche qualitative (2.1.) menée de 2008 à 2009 (2.2.) qu’il convient de discuter à la lumière des théories mobilisées (2.3.).

2.1. Une recherche qualitative

Cette étude part d’une recherche qui avait pour ambition d’identifier les logiques de délocalisation des PME en s’intéressant à des entreprises n’ayant pas encore délocalisé (étude menée en 2008). En 2009, deux PME étudiées, appartenant au même système productif local (SPL)[9], ont suivi des logiques diamétralement opposées : l’une a délocalisé et l’autre n’a pas franchi le pas. Cela nous a conduits à prolonger la première étude en nous focalisant sur la relation entre réseau et stratégie de localisation.

2.1.1. Choix de l’étude de cas

La méthode de l’étude de cas autorisant une compréhension des processus complexes et difficiles à expliquer a été privilégiée (Yin, 2003 ; Huberman et Miles, 2003). Yin précise que l’étude de cas est une enquête examinant un phénomène contemporain au sein de son contexte réel lorsque les frontières entre phénomène et contexte ne sont pas évidentes. Il s’agit d’une méthode qui se justifie par la complexité du phénomène étudié, en l’occurrence, la stratégie de délocalisation en PME.

2.1.2. Choix du réseau et des PME

Deux PME appartenant au réseau C ont été étudiées. Ce réseau composé de 30 entreprises de la filière « travail des métaux » localisées sur le Biterrois, représente 85 millions d’euros de chiffre d’affaires et 850 salariés. Il est né en 1996 d’une double volonté : celle des pouvoirs publics (Europe, État, région Languedoc-Roussillon et département de l’Hérault) et celle des acteurs institutionnels locaux (CCI et MEDEF)[10]. Deux types d’activité sont présents :

  • travaux des métaux : tôlerie, emboutissage, chaudronnerie, mécanique, traitement de surface, bureau d’études, mobilier urbain, matériaux composites ;

  • développement durable : grappe d’entreprises offrant une offre globale sur la rénovation énergétique du bâti, en cohérence avec les exigences du Grenelle de l’environnement, l’accessibilité aux personnes à mobilité réduite et la sécurité.

Ce réseau n’avait pas à l’origine une vocation internationale, mais pour objectif de développer l’emploi sur un territoire particulièrement fragilisé en raison d’un taux de chômage supérieur à la moyenne nationale (environ 14 %).

La PME A a été créée en 1924 et atteint aujourd’hui un effectif de 180 salariés. La particularité de cette entreprise réside dans l’importance consacrée à « l’Homme », se traduisant par un investissement considérable dans la formation (1 million d’euros pour 40 mois). L’entreprise détient deux sites en Languedoc-Roussillon et souhaite en créer trois nouveaux. Étant donné la diversité de ses activités, nous avons focalisé notre recherche sur trois d’entre elles : la fabrication et la conception en serrurerie (activités par nature « délocalisables ») et la découpe laser (activité visant à se substituer aux salariés de l’entreprise, mais permettant d’augmenter la productivité et de se recentrer sur les activités à haute valeur ajoutée).

La PME B, entreprise familiale de 180 salariés, d’origine stéphanoise, s’est implantée à Béziers en 1977 pour répondre à la demande de son premier client, un groupe pétrolier mondial. PME sous-traitante spécialisée dans la construction de plateformes en mer, elle travaille pour quatre grands clients nationaux et internationaux. L’entreprise a adopté une stratégie de diversification en intervenant dans différents secteurs tels que la mécanique dans le secteur pétrolier et l’aéronautique. Nous avons centré notre étude sur deux activités : BX, activité principale axée sur l’usinage de prototypes de petites et moyennes séries et sur des ensembles mécaniques complexes et, BY, spécialisée dans la fabrication, le revêtement et le rechargement de toutes pièces mécaniques en moyenne et grande série. Nous avons sélectionné ces activités, car elles sont complémentaires et de nature industrielle (produits en séries, susceptibles d’être délocalisés).

2.1.3. Critères de sélection des PME

Afin d’établir une comparaison entre ces PME, des critères de sélection ont été définis :

  • La taille de l’entreprise : le critère de la taille de la PME demeure large puisque ce type de structure peut présenter un effectif allant jusqu’à 250 salariés. Dans ce contexte, les logiques de délocalisation sont différentes entre une entreprise de 30 personnes (seuil pour lequel une entreprise est susceptible de délocaliser)[11] et une entreprise de 100 personnes. Pour apprécier pleinement le phénomène de délocalisation, l’option d’entreprises de 100 à 250 salariés a été retenue, permettant ainsi de garder « la dimension humaine » de l’entreprise, reposant sur une certaine proximité, tout en ayant des logiques de délocalisation sensiblement proches des grandes entreprises dans la mesure où ces PME tendent à se structurer et à mettre en place des stratégies à moyen voire à long terme.

  • Le secteur d’activité : tous les secteurs ne sont pas confrontés de manière similaire au phénomène de délocalisation, nous avons choisi les entreprises du secteur privé, ayant une ou plusieurs activités dans l’industrie, secteur le plus touché par la délocalisation (Tapia, 2005).

2.1.4. Mode de collecte et d’analyse des données

Deux études en coupe instantanée ont été menées :

  • Année N (avant la délocalisation) : l’objectif était d’analyser les logiques de délocalisation.Les thèmes du guide d’entretien sont les suivants : intérêts d’une éventuelle délocalisation, limites de la délocalisation et stratégies alternatives.

  • Année N+1 (après la délocalisation) : l’objectif était d’identifier le rôle du réseau dans ce choix. Les thèmes du guide d’entretien sont les suivants : délocalisation éventuelle (formes) ou non-délocalisation, motifs de délocalisation, rôle du réseau formel (SPL) et du réseau informel (dirigeant).

Deux modes de collectes ont donc été mobilisés : l’entretien semi-directif et l’observation non participante. Nous proposons de les résumer dans le tableau 2.

Tableau 2

Synthèse du mode de collecte

Synthèse du mode de collecte

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Une analyse thématique manuelle[12] et un double codage ont ensuite été réalisés. Une monographie a été rédigée pour chaque cas.

Les grilles thématiques de l’étude réalisée en N et N+1 font apparaître les thèmes et sous-thèmes (Annexe 1). La première grille permet de comprendre le phénomène de délocalisation et plus particulièrement ses enjeux pour une PME. Son objectif est d’identifier l’importance du rôle des réseaux dans ce choix stratégique sans influencer les acteurs.

La deuxième grille se focalise plus particulièrement sur le rôle des réseaux en distinguant, à partir des résultats de la première grille, le réseau formel et le réseau informel.

L’analyse de deux cas à deux périodes distinctes permet d’apprécier pleinement les stratégies mises en oeuvre. De surcroît, nous avons choisi de mobiliser l’approche multi-acteurs afin de comparer et de croiser la perception de trois populations : l’encadrement de direction, l’encadrement et le personnel. Car si la délocalisation émane généralement d’une décision du dirigeant, les acteurs de l’entreprise jouent un rôle déterminant dans la mise en oeuvre de cette stratégie.

La confrontation des perceptions des différents acteurs nous a permis d’analyser le phénomène et d’en tirer des enseignements.

2.2. Deux PME à l’épreuve des faits

Les monographies des cas sont présentées sous forme d’histoires permettant ainsi d’apprécier le processus décisionnel de ces deux PME avant d’en faire une analyse comparative.

2.2.1. Le cas A : l’effet réseau qui encourage une délocalisation « d’accompagnement voulue » et un isomorphisme mimétique

P-DG depuis 2006, Jean incarne l’esprit de l’entreprise depuis plus de 30 ans au travers de son slogan « l’Homme au coeur de l’entreprise, l’entreprise au coeur de la région » qui résume à lui seul sa vision de l’entreprise. Une entreprise qui repose sur une gestion stratégique des ressources humaines et sur les relations tissées au cours de ces années dans sa région. Soucieux de voir son entreprise rester compétitive et continuer à se développer, il s’interroge, avec ses principaux collaborateurs, sur une éventuelle délocalisation.

Parallèlement, au fil des années, Jean a tissé des relations privilégiées avec les acteurs du territoire : clients, concurrents, fournisseurs, responsables de collectivités territoriales, chercheurs, banquiers ou encore comptables. Ce réseau relationnel l’a amené à intégrer le SPL C et à côtoyer des PME dont certaines s’interrogeaient sur l’internationalisation et d’autres avaient franchi le pas en s’implantant en Tunisie. Au regard de ces diverses expériences, la PME A envisage de mettre en place un partenariat avec une entreprise tunisienne pour étendre son réseau relationnel et élargir son savoir-faire, tout en bénéficiant d’une législation sociale plus souple. « Les Tunisiens ont l’habitude de traiter les projets. En France, cette culture n’existe pas, donc on profiterait de ce savoir-faire pour l’intégrer chez nous. » (A12/ED)

Au-delà de ces aspects spécifiques à la Tunisie, les faibles coûts de production et la conquête de nouveaux marchés constituent les principales motivations de délocalisation. « Le coût de la main-d’oeuvre en Tunisie pourrait motiver l’entreprise à délocaliser une partie de ses activités dans ce pays. » (A3/P) « On pourrait être amenés à délocaliser pour conquérir de nouveaux clients. Il est plus facile d’avoir des clients en Tunisie en s’installant dans le pays. » (A14/P)

Mais en 2008, le P-DG renonce à une délocalisation, car son entreprise fondée sur la proximité et l’esprit « famille » ne semble pas prête à accepter un tel changement. Il s’interroge sur une éventuelle détérioration du climat social (« La délocalisation pourrait remettre en cause le climat social de l’entreprise. » [A1/ED]) et sur la dégradation de l’image de l’entreprise auprès de ses partenaires locaux : « On est connu et reconnu dans la région, en délocalisant on pourrait nuire à notre image auprès de nos clients. » (A11/E)

Lors de notre étude, nous avons constaté que ces doutes étaient largement partagés par les membres de la direction, mais aussi par l’ensemble des salariés qui craignent de perdre cette proximité relationnelle, caractérisant cette PME. Enfin, des difficultés à coordonner les différentes activités pourraient survenir. « Cela coûterait moins cher de mettre un site en Tunisie, mais le manque de coordination entre les activités représente un danger. Nos activités sont complémentaires. » (A2/ED)

Ainsi, préfère-t-il baser sa compétitivité sur la formation de ses salariés et sur l’investissement dans l’appareil productif. « La politique de formation a pour objectif de favoriser l’implication des salariés dans l’entreprise et d’éviter la délocalisation. » (A1/ED) « La machine laser a été achetée pour pallier les besoins de l’atelier. Grâce à cet achat, on a pu éviter une délocalisation. » (A3/P) Enfin, son ambition est de continuer à se développer dans sa région, en élargissant son portefeuille de clients et en créant plusieurs sites. « On développe notre activité de béton décoratif hors de l’Hérault. Notre stratégie consiste à se développer autour de la Méditerranée afin de maintenir notre niveau de compétitivité. » (A7/E)

Un an après, le SPL et plus particulièrement la PME FE a fortement influencé la PME A en l’encourageant à revoir sa position sur la Tunisie. « Je suis depuis le début sur la base du projet puisqu’on a des liens avec l’entreprise “FE” et grâce à cela, on a eu des liens avec la Tunisie ». (A1/ED) « Ils ont réussi leur implantation, alors nous aussi, nous pouvons y arriver, d’autres du SPL l’ont fait aussi, c’est à nous ! » (A2/ED) « Notre but est d’être dans la même dynamique que les autres PME du réseau, c’est important de leur ressembler, c’est l’identité de C (le SPL) qui en dépend » (A1/ED). Ces propos illustrent la nécessité pour le dirigeant de délocaliser pour ressembler aux autres PME du SPL et bénéficier d’une légitimité collective sur le territoire.

Fin 2008, l’entreprise a d’abord développé un partenariat avec une PME tunisienne du même secteur afin de la tester, sous forme de contrat de sous-traitance. Un premier ouvrage a été réalisé : un escalier. « On a commencé à travailler en sous-traitant un ouvrage en Tunisie » (A2/ED) ; mais les résultats sont mitigés, car bien que l’escalier soit acceptable, il a été livré avec du retard et certains défauts de qualité (notamment des problèmes dans les mesures). Cependant, les principaux avantages mis en exergue par FE et d’autres entreprises du SPL – l’accès à un nouveau marché permettant de diminuer la dépendance par rapport à certains clients, la proximité géographique et linguistique et le coût de main-d’oeuvre moindre – ont su convaincre Jean. Le réseau l’encourage donc à créer une coentreprise en Tunisie en février 2009.

Ce projet a également été motivé par les avantages d’une délocalisation en Tunisie, pays mettant en place des actions visant à attirer les entreprises étrangères. Plusieurs mesures en faveur de leur implantation sont proposées : elles portent notamment sur le renforcement des institutions d’appui et sur l’accès au financement[13]. Ces mesures peuvent être encouragées par les centres d’affaires d’intérêt public économique (loi n° 2005-57 du 18 juillet 2005), qui ont pour but de faciliter la réalisation des projets et d’offrir les services nécessaires aux promoteurs et investisseurs pour le lancement ou le développement de leurs projets. Il existe, en outre, des avantages pour les entreprises qui s’engagent à exporter au minimum 80 % de leur production à l’étranger tels que l’exonération de l’impôt sur les sociétés pendant 10 ans ou encore l’exonération des droits d’enregistrement. Ces avantages ont été mis en avant par la PME FE, pionnière de la délocalisation en Tunisie au sein du réseau C. Les propos de son dirigeant et son retour d’expérience se sont révélés rassurants. Au-delà du discours, l’équipe de direction de FE a accompagné la PME A ainsi que deux autres PME du SPL dans leur démarche de délocalisation. Cette délocalisation d’accompagnement s’est construite progressivement par le biais notamment de réunions. Nous avons d’ailleurs assisté à l’une d’entre elles, composée de dirigeants français et d’un inspecteur du travail tunisien. Lors de cette réunion, divers sujets ont été abordés tels que la mutualisation de certains services en Tunisie. « Moi, je vois la mutualisation du contrôle qualité, qu’on se mette d’accord ensemble, ça éviterait les soucis » (dirigeant D). L’objectif de cette collaboration serait de réduire les coûts et de limiter les défauts de qualité, ce qui fut un problème pour A lors de la livraison de l’escalier. Par ailleurs, l’éventualité de partager un bureau d’études a été soulevée par l’un des dirigeants : « …la présence de bureau d’études, on pourrait s’appuyer sur vous (A) et vous seriez pilote du bureau d’études » (dirigeant G). Cette proposition a semblé intéresser le dirigeant du cas A et de FE : « l’entraide est nécessaire, on a la possibilité de le faire » (dirigeant A) ; « on ne pourra pas se développer si on n’a pas de bureau d’études, il faut qu’on bosse là-dessus au même titre que le contrôle qualité » (dirigeant FE).

La création d’un réseau franco-tunisien a été abordée lors de cette réunion ; ce réseau aura pour mission de renforcer le partenariat entre les entreprises françaises et tunisiennes[14]. « Il faut aussi qu’on travaille sur la partie RH, le chantier-école que vous avez développé nous intéresse […] voilà ce que pourrait être le « cluster » tunisien, il y aurait 4 entreprises françaises » (dirigeant FE). Ce SPL international, dépassant les frontières de son territoire, mais aussi de son pays, permettra à la PME A de nouer des liens privilégiés avec les entreprises implantées en Tunisie, comme elle le faisait en France.

En définitive, cette réunion a fait émerger plusieurs idées :

  • formaliser un réseau franco-tunisien sur le modèle français ;

  • mutualiser des activités : bureau d’études, contrôle de la qualité ;

  • partager des expériences en matière de GRH.

La PME A, soucieuse de rester compétitive dans un environnement concurrentiel fort, a peu à peu envisagé l’idée d’une implantation en Tunisie. La démarche a été progressive dans la mesure où la première étape fut le recours à un sous-traitant tunisien avant de créer une coentreprise dans ce pays. On retrouve ici le modèle étapiste d’UPPSALA. Il s’agit d’un apprentissage progressif, visant à évaluer le risque avant de s’engager. Le choix du pays, quant à lui, repose essentiellement sur l’effet réseau dès lors que l’implantation en Tunisie est liée au rôle du SPL et à l’influence de la PME FE pionnière en la matière. Le retour d’expérience de cette entreprise a réduit le degré d’incertitude de la PME A en lui faisant prendre connaissance des divers avantages et de l’opportunité de bénéficier d’un réseau local en Tunisie. Cette PME a adopté un comportement mimétique. Comme le suggère DiMaggio et Powell (1983), l’isomorphisme mimétique relève de comportements des organisations ayant tendance à imiter les « bonnes » pratiques d’autres entreprises. La PME A, confrontée à une pression environnementale forte, adopte un comportement similaire aux PME du SPL en délocalisant à son tour en Tunisie.

Si le réseau a encouragé la PME A à délocaliser via un isomorphisme mimétique, la PME B, quant à elle, fait un choix différent en renonçant à une implantation à l’étranger.

2.2.2. Le cas B : l’effet réseau qui freine une délocalisation « forcée » et entraîne un isomorphisme coercitif

Le dirigeant Martin, ayant repris l’entreprise familiale il y a quelques années, tente de concilier les spécificités de cette PME familiale et la survie d’une entreprise fragilisée, elle aussi, par un environnement concurrentiel fort venant essentiellement des pays asiatiques.

En 2008, sous la pression du principal donneur d’ordre, cette PME s’interroge sur une éventuelle délocalisation. « Notre principal client est une multinationale, on peut alors être contraint de délocaliser pour le suivre. » (B8/P)

Confrontée à une pression des prix de la part des concurrents, elle envisage de délocaliser afin de réduire ses coûts et d’améliorer son attractivité prix. « Il y a une telle différence entre pays sur le coût de la main-d’oeuvre, qu’une délocalisation est possible. » (B7/E) « Maintenir nos activités sur le territoire peut représenter un risque, car nos concurrents ont déjà délocalisé. Il faudrait peut-être s’aligner. » (B4/ED)

Par ailleurs, au-delà de l’aspect coût et de la pression du principal client, les pays asiatiques représentant un marché porteur, permettraient à cette PME de réduire sa dépendance vis-à-vis de son principal client. « L’intérêt d’une délocalisation en Chine serait de conquérir ce marché. » (B4/ED)

Après mûre réflexion, le dirigeant, accompagné de son équipe de direction, renonce à ce projet pour plusieurs raisons. Tout d’abord, cette entreprise familiale qui compte des salariés fidèles et expérimentés, très attachés à la culture familiale et à la proximité relationnelle, pourrait perdre ces atouts en délocalisant. « Si on délocalisait, le climat social serait touché, car on passe beaucoup de messages en termes de non-délocalisation. » (B11/E) Ensuite, une analyse de l’ensemble des coûts a fait ressortir des coûts indirects venant limiter l’intérêt d’une délocalisation dans ce pays. « En Chine, il n’y a pas la matière qu’il nous faut pour produire, il y aurait donc un coût de transport et un coût de logistique. Ce qui nous coûte 10 ici pourrait nous coûter 20 en Chine. » (B4/ED)

Enfin, d’autres craintes ont été évoquées telles que l’allongement des délais pour le client (« On est réactif, on peut fabriquer des pièces rapidement, sans délai, si on délocalisait, la distance limiterait notre réactivité. » [B1/ED]) et la détérioration de l’image dans la région, en particulier auprès des collectivités locales qui attribuent des aides financières à cette entreprise. « La délocalisation nuirait à l’image de l’entreprise, en particulier auprès des décideurs de la région qui nous donnent des subventions pour investir. » (B11/E)

Pour lutter contre la délocalisation et faire face à des concurrents agressifs en termes de prix, cette PME a décidé d’automatiser son processus de production et de réaménager le temps de travail. « La direction investit dans l’outil industriel pour améliorer la productivité et éviter la délocalisation. » (B11/E) « Quand on était submergé, on avait pensé à délocaliser, mais on a préféré travailler le week-end. On commence le dimanche à 21 h et on termine le samedi à 11 h » (B1/ED).

En outre, cette PME a fait le choix de segmenter sa production en fonction des besoins des clients, ce qui lui a permis d’optimiser ses coûts de production et d’être plus efficace et rentable. « Le directeur général a décidé de segmenter la production pour augmenter notre productivité en optimisant nos coûts de production. » (B4/ED)

Mais, en 2009, la PME B est fortement soumise à la pression de son principal client qui souhaite qu’elle s’installe à Singapour pour se rapprocher du client final. Ce donneur d’ordre pourrait ainsi concilier proximité avec ses fournisseurs et ses clients tout en bénéficiant de prix plus avantageux. Il s’agirait d’une délocalisation forcée de la part de son principal client.

Compte tenu de l’éloignement géographique, culturel et linguistique de Singapour et de l’incertitude quant à la réussite de la délocalisation, Martin a préféré renoncer à cette stratégie. Pour rester compétitif, ce dernier a fait le choix de développer des partenariats sur le territoire avec des entreprises du SPL et les collectivités territoriales.

Son ancrage territorial passe par ce partenariat et par une innovation majeure reposant sur une technologie rare (découpe laser dont il n’existe que six modèles dans le monde), à partir de laquelle cette PME a décidé de réorganiser son processus de production. Celle-ci lui a permis d’améliorer sa productivité et de réduire ses coûts cachés. Cette technologie repose sur les compétences des salariés qui se développent grâce à la mise en commun d’un programme de formation du SPL C. Cette entreprise améliore ainsi sa productivité, réduit ses coûts cachés et bénéficie d’un effet d’expérience. « L’appartenance à C nous permet d’être plus forts face à notre client principal. On a la possibilité de développer des projets communs, notamment en ce qui concerne la formation de nos salariés » (B4/ED). Le SPL C bénéficie de subventions du Conseil régional dont l’objectif est de permettre aux PME du SPL de développer les compétences des salariés afin de se différencier des concurrents et d’être plus compétitives. Implicitement, ces subventions constituent un frein à la délocalisation, car « il serait mal vu que nous délocalisions, étant donné l’argent que dépense la région pour que nous soyons compétitifs ici » (B1/ED). Autrement dit, il peut s’agir d’une pression institutionnelle exercée par cette collectivité qui pousse les PME à ne pas délocaliser. Cet isomorphisme coercitif, caractérisé par une influence de la part de la collectivité via les autres membres du réseau, freine une potentielle délocalisation. « Des PME de “C” résistent alors on peut résister » (B6/E). « Elles ont fait le choix de bénéficier d’aides de la région et de ne pas partir ! » (B6/E) Bien que cet isomorphisme semble également être de type mimétique, puisque les PME se comportent de manière similaire, il est avant tout coercitif. Par le biais du réseau, cette collectivité incite des PME à renoncer à la délocalisation et à encourager les autres à en faire de même. « Des PME nous ont poussés à ne pas y aller, “la région nous aide c’est une chance, nous devons rester !”, voilà ce que nous a dit ce dirigeant ! » (B4/ED)

Au-delà de la volonté de se conformer au comportement des autres PME, est ici mise en exergue l’influence de la région sur certains membres du réseau. Cette influence a encouragé la PME B à ne pas s’engager dans un processus étapiste d’internationalisation, préférant, à l’instar d’autres PME, s’ancrer sur le territoire.

Ces deux PME appartenant au même SPL ont emprunté des chemins différents : la première s’est engagée dans « une délocalisation d’accompagnement » et la seconde a résisté à « une délocalisation forcée » sous l’effet du réseau.

2.2.3. Analyse comparative des choix de localisation et du rôle des réseaux

Une meilleure compréhension du phénomène de délocalisation passe par une analyse comparative des cas (Tableau 3).

Tableau 3

Enjeux de la délocalisation en N

Enjeux de la délocalisation en N

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Les résultats illustrent la diversité des enjeux et des risques d’une délocalisation en PME. Le rôle du réseau dans le choix de délocalisation est implicite puisque Jean évoque son souhait de développer un partenariat avec une entreprise tunisienne grâce au SPL. Par ailleurs, la place du territoire dans le choix stratégique de ces entreprises semble déterminante puisque « l’image véhiculée sur le territoire » a été envisagée comme un frein à la délocalisation par les deux PME.

Si en 2008, ces deux PME avaient décidé de s’ancrer sur leur territoire d’origine, en 2009, l’une d’entre elles a décidé de délocaliser une partie de ses activités. Ces choix stratégiques reposent avant tout sur l’effet réseau comme le précise le tableau 4.

Tableau 4

Relations entre le réseau et le choix de localisation

Relations entre le réseau et le choix de localisation

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Le réseau demeure un levier de délocalisation et de non-délocalisation. En effet, l’accès aux informations de la PME FE conduit l’entreprise A à délocaliser en Tunisie, bénéficiant ainsi de son expérience et de ses connaissances dans le domaine (isomorphisme mimétique). La PME B, quant à elle, a profité d’un programme de formation commun au SPL financé par une collectivité territoriale, lui permettant de développer des compétences technologiques et de renoncer à une délocalisation (isomorphisme coercitif).

À partir d’un retour d’expérience de certaines PME du SPL, les membres prennent une décision stratégique. Puis, sous forme d’entraide ou d’accompagnement, les PME s’engagent dans une démarche progressive : délocalisation partielle pour A et ancrage territorial pour B. Enfin, ce choix stratégique repose sur l’accès aux informations et sur la mutualisation.

Le réseau inter-organisationnel peut donc encourager une délocalisation ou au contraire la freiner. Il constitue bien un facteur explicatif des choix de localisation. Toutefois, son rôle est à nuancer puisque la crise économique en 2008 a pu freiner ou au contraire encourager les délocalisations.

Jean, en quête de nouvelles aventures et enclin à la prise de risque, a fortement influencé la décision finale de délocalisation, encouragé lui-même par le SPL. En somme, si le SPL peut être un facteur explicatif, il n’en demeure pas moins que le dirigeant reste l’élément déclencheur de la décision finale.

Martin, quant à lui, baigné dans une histoire et une culture familiale forte, refuse de se lancer dans une délocalisation. Il est pourtant fortement poussé par son principal client. Tout d’abord, aucune PME du SPL n’a tenté une délocalisation dans un pays asiatique, ne permettant pas ainsi un retour d’expérience. Par ailleurs, l’alternative offerte par la collectivité territoriale via le SPL est vue comme une opportunité permettant à cette PME de rester compétitive sans délocaliser. Dans ce cas de figure, le SPL constitue un facteur explicatif avec pour déclencheur le dirigeant.

Ces deux cas illustrent donc le rôle de l’effet réseau dans la prise de décision et plus particulièrement dans le choix du pays.

3. Discussion et conclusion

Soumises à une forte pression environnementale et membres du même réseau, les deux PME étudiées vont suivre des trajectoires différentes en raison des liens tissés avec certains membres du réseau. Si Jean a noué des relations avec le dirigeant de FE ayant délocalisé, Martin, quant à lui, a créé des liens avec des PME ayant fait le choix inverse. Dans les deux cas, le réseau joue un rôle central dans la prise de décision des dirigeants : il influence la délocalisation de la PME A et encourage au maintien des activités sur le territoire d’origine de la PME B. Ces résultats soulignent la diversité des relations entretenues au sein d’un même réseau et, par son influence, les choix de localisation de ses membres. Cette étude révèle ainsi qu’au sein d’un même réseau, plusieurs effets réseau peuvent coexister.

Dans le cas A, le dirigeant, ayant le goût du risque et du changement, observe les comportements de PME ayant réussi une implantation en Tunisie et décide de les imiter. Cet isomorphisme mimétique repose sur l’incertitude du contexte actuel et sur la volonté du dirigeant de reproduire les solutions trouvées par les entreprises soumises aux mêmes contraintes environnementales.

Le dirigeant du cas B, quant à lui, plutôt réfractaire au changement, préfère se laisser influencer par une collectivité territoriale, ayant déjà encouragé certains membres du réseau à ne pas délocaliser. Cet isomorphisme plutôt coercitif constitue alors un réel frein à la délocalisation.

Les entreprises cherchent donc à imiter leurs concurrents sans toutefois changer la nature de leurs activités ou leur stratégie globale afin de ne pas perdre leur légitimité au sein de leur environnement (Semadeni et Anderson, 2010). Cette idée rejoint les travaux de DiMaggio et Powell (1983) qui considèrent que l’isomorphisme institutionnel repose sur la recherche de légitimité plutôt que sur la quête d’avantages concurrentiels. En effet, dans ce contexte, les PME recherchent avant tout à se ressembler pour être légitimes au sein du réseau et auprès des partenaires extérieurs (collectivité…) plutôt que de bénéficier d’un avantage concurrentiel. Cette dynamique d’homogénéisation permet d’identifier le processus conduisant ces PME à adopter des comportements proches de firmes affrontant des conditions environnementales similaires.

S’agissant de PME, les conditions environnementales ne sont pas suffisantes pour expliquer l’homogénéisation dès lors que le profil du dirigeant et les relations entretenues par ce dernier au sein du réseau semblent déterminants dans le choix stratégique final.

Au regard des concepts théoriques mobilisés, les trajectoires de ces deux PME sont résumées dans le tableau suivant (Tableau 5).

Tableau 5

Trajectoires des cas A et B

Trajectoires des cas A et B

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La distance psychologique et l’apprentissage représentent indéniablement des facteurs explicatifs du choix de localisation. Pour autant, dans le cas A, force est de constater que le choix du pays s’opère avant tout parce que d’autres PME ont déjà délocalisé dans ce même pays. Il en découle donc une forte influence du réseau sur le choix de la destination envisagée, la Tunisie en l’occurrence.

Dans le cas B, la distance psychologique et l’éloignement géographique avec Singapour constituent un frein. Il convient de rappeler qu’aucune PME n’a encore délocalisé dans ce pays, ce qui peut entraîner une réticence à se lancer dans une démarche incertaine.

Bien que la distance psychologique et l’apprentissage semblent jouer un rôle dans le choix de délocalisation, c’est avant tout le poids du réseau qui prime sur la décision finale. Lorsqu’une entreprise s’implante à l’étranger, elle cherche à croître et à maximiser ses profits, tout en réduisant l’incertitude et le risque inhérents à ces nouveaux marchés qu’elle méconnaît. Le réseau permet à la firme non seulement d’identifier de nouvelles opportunités dans un pays donné, mais également de réduire les incertitudes et les risques (Métais, Véry et Hourquet, 2010). Nos résultats rejoignent les travaux de Madsen (2009) pour qui la distance culturelle n’est pas un prédicteur satisfaisant des décisions du développement international des firmes (Madsen, 2009) et peut même constituer un piège (O’Grady et Lane, 1996).

Le réseau inter-organisationnel, quant à lui, va à la fois rassurer la PME et l’accompagner dans sa démarche comme le rappelle le modèle UPPSALA : retour d’expérience, imitation, accompagnement et accès aux informations et partenaires. Ce dernier reposant sur une proximité relationnelle entre ses membres va d’ailleurs conduire certaines PME du SPL à délocaliser une partie du réseau en Tunisie, autrement dit à créer une proximité délocalisée. Celle-ci constituerait une extension du territoire hors frontière. L’éloignement géographique serait ainsi compensé par une proximité relationnelle voire socio-économique (Bouba-Olga, Ferru et Pépin, 2011 ; Bouba-Olga et Grossetti, 2008). L’appartenance à un réseau favoriserait ainsi la création d’un avantage concurrentiel grâce à des liens locaux (Becattini, 2004) étendus au niveau international par le biais de ce que nous pouvons nommer une proximité socio-économique délocalisée.

La concurrence mondiale entre les firmes étant aujourd’hui le plus souvent guidée par la nécessité d’acquérir de la connaissance et du savoir (Johanson et Valhne, 2009), l’appartenance à un réseau dans le pays d’accueil constitue un élément déterminant dans la mesure où les firmes pourront accroître leur base de connaissances tout en réduisant les incertitudes liées à la méconnaissance du pays (Kogut, 2000).

Cette recherche montre que la délocalisation des PME est spécifique à ce type de structure : le poids du dirigeant, la proximité relationnelle avec les salariés et les partenaires et la prise de risque démultipliée en raison de ressources financières et humaines limitées (Wolff et Pett, 2006) en sont l’illustration. En revanche, le réseau inter-individuel du dirigeant n’est pas apparu comme déterminant dans la mesure où il tend à se confondre avec le réseau inter-organisationnel de la PME, bien que le dirigeant demeure, quant à lui, le déclencheur de la décision finale (Figure 2).

Figure 2

Choix de délocalisation et réseau

Choix de délocalisation et réseau

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Le réseau est une organisation complexe qui génère des comportements similaires et des isomorphismes institutionnels à l’origine des choix de localisation des PME.

Afin d’enrichir cette étude, nos perspectives de recherche s’inscrivent dans l’approfondissement de la question des savoir-faire générés par le réseau, qui peut être centrale dans une prise de décision et qui a été occultée dans la présente étude. Nous tenterons ainsi d’identifier des compétences territoriales en établissant une relation entre le degré d’intégration des PME à un réseau, les compétences territoriales développées et le choix d’une (dé)localisation.