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I. Avant l’apocalypse, « sub Tiberio quies »

La première décennie du xxie siècle vient de nous offrir une série d’études remarquables, à vocation historique, politique, sociale, militaire, voire même interdisciplinaire, consacrées aux causes, aux déroulements et aux conséquences des trois grandes guerres judéennes qui ravagèrent la Terre d’Israël et le Proche-Orient entre l’an 66 et l’an 135 de notre ère[1]. L’une de ces études, Rome et Jérusalem, une monographie de sept cent pages publiée en 2007, avec le sous-titre hautement évocateur de Le choc de deux civilisations (The Clash of Ancient Civilizations), est due à la plume de Martin Goodman, de l’Université d’Oxford, l’un des meilleurs spécialistes du judaïsme de la fin du Second Temple. Une telle synthèse avait été précédée, en 1987, par une analyse détaillée des responsabilités des élites judéennes dans le déclenchement de la première guerre judéenne, que Goodman attribue largement à l’incompétence et à l’ambivalence de ces dernières[2]. Le savant britannique devait revenir, ensuite, entre les deux publications, sur la part de la propagande impériale flavienne dans l’exaspération de la confrontation entre Rome et « la barbarie orientale » représentée par Jérusalem, qui aurait mené, à terme, aux révoltes sous Trajan et à la seconde guerre judéenne[3]. D’un côté, le pouvoir romain n’aurait pas trouvé d’interlocuteurs dignes de confiance à qui déléguer la conduite des affaires locales, de l’autre, la dynastie flavienne aurait bâti le mythe de sa légitimité politique autour de ses exploits militaires en Palestine.

Ces deux hypothèses, tout à fait sensées et plausibles, ont été revisitées dans Rome et Jérusalem et complétées, en amont, par une réflexion sur l’inéluctabilité présumée de la première et, partant, des autres guerres judéennes. En effet, à la question si « les Juifs de Jérusalem, pendant la première moitié du ier siècle après J.-C. se percevaient-ils comme les sujets opprimés d’un empire hostile, au même titre que leurs descendants estimeront l’être, un siècle plus tard, quand le chef rebelle Shimon Bar Kosiba […] prendra la tête de la seconde révolte sanglante dans les années 132 à 135 de notre ère[4] », Goodman répond, à la fin de son dernier ouvrage, par la négative : « […] le monde juif dans lequel Jésus évoluait était certes placé sous le contrôle de Rome mais […] il n’était pas, et ne se sentait pas, oppressé par le pouvoir romain[5] ». Il s’ensuit qu’un tel enchaînement de révoltes catastrophiques aurait pu être évité, du moins en théorie, si les classes dirigeantes locales et les administrateurs romains de la province n’avaient pas été aussi médiocres et corrompus et si le pouvoir impérial n’avait pas instrumentalisé la victoire de 70 à des fins purement politiques. De l’avis de Goodman, « [l]a diabolisation des Juifs fut d’autant plus aisée qu’ils formaient un groupe à part dans la ville de Rome. Dans un certain contexte politique, lorsque la société en général cherche des boucs émissaires, des différences mineures de style de vie peuvent attiser les haines[6] », une diabolisation qui contribuera, plus tard, à la genèse tardo-antique de l’antisémitisme chrétien.

Or, il me semble évident que, lorsqu’on s’interroge, comme le fait Goodman, sur « le choc de deux civilisations » d’il y a presque deux mille ans, l’évocation du spectre du passé ne répond pas à des soucis purement académiques, mais elle est aussi, en partie, liée à des inquiétudes provoquées par d’autres confrontations beaucoup plus d’actualité. Nous reviendrons dans nos conclusions sur cet aspect actualisant et pédagogique de l’écriture historienne. Pour l’instant, bornons-nous à constater que le problème majeur de la reconstruction historique proposée par le chercheur britannique réside dans sa tentative de cerner, d’une part, ce que la population judéenne pouvait bien ressentir, au ier siècle de notre ère, à l’égard de l’occupant romain, et, d’autre part, le point de vue impérialiste romain sur la superbe d’un peuple vaincu mais, pourtant, toujours insoumis[7]. De quels témoignages et de quels indicateurs disposons-nous pour en juger ? Est-ce que les données archéologiques sont suffisamment éloquentes ? Certains spécialistes y ont vu, à juste titre, la preuve de l’excellente intégration des élites judéennes dans le tissu socio-économique de l’Empire[8]. Mais qu’en est-il du reste, largement majoritaire, de la population ? Est-ce que le témoignage direct de l’historien Flavius Josèphe serait plus à même de nous éclairer ? Certes, à condition de soumettre sa prose à une relecture rhétorique serrée qui nous permette, après avoir fait la part de ses fioritures apologétiques pro uita, domo, patronisque suis, de deviner non pas ce que Flavius Josèphe n’a pas vu, mais ce qu’il n’a pas souhaité dire[9].

En réalité, il existe toute une littérature susceptible de nous renseigner sur les états d’âme de la majorité silencieuse de la Judée, de la Galilée et d’ailleurs : il s’agit de la riche production apocalyptique d’époque romaine, qui vit le jour entre 63 avant et 135 de notre ère, tout particulièrement des ouvrages à forte teneur eschatologique, tels que le Livre des paraboles (1er Hénoch 37-71), le Testament de Moïse, le 4e Esdras, le 2e Baruch, l’Apocalypse d’Abraham, le quatrième et le cinquième livre des Oracles sibyllins, auxquels on peut facilement ajouter, sur le versant judéo-chrétien, l’Apocalypse johannique et l’Apocalypse de Pierre.

D’un côté, à l’instar de Flavius Josèphe, la plupart des historiens contemporains ont tendance à négliger la portée de ces apocalypses qu’ils jugent, à tort, comme étant l’expression de groupes d’extrémistes minoritaires, alors qu’en réalité, de tels textes ne font que continuer et amplifier une tradition para-scripturaire bien établie de révélations eschatologiques qui remonte à l’époque de la crise maccabéenne, au Livre de Daniel, à l’Apocalypse des animaux (1er Hénoch 85-90) et à l’Apocalypse des semaines (1er Hénoch 93,1-10 et 91,11-17). De l’autre côté, la plupart des théologiens actuels aiment souligner le message consolatoire de ces mêmes textes, porteurs d’espérances en une intervention non humaine, mais divine, alors qu’au contraire, il s’agit d’ouvrages engagés, d’écrits de résistance à l’encontre des colonisateurs et de leurs collaborateurs, émanant de milieux parfois sectaires, ce qui n’a toutefois pas empêché leur diffusion en langue grecque, dans la Diaspora[10]. Rares sont ceux et celles qui, de nos jours, osent mettre en relation la propagation des écrits et des idées apocalyptiques avec la montée de la tension nationaliste en Terre d’Israël comme ailleurs[11]. Goodman, le premier, minimise l’impact de ces rêveries utopiques dans la vie réelle[12]. Pourtant, c’est justement au moyen de ces récits de visions et de révélations, dont auraient bénéficié patriarches et prophètes d’antan, que s’est organisée la réponse judéenne à la propagande hérodienne et romaine, une réponse que nous n’hésiterions pas à qualifier de grand public.

Dans la suite de notre exposé nous aimerions, à l’aide de deux exemples hautement emblématiques, illustrer l’importance que prit l’exutoire apocalyptique dans le sentiment d’oppression ressenti face au pouvoir romain : le premier ayant trait aux tensions qui secouèrent la Terre d’Israël au moment de la fin du règne d’Hérode le Grand, autour de l’an 4 avant notre ère, le second portant sur les renégociations nécessaires pour donner un sens acceptable, après 70 de notre ère, à la destruction du Second Temple. L’épisode de la persécution des « chrétiens » à la suite du célèbre incendie de Rome, en 64 de notre ère, véritable point d’orgue de l’intolérance à l’encontre des Judéens dans la capitale même de l’Empire, nous donnera l’occasion de vérifier l’hypothèse d’une diffusion significative des idées apocalyptiques auprès des communautés diasporiques à la veille de la première guerre judéenne. Dans nos conclusions, nous essaierons de proposer une interprétation plus articulée et organique, du moins nous l’espérons, de ce « choc » tellement actuel entre « deux civilisations » anciennes.

II. « Ceux qui dominent la terre supplieront les anges du châtiment »

Si nous laissons de côté les cicatrices que la prise de Jérusalem par Pompée et la profanation du Temple, en 63 avant notre ère, ont laissées dans les Psaumes de Salomon, des traces rapidement effacées par le châtiment divin du « dragon » orgueilleux (2,25-31), la première réponse apocalyptique à des thèmes chers à la propagande impériale romaine remonte au Livre des paraboles, le pamphlet le plus récent du recueil du 1er Hénoch, vraisemblablement écrit peu de temps avant ou immédiatement après la mort d’Hérode le Grand[13]. Il s’agit essentiellement de la reconfiguration hénochique des prophéties de Daniel 7 et d’Isaïe 24,17-23, qui annonce la tenue du grand jugement eschatologique prononcé par le Seigneur des Esprits/Principe des jours et l’Élu/Fils de l’Homme à l’encontre de « tous les rois, les puissants, les grands et ceux qui dominent la terre » (62,1 ; 62,3.9 ; 63,12 ; 67,8), qu’il convient d’identifier, très probablement, avec le roi Hérode et ses associés. Dans un tel contexte, il est aisé de voir comment les visions eschatologiques du Livre des paraboles répondent aux arguments traditionnels de la propagande romaine de l’époque, tels l’établissement de la Pax Augustea et le retour de l’âge d’or, relayés par la propagande hérodienne[14]. Il suffira, pour s’en rendre compte, de comparer le messianisme du Livre des paraboles à celui de la célèbre Quatrième églogue de Virgile, écrite en 41 ou 40 avant notre ère. La différence majeure entre ces deux textes réside, probablement, au niveau de la caractérisation de leurs héros respectifs. Le poème de Virgile est entièrement consacré à la glorification d’un grand leader politique à venir, un motif que le poète appliquera bientôt, dans l’Énéide (6,791-793), à la personne même de l’empereur Auguste, tandis que le Livre des paraboles est davantage intéressé à la réhabilitation d’une communauté ou d’une nation tout entière, sauvée par l’intervention d’un libérateur d’origine divine. La Quatrième églogue célèbre la naissance d’un homme fort et le commencement d’un nouveau régime autoritaire, tandis que le Livre des paraboles condamne sans appel toute forme de despotisme humain. Comme l’a très bien exprimé David W. Suter, le premier « sert de caution à la mise en place de la structure et de l’autorité » d’un nouvel ordre social, tandis que le second « applaudit au renversement et à la chute d’un ordre oppressif et à l’établissement d’une société nouvelle[15] ». En d’autres termes, les perspectives de la Quatrième églogue correspondent au point de vue des colonisateurs, et celles du Livre des paraboles à la perception du colonisé[16].

III. « Cette femme que tu as vue, et que tu aperçois maintenant comme une cité bâtie, c’est Sion »

Une fois que nous avons franchi la ligne de partage des eaux de la destruction du Second Temple, en 70 de notre ère[17], la littérature religieuse du judaïsme semble suivre deux directions complètement opposées : d’un côté, nous avons des textes judéo-chrétiens, l’Apocalypse johannique la première, qui prennent ouvertement position contre la propagande impériale de la dynastie flavienne[18], de l’autre côté, des apocalypses judéennes telles que le 4e Esdras, le 2e Baruch ou l’Apocalypse d’Abraham semblent se contenter de panser, pour ainsi dire, les plaies psychologiques de la catastrophe nationale[19], apparemment sans aucune velléité de réagir aux provocations romaines. Toutefois, en y regardant de plus près, ce contraste si étrange et ce silence si assourdissant se révèlent être moins le fait des textes eux-mêmes que celui des commentateurs modernes qui auraient oublié, à une exception près, de leur poser les bonnes questions[20]. C’est à Philip F. Esler, un néotestamentaire féru d’approches socio-historiques, que revient le mérite d’avoir, enfin, cerné le profil social de ces écrits apocalyptiques, dont le but aurait été de réduire la dissonance cognitive provoquée par la non-intervention divine en faveur du peuple élu, une dissonance cruellement amplifiée par la propagande de la dynastie flavienne, notamment lors des émissions commémoratives de la série monétaire de la Iudaea capta (ou, plus rarement, deuicta)[21].

La production la plus significative de monnaies montrant la Judée sous les traits d’une figure féminine se situe sous le règne de Vespasien (69-79 de notre ère). Il s’agit d’aurei, de deniers, de sesterces et d’as frappés principalement à Rome, à Lyon et à Tarragone, en 69-73, voire de deniers frappés à Antioche, en 72-73 (RIC 363 ; 367), et d’as émis en 77-78 (RIC 595 ; 596 ; 762 ; 784), sans compter des cas de deniers hybrides (RIC 148b) et de semis de provenance incertaine (RIC 812). Les pièces comportent, sur l’avers, l’effigie de l’empereur (RIC 15 ; 16 ; 34 ; 41a ; 45 ; 53 ; 148b ; 254 ; 266 ; 287 ; 288 ; 289 ; 363 ; 393 ; 397 ; 419 ; 424 ; 425 ; 426 ; 427 ; 467 ; 468 ; 489 ; 490 ; 491 ; 525 ; 595 ; 596 ; 733 ; 762 ; 784) ou de son fils Titus (RIC 160 ; 367 ; 608 ; 620 ; 653 ; 812), et sur le revers, 1) l’image d’une femme judéenne endeuillée, assise par terre, à la droite d’un trophée (RIC 15 ; 34 ; 254 ; 266 ; 288), les mains éventuellement liées derrière le dos (RIC 16) ; 2) la même femme, à la droite d’un palmier (RIC 393 ; 653), les mains éventuellement liées (RIC 287), assise sur une armure (RIC 620) ou entourée d’armes (RIC 489 ; 490 ; 491 ; 595 ; 596 ; 762 ; 784 ; 812) ; 3) la même femme debout, à la gauche d’un palmier (RIC 148b), les mains éventuellement liées (RIC 289) ; 4) la même femme assise, à droite, un palmier au centre et, à gauche, l’empereur debout, tenant une lance verticale dans la main droite et le parazonium dans la main gauche (RIC 41a ; 53 ; 160 ; 363 ; 367 ; 427 ; 733), éventuellement sans palmier (RIC 608) ; 5) la même femme assise, à droite ou à gauche, un palmier au centre et, de l’autre côté, un prisonnier judéen debout, les mains liées derrière le dos, avec des armes déposées sur le sol (RIC 424 ; 425 ; 426) ; 6) la victoire debout, en train d’écrire (« S.P.Q.R. » ou « OB.CIV.SER. ») sur un bouclier suspendu à un palmier au-dessous duquel est assise une minuscule femme judéenne en pleurs (RIC 397 ; 419 ; 467 ; 468) ; 7) à droite, l’empereur debout, le pied droit sur la proue d’un navire, tenant la victoire dans la main droite et une lance verticale dans la main gauche, un Judéen agenouillé à ses pieds et une Judéenne debout, en attitude de suppliante, à gauche, un palmier à l’arrière (RIC 525). Sous le règne de Titus (79-81 de notre ère), sont frappés des sesterces et des as, à Rome, en 80-81, avec des images de type 5 sur le revers (RIC 91 ; 92 ; 93 ; 128), et des semis de type 2 de provenance incertaine (RIC 141). Sous le règne de Domitien (81-96 de notre ère), les monnaies commémorant la campagne de Judée se font plus rares, remplacées par celles de la nouvelle série de la Germania capta, et se limitent à des sesterces d’un type nouveau, émis à Rome, en 85, représentant 8) une femme judéenne assise, liée à un trophée, derrière lequel se tient un soldat romain debout (RIC 280)[22].

Si, de Vespasien à Trajan, la nécessité politique pour les nouveaux maîtres de l’Empire de glorifier la campagne de Judée avait déjà été mise particulièrement en évidence par Goodman[23], la véritable nature militante et contre-propagandiste de la littérature apocalyptique judéenne a été découverte par Esler. Plusieurs indices viennent corroborer une telle clé de lecture.

Tout d’abord, en ce qui concerne le 4e Esdras, il s’avère que, comme l’avaient pressenti nos collègues féministes et les spécialistes des gender studies[24], le personnage emblématique de la femme endeuillée à cause de la mort de son fils unique, qui apparaît à Esdras lors de sa quatrième vision et qui se transforme soudainement en la cité de Sion, la Jérusalem céleste dans toute sa splendeur (9,26-10,59), constitue la réplique littéraire la plus appropriée aux images féminines affligées, déshonorées et déshonorantes, véhiculées non seulement par la propagande impériale, mais aussi, nous pouvons ajouter, par les écrits tout aussi apologétiques de Flavius Josèphe, telle la pauvre Marie de Bethezyba, qui aurait perdu la raison et dévoré son propre fils à la veille de l’assaut final contre le Temple[25]. La femme « barbare », qu’elle soit, dans l’Antiquité, judéenne, germanique[26] ou, aujourd’hui, afghane, que l’on faisait jadis prisonnière et que l’on libère de nos jours, était et reste un symbole puissant de l’honneur et de la honte des uns et des autres, un personnage autour duquel se cristallisent, depuis toujours, tous les fantasmes des colonisateurs et des colonisés.

Quant aux ustensiles du Temple, ostensiblement portés en triomphe par les vainqueurs, décrits en détail par Flavius Josèphe (Guerre des Judéens 7,148-149) et représentés dans les hauts-reliefs de la célèbre scène processionnelle de l’Arc de Titus (une menorah, en or d’après Josèphe, la table des pains de proposition, du même métal précieux précise l’historien judéen, avec des vases sacrés et deux trompettes rituelles)[27], la littérature midrashique et apocalyptique judéenne allait répliquer qu’il n’était pas question qu’ils aient été profanés par les soldats babyloniens/romains, car ils avaient été confiés, auparavant, « à la Terre » pour qu’elle les garde « jusqu’aux derniers temps » (2e Baruch 6,5-10 ; 80,2 ; Apocryphe copte de Jérémie 28 ; Paralipomènes de Jérémie 3,7-8.14), tandis que les clés du Temple avaient été remises au ciel ou au soleil (2e Baruch 10,18-19 [les clés et le voile] ; Apocryphe copte de Jérémie 28-29 [le fleuron d’or du turban du grand prêtre et les clés] ; Paralipomènes de Jérémie 4,3-4 ; Pesiqta Rabbati 26,6)[28]. Et lorsque Flavius Josèphe termine l’énumération des proies de guerre portées en triomphe par la mention non pas d’« une copie de la loi des Juifs », comme l’on traduit d’habitude[29], mais de « la Loi » tout court « des Judéens » (Guerre des Judéens 7,150 : ὅ τε νόμος ὁ τῶν Ἰουδαίων)[30], très probablement le Sefer ha-‘Azarah, ou « Livre du parvis (du Temple) », le rouleau officiel de référence qui est mentionné dans la Mishna (Mo‘ed Qatan 3,4 ; Kelim 15,6), qui aurait été écrit, selon Rashi, par Esdras lui-même et que Vespasien préférera garder, avec le voile de pourpre, dans son propre palais (Guerre des Judéens 6,162)[31], la réponse polémique du 4e Esdras est que la Loi n’aurait pu en aucun cas être tombée entre les mains de l’ennemi, car elle « a été brulée » (14,21), et que, en dépit d’une telle destruction, Dieu donnera à Esdras l’intelligence nécessaire pour reconstituer le corpus complet des Écritures, en quatre-vingt-quatorze livres (14,22-26.37-48). En d’autres termes, les Babyloniens/Romains et leurs coryphées ont beau prétendre avoir privé les Judéens de l’essence même de ce qui constituait leur identité nationale, à savoir, le Temple de Jérusalem et son rouleau de la Loi, la réponse apocalyptique est que, dans un cas comme dans l’autre, Dieu présidera à la restauration du patrimoine et des fortunes d’Israël.

Tous les arguments traditionnels, utilisés par la propagande impériale pour humilier les Judéens vaincus et exalter les Romains vainqueurs, sont réinterprétés et transformés en autant de symboles de fierté, de résistance et d’espoir en un renversement imminent des rôles. Car il serait étrange que des textes aussi politiquement engagés se soient limités à apporter un simple réconfort spirituel aux endeuillés de Sion, au contraire, il est plus que probable qu’ils aient, contre toute attente, contribué à faire naître des espérances de restauration à court terme, en l’espace, très exactement, de soixante-dix ans, c’est-àdire, la durée prototypique du premier exil babylonien (d’après Jérémie 25,11 ; 29,10 ; 2 Chroniques 36,21 ; Daniel 9,2 ; Zacharie 1,12 ; 7,5), faisant ainsi le lit idéologique des deux révoltes successives. Le choix pseudépigraphique de ces textes apocalyptiques était, en lui-même, évident : tout comme Jérémie, Baruch, Eved-Mélek/Abimélek, Esdras[32], les héros de la première destruction et du premier exil, les justes qui étaient en train de vivre la répétition de ces événements assisteraient, bientôt, à la restauration, cette fois-ci eschatologique, de Jérusalem et de son Temple. La dissonance cognitive définitivement résolue, l’espoir pourrait reprendre, temporairement, le dessus.

IV. « Adversus omnes alios hostile odium »

La confirmation indirecte de la diffusion des idées véhiculées par la propagande apocalyptique antiromaine nous vient d’une source inattendue, non pas d’un passage de Flavius Josèphe qui, de toute façon, aurait vraisemblablement essayé d’occulter cela[33], mais d’un épisode fort célèbre des Annales de Tacite, la fresque historique en dix-huit livres consacrés aux règnes des empereurs de la dynastie julio-claudienne, depuis Tibère jusqu’à Néron, le dernier ouvrage du grand historien romain, disparu vers 117 de notre ère. Il s’agit du récit du grand incendie, éclaté le 19 juillet de l’an 64 de notre ère, qui détruisit environ deux tiers de la ville de Rome et que Tacite décrit comme une véritable catastrophe nationale (15,38-44), avec une insistance toute particulière sur la coïncidence avec la date du premier grand incendie de la capitale, par les Gaulois, en 390 avant notre ère, et des calculs chronologiques qui ne sont pas sans rappeler les considérations analogues de Flavius Josèphe sur « l’exactitude du cycle des événements » des deux destructions de Jérusalem (Guerre des Judéens 6,267-270)[34].

Détailler le nombre des demeures et des immeubles de rapport qui furent détruits ne serait pas facile, mais de très anciens lieux de culte — le temple de Servius Tullius consacré à la Lune, le grand autel et le sanctuaire que l’Arcadien Évandre avait dédié à Hercule Secourable, le temple de Jupiter Stator, voué par Romulus, la regia de Numa et l’enclos sacré de Vesta, avec les pénates du peuple romain — furent brûlés ; et puis les trésors, acquis par tant de victoires, et les chefs-d’oeuvre des artistes grecs, et aussi les monuments antiques, jusqu’alors intacts, des grands esprits d’autrefois, si bien que, quelle que fût la beauté de la Ville qui ressurgit, beaucoup, parmi les personnes âgées, se souvenaient de choses dont la perte était irréparable. Il y eut des gens pour remarquer que cet incendie avait commencé le quatorzième jour avant les calendes d’août, le jour même où les Sénons avaient pris et brûlé la Ville. D’autres allèrent, dans leur désir d’exactitude, jusqu’à calculer qu’il y avait eu le même nombre d’années, de mois et de jours entre la fondation de la Ville et le premier incendie qu’entre celui-ci et le second (Annales 15,41)[35].

Il est bien connu que, d’après Tacite, la population aurait attribué la responsabilité d’un tel désastre à l’empereur Néron en personne, si des « chrétiens », adeptes d’une « superstition pernicieuse » originaire de la Judée et « détestés à cause de leurs moeurs criminelles », n’avaient pas été opportunément identifiés comme les coupables[36]. « Donc, on arrêta d’abord ceux qui avouaient, puis, sur leur dénonciation, une foule immense, qui fut condamnée moins pour crime d’incendie que pour sa haine du genre humain (odio humani generis)[37] » (15,44,4), nous dit Tacite dans un passage généralement considéré comme antichrétien, tandis que, en réalité, l’historien romain est ici en train de ressasser l’un des stéréotypes favoris de la judéophobie ancienne, à savoir, le fait que chez les Judéens « existe une loyauté obstinée, une pitié toujours prête, mais, à l’égard de tous les autres, une haine comme envers un ennemi (hostile odium) » (Histoires 5,5,2)[38]. Ce que Tacite semble vouloir suggérer est que la « haine », qui est à l’origine du particularisme, à ses yeux, exacerbé des Judéens, et qui est partagée aussi par les disciples de ce Judéen appelé Christ, ne pouvait que conduire ces gens à leur perte. Mais quel aspect de la misanthropie judéenne aurait pu donner lieu à des accusations de ce genre ?

Compte tenu des causes et des circonstances de cette persécution, force est de conclure que ce qui pouvait être perçu comme étant une preuve irréfutable de la « haine du genre humain » était une croyance eschatologique de type apocalyptique en la destruction finale par le feu de la « Grande Prostituée » qui opprimait Jérusalem et ses saints. Plusieurs lecteurs et lectrices des Écritures d’Israël, au sens large du terme, incluant aussi les textes parabibliques et apocalyptiques, partageaient la croyance en une telle ekpúrōsis universelle avec les philosophes stoïciens. Toutefois, à la différence de ces derniers, certains d’entre eux et elles, les « messianistes » les premiers, croyaient aussi en l’imminence du prochain incendie du monde[39]. « Le temps est court […], car la figure de ce monde passe » (1 Corinthiens 7,29-31) et, pour le dire avec les premiers vers d’un célèbre poème médiéval, « Dies irae, dies illa, / Solvet saeclum in favilla, / Teste David cum Sibylla ! » Les suites de l’incendie de Rome, en 64 de notre ère, démontrent que de telles idées étaient suffisamment connues par les autorités romaines pour pouvoir faire des membres d’un groupe sectaire judéen tout à fait marginal les boucs émissaires idéaux de cette catastrophe[40].

V. Après l’apocalypse, « mémoire du mal » ou « tentation du bien » ?

En conclusion, dans la recherche contemporaine la parabole de la littérature judéenne ancienne dite apocalyptique est l’une des plus curieuses, souvent ignorée par les historiens et encore plus souvent édulcorée par les théologiens. Il s’agit, pourtant, d’une littérature engagée d’un point de vue non seulement religieux, mais aussi politique, qui contribua largement à la radicalisation du conflit entre Jérusalem et Rome et qui, accessoirement, entraîna pour certains groupes d’activistes, dont les premiers chrétiens, la réputation d’être de dangereux « terroristes » d’origine étrangère. Tacite est l’intellectuel romain qui, a posteriori, a percé, ou a cru percer, au grand jour les visées révolutionnaires des extrémistes judéens, à un tel point que, en s’inscrivant délibérément en porte-àfaux avec son prédécesseur Flavius Josèphe[41], il n’a pas hésité (à la différence de Suétone) à laisser planer le doute sur les causes du grand incendie de Rome et, fort probablement, à présenter la destruction du Temple de Jérusalem par Titus comme des représailles à l’encontre de toute velléité de résistance judéenne[42].

« Qu’est-ce que l’histoire ? », se demande Steve Mason dans un essai récent extrêmement perspicace et fouillé[43]. Est-ce trancher entre la version apologétique d’un Flavius Josèphe et la relecture beaucoup plus désenchantée d’un Tacite, entre une interprétation et un fait historique donné ? Est-ce le choix de comparer la destruction « accidentelle » du Temple de Jérusalem à l’anéantissement de l’abbaye du Mont-Cassin ou, plutôt, au bombardement au phosphore et au napalm de la ville de Dresde[44] ? Notre réponse est que, dans le cas spécifique de l’histoire du « choc des civilisations » judéenne et romaine, l’écriture d’une histoire véritablement postmoderne reviendrait au tissage d’une tapisserie qui utilise, enfin et sans parti pris, les fils de toutes les couleurs des perceptions des uns et des autres — autorités romaines, élites judéennes, opposants apocalyptiques, populations locales, combattants pour la liberté, historiens collaborateurs, sénateurs judéophobes… — et non seulement de ce qui, à première vue, ne dérange pas, ou pas trop, les sensibilités modernes[45].

Historia magistra uitae ? se demandait, il y a une quarantaine d’années, Henri-Irénée Marrou, en plein tourbillon contestataire, avant d’opter, plus opportunément, pour une histoire ayant pour objectif « l’enrichissement de la culture présente par la récupération des valeurs du passé[46] ». Martin Goodman a accompli, dans ce sens, une avancée décisive : il nous reste, maintenant, à compléter ce qui doit l’être et à montrer en quoi ces valeurs du passé peuvent enrichir la culture qui est la nôtre.