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J’ai toujours trouvé ridicule que les philosophes aient forgé une vertu incompatible avec la nature de l’homme, et que, après l’avoir ainsi feinte, ils aient prononcé froidement qu’il n’y avait aucune vertu. Qu’ils parlent du fantôme de leur imagination; ils peuvent à leur gré l’abandonner ou la détruire, puisqu’ils l’ont créé.

Marquis de Vauvenargues[1]

Notre langage politique est marqué par un rejet sans précédent de la référence à la vertu. À l’unisson, le sens commun et le monde savant se réjouissent de l’éclipse de ce qui apparaît comme le symbole par excellence d’un univers moral, social et politique suranné. De fait, il est pour le moins difficile de contester la légitimité des raisons invoquées par ses détracteurs. Pilier d’une culture politique aux accents réactionnaires, paternalistes, ethnocentriques ou élitistes, le langage de la vertu paraît concentrer tout ce dont nos sociétés plurielles cherchent à s’expurger[2]. Dans cet article, je laisserai de côté l’examen des problèmes éthiques et politiques que soulève cette métamorphose de notre langage moral[3], pour m’attacher à éclairer l’une des modalités conceptuelles par lesquelles le rejet de cette catégorie multiséculaire s’est imposé puis diffusé dans le champ de la pensée politique dès lors qu’il s’est agi de désigner les attributs du citoyen. Quelles sont les caractéristiques et les exigences spécifiques de cette vertu à laquelle on cherche à se soustraire? Y a-t-il lieu de penser, en faisant écho à l’observation critique du Marquis de Vauvenargues citée dans l’épigraphe, que le soupçon qu’inspire cette référence résulte de la construction préalable d’une idée de la vertu qui serait, pour ainsi dire, taillée sur mesure par ses pourfendeurs?

Mon hypothèse est que la critique du langage de la vertu a été et continue d’être indissociable de l’élaboration d’une conception intransigeante de la morale qui n’existe que par l’abnégation. De façon concomitante à son refoulement, la vertu du citoyen en est venue à se présenter presque exclusivement sous une forme sacrificielle, c’est-à-dire comme manifestation d’un dévouement à un bien transcendant qui implique non seulement la redéfinition, la restriction ou le prolongement de l’intérêt particulier, mais sa négation pure et simple. L’objectif de cet article est double : d’une part, j’entends restituer la généalogie de cette opération de rejet/idéalisation de la vertu civique en soulignant la contribution décisive de Montesquieu; d’autre part, il s’agira d’interroger la valeur heuristique de cette configuration conceptuelle en se demandant si elle permet de rendre compte des principales conceptions modernes de la moralité civique.

Mon analyse se divise en trois parties. Dans un premier temps, je tente de mettre en évidence le caractère structurant de la thèse de l’incommensurabilité de la vertu et de la modernité dans les historiographies libérale, républicaine et conservatrice contemporaines. Je m’attache par la suite à déterminer la nature exacte de la contribution de Montesquieu dans la genèse de cette thèse et, plus généralement, dans l’histoire des discours modernes sur la vertu civique. Je m’emploie ainsi à montrer qu’en rendant la conception sacrificielle de la vertu et la thèse de l’inadéquation de la vertu aux sociétés modernes indissociables l’une de l’autre, Montesquieu a opéré un tour de force aux conséquences conceptuelles inouïes. Pour conclure, je m’efforce de dégager et d’interroger les principales implications méthodologiques de mon analyse pour l’histoire des idées politiques.

1. La thèse de l’incommensurabilité de la vertu et de la modernité dans l’historiographie contemporaine

La manière de rendre compte de l’importance de la référence à la vertu dans la pensée politique moderne a constitué une importante pomme de discorde entre les historiens. Sur ce plan, nous pourrions dire, de façon schématique, que l’historiographie contemporaine se divise en trois camps principaux. Nous trouvons en premier lieu la perspective libérale qui présente la modernité politique comme un monde foncièrement étranger au langage de la vertu. Suivant cette perspective, la consécration de la liberté individuelle et le renversement concomitant de la perspective ancienne sur la politique auraient rendu le recours au langage de la vertu inapproprié. En insistant sur cette rupture, les historiens libéraux ont prolongé le combat du libéralisme classique visant à soustraire la rationalité politique à une catégorie considérée comme le symbole par excellence des sociétés hiérarchiques et des philosophies politiques monistes de l’Antiquité. Nous trouvons ensuite la perspective républicaine d’inspiration aristotélicienne qui, depuis Hannah Arendt et John G. A. Pocock jusqu’à Michael Sandel, a insisté sur la centralité de l’idéal civique grec dans la pensée politique moderne. Ce courant s’est attaché à corriger l’interprétation libérale, en restituant la persistance ininterrompue du langage normatif de la vertu dans la modernité. Il y a enfin un courant que l’on pourrait qualifier de « conservateur » qui soutient que même s’il y a un espace pour la vertu dans la modernité, le langage de la vertu a tendu à perdre son contenu normatif et à accomplir une fonction essentiellement rhétorique. Pour cette approche, dont Leo Strauss et Alasdair MacIntyre sont sans doute les tenants les plus éminents, seule une solution directement inspirée des Anciens paraît appropriée pour remédier à ce dévoiement.

Dans cette première partie, je souhaiterais mettre en évidence une prémisse que ces différentes perspectives ont en commun. En dépit de leurs nombreuses divergences méthodologiques, épistémologiques et normatives, ces interprétations rivales de notre histoire intellectuelle mobilisent et déploient un schème d’intelligibilité analogue. Ce schème présente une orientation dualiste dans laquelle la vertu authentique et la modernité n’acquièrent de sens qu’à travers leur différenciation mutuelle. Paradoxalement, si l’appréciation qu’ils proposent de l’importance du langage de la vertu dans la modernité est marquée par un écart très significatif, ces historiens partagent de façon implicite une même conception de ce qu’est ou devrait être un citoyen vertueux. Pour rendre compte de cette convergence conceptuelle quelque peu étonnante, je me limiterai à la comparaison entre Pocock et Strauss. À terme, cette analyse me permettra de montrer l’emprise des catégories analytiques d’inspiration libérale sur les courants historiographiques qui ont cherché par ailleurs à s’en distinguer.

Selon Strauss, la critique moderne de la philosophie politique ancienne ne s’est pas traduite par l’exclusion proprement dite du concept de vertu, mais par une profonde transformation de sa portée et de sa signification. Il rappelle ainsi que, pour les Anciens, la vertu était la finalité du bon régime politique[4] et qu’en dépit de leurs différences, les philosophies politiques modernes ont rompu avec cette perspective. C’est chez Machiavel que Strauss trouve les principaux arguments qui ont soutenu cette rupture. De la nécessité d’en finir avec l’idéalisme des Anciens, le Florentin aurait déduit qu’il fallait « cess[er] par conséquent de nous fonder sur la vertu » et « commenc[er] par nous fonder sur les objectifs effectivement poursuivis par toutes les sociétés[5] ». Ce faisant, Machiavel aurait non seulement abaissé consciemment les critères de l’action sociale et politique, il les aurait encore abaissés « afin de rendre plus probable le devenir effectif de la conception élaborée conformément à cet abaissement des critères[6] ». Ainsi, à défaut de pouvoir définir le bien commun à l’aune de la vertu, puisque telle n’est plus la finalité naturelle de l’« homme », on s’est efforcé, écrit Strauss, de « définir la vertu en termes de bien commun[7] », lequel ne se réduirait plus qu’aux objectifs effectivement poursuivis par les sociétés politiques (indépendance, prospérité, stabilité, règne de la loi, etc.).

Dans cette optique, la vertu en vient à désigner non plus une finalité qu’il conviendrait de poursuivre pour elle-même[8], mais la somme des habitudes requises pour défendre un bien commun défini de façon strictement utilitaire : « La vertu n’est rien d’autre que la vertu civique, le patriotisme ou le dévouement à l’égoïsme collectif.[9] » Ainsi, là où les Anciens voyaient dans la pratique des vertus la finalité de l’existence humaine et de la vie en société, pour les Modernes, la vertu n’est plus qu’un instrument du bien-être des individus. À partir de Machiavel, suggère Strauss, la philosophie politique abandonne ainsi plusieurs de ses exigences et aspirations multiséculaires pour se concentrer sur une seule et une unique préoccupation : trouver les dispositifs institutionnels qui permettent aux individus de satisfaire leurs intérêts sans que cela débouche sur la guerre. D’un paradigme qui gravite autour de l’éducation de l’âme[10], nous passerions donc à un paradigme dont l’objectif est d’optimiser la vertu des institutions[11]. L’essentiel ici est qu’en se projetant dans l’horizon ouvert par la critique machiavélienne, la philosophie politique aurait fini, selon Strauss, par perdre ses dernières ressources normatives pour résister à la subordination du bien commun, et incidemment de la vertu, à des finalités hédonistes et amorales. Pour Strauss, c’est l’éclipse progressive du langage normatif de la vertu qui constituerait, en somme, la clé de voûte de l’histoire de la philosophie politique moderne : si elle persiste sur le plan du discours, la référence à la vertu perd à l’époque moderne toute portée normative, sa présence répondant davantage à des concessions d’ordre formel et rhétorique qu’à des exigences morales proprement dites[12].

S’inspirant notamment des travaux pionniers de Hans Baron[13], John G. A. Pocock a tenté pour sa part de corriger l’interprétation libérale selon laquelle la modernité a coïncidé avec l’expansion progressive du marché et le développement d’une sphère juridique destinée à protéger les droits et les libertés de l’individu. Pour Pocock, cette perspective est réductrice puisqu’elle fait abstraction d’une tradition républicaine persistante dans la modernité qui s’est efforcée de perpétuer l’idée d’un bien commun recherché dans le cadre d’une communauté libre et soutenu par une citoyenneté active. Dans son Moment machiavélien, il retrace ainsi la transmission étonnante de Florence aux États-Unis d’une conception civique basée sur l’idée « que ce n’est qu’en tant que citoyen, qu’animal politique impliqué dans un vivere civile avec ses semblables », que l’individu peut « accomplir sa nature, atteindre la vertu et trouver rationnel le monde » au sein duquel il évolue[14]. Selon Pocock, le centre de gravité de ce républicanisme atlantique polymorphe réside dans l’idée selon laquelle c’est à travers sa participation à la res publica que l’être humain peut développer sa nature et exprimer sa « personnalité morale[15] ». De Bruni à Machiavel et Guichardin, jusqu’à Harrington et aux pères fondateurs de la république étasunienne, on trouverait une conception semblable de la citoyenneté qui réhabilite l’idée aristotélicienne selon laquelle « seule la vie du citoyen [est] véritablement éthique et humaine[16] ». En incorporant cette exigence et en s’employant à la promouvoir, le républicanisme moderne se distinguerait ainsi de façon radicale du libéralisme. En effet, selon Pocock, le langage républicain de la vertu et le langage libéral du droit et du commerce seraient non seulement en tension, mais proprement antithétiques et incommensurables. Dans deux articles de facture programmatique, il a ainsi proposé aux historiens des idées un modèle d’interprétation fondé sur l’idée que le concept de vertu civique ne peut se réduire à un droit ni être intégré au langage juridique[17]. Son argument principal consiste en l’idée que les concepts de vertu et de droit appartiennent à des langages intrinsèquement hétérogènes : « […] le vocabulaire de l’humanisme civique et celui de la jurisprudence civile impliquent des structures de valeur politique opposées »; entre les deux, il y aurait une « tension idéologique » irréductible[18]. Tout compte fait, dans cette perspective, il ne semble y avoir de vertu que contre le droit et contre les formes négatives de la liberté. À proprement parler, les dispositions civiques qui n’ont pas pour finalité d’actualiser la nature politique de l’humanité ne peuvent être qualifiées de vertueuses. En somme, au fur et à mesure que les Modernes se détournent de la référence aux Anciens pour mieux embrasser l’esprit du commerce, la vertu républicaine semble condamnée à la dégénérescence.

Il convient néanmoins de noter que la thèse du déclin du langage républicain inspiré de l’humanisme civique est nuancée par Pocock lui-même. Il s’attache, en effet, à mettre en évidence une constellation d’auteurs qui, à partir des instruments théoriques de l’humanisme civique, se sont efforcés d’adapter le langage républicain à la société commerciale. Ces auteurs, qui se retrouvent sous la catégorie de l’« humanisme civil » ou de l’« humanisme commercial », soutiennent que la dissolution de la citoyenneté au sens antique et le déclin du vivere civile peuvent être compensés, dans une certaine mesure, par un enrichissement de la personnalité résultant de la multiplication des relations d’échange. En développant ces liens de caractère social plutôt que politique, l’individu perd sa personnalité proprement civique, mais acquiert une dimension nouvelle, celle des « manières » (politesse, luxe, empire du goût) qui raffinent ses passions et se substituent à ses vertus[19]. Mais si ces nouvelles formes de moralité civile permettent de venir au secours de la liberté républicaine dans un monde qui lui est de plus en plus hostile, elles ne sont plus guère présentées sous le jour de la vertu. En apparence anodine, cette différence terminologique suggère que, pour Pocock, la vertu ne peut exister que sous une forme substantielle et que ce n’est, en définitive, qu’à condition d’être vertueux à l’ancienne que l’on peut prétendre à la vraie vertu.

Il va sans dire que Strauss et Pocock ne partagent pas le même jugement quant à l’importance du langage de la vertu dans la modernité. Tandis que Strauss insiste sur l’étiolement graduel, mais fatal de sa dimension morale, Pocock s’efforce de souligner sa persistance, fût-elle sous des formes mineures, marginales, voire édulcorées. Quoi qu’il en soit, ces deux auteurs ont en commun de considérer certaines caractéristiques constitutives de la modernité comme des obstacles insurmontables au développement de la vertu authentique. À mesure que la référence aux Anciens s’estompe et que s’instituent les formes sociales, politiques et économiques spécifiques du monde moderne, les individus deviendraient inévitablement étrangers à la vertu. En définitive, l’histoire de la modernité serait celle du déclin irréversible d’une conception véritablement morale de la citoyenneté. En dépit de leurs intentions de départ, Pocock et Strauss – et l’on pourrait sans doute dire la même chose d’Arendt[20] et de MacIntyre[21] – finissent paradoxalement par accréditer l’un des postulats les plus enracinés du libéralisme selon lequel la modernité et la vertu poursuivent des trajectoires foncièrement divergentes[22].

Aussi éloignées soient-elles sur le plan historiographique, les interprétations straussienne, républicaine et libérale supposent une représentation analogue de la vertu caractérisée par son opposition fondamentale à la liberté individuelle, au droit et à l’intérêt particulier[23]. Pour chacune d’entre elles, il ne semble possible de parler véritablement de vertu qu’à la condition qu’elle soit soutenue par une conception partagée de la vie bonne et qu’elle soit investie d’une valeur intrinsèque. Si la valeur morale d’une disposition dépend d’une finalité qui lui est extérieure, la liberté par exemple, le recours à la notion de vertu ne fait que traduire un abus de langage. Alors que le libéralisme classique et les historiens libéraux contemporains se font les porte-étendards d’une rationalité politique enfin dépouillée des scories d’une référence à la vertu toujours potentiellement liberticide, Pocock et Strauss regrettent son déclin avec amertume. Ce faisant, ils ne font toutefois qu’inverser les termes de l’équation posée par le libéralisme tout en laissant intacte la notion de vertu que ce dernier s’est attaché à critiquer.

Ce type d’interprétation soulève d’importantes questions méthodologiques. Quelle est la valeur heuristique d’un schème d’intelligibilité reposant sur le postulat de l’incommensurabilité de la vertu et de la modernité? Permet-il de rendre compte de la diversité des conceptions modernes de la moralité civique? Fournit-il une orientation appropriée pour éclairer les différentes manières dont fut pensé, depuis Machiavel, le rapport entre les citoyens et le pouvoir, entre les dispositions civiles et morales et les dispositifs politiques et légaux? Avant de chercher à répondre à ces questions, je voudrais montrer que cette manière de présenter le rapport entre la modernité et la vertu possède une histoire propre qu’il importe de restituer avec rigueur. Pour rendre compte des principaux axes de cette histoire complexe, je prendrai pour fil conducteur la réflexion importante de Montesquieu sur la vertu politique.

2. Vertu politique et modernité selon Montesquieu

Dans L’esprit des lois, Montesquieu a consacré une réflexion originale au thème de la vertu qui a profondément marqué l’histoire de la pensée politique moderne. À partir d’une approche qui relève moins de l’exégèse proprement dite que de l’histoire conceptuelle, je m’attache dans cette partie à mettre en lumière deux des éléments les plus retentissants de la réflexion menée par Montesquieu : la définition qu’il propose de la vertu politique et la question de son actualité et de sa pertinence dans la modernité.

Dès la première page de L’esprit des lois, l’auteur propose un « avertissement » qu’il juge essentiel à la compréhension des quatre premiers livres de l’ouvrage : la vertu dont il sera question « n’est point une vertu morale, ni une vertu chrétienne; c’est la vertu politique; et celle-ci est le ressort qui fait mouvoir le gouvernement républicain[24] ». Qu’est-ce qui caractérise en propre cette vertu politique mise en avant par Montesquieu? Une première représentation de la vertu apparaît en filigrane de la description qu’il propose des monarchies : « […] dans les monarchies bien réglées, tout le monde sera à peu près bon citoyen, et on trouvera rarement quelqu’un qui soit homme de bien; car, pour être homme de bien, il faut avoir l’intention de l’être, et aimer l’État moins pour soi que pour lui-même[25] ». On comprend ici que l’homme de bien est celui qui est disposé à s’identifier et à se dévouer à un bien qui transcende ses intérêts particuliers. Ce sont les mêmes traits caractéristiques que l’on retrouve dans la définition plus générale que Montesquieu propose de la vertu qui, rappelons-le, est le « principe » par excellence des démocraties :

[…] la vertu politique est un renoncement à soi-même, qui est toujours une chose très pénible. On peut définir cette vertu, l’amour des lois et de la patrie. Cet amour, demandant une préférence continuelle de l’intérêt public au sien propre, donne toutes les vertus particulières : elles ne sont que cette préférence.[26]

Pour Montesquieu, la vertu implique ainsi un effort continu consistant à préférer systématiquement l’intérêt public à son intérêt individuel. Ne serait vertueux que celui qui sait faire preuve de l’abnégation nécessaire pour s’abstraire de ses intérêts particuliers et se soumettre à un bien commun qui leur serait fondamentalement contraire.

Dans un autre passage crucial, Montesquieu va jusqu’à suggérer, en rapprochant subtilement la figure du citoyen de celle du moine, que le sacrifice de l’intérêt particulier est une condition psychologique nécessaire pour que l’action de l’individu puisse être orientée par l’amour de la patrie :

L’amour de la patrie conduit à la bonté des moeurs, et la bonté des moeurs mène à l’amour de la patrie. Moins nous pouvons satisfaire nos passions particulières, plus nous nous livrons aux générales. Pourquoi les moines aiment-ils tant leur ordre? C’est justement par l’endroit qui fait qu’il leur est insupportable. Leur règle les prive de toutes les choses sur lesquelles les passions ordinaires s’appuient : reste donc cette passion pour la règle même qui les afflige.[27]

Je reviendrai sur cet analogon entre le citoyen et le moine dans la suite de mon analyse. Pour l’instant, il suffit de remarquer qu’en suivant la caractérisation proposée par Montesquieu, la vertu politique ne peut s’affirmer qu’à travers l’élan héroïque par lequel le citoyen rompt avec la sphère nécessairement impure et avilissante du particulier et de l’intérêt personnel[28]. L’accent mis sur la dimension sacrificielle de la vertu politique ne constitue qu’un premier élément de la réflexion que Montesquieu propose sur ce thème. Il convient également de rappeler la manière dont il aborde la question de la pertinence de la vertu dans les sociétés modernes.

De nombreux passages de L’esprit des lois accréditent la thèse de l’incommensurabilité de la vertu et de la modernité. Ainsi Montesquieu présente-t-il l’essor du commerce et l’universalisation du calcul d’utilité en Europe comme des facteurs irrésistibles de corruption de la république orientée par la vertu :

Les politiques grecs, qui vivaient dans le gouvernement populaire, ne reconnaissaient d’autre force qui pût les soutenir que celle de la vertu. Ceux d’aujourd’hui ne nous parlent que de manufactures, de commerce, de finances, de richesses et de luxe même. Lorsque cette vertu cesse, l’ambition entre dans les coeurs qui peuvent la recevoir, et l’avarice entre dans tous.[29]

Aussi Montesquieu écrit-il que le commerce, en induisant le repli des individus sur leur intérêt privé, nuit irrémédiablement à l’expression des vertus et « corrompt les moeurs pures[30] ». L’auteur de L’esprit des lois est loin, cependant, d’adopter une vue unilatérale de ce phénomène apparemment irréversible : s’il met en péril la vertu, le commerce, « polit et adoucit les moeurs barbares[31] ». En effet, force est de reconnaître, suggère Montesquieu, que les individus trouvent dans le « doux commerce » une occasion de se libérer d’une condition peu enviable marquée notamment par la guerre. Dans cette nouvelle civilisation du commerce, l’individu peut trouver des ferments de paix, de douceur et de contentement susceptibles d’annihiler toute nostalgie pour les glorieuses aspirations à la vertu dont la pénibilité constitue la rançon inévitable.

Il importe toutefois de remarquer que la thèse de la dualité de la vertu et de la modernité est rigoureusement nuancée par Montesquieu. L’esprit des lois évoque des formes de médiation morale et politique par lesquelles l’intérêt particulier est susceptible de se prémunir contre ses propres dévoiements et de s’accorder, ce faisant, avec l’intérêt public[32]. Grâce à l’honneur, principe des monarchies qui inclut un intérêt de prestige et non simplement un intérêt de biens, « il se trouve que chacun va au bien commun, croyant aller à ses intérêts particuliers[33] ». Dans les monarchies, « [l’]État subsiste, indépendamment de l’amour pour la patrie, du désir de la vraie gloire, du renoncement à soi-même, du sacrifice de ses plus chers intérêts, et de toutes ces vertus héroïques que nous trouvons dans les anciens, et dont nous avons seulement entendu parler.[34] » De ces vertus, conclut-il de façon péremptoire, « on n’a aucun besoin[35] ». Un processus semblable de convergence involontaire des intérêts particuliers dans l’intérêt public prend place en Angleterre. Dans cette nation, suggère Montesquieu, la liberté politique apparaît comme l’effet involontaire du conflit entre les différents pouvoirs de l’État. Grâce à un agencement institutionnel adéquat, qui ne repose pas sur une disposition de l’âme, mais sur « la disposition des choses[36] », l’opposition des ambitions et des intérêts permet de contrer les abus de pouvoir et de préserver la liberté politique. Par l’évocation de ces deux modalités d’adéquation entre la logique partiale des actions individuelles et la formation du bien commun, Montesquieu nuance sensiblement la thèse de la dualité de la modernité (civilisation du commerce) et de la vertu dans laquelle la plupart de ses lecteurs ont voulu l’enfermer[37]. Il n’en demeure pas moins cependant que, si elle n’est pas entièrement disqualifiée par la modernité et qu’elle peut constituer un ingrédient parmi d’autres à l’intérieur de ce processus de conversion des vices privés en vertus publiques[38], la vertu s’avère impuissante à assumer le rôle directeur qu’elle occupait dans les républiques antiques. Il convient en effet de ne pas oublier que, pour Montesquieu, le principal défi de la politique moderne est de « faire les grandes choses avec le moins de vertu qu’elle peut[39] ». En somme, la vertu s’avère impuissante, dans ce contexte, à accomplir la fonction associée à la notion de « principe de gouvernement », à savoir de « fai[re] agir » un pouvoir politique donné[40]. Comme assise morale et affective de la vie commune, la vertu apparaît en définitive comme tendanciellement inadéquate à la réalité moderne.

Si ses écrits politiques ne sauraient s’y réduire, il n’en demeure pas moins que Montesquieu a contribué à donner ses lettres de noblesse à la thèse de l’incommensurabilité de la modernité et de la vertu. Au risque d’accréditer une compréhension limitée de son oeuvre, je souhaiterais interroger plus avant la contribution de Montesquieu dans l’histoire conceptuelle d’une perspective dualiste qui a constitué depuis lors un élément structurant de la philosophie politique et des différents courants historiographiques que j’ai évoqués plus haut[41]. Pour ce faire, il est indispensable d’emprunter une perspective historique plus large. Dans ce qui suit, je tenterai de restituer la généalogie des deux éléments de la réflexion de Montesquieu que je viens de mettre en évidence.

3. Les discours modernes sur la vertu avant Montesquieu

Dans Les passions et les intérêts, Albert Hirschman a mis en lumière les principaux jalons d’une métamorphose profonde conduisant au régime capitaliste qui nous fit passer progressivement d’un modèle de neutralisation réciproque des passions au modèle de régulation immanente des passions par l’intérêt[42]. En m’inspirant librement de la généalogie qu’il propose de cette transformation majeure, j’entends proposer une mise en perspective historique du second élément de la réflexion de Montesquieu.

C’est chez Machiavel que se trouvent les germes de cette profonde mutation. Depuis l’invitation du Florentin à poursuivre la verità effettuale della cosa, la philosophie politique moderne a été orientée en grande partie par le dessein de fonder le régime politique sur les ressorts les plus stables qui soient. Après l’épisode marquant des guerres civiles et religieuses qui ont secoué l’Europe jusqu’au milieu du XVIIe siècle, la paix civile est apparue comme la principale finalité de l’État et le meilleur régime comme celui qui dispose des moyens les plus efficaces pour y parvenir. Or, suivant une transformation complexe qu’il serait hors de propos ici d’analyser pour elle-même, le souci de l’efficacité dans la recherche de la stabilité de l’État en serait venu à se confondre avec la recherche d’un fondement qui ne dépendît pas de la disposition morale des agents et qui fût à la portée de la majorité des individus. Dans les termes de Montesquieu, il s’est agi, en quelque sorte, de trouver une solution politique aux maux qui grevaient la société « avec le moins de vertu qu’elle peut ». Cette nouvelle rationalité politique est indissociable d’une intuition originale, qui se cristallise à partir du XVIIe siècle, selon laquelle la qualité de l’ensemble social et politique n’est pas tributaire de la disposition morale des individus qui le composent, et que l’absence relative de vertu peut être compensée par un bon réglage institutionnel. Nous trouvons chez David Hume la formulation paradigmatique de cette intuition :

Les meilleures époques pour l’esprit public (The ages of greatest public spirit) ne le sont pas toujours pour la vertu des particuliers (private virtue). De bonnes lois peuvent introduire de l’ordre et de la mesure dans le gouvernement, tandis que les moeurs et les coutumes n’auront guère instillé d’humanité ou de justice dans les tempéraments des hommes.[43]

La qualité globale du régime social et politique ne dépend pas de la qualité morale des individus particuliers qui le composent. En l’absence d’une vocation éthique soutenue des individus, un agencement approprié des institutions apparaît comme le meilleur ferment de paix, d’ordre, de prévisibilité et de modération. Ainsi, sans trop exiger des gouvernants et des gouvernés, ces dispositifs impersonnels peuvent-ils limiter les effets les plus néfastes des passions humaines et garantir la liberté de l’individu, sans que cela dépende du long, délicat et contraignant processus d’éducation requis par le développement de la vertu. En cultivant la vertu des institutions, une société bien ordonnée peut donc espérer faire l’économie de la vertu des individus. Montesquieu a manifestement hérité de cette idée, sa principale contribution ayant consisté à traduire de façon systématique le lexique de la vertu dans des termes institutionnels.

Cette perspective, qui nous a fait passer, pour reprendre la formule de Strauss, d’un paradigme qui gravite autour de l’éducation de l’âme à un paradigme dont l’objectif est d’optimiser la vertu des institutions, a fait florès dans la philosophie politique ultérieure. C’est le cas par exemple chez Emmanuel Kant, qui exprime la conviction selon laquelle un réglage adéquat des institutions peut protéger la liberté contre les sources de corruption que recèle l’humanité. On se rappellera en effet la réponse de ce dernier, dans la Paix perpétuelle, à l’objection voulant que les inclinations égoïstes des « hommes » rendraient improbables la fondation et la conservation de la constitution républicaine, que Kant juge la plus adéquate au droit humain. Le philosophe allemand fait remarquer qu’il suffit « d’une bonne organisation de l’État (qui est, sans aucun doute, au pouvoir des hommes) pour tourner les unes vers les autres les forces des hommes d’une manière telle que l’une soit entrave l’effet destructeur des autres soit le supprime[44] ». Kant suggère ainsi que la république n’a pas besoin d’un « peuple d’anges » pour déployer ses qualités spécifiques. À travers une bonne organisation de l’État, les passions les plus délétères peuvent se modérer mutuellement, de telle sorte que la liberté ne soit pas menacée. Ainsi, même avec un « peuple de démons », la république peut atteindre sa finalité, parce que dans un tel contexte, « l’homme, même s’il n’est pas un homme moralement bon, est contraint d’être cependant un bon citoyen[45] ». L’idéal d’une régulation institutionnelle susceptible d’assurer plus efficacement la modération du gouvernement et la liberté des citoyens a été au centre de l’histoire de la pensée politique moderne. Sans doute pourrait-on aller jusqu’à soutenir que c’est dans ce domaine que les penseurs politiques modernes ont fait preuve de la plus grande créativité[46].

Mais cette tendance à louer les vertus de l’institution plutôt que celles des individus ne constitue que l’un des versants de l’histoire de la philosophie politique moderne. En particulier, l’ambition de ne plus faire reposer l’ordre politique sur la vertu du citoyen ou des gouvernants s’est accompagnée d’une redéfinition profonde de la notion même de vertu. Nous avons vu plus haut que la définition de la vertu politique proposée par Montesquieu est marquée par une forte accentuation de sa dimension sacrificielle. Or, en dépit de ce que l’on pourrait être enclin à penser de prime abord, une telle caractérisation n’est pas si commune dans l’histoire de la pensée politique. Certes, l’idée selon laquelle le bien commun est investi d’une valeur morale supérieure au bien particulier de l’individu est un lieu commun de la philosophie politique antique et moderne. En revanche, le postulat selon lequel la poursuite du premier implique nécessairement le sacrifice du second apparaît de façon tardive dans l’histoire des idées politiques en général et dans la tradition républicaine en particulier. Chez Cicéron, par exemple, le bon régime n’apparaît pas comme opposé, par nature, à l’élément de l’intérêt particulier. Le bien commun qui l’oriente résulte d’un tri ou d’un réglage préalable des intérêts et non de leur sacrifice proprement dit[47]. Ce qui est immoral, ce n’est pas la conduite qui cherche à articuler l’intérêt individuel au bien commun, mais celle qui est orientée par le seul intérêt particulier[48]. Il en va de même pour les auteurs des XVIe et XVIIe siècles communément rattachés à la tradition républicaine moderne. Par exemple, chez Machiavel[49] et certains de ses héritiers[50], le désintéressement n’apparaît pas comme un critère privilégié pour évaluer la nature de l’engagement des citoyens dans la république. Ainsi, loin de faire écho à un lieu commun du républicanisme, la conception sacrificielle de la vertu qui s’esquisse chez Montesquieu se distingue à maints égards de celle de ses prédécesseurs anciens et modernes[51]. C’est vers un autre corpus qu’il convient de se tourner pour déceler les racines de cette idée de la vertu.

De fait, l’hypothèse que j’aimerais défendre est que la vertu politique telle qu’elle est définie par Montesquieu se révèle très semblable, par son esprit davantage que par son objet, à l’idée de la « vraie vertu » et du « pur amour » que l’on trouve dans le christianisme, et en particulier dans la philosophie d’inspiration augustinienne qui préside à la critique des vertus profanes proposée par les moralistes – dans leur grande majorité, écrivains français – dans la seconde moitié du XVIIe siècle[52]. C’est chez ces auteurs que l’on trouve l’expression la plus claire de l’opposition entre la vraie vertu et l’intérêt individuel. Dans le sillage de la critique augustinienne des vertus païennes[53], les moralistes se sont employés à identifier l’alchimie complexe des passions, des vices et en particulier les intérêts d’amour-propre d’où résulteraient les soi-disant inclinations à la vertu. Avec une perspicacité déconcertante, ils se sont ainsi efforcés de mettre en lumière les fondements souvent immoraux des dispositions et des actions tenues pour vertueuses : « Ce que nous prenons pour des vertus, écrit François de La Rochefoucauld, n’est souvent qu’un assemblage de diverses actions et de divers intérêts, que la fortune ou notre industrie savent arranger[54] ». Pour ces héritiers d’Augustin, l’homme de la chute ne dispose pas des ressources morales suffisantes pour mener une vie orientée par la vraie vertu; c’est la Providence et non la raison humaine qui possède les clés de cette aspiration morale : « S’il y a un amour pur et exempt de mélange de nos autres passions, écrit La Rochefoucauld, c’est celui qui est caché au fond du coeur, et que nous ignorons nous-mêmes.[55] » En un sens, ce que l’amour – et, plus généralement, la moralité – gagne en pureté, il le perd en effectivité, et vice-versa.

Pour ces auteurs, le caractère fondamentalement vicieux de l’être humain n’empêche pas pour autant la création et la préservation d’un ordre social et politique modéré et désirable. À défaut de pouvoir aspirer par ses propres moyens à la vertu authentique, il serait ainsi loisible à l’individu de faire un usage stratégique de son amour-propre qui fût susceptible d’effets semblables à la vraie vertu[56]. À l’évidence, par la reconnaissance des bons effets de l’amour-propre éclairé, ces auteurs participent directement à l’avènement du paradigme décrit plus haut de conversion des vices privés en vertus publiques[57]. Mais il importe de souligner qu’ils participent aussi, bien que de façon plus discrète, à la promotion, dans le champ de la philosophie morale, d’une idée extrême de la vertu promise à une postérité étonnante dans le domaine de la pensée politique. L’opération critique des moralistes est en effet conduite à partir d’un principe d’évaluation informé, en creux, par une certaine idée de la « vraie vertu » qui présente des traits d’abnégation et de sacrifice de soi. En critiquant la valeur morale des vertus païennes au motif qu’elles sont pétries d’amour-propre, ces auteurs conservent l’idée d’Augustin selon laquelle la « véritable vertu est celle dont l’unique fin est le bien qui surpasse tout bien[58] » et qu’elle n’est pas accessible à l’« homme » en chair et en os pénétré par un désir de gloire toujours latent[59]. De façon paradoxale, les moralistes ont donc contribué à accréditer l’idée selon laquelle seule une disposition morale qui transcende les intérêts particuliers peut être considérée comme une vertu authentique[60].

Ce sont précisément ces caractéristiques qui se retrouvent dans la définition que L’esprit des lois propose de la vertu politique. Dans la figure du citoyen vertueux brossée par Montesquieu se trouvent des références explicites à l’oubli de soi, au sacrifice et à l’abnégation. En résulte ainsi un rapprochement troublant de la vertu politique du citoyen et de la vertu ascétique du moine. Cependant, loin de faire du moine la figure de référence du bon citoyen ou de présenter la charité comme finalité de la vertu politique, Montesquieu projette sur le citoyen vertueux les traits psychologiques et les inclinations caractéristiques du moine se sacrifiant à l’ordre de l’Église[61]. Cette opération rhétorique autour de la figure du citoyen héroïque qui sacrifie ses intérêts pour se consacrer pleinement au bien commun a eu des effets retentissants à court et long termes. Que ce soit pour la promouvoir ou la critiquer, cette image a servi de base conceptuelle pour forger l’idéal-type du citoyen vertueux que plusieurs ont associé aux républiques antiques.

Rappelons-nous la description dithyrambique que Jean-Jacques Rousseau propose des Spartiates, un peuple exemplaire tout attaché à la défense de la cité et dont l’unique passion consistait dans « cet ardent amour de la patrie[62] ». Souvenons-nous, inversement, de l’image peu séduisante, souvent galvaudée, que Constant propose du monde antique, où « l’individu, souverain […] dans les affaires publiques, est esclave dans tous les rapports privés[63] ». Dans ces deux images du citoyen antique se trouve l’empreinte du concept de vertu politique élaboré par Montesquieu, qui contribua de façon décisive à introduire cette représentation sacrificielle de la vertu dans le champ de la pensée politique[64]. Du reste, cette représentation fut à ce point tenace qu’elle s’imposa parfois subrepticement à ceux-là mêmes qui prétendirent s’en distinguer. C’est le cas, par exemple, de Maximilien de Robespierre qui annonce clairement vouloir rompre avec cette idée de la vertu : « Nous ne prétendons pas jeter la République française dans le moule de celle de Sparte; nous ne voulons lui donner ni l’austérité ni la corruption des cloîtres.[65] » Manifestement, la critique ostentatoire de la vertu sacrificielle ne put toutefois le prémunir contre la persistance de ses exigences les plus caractéristiques : « […] il faut donc que le corps représentatif commence par soumettre dans son sein toutes les passions privées à la passion générale du bien public[66] ».

Montesquieu s’inscrit de façon exemplaire dans les deux généalogies que j’ai tenté de mettre en évidence. Mais, à mon sens, sa principale contribution dans l’histoire des discours modernes sur la vertu politique a consisté à rendre ces deux perspectives inséparables l’une de l’autre. Avant Montesquieu, la recherche visant à ce que la politique puisse « faire les grandes choses avec le moins de vertu qu’elle peut » et la représentation sacrificielle de la vertu avaient, pour ainsi dire, des existences distinctes. Or, avec l’auteur de L’esprit des lois, nous voyons clairement comment la thèse de l’inadéquation de la vertu aux sociétés modernes présuppose l’élaboration préalable d’une conception intransigeante de la morale qui n’existe que par l’abnégation[67]. C’est précisément parce que la vertu oblige le citoyen à sacrifier ses intérêts particuliers en vue d’aimer les lois et sa patrie, une disposition excessivement exigeante dans laquelle le renoncement à soi est poussé à ses extrêmes limites, qu’elle peut être considérée comme un ressort inadéquat pour soutenir le nouvel ordre social et politique.

Conclusion

Au plan conceptuel, l’opération de Montesquieu a connu une postérité impressionnante en informant de façon cruciale la pensée politique ultérieure. Si mon analyse est juste, nous pouvons ajouter que les historiographies républicaine, straussienne et libérale sont elles aussi restées captives du tour de force opéré par Montesquieu. Pour ces différents courants, la thèse de l’incommensurabilité de la vertu et de la modernité, fût-elle présentée comme absolue ou relative, suppose l’emploi d’une représentation extrême de la vertu dans laquelle l’opposition avec l’intérêt particulier est constitutive. À l’évidence, l’effort de caractérisation de Montesquieu constitue le point de départ d’un chapitre de l’histoire politique et intellectuelle dont on n’a pas complètement tourné la page.

La persistance obstinée du lieu commun forgé par Montesquieu est sans doute due au peu d’intérêt porté au contexte historique et rhétorique dans lequel il a surgi. Il a aussi tiré profit de l’oubli dans lequel ont sombré ceux qui ont exprimé leur perplexité devant une telle façon de se détourner de la référence à la vertu. C’est le cas de Vauvenargues, cité d’entrée de jeu, qui a rappelé à propos de la vertu morale – et non de la vertu civique proprement dite – la nécessité de se méfier d’un tel stratagème. Enfin, si les idées que Montesquieu a développées autour de la vertu continuent aujourd’hui encore de s’imposer comme des évidences implacables, c’est peut-être parce que la conception sacrificielle de vertu continue d’avoir une certaine résonnance pour nous, fût-ce sous la forme de l’individu ordinaire prêt à mettre sa vie en péril pour porter secours à un tiers, celle du soldat disposé à défendre sa patrie, ou encore celle que l’on retrouve dans des approches intransigeantes de la moralité soutenues par des partis politiques ultraconservateurs. S’ils ne sont pas à loger à la même enseigne, ces cas de figure concourent cependant à donner un parfum d’actualité à la conception sacrificielle de vertu[68].

Quoi qu’il en soit, reconnaître que les penseurs politiques modernes et les historiens contemporains parmi les plus importants ont été prisonniers de l’image de la vertu forgée par Montesquieu ne peut pas être le point d’arrivée de notre réflexion[69]. Cela devrait plutôt constituer le point de départ de notre travail d’interprétation, tant ces idées continuent à nous jouer des tours conceptuels dont nous aurions tort de sous-estimer la portée et les implications. Reportant à plus tard l’examen des enjeux proprement normatifs qui en résultent, il me paraît indispensable, pour l’heure, de mettre en évidence les principaux enjeux méthodologiques que la persistance de ce schème d’interprétation soulève dans le champ de l’histoire intellectuelle.

De fait, les travaux qui s’inspirent de près ou de loin des prémisses qui président aux analyses de Strauss, de Pocock et des historiens libéraux nous permettent sans aucun doute de saisir des aspects fondamentaux de la rupture entre Anciens et Modernes. Entre les deux, il y a une discontinuité certaine qu’il serait mal venu de remettre en cause pour elle-même. Ces interprétations présentent toutefois au moins deux défauts analytiques que je souhaiterais signaler brièvement en guise de conclusion.

D’une part, il est loin d’être acquis que la réduction de la vertu à sa composante sacrificielle, une représentation souvent associée à l’Antiquité, nous permette véritablement de saisir la morphologie propre du langage de la vertu grec ou romain. Le désintéressement, dans sa version radicale où la moralité apparaît comme pure de toute compromission avec l’élément de l’intérêt, ne paraît pas être une catégorie adéquate pour rendre compte de la diversité des conceptions anciennes de la moralité civique – voire de la moralité tout court[70]. Comme je l’ai suggéré en filigrane des analyses menées jusqu’ici, l’intérêt est susceptible de plusieurs modulations possibles; le rapport qu’il entretient avec le bien commun est contingent, ce qui est loin de signifier qu’il s’y oppose par nature. Or, si la vertu civique a pu être associée au sacrifice, dans le cas du citoyen soldat par exemple ou dans la figure de Socrate mise en scène dans le Criton, il n’en demeure pas moins aventureux – on l’a vu avec Cicéron – de présenter cette exigence comme une condition sine qua non de la moralité civique. Quoi qu’il en soit il revient aux interprètes qui postulent un tel dualisme d’assumer le fardeau de la preuve et de démontrer que la séparation de la moralité et de l’intérêt constitue un critère pertinent pour l’analyse de ces discours. Jusqu’à preuve du contraire, le soupçon de Vauvenargues semble s’imposer, car il sera toujours possible de se demander si l’idéalisation de la vertu des Anciens n’est pas partie prenante d’une opération rhétorique par laquelle les Modernes ont cherché à se dissocier de prédécesseurs qui auraient été taillés sur mesure pour la critique.

D’autre part, la perspective dualiste qui préside aux historiographies libérale, républicaine et straussienne permet difficilement de rendre compte du caractère polymorphe de la réflexion des Modernes sur la citoyenneté. La critique du langage classique de la vertu a donné lieu à une multiplicité de représentations du bon citoyen qui ne se réduisent ni à la conception minimaliste du libéralisme ni à la conception maximaliste du républicanisme d’inspiration aristotélicienne[71]. Or, partir d’une définition monolithique du bon citoyen complique considérablement la possibilité de saisir la spécificité et la diversité des pratiques et des discours qui émaillent la vaste zone grise située entre ces deux pôles extrêmes. En particulier, cela entrave tout effort visant à restituer les réflexions conduites par les penseurs politiques modernes sur la diversité des formulations possibles de l’intérêt particulier et la compatibilité de certaines d’entre elles avec le bien commun. Autrement dit, comme catégorie d’analyse, la représentation sacrificielle de la vertu nous prive de moyens indispensables à l’observation de la pluralité des motifs de l’action politique qui se situent quelque part, pour paraphraser Marcel Mauss, entre l’« égoïsme » et l’« extrême générosité[72] ». Enfin, il y a sans doute lieu de se demander si un retour à la critique de Vauvenargues ne met pas aussi en jeu notre capacité à nuancer une vision de l’histoire qui a maintenu dans l’ombre l’engagement de tous ces « héros ordinaires » dont la défense du bien commun ne fut ni complètement désintéressée ni réductible à un individualisme possessif étriqué.