Corps de l’article

La tâche de l’intellectuel […] est […] de ne jamais cesser de mettre et remettre en question ce qui est postulé comme évident, de troubler les habitudes mentales des gens, leur façon de faire et de penser les choses, de dissiper ce qui est familier et accepté, de réexaminer les règles et les institutions […].

Michel Foucault

Je voudrais en avant-propos exprimer mes remerciements au professeure Anne Pasquier de l’Université Laval à Québec, mon amie Anne, pour son invitation à prononcer la conférence inaugurale de cet atelier-colloque Le monde grec et romain : définitions, frontières et représentations : le « judaïsme », le « christianisme » et le « paganisme » qu’elle a coordonné dans le cadre de ce congrès de l’Acfas. Ce fut pour moi un grand honneur et une lourde responsabilité. Mes remerciements vont aussi à Steeve Bélanger et à Marie Chantal, doctorants de l’Université Laval et de l’École pratique des Hautes études, du moins pour le premier, qui ont été à l’origine de cette rencontre et qui ont grandement aidé non seulement à ses aspects pratiques, mais aussi à ses aspects intellectuels et scientifiques.

Tous les problèmes qui vont être abordés ici reposent sur une question essentielle : « Comment produire une histoire scientifique du judaïsme et du christianisme antiques en déconstruisant les représentations confessionnelles et en reconstruisant l’émergence et l’évolution de ces religiosités mises en contexte[1] ? » Pour ce faire, on a tendance à se situer plutôt du côté de la méthode historique « positiviste » fondée sur la philologie et l’histoire et non du côté de la méthode historique « comparatiste » fondée sur l’anthropologie et la sociologie, mais sans opposer nécessairement ces deux méthodes qui ont tendance à se compléter quand on les utilise à bon escient.

Cette déconstruction et cette reconstruction doivent évidemment se faire dans le respect mutuel que se doivent deux disciplines aussi différentes que le sont l’histoire et la théologie qui, pourtant, se croisent en permanence dans le monde chrétien catholique et protestant, parfois de manière heurtée pour ne pas dire plus. En aucun cas, ces opérations ne doivent déborder le cadre de la démarche scientifique pour s’engouffrer dans les méandres de l’idéologie.

I. Observations introductives

Dans le cadre de ces observations introductives, à des fins de démonstration, il paraît nécessaire d’attirer l’attention sur les phénomènes bien connus de continuité et de discontinuité qui sont des facteurs importants en histoire, notamment quand il s’agit de l’histoire antique de ce que l’on appelle, pour faire bref, le « judaïsme » et le « christianisme ».

On propose ici de penser que la continuité relève de la fiction et la discontinuité de la réalité, surtout afin de rompre avec une dichotomie élaborée par Aristote contre Démocrite, notamment en mathématique et en physique, qui est plus favorable à la continuité qu’à la discontinuité, et sur laquelle on vit toujours depuis — conditionnant ainsi les idéologies et le retour aux origines fatalement meilleures que le présent.

Observons que la théologie en général fonctionne sur la continuité et dissimule souvent les discontinuités : c’est pourquoi l’histoire, en tant que « science » et non en tant que « littérature », en tant que discours « scientifique » et non en tant que discours « rhétorique », devrait avoir pour fonction essentielle de mettre en évidence ces discontinuités — ce qui n’est pas nécessairement toujours le cas actuellement dans les recherches dites historiques. En effet, l’histoire ne devrait pas entrer nécessairement dans la démarche de la continuité et devrait mettre constamment en évidence les discontinuités, car, en principe, cette discipline travaille plus sur les différences que sur les ressemblances : les premières apportant évidemment plus d’informations que les secondes. Sans compter que, sur la durée, les discontinuités, au pluriel, apparaissent comme correspondant plus aux réalités humaines que la continuité, au singulier, qui est un artifice, une ruse, à des fins de légitimité tant théologique que politique — c’est-àdire, en un mot, idéologique. Ainsi, l’historien devrait être constamment à la recherche des discontinuités dans le temps et dans l’espace : c’est à cette fin qu’il devrait mettre en oeuvre des questions et des concepts propres à sa discipline, les seuls qui peuvent lui permettre la mise en évidence des ruptures dans le temps et dans l’espace.

C’est pourquoi, en histoire, les phénomènes de continuité et de discontinuité devraient être étudiés de manière plus approfondie qu’ils ne le sont aujourd’hui : ils devront l’être, si tant est qu’on s’en donne la peine, du point de vue sociologique et anthropologique, car ils pourraient constituer ainsi la clef d’une conception historique plus ou moins « neutralisée », désamorcée si l’on préfère, notamment des commencements du christianisme et du rabbinisme dans un judaïsme qu’ils ont tant absorbé et imbibé qu’ils s’en sont tous deux prétendus être les successeurs légitimes. Pour ce faire, le christianisme comme le rabbinisme, chacun à sa manière, ont mis en place des stratégies de dissimulation des discontinuités tellement élaborées que l’historien peine à les démasquer.

À l’évidence, les représentations, auxquelles ces stratégies conduisent, ont parfaitement mieux convenu à l’historien durant longtemps, le confortant d’une certaine manière dans ses propres représentations confessionnelles et identitaires. Il peut être « rude », en effet, de réaliser que ces stratégies ont abusé, en les mystifiant, bien des générations dont on se croit descendre : c’est pourquoi, il est possible d’affirmer, de manière cynique, sans risque de se tromper, que le mythe des origines a encore de beaux jours devant lui !

II. Remarques et réflexions sur le judaïsme antique[2]

Ces remarques et ces réflexions sur le judaïsme antique n’ont pour objectif que de faire percevoir l’étendue des difficultés pour l’historien, du moins quand il est critique à l’égard de ses sources littéraires et qu’il refuse leurs perspectives fatalement apologétiques et polémiques, sinon d’ailleurs elles n’auraient jamais été écrites et encore moins conservées.

On considère de manière habituelle qu’il existe « un » judaïsme antique, qui se reconnaît comme tel et revendique une tradition uniforme de l’origine jusqu’à nos jours : selon cette tradition, le judaïsme se déclare issu de la Torah écrite et de la Torah orale, l’une et l’autre attribuées à Moïse. Même si elle est traversée de multiples groupes et courants de pensée ouvertement contradictoires, l’unité de cette tradition est considérée comme reposant sur des textes, des croyances et des pratiques que les fidèles reconnaissent, simultanément dans le temps et dans l’espace, en tout ou en partie.

Au risque de contredire ce postulat « théologique », qui est souvent estimé comme normatif, on propose ici de penser qu’il n’en a rien été, du moins dans l’Antiquité, mais sans doute aussi pour les périodes postérieures. Disons déjà que ce postulat est représentatif d’« un » judaïsme, le rabbinisme, mais qu’il en existe d’autres, de nombreux autres, tant avant qu’après la chute du Second Temple de Jérusalem en 70 de notre ère.

On sait que les reconstitutions du passé n’ont guère de place dans les traditions religieuses en général. C’est notamment le cas dans la tradition rabbinique qui fonctionne sur la mémoire et non sur l’histoire, et que les travaux de l’historiographie contemporaine y sont dépourvus de fonction : les thèses historiques sont généralement considérées comme des spéculations mouvantes à caractère idéologique. C’est pourquoi, la tradition rabbinique préfère se situer depuis l’Antiquité dans un anhistoricisme plus ou moins absolu. Il est évident que le travail de l’historien ne saurait reposer sur ces paramètres qui sont de l’ordre des représentations théologiques, fonctionnant sur le concept de vérité, et non de la reconstitution historique, laquelle repose plutôt sur le concept de réalité.

La construction de l’histoire du judaïsme, reprise souvent sur celle du christianisme ou de certains États européens en quête d’une identité commune (comme par exemple l’Allemagne), a été marquée par les idéologies des xixe et xxe siècles, notamment le nationalisme et le sionisme qui en est un de ses avatars.

On doit observer que le peuple judéen, comme de nombreux autres dans l’Antiquité, est un peuple « théocratique » : en ce sens qu’il a constamment été représenté comme conduit par son dieu, avec ses prêtres et ses cultes — cela en dépit de brouilles passagères entre le peuple et son dieu interprétées comme des « infidélités », d’ailleurs bien souvent aussitôt pardonnées. Réciproquement, la religion du peuple judéen est représentée comme « temporelle » : en ce sens que la déférence et la négligence, qui sont manifestées à l’égard de son dieu, ont constamment été conçues comme conditionnant et expliquant le déroulement de l’histoire du peuple, notamment pour légitimer la possession ou pour expliquer la dépossession de la terre. C’est ainsi que s’est progressivement établi un rapport dialectique entre l’histoire du peuple et l’histoire de sa religion, entre l’histoire des Judéens et l’histoire du judaïsme.

Ces précisions générales étant entendues, on peut avancer que faire l’histoire du judaïsme ancien, c’est avant tout faire l’histoire d’une religion, mais pas seulement, car c’est aussi faire l’histoire d’un peuple installé sur sa terre (la Judée) et dispersé hors de sa terre (la Diaspora) — c’est dire la complexité de cette histoire dont l’appréhension n’est pas plus évidente que la compréhension. Sans compter que, quand on s’intéresse à l’histoire du judaïsme ancien, il convient de ne pas confondre histoire des Judéens et histoire de la Palestine. La première est l’histoire d’un peuple, la seconde est l’histoire d’une terre, et cela, même si l’on est amené à étudier la religion de ce peuple qui vit sur cette terre, mais qui vit aussi, ne l’oublions pas, en dehors de cette terre. L’histoire du judaïsme ancien, c’est finalement l’histoire d’une revendication d’un peuple sur sa terre dont la légitimité est fondée sur l’élection divine et la donation divine d’une terre à son peuple.

À partir plus ou moins de la première moitié du ier siècle avant notre ère, l’histoire des Judéens, en Palestine et en Diaspora, fait partie intégrante de l’histoire des Romains et de l’histoire des Iraniens : il s’agit là d’une évidence, mais qui n’est affirmée de manière claire que depuis seulement quelques dizaines d’années. Auparavant, comme le soulignent les contributions historiographiques et épistémologiques de M. Chantal et de S. Bélanger[3], l’histoire judéenne a été conçue comme une histoire uniquement religieuse. L’utilisation de sources strictement documentaires — papyrologiques, épigraphiques, archéologiques et numismatiques — a permis depuis d’établir les interférences et les interactions entre le monde judéen et son environnement immédiat ou lointain. Le peuple judéen n’est nullement un isolat dans l’Antiquité, même si, par la suite, en tant que peuple juif, jusqu’aux xixe-xxe siècles, il a pu être considéré comme tel, tant dans le monde chrétien que dans le monde musulman.

Les religiosités antiques sont toutes ritualistes, ne reposant sur aucune révélation, mais sur un sacerdoce de prêtres et un panthéon de divinités. On pense qu’il n’en a jamais été de même pour la religion des Judéens, car ses croyances et ses pratiques ne reposent que sur un seul dieu. On peut se demander si l’on ne subit pas les représentations d’une documentation qui donne une univocité qui est pourtant curieuse dans le monde antique.

Quoi qu’il en soit de cette question, on postule après d’autres et avec d’autres que le judaïsme d’après 70, comme celui d’avant 70, n’a pas été uniforme. En effet, outre le mouvement des chrétiens et le mouvement des rabbins, une autre forme de judaïsme a existé, celle que l’on appelle le judaïsme synagogal.

Le judaïsme synagogal trouve ses racines et ses origines dans le peuple judéen d’avant la révolte de 66-74 : il est constitué par tous ceux qui n’appartiennent pas aux deux grands mouvements judéens de l’époque, celui des pharisiens ou des rabbins et celui des nazoréens ou des chrétiens. Il s’agit donc d’une troisième entité judéenne dont les membres ne relèvent pas en principe des deux autres groupes composant le peuple judéen. Pour l’époque d’après 70, cette entité judéenne, qui est actuellement l’objet d’une « mise au jour », est désignée, faute de mieux, par l’expression « judaïsme synagogal », car il est à la fois de langue et de culture hellénistes et de langue et de culture araméennes : raison pour laquelle il est difficile de le désigner par les expressions « judaïsme helléniste » ou « judaïsme araméen », comme on tente parfois de le faire. L’existence de ce judaïsme pose le problème de la portée de la culture helléniste et de la culture araméenne sur les Judéens de Palestine à l’époque grecque et à l’époque romaine, sa diffusion et son influence sur l’ensemble du peuple et non seulement sur ses érudits sacerdotaux et ses élites aristocratiques. On sait, en effet, qu’au ier siècle de notre ère, un certain nombre de Judéens de Palestine relèvent de la culture grecque : une situation qui remonte assurément à la conquête d’Alexandre le Grand et aux dominations lagide et séleucide[4].

Dans ce judaïsme synagogal d’après 70, les descendants des familles sacerdotales semblent toujours détenir une position primordiale — ce qui n’est pas nécessairement le cas dans le mouvement des rabbins ou dans le mouvement des chrétiens où ils sont cependant présents. Il ne faudrait donc pas penser, par conséquent, que le pouvoir des prêtres dans la société judéenne de Palestine comme de Diaspora a plus ou moins disparu avec le Temple de Jérusalem[5]. Les prêtres n’ont pas cessé d’exercer un certain pouvoir, avec pour effet de se trouver mêlés à des conflits de légitimité. Parmi les divers conflits, qui sont pointés dans certains travaux de la recherche actuelle, on peut relever, après 70, celui entre les prêtres et les rabbins[6] et celui entre les prêtres et les chrétiens[7]. Mais aussi le conflit, qui se développe dès la seconde moitié du iie siècle et surtout aux iiie et ive siècles, entre l’institution patriarcale et les rabbins ou les chrétiens, sans compter de celui avec les autorités impériales romaines[8].

On peut se demander si l’autorité des prêtres, notamment en matière d’évaluation de la souillure rituelle provoquée par certaines maladies (la lèpre par exemple), a pu se maintenir après 70 ou si elle a disparu sans passer immédiatement aux rabbins. D. Hamidovic considère que dans les premiers siècles de notre ère, on est passé progressivement d’une autorité fondée sur l’hérédité pour les prêtres à une autre autorité fondée sur la compétence, y voyant non pas comme M. Himmelfarb un processus de démocratisation de la société judéenne[9], mais la marque d’une transformation des élites politiques et religieuses dont on trouve, vers la même époque, des parallèles dans la société romaine avec l’établissement du Principat par Auguste[10].

Par ailleurs, le conflit entre les Judéens chrétiens et les Judéens non chrétiens est à percevoir comme celui entre le judaïsme synagogal et le judaïsme chrétien, les rabbins demeurant assez discrets — du moins dans la documentation rabbinique d’origine palestinienne.

Une remarque méthodologique s’impose : l’étude des communautés judéennes de l’Antiquité doit être régionalisée, surtout si l’on admet l’idée d’une certaine attraction et influence entre elles et leurs cultures environnantes. Ce qui signifie, par exemple, que la Diaspora égyptienne ne soit pas la Diaspora syrienne et que même à l’intérieur de la Diaspora égyptienne, il faille différencier la communauté judéenne d’Alexandrie de celle d’Edfou, de Thèbes ou d’ailleurs en Égypte[11].

III. Remarques et réflexions sur le christianisme antique[12]

Ces remarques et ces réflexions sur le christianisme antique, comme celles sur le judaïsme antique, n’ont pour objectif que de faire percevoir l’étendue des difficultés pour l’historien, du moins quand il veut se distancer de ses sources qui proposent une certaine vision du passé.

Le christianisme des deux ou trois premiers siècles est tout entier dans le judaïsme, non pas évidemment dans le rabbinisme ou dans le synagogal, mais en concurrence avec eux : cette remarque porte aussi bien sur le christianisme d’origine judéenne que sur le christianisme d’origine grecque, ce qui a été, pour ce dernier, source de nombreux problèmes avec l’État romain à cause de l’obligation de pratiquer le culte impérial ou le culte civique — surtout à partir de la seconde moitié du iiie siècle, avec les persécutions générales qui sont mises en place.

Le christianisme remonte-til à Jésus, à Paul ou à l’Église ? Une question difficile qui tourmente bien des théologiens et des historiens. Pourtant, tout montre à croire que c’est plutôt à l’Église, qui est mise en place dans l’Empire et avec l’Empire à partir du ive siècle, que le christianisme remonte — à cette fin, on commet une confusion philologique, à des fins idéologiques, entre « communautés » au pluriel et « église » au singulier : ainsi, de la pluralité originelle, on est amené à l’unicité paradisiaque et on affirme qu’à l’origine tout est unicité et que la pluralité est seconde — il est bien connu, en effet, malgré les travaux fondamentaux de W. Bauer (1934) et d’A. Le Boulluec (1985), que l’hérésie provient de l’orthodoxie ! Ce n’est évidemment plus ainsi qu’il faut raisonner, du moins quand on se situe en histoire et non en théologie.

Toutefois, ce n’est qu’à partir du ive siècle que l’on voit émerger un christianisme et un judaïsme — en réalité il s’agit du seul rabbinisme et non de l’ensemble du judaïsme —, qui se veulent chacun majoritaires dans leur camp (= orthodoxes) et qui se veulent remonter, l’un et l’autre à « Israël », une entité théologique fictive et non une entité politique réelle, et ce même si leurs racines sont ancrées dans la marginalité, dans le groupe nazoréen pour le premier et dans le groupe pharisien pour le second — issus l’une comme l’autre du judaïsme pluriel du Second Temple. Tout cela s’est fait dans le temps et avec le temps et non pas de manière spontanée[13].

Dans le christianisme, après la destruction du Temple de Jérusalem, on a tendance à se réclamer du pouvoir des prêtres — sans doute pour s’opposer aux rabbins, qui le récusent, et avec lesquels les chrétiens sont en conflit. Il n’est donc pas étonnant de voir les chrétiens adopter nombre des règles sacerdotales en vigueur à l’époque du Second Temple, alors qu’elles sont abandonnées par les rabbins.

Les chrétiens trouvent certes leur légitimité dans la figure de Jésus de Nazareth qu’ils apprécient et valorisent d’ailleurs de manières diverses et multiples (prophétiques ou messianiques, mais aussi comme un être plutôt humain ou plutôt divin). Ils renvoient pourtant leurs origines à la Torah dont ils maintiennent la validité tout en la relativisant par divers procédés d’interprétation textuelle — notamment celui de l’allégorie grecque.

Ce faisant, les chrétiens revendiquent, non sans raison, la même origine que les rabbins. C’est pourquoi, pour assurer leur légitimité, les uns et les autres se réclament du Verus Israel, c’est-àdire du même héritage culturel : celui qui remonte à l’Israël ancien, au Vetus Israel, selon des représentations qui sont d’ailleurs rarement antérieures aux époques perse ou grecque. Ce serait donc une erreur d’appréciation que de penser qu’il y a eu « captation d’héritage », car l’histoire des idées et des faits montre que les rabbins comme les chrétiens sortent du même moule, que les uns et les autres sont originaires du peuple judéen vivant en Palestine ou en Diaspora entourés de leurs sympathisants ou de leurs catéchumènes non judéens — ce sont ces derniers qui formeront, de plus en plus, la foule des communautés croyantes en Jésus.

Le christianisme, à travers ses théologiens, ceux qu’il va estimer comme « orthodoxes », a voulu se distinguer du judaïsme et notamment du rabbinisme : il n’y parviendra réellement qu’au ive siècle, même si les prémisses de cette distinction remontent déjà au iie siècle[14].

Les chrétiens, contrairement aux rabbins, croient au Messie et observent la Torah — cette dernière n’étant pour eux nullement abrogée, mais, nous l’avons souligné, relativisée par divers procédés qui permettent de la rendre acceptable aux Grecs (notamment par l’allégorisation de la circoncision). De plus, ils récupèrent l’héritage sacerdotal qu’ils interprètent sensiblement, mais sans tellement s’en écarter. Ils n’ont pu le faire que par le biais des chrétiens d’origine judéenne, ceux de langue et de culture araméennes, mais aussi ceux de langue et de culture grecques, car c’est à eux que les chrétiens d’origine grecque doivent cet héritage.

On constate combien le conflit entre chrétiens et rabbins a été inévitable, il en a été de même avec le judaïsme synagogal qui revendique aussi le même héritage.

Cette perspective, tracée à grands traits et sans doute trop simplifiée pour ne pas dire caricaturée, montre que le christianisme et le rabbinisme sont issus du même monde religieux, à savoir : les croyances et pratiques du peuple judéen, autrement dit le judaïsme.

IV. Observations conclusives

Dans le cadre de ces observations conclusives, il paraît nécessaire d’attirer l’attention sur des questions de terminologie, lesquelles sont d’autant plus importantes qu’elles sont invariablement marquées par des questions d’idéologie, et par conséquent difficile à aborder tellement les textes sont confus.

Il est fréquent de parler d’histoire du judaïsme quand il s’agit d’histoire du rabbinisme et d’histoire du peuple juif quand il s’agit d’histoire du judaïsme. Expliquons-nous : on considère, habituellement, que le judaïsme, en tant que religion révélée, commence avec Moïse au Mont Sinaï, se référant ainsi à une tradition spécifique qui se donne elle-même le nom de « Torah » et que le peuple juif est un englobant concernant des Juifs qui ne reconnaissent pas forcément le judaïsme, certains le rejetant partiellement ou en totalité pour pratiquer d’autres voies. Une telle opposition est dénuée de sens : il est vrai que tous les Juifs ne reconnaissent pas le judaïsme, du moins tel qu’on le définit au travers de ses traditions écrites et orales ainsi que de ses pratiques qui en réalité relèvent du rabbinisme. Mais ce qui est encore plus inexact, c’est la manière de définir le judaïsme en le renvoyant à la figure tutélaire de Moïse, qui est celle des rabbiniques, et en omettant la figure tutélaire d’Abraham, qui est celle des synagogaux — deux groupes qui s’opposent sur bien des points.

Le judaïsme, qui est inséparable du peuple juif, est davantage une forme de culture globale qui enveloppe à la fois certaines croyances et pratiques qui s’imposent à tous et d’autres qui ne s’imposent qu’à certains d’entre eux. Le judaïsme est fondé sur des formes de savoirs et des modèles intellectuels, éthiques et politiques, instruits par des textes écrits (la Bible) alors que le rabbinisme ajoute à ces textes écrits (la Bible) des traditions orales (le Talmud). Le judaïsme est un mode de pensée et d’existence qui est à considérer dans le cadre d’une société non limitée géographiquement ou chronologiquement.

Partant d’une définition aussi large, on peut y inclure des mouvements aussi divers que l’ont été le judaïsme sacerdotal, le judaïsme synagogal, le judaïsme rabbinique, voire le judaïsme chrétien — on se tient là dans les limites de l’Antiquité classique et tardive. Tous font partie du peuple juif et revendiquent la figure d’Israël, tous se veulent le Verus Israel, mais, à des degrés divers, tous s’excluent réciproquement avec opiniâtreté et parfois férocité.

Ce n’est qu’après l’émergence de l’islam, que les rabbins de Babylonie commencent à ambitionner une hégémonie sur l’ensemble du peuple juif et à utiliser l’appellation de « judaïsme » pour désigner leur mouvement. Face à ce que l’on peut appeler un demi-échec, puisque tous les Juifs ne se sont pas ralliés à leur mouvement, ils semblent abandonner l’appellation « peuple juif », très peu usitée dans leurs textes, pour l’appellation « judaïsme », surtout utilisée par les chrétiens pour désigner leurs opposants juifs, plus d’ailleurs les synagogaux que les rabbiniques[15].

Les historiens doivent cesser de voir les religiosités de l’Antiquité avec leur regard issu de la Modernité au risque de l’anachronisme avec ses contre-sens et faux-sens. Ils doivent cesser de voir le judaïsme à l’aune de cette Modernité qui ne l’a presque pas touché en dehors de ceux parmi les Juifs (notamment les réformés à partir du xixe siècle), qui l’ont quitté tout en continuant à s’en réclamer. C’est ce que l’on a essayé de faire ici en proposant ces quelques remarques épistémologiques et méthodologiques qui peuvent apparaître encore trop disparates, et qui le sont sans aucun doute, mais il faut dire que la recherche historique sur le judaïsme et le christianisme antiques est dans une telle remise en cause qu’il est tôt pour présenter une synthèse nouvelle et cohérente.

Le particularisme des Judéens dans l’Antiquité gréco-romaine que l’on fait reposer sur un certain monothéisme qui leur imposerait un mode de vie « particulier », notamment à cause des observances prescrites par la Loi de Moïse, ne doit plus se poser dans les mêmes termes que ceux pensés durant longtemps. Chercher à mettre en évidence les conditions d’exception permettant aux Judéens de vivre de manière traditionnelle n’est plus vraiment accepté par la plupart des chercheurs qui s’efforcent maintenant de montrer que leur situation dans la société dans laquelle ils vivent est des plus normalisées en comparaison au mode de vie des autres peuples[16] et même que les réactions judéophobes dont ils sont parfois victimes sont comparables à celles qui se produisent, tant de la part des élites romaines que des foules populaires, à l’égard d’autres minorités ethniques, comme par exemple, les prêtres égyptiens ou les druides gaulois.

La différence posée jadis entre polythéisme et monothéisme — une terminologie relativement tardive et vague puisque le premier de ces deux termes ne paraît pas antérieur au xvie siècle et le second au xixe siècle bien qu’ils ne reflètent pas nécessairement des entités ou des réalités historiques clairement délimitées, mais plutôt des attitudes apologétiques et polémiques plus ou moins dissimulées — n’est également plus acceptable depuis que les spécialistes des religions méditerranéennes antiques, aussi bien grecque que romaine, égyptienne que syrienne, ont montré qu’elles ne sont nullement fondées sur des systèmes de croyances, mais sur des systèmes de pratiques et surtout sur des rituels[17]. De ce fait, les différences entre monothéisme et polythéisme, qui reposent sur des croyances, disparaissent.

D’autant que dans l’Antiquité, parler de religion c’est évoquer un système de pensée qui englobe une nation, une terre et un ensemble de traditions ou de coutumes : le tout s’exprimant et se nouant dans un culte officiel.

On peut alors penser que dans les sociétés antiques régies par des rituels, l’attachement des Judéens à leurs propres pratiques rituelles ne peut plus être considéré comme une particularité focalisant l’attention des autres sur eux.

Toutefois, le fait que les Judéens ne soient pas mis à part de tous les autres ne doit pas signifier pour autant qu’il faille niveler la position de toutes les ethnicités dans l’Empire romain en situation de minorités. En effet, des traits culturels spécifiques de certaines de ces ethnicités paraissent avoir attribué à certaines d’entre elles une visibilité plus spécifique en fonction du temps et de l’espace. C’est assurément le cas des Judéens dont la visibilité dans le monde hellénistique et romain est indéniable, laquelle a été source de moqueries et de quolibets que l’on retrouve abondamment dans la littérature gréco-romaine et que l’on appelle judéophobie, sans que cela ne doive avoir un rapport direct avec l’antijudaïsme qui est religieuse et avec l’antisémitisme qui est politique[18].

Quoi qu’il en soit, pour clôturer ces propos fragmentaires, il ne paraît pas inutile de rappeler la nécessité absolue pour l’historien de « tout reproblématiser » : un rôle que Michel Foucault a assigné de manière générale à tout « intellectuel ».