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L’expression συναγωγὴ τοῦ σατανᾶ intervient deux fois dans l’Apocalypse de Jean de Patmos, dans le contexte des messages aux assemblées de Smyrne (Ap 2,9) et de Philadelphie (Ap 3,9)[1]. Leurs membres sont, d’après Jean, des menteurs, car ils se disent Judéens[2] alors qu’ils ne le sont pas. Ces deux messages sont donc un lieu privilégié pour chercher à comprendre comment l’Apocalypse de Jean trace des frontières identitaires entre ces Judéens et les membres des assemblées auxquelles elle s’adresse, ou encore entre vrais et faux Judéens. Nous allons donc passer en revue les différentes interprétations qui ont été proposées jusqu’ici de ces passages pour proposer une hypothèse qui apporte un éclairage nouveau non seulement à la construction des identités par l’Apocalypse de Jean, mais aussi à la portée de ce texte dans son ensemble.

Il convient avant toute chose de préciser un point. Notre approche de cette question se profile sur l’arrière-plan d’une lecture de l’Apocalypse comme l’oeuvre d’un prophète judéen sectaire[3], disciple du Vivant qui ne se sait pas encore chrétien. Il voit dans la chute de la Cité sainte « piétinée par les nations » (Ap 11,1-2) et la mort et la résurrection de Jésus, messie sacerdotal et royal (Ap 11,3-11), deux événements inaugurant les temps messianiques qui verront les noces de l’Agneau et de la Jérusalem nouvelle descendue du ciel, dans laquelle n’entrera désormais nulle souillure (Ap 21,27).

Au-delà de préoccupations relatives à l’antisémitisme chrétien qui ont pu inspirer aux théologiens et aux biblistes de la deuxième moitié du xxe siècle de revisiter la nature des rapports entre « Juifs » et « chrétiens » dans les textes canoniques chrétiens, la question intéresse également au premier chef l’historien qui cherche à comprendre les mécanismes de construction et de différenciation des identités chrétienne et judéenne au premier siècle. Plus précisément, il s’agit de se demander comment l’Apocalypse de Jean trace la ligne de partage ou de rupture entre ses destinataires et ces Judéens qu’elle stigmatise : faut-il y voir l’expression d’une rupture entre « Judéens » et « chrétiens » formant deux entités distinctes, d’une rupture interne aux assemblées auxquelles s’adresse Jean entre des fidèles judaïsants et des fidèles non judaïsants, ou encore d’une rupture entre vrais et faux Judéens à l’intérieur de l’ethnos judéen ?

Dans la présente contribution, on passera d’abord en revue les interprétations qu’on a récemment proposées de cette formule, puis on examinera à nouveaux frais le contexte dans lequel elle apparaît, pour la situer ensuite dans le contexte plus large de l’Apocalypse.

Mais voici d’abord le texte des messages aux assemblées de Smyrne et de Philadelphie (Ap 2,8-11 et Ap 3,7-13)[4] :

À l’ange de l’assemblée (ἐκκλησίας) qui est à Smyrne, écris : Ainsi dit le Premier et le Dernier, Celui qui fut mort et a vécu. 9 Je sais ton épreuve (θλῖψιν) et ta pauvreté (πτωχείαν) — mais tu es riche (πλούσιος) —, et le blasphème (βλασφημίαν) de ceux qui se disent Judéens (Ἰουδαίους) ; ils ne le sont pas, mais congrégation (συναγωγή) de Satan. 10 Ne crains rien de ce que tu es sur le point de souffrir. Voici, le diable est sur le point de jeter certains des vôtres en prison pour que vous soyez éprouvés, et vous aurez une épreuve de dix jours. Sois fidèle jusqu’à la mort et je te donnerai la couronne de la vie. 11 Celui qui a des oreilles, qu’il entende ce que l’Esprit dit aux assemblées. Le vainqueur ne sera pas atteint par la seconde mort.

À l’ange de l’assemblée (ἐκκλησίας) qui est à Philadelphie, écris : Ainsi dit le Saint, le Véritable, qui détient la clé de David, qui ouvre et nul ne fermera, qui ferme et nul ne peut ouvrir. 8 Je sais tes oeuvres. Voici, j’ai donné devant toi une porte ouverte que nul ne peut fermer. Tu as peu de force (δύναμιν), et tu as gardé ma parole et tu n’as pas renié mon Nom. 9 Voici, je te donne de la congrégation (συναγωγῆς) de Satan, de ceux qui se disent Judéens (Ἰουδαίους), et ne le sont pas, car ils mentent. Voici, je les ferai en sorte qu’ils viendront et se prosterneront à tes pieds, et qu’ils sachent que je t’ai aimé. 10 Parce que tu as gardé ma parole de persévérance, moi aussi je te garderai de l’heure de l’épreuve, qui doit venir sur toute la terre habitée, pour éprouver les habitants de la terre. 11 Je viens vite. Tiens ferme ce que tu as, pour que nul ne te prenne ta couronne (στέφανον). 12 Le vainqueur, j’en ferai une colonne (στῦλον) dans le Temple de mon Dieu, il n’en sortira jamais plus, et j’inscrirai sur lui le Nom de mon Dieu, et le Nom de la cité de mon Dieu, la Jérusalem nouvelle qui descend du ciel d’auprès de mon Dieu, et mon Nom nouveau. 13 Celui qui a des oreilles, qu’il entende ce que l’Esprit dit aux assemblées (ἐκκλησίαις).

Outre le parti pris de ne pas gommer les aspérités du texte, cette traduction se distingue des traductions usuelles sur trois points. En premier lieu, elle rend le terme ἐκκλησία non pas par « église » mais par « assemblée » afin d’éviter tout anachronisme que pourrait suggérer le terme « église ». Pour la même raison, elle rend le terme συναγωγή par « congrégation[5] ». Il faut aussi rappeler que la fréquentation d’une ἐκκλησία de disciples de Jésus par certains fidèles n’impliquait pas nécessairement qu’ils ne fréquentassent pas aussi la συναγωγή[6]. Il n’y a donc pas lieu de postuler a priori que l’apocalypse oppose directement ἐκκλησία et συναγωγή comme le croit Trebilco[7], car le prophète Jean oppose plutôt une congrégation de Satan (συναγωγὴ τοῦ σατανᾶ) une autre qui ne serait pas de Satan. Il va sans dire que cette συναγωγὴ τοῦ σατανᾶ doit être entendue comme un rassemblement et non comme un lieu de prière ou de culte[8]. Sous la plume de Jean, ce terme veut sans doute regrouper dans une seule « congrégation de Satan » les Judéens qu’il dénonce, sans que ce regroupement corresponde nécessairement à une communauté réelle du point de vue sociologique[9]. Ce choix de traduction ouvre la possibilité d’envisager l’opposition que construisent ces messages entre ἐκκλησία et συναγωγὴ τοῦ σατανᾶ non comme un conflit entre l’Église et la Synagogue entendues comme métaphores du christianisme et du judaïsme, mais comme l’expression de dissensions internes à l’ethnos judéen. Enfin, elle rend le terme βλασφημία (Ap 2,9), par « blasphème », contrairement à la plupart des traductions françaises, qui le rendent par « diffamations » (Bible de Jérusalem, 1998) ou « calomnies » (Traduction oecuménique de la Bible, 1988), suggérant ainsi et explicitant parfois (« le mal que disent de toi » traduction en français courant, 1992), que c’est l’assemblée de Smyrne qui en est l’objet[10] ; on y reviendra.

I. L’interprétation hier et aujourd’hui

Rédigé vers 260, le plus ancien commentaire de l’Apocalypse qui nous soit parvenu, celui de Victorin de Poetovio, interprète cette « synagogue de Satan » (synagogam Satanae) comme assemblée par l’Antéchrist ; ses membres, Iudeos, sont coupables de médisance ou de diffamation (detractationem) à l’endroit des chrétiens[11], et il semble bien que pour l’évêque pannonien, il va de soi que ces Iudeos, dont il ne discute pas l’identité, sont distincts des chrétiens. Les limites de cet article ne nous permettent pas de passer en revue l’interprétation patristique et médiévale de ce passage jusqu’aux temps modernes ; il suffira de dire que le commentaire de Victorin est passé dans ceux de Césaire, Primase, Beatus et Ambroise Aupert[12], et qu’il a influencé toute la réception occidentale de l’Apocalypse jusqu’à une date récente.

Jusqu’au milieu du xxe siècle en effet, l’exégèse occidentale moderne a compris la formule συναγωγὴ τοῦ σατανᾶ en tenant pour acquise, comme Victorin, la séparation de l’Église et de la Synagogue. Comme lui, elle y a souvent vu une désignation de « Juifs » dénonciateurs des « chrétiens » dans un contexte de persécution par les autorités romaines. En particulier pour Smyrne, on a lu ce passage à la lumière du récit du martyre de Polycarpe et du rôle qu’y jouent les « Juifs[13] ». Ainsi, William M. Ramsay pouvait écrire, en 1905 :

The humble condition and the sufferings of the Smyrnaean Church are in this letter pointedly connected with the action of the Jews, and especially with the calumnies which they had circulated in the city and among the magistrates and the Roman officials. The precise facts cannot be discovered, but the general situation is unmistakable ; the Smyrnaean Jews were for some reason more strongly and bitterly hostile to the Christians than the Jews of Asia generally[14].

De même pour Ernest-Bernard Allo, si le nom de Juif est pour Jean un titre d’honneur, les Juifs qu’il stigmatise ici sont des Juifs infidèles et persécuteurs des chrétiens, et selon lui, « l’hostilité des Juifs à Smyrne et Philadelphie excitait la méfiance et attisait la haine des païens (à l’endroit des chrétiens)[15] ».

Il ne fait pas de doute que pour Allo comme pour Ramsay, Juifs, chrétiens et, bien sûr, païens, « Église » et « Synagogue » constituent des identités religieuses bien définies et clairement distinguées dès l’époque de la rédaction de l’Apocalypse ; et bien qu’Allo ne précise pas en quoi consiste l’infidélité de ces « Juifs », on peut croire qu’il s’agit pour lui de leur refus de croire en la résurrection de Jésus et en sa messianité[16]. En tout cas, jusqu’à une date récente, les Iudaioi de Smyrne et de Philadelphie désignent bien des communautés « juives » locales distinctes des communautés « chrétiennes » et hostiles à leur endroit[17].

Plus récemment, Shaye J.D. Cohen s’inscrit encore dans cette tradition et considère qu’il s’agit plutôt de vrais Judéens auxquels Jean aurait appliqué une expression avilissante, qui pourrait bien avoir servi dans l’Antiquité à stigmatiser des gentils se comportant en Juifs[18]. D’après lui, ce passage doit se comprendre sur l’arrière-plan de l’appropriation du titre Ioudaios par les chrétiens[19] :

The author of Revelation believes that the title « Jew » (Ioudaios) is an honorable designation and properly belongs only to those who believe in Christ, just as Paul says that the real Jew is not the one outwardly with circumcision in the flesh but the one inwardly with circumcision in the heart and spirit.

Et il ajoute, tout à fait dans la ligne de l’interprétation de Victorin :

The Jews are slandering and persecuting the nascent and relatively powerless churches of Smyrna and Philadelphia, and, as a result the Jews are deemed to be « synagogues of Satan ».

La suite du chapitre de Cohen concerne la manière de distinguer un Judéen d’un non-Judéen dans le contexte de la cité gréco-romaine et ne revient pas sur ce passage de l’Apocalypse. On notera simplement qu’il reprend sans les critiquer la réception et l’interprétation patristique de ce passage : selon lui, les vrais Judéens seraient pour Jean ceux qui reconnaissent Jésus comme messie ; par conséquent, les Judéens de Smyrne et de Philadelphie mentiraient en se disant Judéens parce qu’ils ne reconnaîtraient pas Jésus comme Messie. Toutefois, rien dans ces passages ni dans le reste de l’Apocalypse ne permet de fonder cette interprétation que Cohen justifie en convoquant Paul.

De même, Philip L. Mayo adopte cette interprétation qui fait d’un groupe de « soi-disant Juifs » des calomniateurs des croyants de Smyrne[20].

Récemment, ces passages ont été réexaminés et commentés dans le contexte et à la lumière des discussions relatives à l’antijudaïsme ou à l’antisémitisme chrétien[21], et diverses hypothèses ont été formulées pour rendre compte du contenu des deux messages et des blâmes dirigés contre ces Judéens et leurs synagogues[22]. Or certaines d’entre elles considèrent maintenant que ces Judéens sont non pas extérieurs aux assemblées, mais désignent plutôt des factions hostiles à Jean au sein de ces assemblées : des « craignant Dieu » ou prosélytes d’origine païenne à qui Jean aurait dénié la qualité de « vrais Juifs » à laquelle ils auraient prétendu[23] ; un groupe formé de judéo- et de pagano-chrétiens de type paulinien ou néo-paulinien à l’intérieur du mouvement de Jésus[24] ; des chrétiens demeurant associés à la synagogue[25], ou encore une faction gnostique judéo-chrétienne[26]. On le voit, ces hypothèses vont littéralement dans tous les sens, depuis les fidèles judaïsant jusqu’aux prosélytes d’origine païenne en passant par des gnostiques ou protognostiques. Sans reprendre ici les arguments de chacun des auteurs cités en note, il suffira d’observer que tous considèrent d’une part que les deux messages aux assemblées de Smyrne et de Philadelphie n’expriment aucune hostilité à l’endroit des Judéens ou du judaïsme en général, aucune judéophobie, et que d’autre part, ils ne visent pas un groupe extérieur à ces assemblées, mais des factions à l’intérieur de celles-ci.

À la suite d’un survol critique des interprétations considérant que ces passages doivent se comprendre soit dans un contexte d’hostilité de la part des communautés judéennes locales ou dans un contexte de rivalités internes, Paul Duff renvoie toutes ces explications dos à dos et propose plutôt d’y voir une pure création de l’auteur dans le but de susciter un sentiment de crainte devant une crise appréhendée et d’ainsi assurer ou conforter son emprise sur ses destinataires[27]. Il se fonde pour cela principalement sur le fait que la description du sort final de ces synagogues de Satan est plutôt bienveillante, ce qui cadrerait mal, selon lui, avec une réelle hostilité de ces Judéens à l’égard des destinataires de Jean, ou de celui-ci à leur égard.

Pour sa part, Adela Yarbro Collins soutient que l’expression « ceux qui s’appellent Judéens » désigne bien la communauté judéenne locale et non une faction au sein des assemblées auxquelles s’adresse Jean. Toutefois, sa position est nouvelle, car d’après elle, il n’existe pas pour Jean de rupture entre le judaïsme et le christianisme. En ce sens, la stigmatisation de ces Judéens dans l’Apocalypse serait comparable à celle de certains Judéens désignés comme la « congrégation des hommes pervers » (V,1-20) dans la Règle de la communauté[28]. Martin Stowasser adopte récemment une position analogue, qui voit dans cette stigmatisation de certains Judéens dans l’Apocalypse non pas l’expression d’un conflit entre Juifs et chrétiens, non plus comme celle d’un conflit interne entre différentes tendances au sein des assemblées chrétiennes, mais bien comme l’expression de tensions relatives à l’intégration dans la cité gréco-romaine, de « lignes de rupture » (Bruchlinien) à l’intérieur de l’ethnos judéen[29].

En résumé, on le voit, trois lignes interprétatives se présentent : 1) ces Iudaioi sont les « Juifs » de Smyrne et de Philadelphie hostiles aux « chrétiens » ; 2) ils représentent une faction judaïsante au sein des assemblées auxquelles s’adresse Jean ; 3) ils représentent des Judéens qui ne mériteraient pas l’appellation de Judéens pour une raison qui n’est pas explicitée sinon par l’accusation de blasphème dirigée contre ceux de Smyrne (2,9). Nous allons maintenant voir à partir du contexte de l’Apocalypse, et en particulier de ces deux missives, comment on doit interpréter cette accusation de blasphème.

II. Le mensonge et le blasphème des Judéens de Smyrne et de Philadelphie

Adela Yarbro Collins envisage trois interprétations possibles de l’accusation de blasphème portée contre les Judéens de Smyrne. John pourrait considérer la prétention de ces Judéens d’être Judéens comme un blasphème parce qu’ils auraient refusé de reconnaître Jésus comme le messie. Ensuite, Jean aurait pu voir les protestations des Judéens contre la messianité de Jésus comme un blasphème. Enfin, il pourrait faire référence aux accusations portées contre la communauté chrétienne par les Judéens qui la considéraient comme une menace civile et sociale[30]. Pour ce qui est des deux premières possibilités, il convient de noter que le terme Iudaios utilisé ici dans le contexte de la vie dans la cité ne revient pas ailleurs dans le texte, qui emploie plutôt l’expression « fils d’Israël » en contexte symbolique ou théologique (2,14 ; 7,4 ; 21,12). S’il est concevable que Jean ait pu considérer comme un blasphème de refuser la messianité de Jésus, il est difficile d’imaginer que l’on ait pu, dans la deuxième moitié du ier siècle, dénier pour autant à des Judéens le droit de s’appeler Judéens, c’est-àdire d’appartenir à l’ethnos judéen, puisque cette identité est essentiellement ethnique[31]. D’autre part, rien dans ces messages ne supporte la prétendue hostilité des Judéens à l’égard des destinataires de Jean, ni à Smyrne, ni, encore moins, à Philadelphie. Toutefois, au vu de la condamnation de la cité gréco-romaine par Jean, on peut facilement imaginer que le souci d’intégration des Judéens dans les cités de Smyrne et de Philadelphie ait été vu comme blasphématoire.

Pour comprendre la nature du blâme encouru par les Judéens de Smyrne et de Philadelphie, on doit laisser de côté, autant que faire se peut, toute préconception concernant les relations entre Judéens et « chrétiens » dans les cités d’Asie Mineure dans la deuxième moitié du ier siècle pour revenir au texte lui-même. Il faut comparer le contenu des messages aux assemblées de Smyrne et de Philadelphie à celui des messages que Jean adresse aux autres assemblées.

Premier constat : les blâmes adressés aux différentes assemblées concernent des attitudes, et plus encore des comportements, non des doctrines. À l’assemblée d’Éphèse, Jean reproche d’avoir perdu sa ferveur première (2,4) ; dans celle de Pergame, certains s’attachent à l’enseignement de Balaam, et à celui des nicolaïtes, dont on ne sait rien de concret sinon qu’il permet de manger des viandes sacrifiées aux idoles (2,14-15) ; à Thyatire, la prophétesse Jézabel (2,20-24), elle aussi, enseigne de manger des viandes sacrifiées aux idoles[32] ; l’assemblée de Sardes est morte (3,1-2) ; quant à l’assemblée de Laodicée, le prophète lui reproche sa tiédeur et son apparente richesse alors qu’en réalité, elle est misérable (3,15-18). Ces messages sont à lire, nous semble-til, sur l’arrière-plan des exigences de l’intégration sociale dans la cité gréco-romaine, intégration liée à la participation aux divers réseaux formant le tissu associatif de la cité, guildes professionnelles ou associations d’entraide, dont les activités festives, en particulier les banquets, étaient à la fois la vitrine et le ciment, associations dont Paul lui-même s’est inspiré, en empruntant le vocabulaire[33]. En effet, le dénominateur commun des reproches adressés par Jean aux assemblées semble être en lien avec l’intégration dans la cité indissociable d’une certaine commensalité et donc, de consommation de viandes sacrifiées, intégration nécessaire pour assurer sinon la richesse, du moins une relative aisance matérielle. On peut penser que c’est le même type de conduite qui est visé par les reproches adressés par Jean aux Judéens de Smyrne et de Philadelphie qu’il considérerait comme des faux Judéens pour ne pas observer les règles relatives à la pureté garantes de l’identité judéenne.

Deuxième constat : lorsque des factions hostiles à Jean et à son message sont en cause à l’intérieur des assemblées, comme cela semble être le cas notamment à Pergame et à Thyatire, Jean n’adresse pas ses reproches à ces factions elles-mêmes, mais aux assemblées. À Pergame il écrit : « Mais j’ai contre toi un peu de choses, tu as là […] » (ἀλλ’ ἔχω κατὰ σοῦ ὀλίγα ὅτι ἔχεις ἐκεῖ […]) (Ap 2,14) ; de même à l’assemblée de Thyatire : « […] mais j’ai contre toi que tu tolères […] » (ἀλλὰ ἔχω κατὰ σοῦ ὅτι ἀφεῖς […]) (2,20). En revanche, les assemblées de Smyrne et de Philadelphie ne se méritent aucun blâme. Si, comme le veut le courant exégétique récent mentionné plus haut, ces Judéens étaient des factions au sein des assemblées de Smyrne et de Philadelphie, l’on s’attendrait à ce que Jean serve à celles-ci des reproches analogues à ceux qu’il adresse aux assemblées de Pergame et de Thyatire. Or il n’en est rien. Cette totale absence de blâme à l’endroit des assemblées elles-mêmes rend peu vraisemblable que ces Judéens soient des factions internes hostiles à Jean ou à son message. Il est certes hasardeux d’interpréter des silences, toutefois, le contraste de cette absence de tout blâme adressé aux assemblées de Smyrne et de Philadelphie avec les blâmes adressés à toutes les autres assemblées[34], en particulier à celles de Pergame et de Thyatire, qui tolèrent en leur sein des éléments que réprouve Jean, donne à penser que les assemblées de Smyrne et d’Éphèse étaient exemptes de reproches à cet égard. On conclura donc que les Judéens visés par ces reproches sont plus vraisemblablement extérieurs aux assemblées.

Troisième constat : aucune accusation n’est portée explicitement contre les Judéens de Philadelphie si ce n’est de se dire Judéens alors qu’ils ne le sont pas aux yeux de Jean et, par conséquent, de mentir ; quant à ceux de Smyrne, ils sont accusés de « blasphème » (βλασφημία) et il n’est nullement explicité que ce « blasphème » soit dirigé contre les membres de l’assemblée.

On l’a dit, la plupart des traductions entendent ce blasphème comme des calomnies ou des diffamations visant les membres des assemblées, ou même des dénonciations auprès des autorités[35]. Ainsi, même s’il souligne que dans l’Apocalypse, le mot βλασφημία désigne plutôt des paroles ou une conduite impies à l’égard de Dieu, David Aune considère qu’ici, il désignerait plutôt la conduite de ces Judéens à l’égard des membres des assemblées. Dans sa traduction, il paraphrase le texte « the slander you endured from those who claim to be Jews but are not[36] » et donne en exemple Mc 15,29 ; Rm 3,8 ; 1 Co 10,30 ; et 1 Pi 4,4.

Mais dans tous ces passages, c’est le verbe et non le substantif qui est employé, et les personnes qui sont l’objet de ces insultes ou calomnies sont toujours précisées, sauf en 1 Pi 4,4 (on y reviendra), soit par le complément du verbe à l’actif (Mc 15,29) ou le sujet du verbe au passif (Rm 3,8 ; 1 Co 10,30) ; dans le récit de la crucifixion, le verbe désigne l’attitude des passants à l’endroit de Jésus, mais dans ce cas aussi, le verbe est employé avec un complément : οἱ δὲ παραπορευόμενοι ἐβλασφήμουν αὐτόν (Mt 27,39 ; Mc 15,29 ; cf. aussi Lc 23,39 et 22,65 : καὶ ἔτερα πολλὰ βλασφημοῦντες ἔλεγον εἰς αὐτόν).

Pour les occurrences du substantif dans le Nouveau Testament, ou bien elles interviennent à l’intérieur de catalogues de vices (Mt 12,31a ; 15,19 ; Mc 3,28 ; 7,22 ; Ep 4,31 ; Col 3,8 ; 1 Tm 4,6), ou elles désignent un blasphème contre Dieu (Mt 12,31b ; 26,65 ; Mc 14,64 ; Lc 5,21 ; Jn 10,3). De même, dans les Actes, lorsque le terme désigne une action ou des paroles contre des personnes, le complément est toujours précisé (Ac 13,45)[37] ; voir aussi Tt 3,2 « n’injurier personne » (μηδένα βλασφημεῖν).

Les deux seules occurrences où ce terme pourrait être interprété de la calomnie des fidèles par leurs adversaires, 1 Pi 4,4 et 1 Co 4,13, sont douteuses. En effet, en 1 Pi 4,4, où le participe actif βλασφημοῦντες (ou καὶ βλασφημοῦσιν) n’a pas de complément, il pourrait bien désigner simplement l’impiété des païens et non pas des outrages ou insultes adressés aux fidèles[38]. Quant à 1 Co 4,13, où les fidèles sont « calomniés » ou « objet de médisance », le participe passif βλασφημούμενοι n’est attesté que dans des manuscrits tardifs : on le trouve en forme: 5031959n.jpg68, que l’on date, avec hésitation, du viie siècle, et dans le Sinaïticus, de la main d’un correcteur que l’on date aussi du viie, alors que la leçon δυσφημούμενοι (calomniés) est attestée en forme: 5031960n.jpg46 (ca 200) et dans la plupart des manuscrits.

Dans la Septante, βλασφημία désigne toujours une parole ou une action dirigée contre Dieu, soit dans le sens d’une contestation de son pouvoir de salut, d’une profanation de son Nom ou de sa Gloire, ou désigne plus généralement tout discours, toute conduite impie, source de souillure ; il en va de même le plus souvent dans le Nouveau Testament ; ainsi, les accusations de blasphème dirigées par les scribes et les pharisiens contre Jésus (Mt 9,3 ; 26,65 ; Mc 2,7 ; Jn 10,36). Ce rapide survol indique que le substantif βλασφημία et le verbe βλασφημεῖν pris absolument traduisent dans le NT comme dans la Septante une conduite ou des paroles impies et non des calomnies, injures ou outrages contre des personnes, à moins que cela ne soit autrement explicité. Dans l’Apocalypse même, le blasphème est associé à la bête à sept têtes et à dix cornes (Ap 13,1.5.6 ; 17,3). On conclura donc que le blasphème reproché à ces Judéens consiste non en des calomnies ou injures à l’endroit des membres de l’assemblée à laquelle Jean s’adresse, encore moins en des dénonciations, mais plus vraisemblablement en des propos ou des actes qui les associent à la bête (Ap 13,1.5.6) et à la prostituée (17,3), actes jugés impies par le prophète, actes ou propos qui font d’eux des Judéens souillés, de faux Judéens[39].

Mais alors, si l’on écarte la calomnie contre les membres des assemblées en quoi précisément ces Judéens sont-ils coupables de blasphème et en quoi cela fait-il d’eux de faux Judéens ? On peut penser que les louanges adressées aux assemblées de Smyrne et de Philadelphie dessinent en creux les torts de ces Judéens. En effet, aucun éloge n’est directement adressé à l’assemblée de Smyrne, toutefois, son épreuve et sa pauvreté, sans doute réelles en termes socio-historiques, sont vues comme « richesse » par Jésus le Vivant, ce qui implique un éloge de cette pauvreté[40].

Cette pauvreté, que Ramsay attribuait à l’action des Juifs, pourrait résulter de bien d’autres facteurs, mais il est vraisemblable qu’elle soit la conséquence d’un manque d’intégration dans la cité en raison du défaut de participer à la vie associative comme le propose Mayo :

Although it is possible that the believers are poor because they come primarily from the lower economic stratum of society or perhaps because of their liberal giving, it is more likely that the believers found it difficult to make a living in a pagan society. The believers were probably ostracized from society because of what their neighbors viewed as « anti-social » behavior ; this was their unwillingness to participate in the local pagan cults, rituals and guilds. This antisocial behavior would have prevented them from conducting business freely and likely led to persecution (cf. Heb 10.32-34)[41].

Ce qui pourrait empêcher de « faire des affaires librement », c’est donc le retrait de la vie associative de la cité par le refus de la commensalité qu’elle exige, et en particulier par l’abstention des viandes sacrifiées.

Cette condition misérable des fidèles de Smyrne contrastait sans doute avec la relative opulence, ou du moins l’aisance de certains Judéens de cette cité, une richesse nécessairement associées à quelque compromission avec la cité[42], blasphème et source de souillure aux yeux de Jean. Quant à l’assemblée de Philadelphie, elle reçoit louange pour avoir gardé malgré sa faiblesse la parole de Jésus (3,8) et pour sa persévérance (3,10). Cette faiblesse, tout comme la pauvreté des fidèles de Smyrne pourrait être à la fois l’effet et l’indice d’une faible intégration dans la cité. Cela serait cohérent sur le plan de la critique interne non seulement avec les blâmes adressés à l’assemblée de Laodicée, qui est riche et s’est enrichie (Ap 3,17), et avec la dénonciation de la richesse et du luxe de Babylone au chapitre 18, mais aussi avec les blâmes sévères adressés aux assemblées de Pergame et de Thyatire, dont le tort est de tolérer en leur sein des personnes qui acceptent la consommation des idolothytes, favorisant ainsi l’intégration dans la cité. Du point de vue de la critique externe, cela serait aussi cohérent avec ce que l’on sait de la situation des communautés judéennes de la province d’Asie, généralement bien intégrées dans la cité, relativement riches et puissantes. Cette richesse et cette puissance auraient nécessairement été gagnées au prix de compromissions avec la cité dont l’épigraphie et l’archéologie procurent plusieurs exemples[43].

Quatrième constat : les Judéens de Smyrne et de Philadelphie n’encourent aucun châtiment contrairement à Jézabel et à ses partisans de Thyatire qui seront jetés sur un lit d’amère détresse et qui seront frappés de mort (Ap 2,22-23) ; quant à ceux de Philadelphie, ils sont seulement « donnés » à l’assemblée, de sorte qu’ils viendront se prosterner à ses pieds. Faisant écho à Is 45,14, le prophète de Patmos annonce donc un renversement de situation : le jour viendra où ces Judéens menteurs viendront se prosterner devant les faibles membres de l’assemblée. Loin d’être une condamnation sans appel, cela annonce la soumission, sinon la repentance de ces Judéens, ce qui ne cadre guère avec une réelle hostilité de Jean à l’égard des Judéens.

Cinquième constat : alors que les récompenses promises aux autres assemblées sont formulées en termes plus généraux, la récompense de l’assemblée de Philadelphie est, plus que toutes les autres, formulée en termes que l’on pourrait qualifier de judéens. En effet, à l’assemblée d’Éphèse, Jean promet de « manger de l’arbre de la vie » (2,7) ; à l’assemblée de Smyrne, la couronne de la vie (2,10) ; à celle de Pergame, « la manne cachée, une pierre blanche et un nom nouveau » (2,17) ; à l’assemblée de Thyatire, pouvoir sur les nations, étoile du matin (2,26-28) ; à l’assemblée de Sardes, des vêtements blancs à quelques-uns qui n’ont pas souillé leurs vêtements (3,4) ; à celle de Laodicée, de siéger en compagnie du Vivant sur son trône (3,21). Par contraste, la promesse adressée à l’assemblée de Philadelphie fait appel de manière insistante aux symboles de l’identité judéenne : le Temple, le Nom de Dieu et la « Jérusalem nouvelle qui descend du ciel », symboles dont la force est décuplée par la destruction récente de la Ville et de son Temple. Cette insistance a sans doute pour but de faire apparaître que les vrais Judéens à Philadelphie ne sont pas les membres de cette congrégation de Satan, mais bien les membres de l’assemblée à laquelle s’adresse Jean.

Si étroitement associée au Temple et à la Jérusalem nouvelle, cette promesse reçoit en outre un éclairage particulier de la description de celle-ci au chapitre 21 et en particulier des motifs qui en interdiraient l’accès, souillure, abomination et mensonge (καὶ οὐ μὴ εἰσέλθῃ εἰς αὐτὴν πᾶν κοινὸν καὶ βδέλυγμα καὶ ψεῦδος Ap 21,27). En effet, l’un de ces interdits, la souillure (κοινόν) désigne spécifiquement l’impureté rituelle encourue par la transgression des règles de pureté[44]. Or la porte de la Jérusalem nouvelle est toute grande ouverte à l’assemblée de Philadelphie (Ap 3,7) :

Ainsi parle le Saint, le Véritable, celui qui tient la clé de David, qui ouvre et nul ne fermera, qui ferme et nul ne peut ouvrir. Je sais tes oeuvres. Voici, j’ai placé devant toi une porte ouverte que nul ne peut refermer.

On observera ici que les attributs du Vivant « saint » (ἅγιος) et véritable (ἀληθινός), sa sainteté et sa vérité, les seuls qui ne sont pas empruntés à la vision qui précède les messages, ne sont pas choisis au hasard. Dès les première lignes de cette proclamation, ils s’opposent explicitement au mensonge (ψεῦδος) des Judéens dont ils accusent implicitement la souillure, car la sainteté pour Jean, c’est précisément ce qui s’oppose à la souillure[45].

On peut donc en conclure que les membres de cette assemblée, en raison de leurs oeuvres, de leur conduite, se sont gardés purs de toute souillure, de tout ce qui est κοινόν. Quant à ces Judéens menteurs, qui appartiennent à la congrégation de Satan, dont certains étaient sans doute riches et puissants, leur mensonge provient de leur commerce avec la cité, source de souillure, qui fait d’eux une congrégation de Satan aux yeux de Jean. Par conséquent, rien n’indique que ce soit la reconnaissance de Jésus comme le Messie qui permette de tracer la ligne de démarcation entre vrais et faux Judéens. Comme le démontre très bien John W. Marshall, la ligne de partage entre vrais et faux Judéens, comme celle qui distingue au sein des assemblées, ceux que Jean considère comme ses adversaires, c’est celle qui sépare la souillure et la pureté[46].

Conclusion

En résumé et pour conclure, on a vu que la recherche antérieure a généralement considéré les « Juifs » de Smyrne comme des ennemis de l’Église « chrétienne » de cette ville, qui seraient même allés jusqu’à dénoncer les membres de celle-ci auprès des autorités locales, et formant de ce fait une « synagogue de Satan ». Récemment, certains chercheurs ont inversé la perspective pour voir plutôt dans les Judéens de Smyrne et Philadelphie les membres de factions à l’intérieur des assemblées auxquelles s’adresse Jean. Toutefois, on a vu que l’accusation de calomnies ou de dénonciations portées contre les membres des assemblées par les Judéens de Smyrne n’était pas soutenue par le texte, d’abord parce que cela n’est pas explicité, ensuite parce que ces Judéens ne sont passibles de nul châtiment. D’autre part, l’hypothèse selon laquelle ces Judéens seraient une faction au sein de ces assemblées ne tient pas davantage puisque les messages adressés aux assemblées de Smyrne et de Philadelphie n’expriment aucun reproche, contrairement à ceux qui sont adressés à d’autres assemblées qui tolèrent en leur sein des factions que Jean désapprouve. Enfin, la récompense eschatologique promise aux membres de l’assemblée de Philadelphie fait appel à des symboles fondateurs de l’identité judéenne : le Temple, le Nom et Jérusalem, les consacrant comme vrais Judéens, et le fait que la porte de la nouvelle Jérusalem leur soit ouverte indique qu’ils ne se sont pas souillés avec la cité gréco-romaine.

En conséquence, il nous semble plus vraisemblable que ces Judéens auxquels Jean dénie d’être de « vrais Judéens » soient, tout comme Jean lui-même, des membres de l’ethnos judéen, trop compromis à ses yeux, tout comme les partisans de Jézabel à Thyatire et de Balaam à Pergame, avec la cité gréco-romaine. Ces « faux Judéens » à l’extérieur des assemblées, ne méritent pas le nom de Judéens en raison de leur compromission avec la cité, jugée blasphématoire. À l’opposé, les assemblées de Smyrne et de Philadelphie comptent sans doute parmi leurs membres, comme toutes les autres assemblées auxquelles s’adresse Jean, à côté de membres d’origine non judéenne, des membres d’origine judéenne qui, eux, se méritent implicitement par contraste l’appellation de Judéens parce que refusant les compromis qu’exigeait la participation à la vie associative des cités, compromis jugés blasphématoires par Jean. Comme ces fidèles sont d’origine judéenne, comme sans doute Jean lui-même, il n’est nul besoin d’argumenter de leur identité judéenne puisqu’elle va de soi sur le plan simplement ethnique. En ce sens, l’identité judéenne implicite de certains fidèles est strictement liée à leur appartenance à l’ethnos judéen ; sa vérité s’exprime dans le respect des observances judéennes en matière de pureté et elle n’a rien à voir avec la perspective théologique supersessioniste selon laquelle le christianisme, verus Israël, se serait substitué à Israël[47], une idée qui paraît totalement étrangère à l’Apocalypse. À cet égard, le chapitre 14 est parfaitement clair, qui pose tant de problèmes aux commentateurs en raison de la superposition des 144 000 « rachetés de la terre » des « 12 tribus d’Israël et de la proclamation d’un Évangile éternel » à « toute nation, tribu, langue et peuple » (Ap 14,6). Ces 144 000, contrairement aux Judéens de Smyrne et de Philadelphie, ne sont pas coupables de mensonge et ils sont « irréprochables » (ἄμωμοί) (Ap 14,5). Ce terme désigne dans la Septante et dans le Nouveau Testament la qualité d’une victime propre au sacrifice (Ex 29,1.38 ; Lv 1,3.10 ; 3,1.6 etc. ; 1 Pi 1,19 et He 9,14) et connote donc la pureté rituelle[48].

Comme le pensent Adela Yarbro Collins, mais aussi Martha Himmelfarb[49], le prophète Jean incarne une certaine conception de type sectaire de l’identité judéenne analogue à celle qu’exprime la Règle de la communauté (1 QS V, 1-7)[50]. Il reste attaché aux règles judéennes relatives à la pureté rituelle puisque rien de κοινόν n’entrera dans la Jérusalem céleste (Ap 21,27)[51]. Ce souci de pureté transparaît tout au long de l’Apocalypse, notamment dès les messages des chap. 2 et 3, dans le refus des idolothytes (2,14.20), dans la description des 144 000 « qui ne se sont pas souillés avec des femmes » (Ap 14,4), dans l’opposition entre la prostituée écarlate assise sur une bête (Ap 17) et l’épouse vêtue de lin resplendissant et pur (19,7-8), une opposition qui structure toute la fin du texte. À cet égard, la métaphore de la souillure ou du lavage du vêtement, qui traverse tout le texte (3,4 ; 7,13-14 ; 22,14), et qui est au coeur de la dernière des sept béatitudes de l’Apocalypse (22,14) et qui a été diversement interprétée comme une référence au baptême ou au martyre, doit plutôt être entendue sur l’arrière-plan des prescriptions judéennes relatives à la pureté rituelle. En effet, l’emploi du verbe πλύνειν (7,14 ; 22,14) fait écho à Lv 14,9 LXX, καὶ πλύνει τὰ ἱμάτια καὶ λούσεται τὸ σῶμα αὐτοῦ ὕδατι[52]. Il ressort de cette insistance sur la pureté rituelle qu’il y a tout lieu de croire que pour le prophète Jean, celle-ci était requise tant par la fidélité à Jésus qu’à l’identité judéenne. Or la pureté rituelle n’est guère compatible avec l’intégration dans la cité. On conclura donc que ces Judéens que Jean stigmatise comme menteurs sont bien des Judéens, c’est-àdire qu’ils appartiennent à l’ethnos judéen, et que la « congrégation de Satan » désigne non pas une « synagogue », c’est-àdire une congrégation judéenne ayant une existence réelle dans la cité, mais la construction par Jean d’une « congrégation fictive » réunissant tous les Judéens dont le « blasphème » est sans doute, non de ne pas reconnaître Jésus comme le Messie, mais de trahir leur identité judéenne, souillée pour être trop compromise dans la cité.