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Au cours des deux dernières décennies, parmi les questionnements qui ont suscité un grand intérêt et engendré de nombreuses discussions dans la recherche sur l’Antiquité, notons ceux qui ont trait aux terminologies, aux critères, aux concepts, aux théories et aux méthodologies utilisés par les spécialistes du monde ancien pour étudier et définir les communautés et les groupes sociaux, politiques, religieux, ethniques ou ethnico-religieux, pour ne nommer que quelques exemples parmi tant d’autres. L’effervescence entourant la réflexion scientifique sur ces questions a, entre autres, conduit à une double réévaluation et redéfinition : 1) celle qui concerne diverses catégories antiques — comme celles de « judaïsme » et de « Juifs », de « christianisme » et de « chrétiens » ou celle de « paganisme » et de « païens » —, trop souvent abordées et considérées, encore récemment, comme des catégories fermées, voire hermétiques et monolithiques ; 2) celles qui concernent plusieurs paradigmes interprétatifs, et par le fait même les théories et les méthodologies qui y sont associées, qui ont longtemps dominé l’historiographie moderne depuis le xixe siècle. On peut penser, notamment, à l’étude des phénomènes et des mouvements religieux antiques, qu’ils soient publics ou privés, communautaires ou associatifs, philosophico-religieux ou ethnico-religieux. La recherche s’est alors particulièrement intéressée aux contacts, aux interactions, aux rapports de forces, aux exacerbations identitaires et aux influences réciproques entre les différents groupes, communautés et ethnies du monde gréco-romain, de même qu’aux « marqueurs » et aux discours servant à construire, à définir et à délimiter les « identités » anciennes, identités qui se situent à la fois du point de vue des appartenances et dans un rapport plus ou moins étroit avec l’altérité.

À ce sujet, les récentes études ont particulièrement montré que les frontières entre les groupes et les communautés, voire même les ethnicités anciennes, n’ont pas été aussi étanches qu’on le croyait, mais que, tout au long de l’Antiquité, comme c’est encore le cas de nos jours, elles ont été à la fois dynamiques, évolutives et perméables en fonction des contextes spatiaux, temporels, politiques, culturels, sociohistoriques et religieux. Encore ne faudrait-il pas, comme c’est souvent le cas dans certains travaux récents, confondre ce que les auteurs anciens, pour des raisons diverses liées souvent à des visées apologétiques et identitaires, ont tenté de présenter discursivement comme des entités fermées, claires et distinctes les unes des autres et la réalité vécue — ou les réalités vécues puisqu’elles sont à la fois multiples et diversifiées, locales et régionales, provinciales et impériales —, car dans l’Antiquité, comme dans nos sociétés modernes, il faut tenir compte, en les nuançant, de la rhétorique des textes et du point de vue des auteurs.

Des études précises sur le vocabulaire employé par ces auteurs — qu’ils soient Grecs, Romains, chrétiens ou Judéens —, ont également souligné à quel point celui-ci variait en fonction des contextes historiques et culturels, mais surtout en fonction des contextes d’énonciation, donc en fonction des auditeurs ou des lecteurs à qui sont destinées leurs oeuvres. On ne s’adresse pas de la même manière, dans les mêmes termes et avec les mêmes arguments à nos pairs qu’à ceux de l’extérieur. Ces nuances, qui sont pourtant déterminantes pour comprendre à la fois les subtilités et la richesse des textes anciens, devraient retenir toute l’attention des chercheurs modernes, ce qui est loin d’être le cas.

Les innovations de la recherche récente ont également permis de prendre conscience qu’il existe, non seulement entre les groupes, mais à l’intérieur de ces groupes, différentes conceptions du monde qui se reflètent tant au niveau des valeurs que des croyances, des pratiques et des comportements obligeant à délaisser les conceptions trop monolithiques, voire monophoniques du monde antique pour considérer la diversité des mouvements en présence. On estime désormais que cette diversité a été le fruit d’un réseau complexe d’échanges, réels ou discursifs, et d’influences réciproques qui ont eu de nombreux impacts sur les perceptions, les représentations et les définitions identitaires, que les Anciens avaient d’eux-mêmes et de l’altérité.

Dans le contexte des travaux actuels sur la pluralité religieuse dans l’Antiquité — tant classique que tardive, tant grecque que romaine, tant judéenne que chrétienne —, cet atelier-colloque s’est particulièrement intéressé à trois pôles de recherche :

  1. aux rencontres, aux influences et aux conflits intergroupaux, de même qu’aux perceptions et aux représentations du Soi et de l’Autre qui en découlent ;

  2. aux enjeux et aux processus de définition et de redéfinition des frontières et des marqueurs identitaires ;

  3. aux nouvelles approches méthodologiques et aux réflexions d’ordre théorique, épistémologique, étymologique et historiographique.

Il va sans dire que les recherches et les débats se poursuivent et que de nombreuses questions n’ont pas encore reçu de réponses adéquates. Par exemple, qui définit, à l’époque qui nous concerne, une société religieuse en cours d’élaboration ? Est-elle définie à partir d’un regard extérieur, celui des Romains ? À partir d’un regard interne ? À l’interne, étant donné la diversité des mouvements au sein d’une même société religieuse, les réponses ne seront pas les mêmes selon les regards. Il n’y aura jamais une seule réponse à ces questions.

Cette rencontre scientifique nous semblait d’autant plus nécessaire que, contrairement à la recherche universitaire anglophone, qui contribue depuis plusieurs années aux discussions sur les définitions des catégories et des « marqueurs identitaires » des groupes sociaux, ethniques et religieux — notamment par la diffusion de nombreux travaux —, peu de mises en commun, de publications et de synthèses scientifiques sont issues du milieu francophone canadien. Outre certaines publications isolées, la majorité des recherches francophones sont le fruit d’universitaires, de centres et de laboratoires de recherche européens.

En réunissant des chercheurs francophones provenant d’universités canadiennes, cet atelier-colloque a tenté, et ce sera aux lecteurs d’en juger, d’apporter sa contribution à la réflexion en cours sur les communautés et les groupes socio-religieux ou ethnico-religieux par une approche pluridisciplinaire intégrant la diversité religieuse dans l’Antiquité tout en abordant, parfois simultanément, parfois séparément ce qu’on nomme, communément, le « judaïsme », le « christianisme » et le « paganisme ».

Cette rencontre, qui s’est tenue le 7 mai 2012 au Palais des Congrès de Montréal dans le cadre du 80e Congrès de l’Acfas, n’aurait pu se concrétiser sans le soutien de la Faculté de théologie et de sciences religieuses et de l’Institut d’études anciennes et médiévales de l’Université Laval, de même que du Groupe de recherche sur le christianisme et l’Antiquité tardive (GRÉCAT), qu’ils en soient, par la présente, chaleureusement remerciés. Nous en profitons également pour remercier tous les participants qui sont intervenus durant cet atelier-colloque, non seulement ceux dont les propos se trouvent ici réunis, mais également ceux dont les précieuses contributions n’ont malheureusement pu, pour des raisons diverses, être intégrées à cette publication, mentionnons André Gagné (Université Concordia), Christian Rudolf Raschle (Université de Montréal), Gabriela Cursaru (Université Laval) ainsi que Stéphanie Briaud (Université de Montréal). Nos derniers remerciements, mais non les moindres, vont à Simon Claude Mimouni (École pratique des Hautes études), notre altérité européenne pourrions-nous dire, mais néanmoins distingué collègue et surtout ami, qui a accepté notre invitation à venir en terre québécoise afin de prononcer la conférence inaugurale de cette rencontre et de nous faire profiter de son savoir et de son expertise.

Simon Claude Mimouni (École pratique des Hautes études) amorce d’ailleurs la réflexion par des remarques épistémologiques et méthodologiques sur les problèmes que posent les études historiques du judaïsme et du christianisme antiques, notamment sur les phénomènes de continuité et de discontinuité, sur les rapports entre « judaïsme » et « christianisme » et finalement par des éléments d’analyse sur les « Judéens » en Palestine et en Diaspora qui permettent de comprendre les conceptions temporelles et spatiales sur lesquelles repose l’idée même du « peuple judéen » dans l’Antiquité et du « peuple juif » aux époques postérieures.

Marie Chantal (Université Laval) et Steeve Bélanger (Université Laval et École pratique des Hautes études) poursuivent la réflexion dans une direction similaire par des remarques d’ordre étymologique et historiographique. La première revient sur deux termes anciens, Ioudaismos et Ioudaios, qui sont déterminants dans l’Antiquité pour aborder ce qu’on a longtemps désigné dans l’historiographie moderne comme le « judaïsme » et les « Juifs ». Or, en reprenant les plus récents travaux sur le « judaïsme » de la période du Second Temple qui ont réinterrogé ces terminologies et surtout leur traduction, M. Chantal montre que le terme Ioudaismos, à situer en opposition au terme Hellenismos, appartient indéniablement à un contexte d’énonciation particulier, celui de la résistance culturelle, obligeant alors à le traduire par « croyances et pratiques judéennes ». De même, souligne-telle, le terme Ioudaios ne correspond pas plus dans les textes anciens à une entité religieuse, mais renvoie plutôt à une communauté ethnique, un ethnos, comme il en existait d’autres dans l’Antiquité, et devrait par conséquent être traduit par « Judéens » afin de respecter la perception et la représentation que les anciens avaient de ce peuple, de cette ethnicité particulière.

Steeve Bélanger aborde ensuite l’évolution des paradigmes interprétatifs interpellés par la recherche pour situer dans le temps et pour expliquer les causes de ce qu’on a longtemps considéré comme une « rupture » entre deux « religions », le « judaïsme » et le « christianisme ». Or, souligne-til, à la lumière des récents travaux qui, s’appuyant sur les nombreux acquis de la recherche actuelle sur le « judaïsme » et le « christianisme » anciens, se sont interrogés sur les difficultés que soulève le paradigme historique d’une haute et unique séparation entre le « christianisme » et le « judaïsme », la métaphore du « Parting of the Ways » qui domine encore l’historiographie moderne apparaît de moins en moins appropriée pour expliquer un phénomène beaucoup plus complexe et probablement plus tardif qu’on ne l’a jadis considéré.

Pierluigi Piovanelli (Université d’Ottawa) examine la riche production apocalyptique d’époque romaine, qui apparaît entre 63 avant et 135 après notre ère, et particulièrement les ouvrages à forte teneur apocalyptique, susceptibles de nous renseigner sur le sentiment d’oppression éprouvé par une bonne partie des habitants de la Judée, de la Galilée et d’ailleurs. Il montre l’utilité de ces écrits, que les historiens ont souvent tendance à négliger, pour saisir les heurts entre identités. Car c’est justement par le biais de ces récits de visions et de révélations, dont auraient bénéficié patriarches et prophètes d’antan, que s’est organisée la réponse judéenne à la propagande hérodienne et romaine. Il illustre ainsi l’importance de l’exutoire apocalyptique au sentiment d’oppression par le pouvoir romain ainsi que la vraie nature militante et contre-propagandiste de la littérature apocalyptique judéenne, celle-ci reprenant les symboles des oppresseurs en les subvertissant.

Louis Painchaud (Université Laval) évalue pour sa part l’expression frappante « synagogue de Satan » qui figure en Apocalypse 2,9 et 3,9, et qui pour cette raison a attiré l’attention de nombreux spécialistes de l’Apocalypse de Jean. Cette expression étant liée dans le texte à une référence à ceux qui disent être des Judéens mais n’en sont pas, du moins aux yeux de Jean, l’article propose de voir dans ces passages à la fois l’indice d’une identité judéenne partagée non seulement par les membres des synagogues, mais aussi par Jean et les membres des assemblées auxquelles il s’adresse. En outre, le critère permettant de distinguer entre vrais et faux Judéens ne serait pas l’attitude des Judéens à l’endroit des chrétiens ou à l’endroit de la messianité de Jésus, mais plutôt le degré de compromission avec la vie et les usages de la cité gréco-romaine.

Anne Pasquier (Université Laval) analyse la première partie d’un sermon prononcé par Augustin, au début du ve siècle (le Sermon Dolbeau 26), en lequel Augustin poursuit deux objectifs qui peuvent à première vue paraître contradictoires : ne pas durcir l’opposition entre païens et chrétiens et établir des différences identitaires claires, à une époque où la christianisation de l’espace et du temps publics n’est pas encore vraiment instaurée et où la pluralité religieuse et culturelle peut être source de confusion. Paradoxalement, alors qu’une identité institutionnelle se forge peu à peu, à partir du iiie siècle, et qu’à partir du ive siècle, les conversions sont nombreuses, c’est alors l’identité même du christianisme qui est menacée de l’intérieur, les nouveaux convertis y apportant leur ancienne vision du monde et leurs anciennes pratiques.

Enfin, Jean-Michel Roessli (Université Concordia) revient sur une question soulevée par Miguel Herrero de Jáuregui, à propos de la façon dont les historiens de l’Antiquité tardive envisagent les contacts ou échanges entre Juifs, chrétiens et païens et, plus particulièrement, les phénomènes d’acculturation ou d’appropriation culturelle. Abordant cette question à la lumière de la figure d’Orphée, telle qu’elle apparaît dans l’iconographie de l’art paléochrétien, il conclut qu’il est infondé de considérer que l’interprétation des images d’Orphée comme images du Christ-Orphée est le seul produit d’une projection ou construction apologétique plus ou moins inconsciente dans le piège duquel les spécialistes seraient tombés. Toutefois, au lieu d’envisager les choses sous le seul angle de l’opposition et de l’assimilation, inspiré par des travaux récents d’anthropologues et ethnologues, il propose plutôt d’utiliser un concept employé par les Anciens eux-mêmes dans leur approche comparative des religions, celui de l’interpretatio, tel que l’a défini Tacite (Histoires, 43, 4-5) pour le monde gréco-romain et qui consiste précisément à « traduire » dans le vocabulaire religieux d’un groupe le langage d’un autre groupe, pratique à laquelle se rallient bien des historiens des religions des xxe et xxie siècles.