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Il n’y a qu’à observer la situation dans le monde aujourd’hui pour s’apercevoir que les questions identitaires sont d’actualité. Elles touchent l’identité religieuse, culturelle et ethnique. On note cependant aussi une certaine tendance à l’indifférenciation due à la mondialisation et au multiculturalisme. Qu’en était-il dans l’Antiquité gréco-romaine qui voit apparaître le mouvement judéen des disciples de Jésus ? Tout en étant lui-même diversifié, celui-ci formera peu à peu une religion distincte, face au monde judéen et à ce qu’on appelle le « paganisme ». Ce dernier terme pose problème, dans la mesure où le paganisme n’a jamais existé comme un phénomène uniforme. Ce mot, les chrétiens l’ont adopté pour pouvoir commodément ainsi désigner l’Autre, plus facile à cerner s’il est décrit comme une entité homogène. C’est bien ainsi que le désigne Augustin dans le sermon Dolbeau 26, tout en laissant constamment percevoir son ambiguïté. Dans le cadre de cet article, seront examinés les thèmes et les enjeux identitaires que l’on peut déceler dans ce sermon, en particulier dans les chapitres 1 à 9.

I. Le sermon Dolbeau 26 (M. 62) : un sermon composite ?

Le sermon Dolbeau 26 provient d’un manuscrit de Mayence datant de la deuxième moitié du xve siècle qui sortit de l’oubli grâce à la publication, en 1990, d’un catalogue de manuscrits de la Stadtbibliothek de Mayence (Mainz, Stadtbibliothek I, 9). Découvert par François Dolbeau, ce sermonnaire, appartenant aux Chartreux, contient 63 sermons d’Augustin, dont 62 différents, et un de Césaire d’Arles. L’intérêt de ces oeuvres est d’autant plus grand que 26 des 62 sermons sont partiellement ou complètement inconnus. C’est le cas du sermon D. 26 en lequel s’élaborent plusieurs réflexions qu’Augustin exprimera par la suite dans la Cité de Dieu[1].

Le sermon D. 26 aurait été prononcé lors des Calendes de janvier[2]. Augustin est déjà évêque quand il le prononce, soit après 395-396, et il y affirme explicitement que le culte païen est interdit en Afrique, ce qui laisse supposer un 1er janvier postérieur à 399[3], compris entre les années 400 et 404, probablement lors de cette dernière année de 404, selon François Dolbeau.

Les Calendes de janvier, origine de notre jour de l’an, étaient particulièrement consacrées au dieu Janus, dont les deux visages regardaient l’année qui venait de finir et celle où l’on entrait. On se visitait, on s’adressait des voeux, en se gardant de laisser échapper un propos de mauvais augure, on se donnait des étrennes. Mais surtout, elles donnaient lieu à des banquets privés qui fondaient l’ordre social dans les cités, les quartiers et les familles. Le sermon D. 26 constitue ainsi un témoignage précieux sur les rites traditionnels des Calendes au début de janvier en Afrique[4]. Augustin a vraisemblablement prononcé ce sermon soit à Hippone, soit à Carthage où il a séjourné plusieurs hivers[5] et où il a prêché dans la grande basilique dédiée à Cyprien. C’est évidemment à des chrétiens qu’il s’adresse même s’il pouvait s’y glisser à l’occasion des non-chrétiens attirés par la personnalité d’Augustin.

Le sermon de Mayence D. 26 comprend 63 chapitres. En raison de son ampleur et de sa complexité, sa structure générale suscite des interrogations. Entre une introduction au chapitre 1 et une conclusion en 63, on peut y discerner, selon moi, trois grandes parties : 1-9 ; 10-37 ; 38-62. En raison de sa nature composite, je fais l’hypothèse que le texte, tel qu’il est écrit, ne correspond pas nécessairement à celui qui a été prononcé lors des Calendes de janvier, ou plutôt que la première partie (1-7) ne s’adresse pas aux mêmes destinataires que ceux qui sont visés dans les deux autres (10-63), les chapitres 8 et 9 servant à lier l’ensemble.

Examinons brièvement les indices littéraires qui permettent de mettre en lumière la nature composite du sermon en fonction des destinataires.

Les thèmes abordés sont très différents. Dans la première partie, ainsi que l’indique Augustin, son auditoire s’apprête à aller célébrer avec les païens la fête des étrennes. Il est question d’échanger des cadeaux, de banquets privés entre voisins agrémentés de parties de dés où l’on mange et où l’on boit, beaucoup trop selon Augustin. Le reste du sermon (les 2e et 3e parties) est consacré à un débat avec la philosophie savante, ce que l’on appelle le néoplatonisme, avec des sages qui, eux, méprisent le genre de festivités contre lesquelles Augustin met en garde ses ouailles dans la première partie. Et entremêlée à ce débat, une critique du culte des martyrs et des saints dans le christianisme, culte qui, selon Augustin, pouvait donner prise aux objections des sages païens. Dans ces deux parties, les arguments sont souvent d’inspiration philosophique. Il est question des natures muables et immuables dans l’espace et le temps, des différents degrés de l’être, de la capacité de transcender par la pensée toutes les créatures aussi bien spirituelles que corporelles et de voir le Dieu immuable (59).

Les motifs abordés dans la première partie, comme la triade « croire, aimer, espérer », ne se retrouvent plus ailleurs. En revanche, le grand thème de la seconde et de la troisième partie, la vraie et la fausse médiation entre Dieu et le monde, n’est nullement évoqué dans la première (alors qu’il aurait dû en être question dans l’exorde, selon les principes d’une bonne rhétorique).

L’hétérogénéité des thématiques abordées explique le changement de vocabulaire et d’écriture. Alors que le ton est simple et exhortatif, dans la première partie (1-9), Augustin utilise par la suite une technique d’écriture philosophique, basée sur le dialogue fictif avec les philosophes qu’il combat (10-62). On y trouve l’exposé des doctrines incriminées suivi d’une réfutation très argumentée. De même, les textes de l’Écriture ne sont pas les mêmes. Le Ps 105,47 est utilisé comme texte de base dès le début et jusqu’à la fin du chapitre 7. Il est absent du reste du sermon, Augustin s’appuyant alors sur des versets pauliniens, en particulier Rm 1,18-25.

On note une différence dans la manière de s’adresser à l’auditoire. Alors que dans la première partie, le « tu » prédomine — « Tu vas célébrer aujourd’hui avec les païens la fête des étrennes, tu vas jouer aux dés avec les païens, tu vas t’enivrer avec les païens » (2) —, dans la seconde, on trouve presque constamment le « vous » associé à des formules comme « sanctitas vestras », « votre Sainteté » (25, etc.).

Les buts et les propositions diffèrent également. Ceux de la première partie seront examinés un peu plus loin. En conclusion des parties 2 et 3, Augustin indique que cet enseignement avait pour but de fournir des armes, des arguments pour réfuter et convaincre les sages ou les philosophes : « Vous voyez, frères, comment nous revenons maintenant à ce que je disais contre les païens, sur la façon dont vous êtes armés non seulement pour ne pas être vaincus par eux, mais aussi […] pour gagner au salut ceux que vous aurez convaincus » (58). Enfin, la composition pose problème. Par exemple, l’exorde ne touche que les sujets abordés entre les chapitres 2 et 7 (plus 8 et 9), tandis que la conclusion (en 63) ne semble reprendre que ceux dont il a été question entre les chapitres 10 et 62[6].

Mon hypothèse est la suivante. À partir d’une analyse littéraire et rhétorique, on peut penser qu’une partie du sermon a été prononcée à un moment spécifique lors des Calendes de janvier (chap. 1-9), en relation directe avec cette fête et celles qui avaient cours les jours suivants, et que le reste (10-62) était destiné à des chrétiens cultivés, peut-être plus précisément des clercs[7]. Quoi qu’il en soit, si tel est le cas, les parties ont été réunifiées pour former un ensemble, et l’on a peut-être alors remanié le ser- mon afin de lui conférer une certaine homogénéité. C’est donc ainsi qu’il faut le lire[8]. Un tel sermon a pu servir par la suite à des clercs lors de telles ou telles occasions[9].

II. En chacun existe un païen qui sommeille !

Dans la première partie, Augustin invite son auditoire à « se rassembler du milieu des nations » : il demande que s’accomplisse en ceux qui l’écoutent ce que dit l’Écriture, c’est-àdire le Psaume 105,47, qu’ils viennent d’entendre (« Sauve-nous, Seigneur notre Dieu, et rassemble-nous du milieu des Gentils »), alors que ses auditeurs s’apprêtent à aller célébrer la fête des étrennes. Au chapitre 7, qui prend la forme d’une conclusion, Augustin se fait insistant :

Vous êtes donc rassemblés maintenant ; même si vous sortez et que vous vous trouvez mêlés à eux dans un commerce physique, […] vous demeurerez rassemblés du milieu des Gentils, où que soit votre corps.

La question est : comment se distinguer en tant que communauté chrétienne, lors des fêtes, tout en étant au milieu des autres, et non comment instituer des lieux séparés ? Augustin affirme que si l’on croit, espère et aime les mêmes choses que les païens, on est semblable à eux. Il demande que l’on agisse extérieurement de manière différente et que cela débouche sur d’autres conduites. Donner des cadeaux, oui, mais donner autrement : que les dons soient destinés aux pauvres et qu’ils soient gratuits, en lieu et place des strenae, cadeaux d’échanges liés au clientélisme, selon la coutume. Le jeûne devient le geste symbolique de rupture avec l’esprit charnel de la fête et d’entraide avec ceux qui ont faim.

Participer à ce genre de fêtes incluses dans le calendrier païen allait de soi et Augustin ne s’y oppose pas[10]. Alors que la distinction était faite depuis un bon moment entre les temps sacrés chrétien et judéen, le calendrier sacré chrétien, en train de s’élaborer, n’a pas encore remplacé le calendrier traditionnel romain, comme ce sera le cas plus tard. Les deux calendriers se côtoient et les chrétiens célèbrent ces fêtes qui à l’origine étaient païennes.

Selon les historiens qui ont étudié ce sermon, en particulier John Scheid, les thèmes dont parle Augustin débordent largement la situation précise du jour de l’an. Une telle fête a été l’occasion pour lui d’aborder des sujets qui ont leur pertinence d’autres jours de l’année. Augustin y évoque aussi les spectacles : les jeux du cirque et la passion idolâtre de la foule pour les cochers, le théâtre qui suscite un engouement immodéré pour les acteurs, l’amphithéâtre et la cruauté des jeux. Non seulement demande-til à son auditoire de se séparer, dans son esprit et sa conduite, de ce qu’il appelle les folies du cirque, la cruauté de l’amphithéâtre, les luttes passionnées de ceux qui prennent, jusqu’à la haine, le parti et la défense des mimes, acteurs, cochers, bestiaires, mais il associe ces jeux aux démons, terme utilisé par les chrétiens pour désigner, entre autres, les dieux païens. Augustin désacralise la religiosité païenne. Il cherche à couper le lien étroit qui existait entre les spectacles et le sacré, pour enseigner une autre sacralité et une autre éthique. Plus l’autre vous est proche, voire intime, plus virulente se fait la critique.

Il semble y avoir eu une évolution dans l’attitude d’Augustin. James Werner Halporn en particulier écrivait qu’il faudrait étudier plus systématiquement le thème des spectacles dans ses sermons, selon la date et le lieu où ils ont été donnés, afin de comprendre cette évolution[11]. L’attitude d’Augustin change à partir de 399. Pour tenter de comprendre pourquoi, examinons la situation en Afrique romaine à la toute fin du ive siècle et en ce début du ve siècle.

Ainsi qu’en témoigne la constitution envoyée au proconsul d’Afrique Apollodore (CTh XVI, 10, 17), en 399 furent supprimées formellement en Afrique les cérémonies religieuses (sacra) des spectacles dans leur ensemble (uoluptates), expression qui a elle-même une origine religieuse[12]. Cela s’est passé plus tardivement qu’à Rome, où elles furent interdites en 391. Les spectacles sont une composante forte de l’identité collective romaine, ce qui explique que les chrétiens continuent de se rendre en masse à ces jeux. Étant adoptés par les chrétiens, ils vont durer jusqu’au vie siècle. Ces lieux que sont le théâtre, l’amphithéâtre et le cirque, ne peuvent donc pas être définis comme des lieux identitaires du paganisme à cette époque.

De la même manière, selon le code théodosien, on ne devait pas supprimer « les fêtes auxquelles donnent lieu les assemblées des citoyens et la liesse commune à tous », du moment que les rites prohibés n’avaient pas été accomplis (CTh XVI, 10, 17. 18). En réponse à certains qui, en Afrique, auraient voulu les supprimer, les empereurs défendent ici une tradition ancienne. Si les chrétiens peuvent donc y participer, c’est qu’il y a eu suppression, par les lois théodosiennes, des sacrifices traditionnels qui leur conféraient une signification profondément religieuse[13]. Toutefois, comme l’écrivait Robert Marcus, le concept de survivance païenne ne prend pas en compte la vitalité d’institutions et de traditions séculaires, non nécessairement religieuses et leur résistance au changement[14]. Là encore, ce sont les chrétiens qui participent largement à ces fêtes, dont on ne peut donc pas affirmer qu’elles fondent l’identité païenne.

Sans faire d’anachronisme, pour nous modernes est intéressante cette idée d’espaces neutres, « profanes » ou « sécularisés », destinés à favoriser le consensus social et éviter l’exacerbation des différences identitaires[15]. On assiste à une compartimentation subtile dans les Lois. Par exemple, dans la Loi théodosienne XV, 7, 5, d’avril 380, intitulée De scaenicis, le terme voluptates qui désignait ces spectacles est précisé par publicae, c’est-àdire que les spectacles deviennent constitutifs de l’identité civile : une identité civile sécularisée. Dans le code théodosien, ce substantif prit en effet progressivement une valeur institutionnelle neutre, qui justifiait la nécessité de donner les spectacles. Ceux-ci sont destinés à agrémenter la vie publique, à entretenir la liesse au sein du peuple. Avantageuses pour les dirigeants, ces lois avaient pour but de favoriser un consensus social, dans les lieux de célébrations communautaires, permettant un apaisement des différences identitaires.

Dans un chapitre du livre intitulé Le problème de la christianisation du monde antique, Christophe J. Goddard[16] fait remarquer, à la suite de Claude Lepelley, que :

[…] l’une des évolutions majeures de la vie religieuse des trois derniers siècles de l’Antiquité fut précisément sa privatisation. Le paganisme municipal perdait son statut officiel et public, sans que l’Église parvienne à prendre sa place, poussant les cités et leurs élites à adopter une certaine neutralité religieuse dans le cadre public […]. Les cérémonies païennes ne parvinrent, d’ailleurs, à survivre, aux ive-vie siècles apr. J.C. qu’en se soustrayant au regard public.

Selon lui, l’élévation du christianisme par les empereurs chrétiens des ive et ve siècles au rang d’une religion d’État est un anachronisme très répandu dans l’historiographie chrétienne[17].

Augustin a toujours été sensible à l’idée d’espaces qui favorisent le consensus social. Or, dans le sermon Dolbeau 26, le ton adopté est d’autant plus étonnant à propos des spectacles, que les sacrifices ont été interdits. La loi est une chose, les mentalités et les traditions, une autre. S’il y a bien suppression publique des sacrifices, le lien entre le festif et le sacré n’est pas pour autant coupé. Et Augustin semble bien penser que lors des banquets qui ont lieu en privé, à l’occasion de la fête des Calendes, la dimension religieuse liée au paganisme n’est pas absente. Ces spectacles et ces fêtes sont d’ailleurs d’autant plus dangereux que leurs aspects traditionnels occultent leur caractère païen.

C’est ce qui explique le paradoxe suivant : les lois théodosiennes ont produit d’une part une situation de mixité religieuse, juifs, chrétiens et païens fréquentant les mêmes lieux publics, alors que ceux-ci étaient en principe neutres. Et d’autre part, à l’opposé, elles ont suscité chez certains des réactions identitaires fortes, qui ont conduit les uns et les autres à revendiquer l’espace public[18].

Une telle distinction subtile dans les lois d’un espace sécularisé a été difficile à établir dans la réalité. Selon les lois théodosiennes, on ne devait pas porter atteinte aux monuments publics, à leurs ornements : statues et décorations (CTh XVI, 10, 3. 8. 15. 18 : août 399)[19]. Or, pour un païen, comment, sans déchirement, concevoir une procession païenne non interdite, mais sans son caractère religieux, une statue ou un temple que l’on conserve, mais sans culte rendu ? On constate une difficile acceptation de cette neutralité imposée par le pouvoir impérial.

Ainsi que le souligne Claude Lepelley, l’espace, les festivités et les monuments furent l’objet d’une compétition entre les groupes religieux, païens et chrétiens, qui auraient dû désormais à cause de ces lois se cantonner à la sphère privée. Même s’il ne s’agit pas de phénomènes si courants, il semble bien qu’à partir de 399, en Afrique, la situation s’envenime, dans les villes comme Carthage mais aussi dans les campagnes. Par exemple, d’après Augustin, en 399, il y eut une émeute de païens qui aboutit au massacre de soixante chrétiens dans la cité de Sufes, située dans la province romaine de Byzacène, dans l’actuelle Tunisie (Lettre 50). En revanche, des chrétiens interprétèrent de manière extrême la mission des comtes Gaudentius et Jovius, dépêchés en Afrique par l’empereur Honorius. Augustin écrit à ce propos que l’objectif de leur mission était de « renverser les temples et briser les idoles » (Cité de Dieu XVIII, CC. 48). Il y eut bien d’autres affrontements[20].

Tout aussi dangereuse aux yeux d’Augustin apparaît la situation de mixité religieuse dans les espaces publics et lors de festivités communes, d’où la radicalisation dans le ton de certains sermons.

Car, s’il y a désacralisation de la part des dirigeants et si, sur le plan des institutions, les spectacles ont été placés dans le champ « profane », cela avait-il un ancrage dans les mentalités ? Certes, on va peu à peu chercher à distinguer le temps religieux chrétien du temps profane pour les jeux : par exemple, il est interdit de donner ces spectacles le dimanche ainsi que lors des jours de fête chrétiens. Cependant, tant pour les païens que pour les chrétiens, la notion d’une religion exclusive était étrangère[21]. On avait depuis longtemps développé une capacité à compartimenter rituels et cérémonies. Beaucoup de chrétiens ne comprennent pas pourquoi, si on croit au Dieu chrétien, il faut laisser tomber les autres, les petits dieux qui peuvent toujours être utiles pour la vie de tous les jours, et servir d’intermédiaires entre ce Dieu lointain et les hommes.

C’est dans ce cadre qu’Augustin écrit son sermon. Il poursuit deux objectifs qui peuvent à première vue paraître contradictoires : ne pas durcir l’opposition entre païens et chrétiens et établir des différences identitaires claires, en une rhétorique subtile.

Augustin cherche à maintenir un lien entre les deux groupes : « En effet, si à toi il a pu arriver que tu n’aimes plus aujourd’hui ce que tu aimais hier, cela peut lui arriver aussi. […] Prie pour celui que tu aimes […]. Il n’y a pas si longtemps toi aussi tu étais païen et l’Église t’a accueilli […] ». Les païens sont souvent des amis, des proches, ils font parfois partie de la famille. Plus encore, l’Autre est en soi-même. C’est parmi ses destinataires chrétiens, dans l’église même où ils se tiennent, que se trouve le paganisme. Ce n’est pas à l’extérieur qu’il faut l’attaquer, mais à l’intérieur de soi. Augustin intériorise le débat et évoque les idoles dans le coeur, les plus difficiles à abattre.

Il va même jusqu’à affirmer que les païens ne vont presque plus aux spectacles, ce sont les chrétiens qui y vont. Puissions-nous d’ailleurs ne pleurer que des païens, s’écrit-il. Le sermon Dolbeau 26 est un discours contre la confusion. Augustin cherche ici à faire la distinction entre les vrais chrétiens et les autres, ceux qui se confondent, selon lui, avec les païens. « C’est maintenant aux véritables chrétiens que je m’adresse », dit-il au chapitre 3[22]. Augustin est conscient du caractère superficiel de plusieurs conversions. Dans la Catéchèse des débutants, il montre bien que les motivations de ceux qui désirent adhérer au christianisme sont diverses. Il donne en exemple le candidat simulateur (DCR V, 9), notant que plusieurs se convertissent par opportunité. D’autres candidats ont reçu de Dieu, pensent-ils, des avertissements en songe, ou encore éprouvent une angoisse qui les pousse à se faire chrétiens, ce qui est ambigu (DCR VI, 10).

La question de la conversion est complexe. De manière paradoxale, on note une tension de la part des prédicateurs chrétiens entre le désir de créer une nouvelle identité forte mais aussi une certaine acculturation du message, une adaptation aux systèmes de pensée et aux croyances du monde ambiant. Plusieurs études récentes de sociologie ont d’ailleurs noté que quelqu’un n’adopte jamais une vision totalement contraire à la sienne. Il y a un phénomène d’adaptation entre l’innovation et un processus de rencontre entre les cultures. Bref, « [o]n ne peut parler d’une christianisation en termes d’assimilation ou de résistance mais plutôt d’une incompréhension et de négociations entre deux systèmes religieux dont on cherche à dépasser les contradictions ou dont on ne ressentait pas les contradictions[23] ».

Dans cette situation de promiscuité religieuse, Augustin désire donc établir des distinctions fortes pour influencer son auditoire. Avec l’arrivée en masse de convertis, qui apportaient avec eux leur ancienne vision du monde et leurs anciennes pratiques, le christianisme pouvait se dissoudre et perdre ce qu’Augustin jugeait être sa spécificité. Persuadé que la dévotion aux anciens dieux demeure réelle lors des fêtes et des spectacles, il les démonise. À l’instar d’autres écrivains chrétiens, il tente de les intégrer dans une nouvelle structure, pour leur donner une nouvelle coloration affective. Il s’agit non seulement d’une appropriation cognitive des dieux gréco-romains, mais également d’une transformation de la coloration émotionnelle qui s’attache à eux. Ainsi que le montre Mary Carruthers, c’est la manière de concevoir une chose, et non le contenu en tant que tel, c’est « le “sentiment viscéral”, la “vivacité d’appréciation” à l’égard d’une chose, qui détermine si et à partir de quand un individu devient membre d’une communauté particulière[24] ».

Ce que l’on discerne aussi dans la rhétorique augustinienne, c’est une lutte pour christianiser, non pas tellement l’espace, un espace qui n’est pas encore chrétien à cette époque[25], mais les mentalités et donc, les comportements. Les lieux et les temps où se déroulent les spectacles entretiennent, il est vrai, la confusion identitaire, ils entrent en concurrence avec les lieux et les temps chrétiens. Un grand nombre de chrétiens s’y rendent. Par exemple, nous dit Augustin, le jour de certains spectacles ou de courses, les églises et basiliques sont bel et bien désertées[26]. Mais, à l’inverse, comme il le montre bien dans le sermon 252, 4, ceux qui fréquentent les spectacles et les fêtes sont aussi dans l’église : « Ne voit-on pas les théâtres remplis de ceux qui remplissent nos églises ? Ne cherchent-ils pas souvent dans ces églises ce qu’ils cherchent aux théâtres ? ». Il rappelle les scènes d’ivresse qui ont eu lieu dans la basilique où il prêche, en se demandant si la cause de ce péril n’est pas dans cette innombrable quantité de « poissons ».

C’est pourquoi il cherche d’une part à faire en sorte que les églises et leurs cérémonies deviennent des lieux de sociabilité et d’identité, de réjouissance collective spiritualisée, et d’autre part que les lieux de célébrations communautaires, destinés à favoriser le consensus, permettent aux chrétiens d’affirmer leur distinction, puisqu’ils doivent se tenir au milieu du monde. Cette situation s’apparente par certains aspects à ce que vivent les groupes religieux aujourd’hui dans la société. Plus tard, on assistera peu à peu à l’instauration d’un calendrier sacré spécifiquement chrétien, à la christianisation de l’espace et du temps publics, en un temps où la pluralité religieuse aura cessé d’exister officiellement[27].

Dans la première partie du sermon, Augustin propose comme modèle Cyprien le martyr et comme anti-modèle le cocher dont son auditoire admire tant la gloire[28]. Le martyr est devenu le symbole identitaire d’une Église qui veut se rattacher à son passé, le symbole de la lutte contre les païens : se réapproprier le passé et le recréer pour l’actualiser est une des tactiques identitaires les plus efficaces. C’est sous un tout autre angle qu’Augustin aborde la question des martyrs dans les autres parties[29].

Car si le culte des martyrs a contribué à la christianisation de l’espace et du temps, à cause des réseaux d’églises et de sanctuaires qui leur furent dédiés, et par les fêtes en leur honneur, ce culte pouvait aussi correspondre à un « christianisme paganisé ». C’est dans un contexte de débat avec la philosophie platonicienne, qu’Augustin va rejeter, dans les autres parties de son sermon, toute forme de culte ou d’adoration rendue à des humains ou à des puissances, comme les anges[30]. Bref, il y a chez Augustin un refus de toute sacralisation, même chrétienne, refus de tout culte rendu à des humains comme les martyrs, s’ils sont vus comme des hommes divinisés ou quasi divinisés. Il doit également répondre aux objections des sages qui jugent idolâtre le culte des martyrs remplaçant les rituels païens[31]. Dans cette charge contre toute forme de médiation entre Dieu et les hommes, on peut comprendre pourquoi la troisième partie du sermon est consacrée au Christ, l’unique médiateur.

Là encore, dans les deux autres parties, le discours d’Augustin est une lutte contre la confusion, spirituelle, intellectuelle, et morale. Dans la première partie du sermon, il lui fallait avertir ses auditeurs du danger des spectacles et des fêtes populaires, qui risquaient de leur faire perdre leur identité, en ces lieux de mixité religieuse. Dans le reste du sermon, il est cette fois confronté aux sages qui affirment mépriser de telles réjouissances[32]. À cet égard, ils sont supérieurs à beaucoup de chrétiens. Il est aussi confronté à ceux qui tiennent à conserver plusieurs aspects du platonisme, comme Augustin lui-même d’ailleurs. Mais lesquels ? Certains chrétiens transposent dans le christianisme une vision païenne d’un univers divinisé et des intermédiaires entre Dieu et les hommes[33]. Dans son débat avec la philosophie savante, de laquelle Augustin se sent proche à plusieurs égards, c’est en particulier la théurgie qui est attaquée, ces rituels philosophiques qui, si on n’y prenait garde, pouvaient s’apparenter dangereusement aux rituels chrétiens. Où se trouvait alors la distinction entre paganisme et christianisme ?

Pour chercher à y répondre, Augustin a ordonné en un tout cohérent, en forme de chiasme, la seconde et la troisième partie. La seconde montre une élévation. Grâce à l’allégorisation des dieux de la mythologie païenne et la spiritualisation du culte, la philosophie est fondée sur une montée de l’âme, dépouillée de la chair. L’âme monte par elle-même de degré en degré, des images matérielles aux images immatérielles jusqu’à la contemplation de Dieu. Cette montée est suivie d’une chute. Car selon Augustin, dans leurs rituels, malgré l’allégorie, les sages sont tout de même restés rivés aux idoles, images inversées et substituts du vrai Dieu que pourtant ils connaissent. La troisième partie, à l’inverse, met en lumière la descente du Christ, dans la chair, qui seule permet une véritable élévation vers Dieu.