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Où les autres passent outre, je m’arrête.

Ludwig Wittgenstein, Remarques mêlées

Nous nous attachons comme nous pouvons à celui que nous sommes ou que nous croyons être. Car c’est dans cette image de soi qu’on trouve refuge quand les autres nous renvoient une image qui n’est qu’une contrefaçon de notre véritable identité. On est le seul à savoir à quoi s’en tenir à son propre sujet, le seul à pouvoir reconnaître à leur juste valeur les débris d’un passé impérissable à nos yeux, même s’il compte plus de rêves brisés, de défaites et de renoncements que de bons coups ou de motifs dont on pourrait être tenté de se glorifier.

Pour s’accommoder du personnage dont on a persisté à jouer le rôle parmi ces autres personnages qu’étaient nos proches ou qu’on côtoyait plus ou moins assidûment, on s’est affilié à un groupe quelconque ou à un milieu qui nous ressemblait et nous définissait peu ou prou, on a cultivé certaines aptitudes manuelles ou intellectuelles, on a affiché ses goûts et ses couleurs, bref, on a fignolé son autoportrait en entretenant le fol espoir que ses semblables, du moins ceux qui comptaient, n’auraient à y apporter que des retouches mineures. Le temps vient pourtant où l’on décide — par lassitude, sinon par lucidité — d’être simplement celui qu’on est, et non celui qu’on paraît être. Mais on a beau jeter son froc aux orties et brouiller les pistes qui ne menaient nulle part, certains repères demeurent indispensables pour baliser le dernier bout de chemin qu’il nous reste à faire. La plupart de ces repères, on s’est résigné à les voir disparaître ; ceux qui perdurent, on suppose qu’ils témoignent de la part irréductible de l’être qu’on était et qu’on demeure.

Cette réflexion m’est venue au moment d’arrêter mon choix sur le titre de ce quatrième volume de carnets, qui s’est imposé avec la force de l’évidence parce qu’il définissait bien l’un de ces repères identitaires auxquels je viens de faire allusion. Rien ne me représente mieux depuis toujours que le hibou. C’est à travers le regard de ce prédateur des bois que j’observe la scène du monde où je me plais à débusquer ceci ou cela. Est-ce moi qui ai choisi cet animal comme totem ou le chef de la troupe scoute à laquelle un ami m’avait persuadé de me joindre ? Je ne saurais le dire avec certitude. À ce totem on adjoignait un qualificatif qui pouvait être aussi bien un trait distinctif qu’une qualité à acquérir. C’est ainsi que je suis devenu Hibou confiant lors de mon intronisation au sein de la première troupe scoute fondée à Montréal. J’ai d’abord cru que c’était un attribut qu’on me reconnaissait, mais quelques années plus tard un autre chef a décrété que je ne faisais pas plus confiance aux autres qu’à moi-même. J’ai fini par conclure que cette confiance me ferait toujours défaut, et si je n’ai jamais déployé de grands efforts pour l’acquérir, c’est qu’il me semblait, à tort ou à raison, que ni les autres ni moi ne la méritions d’emblée.

Toujours est-il que, confiant ou pas, le hibou que je suis — ou prétends être — garde l’oeil ouvert, comme si le spectacle quotidien du monde pouvait encore lui apporter matière à réflexion, comme si son détachement ne parvenait pas à l’en détourner. Les choses de la vie, qu’on qualifie parfois de petits riens pour en minimiser l’importance, prennent une plus grande place qu’auparavant. Les grands de ce monde, je ne les regarde pour ainsi dire qu’en passant. Je ne comprends plus du tout ce qu’ils essaient de dire et, pour être tout à fait franc, je ne vois que des pantins pour qui la vérité est le cadet de leurs soucis et qui font de la figuration au profit de ceux qui leur ont soufflé leur texte.

Observer demeure la grande occupation du hibou perché sur la branche de son arbre. Hannah Arendt rappelle, dans La crise de la culture, que Cicéron considérait les philosophes comme les plus nobles des citoyens parce qu’ils jetaient sur le spectacle du monde un regard désintéressé. Les esprits philosophiques regardent, selon Arendt, « rien que pour voir ». Ce regard à la fois curieux et désintéressé, je m’y astreins autant que je le peux, même quand je me suis d’abord laissé gagner par une indignation de bon aloi mais bien vaine, je ne le sais que trop, et qui ne sert qu’à donner bonne conscience au pion que je suis sur l’échiquier du monde. (Au moment de réviser ces pages, je ne peux résister à citer ceci que j’ai récemment lu dans un entretien de Thomas Bernhard avec André Müller : « La forêt est grande, l’obscurité aussi. Mais parfois, au fond des bois, il y a ce petit hibou qui refuse de se taire. Je ne suis rien de plus. Et d’ailleurs c’est tout ce que j’ambitionne d’être. » Je découvre ainsi, non sans plaisir, que je ne suis pas le premier prosateur à s’être identifié à ce prédateur hululant.)

Je viens de terminer Équinoxiales, récit où Gilles Lapouge raconte l’expérience qu’il a vécue au Brésil, suivie d’une autre qu’il a faite vingt-cinq ans plus tard. Ce n’est pas aussi fort que du Bouvier, mais à sa manière, sans apprêt, Lapouge nous fait partager sa connaissance d’un monde saisi dans ce qu’on suppose être sa particularité. J’avais déjà lu de lui un livre dont le titre avait suffi à me séduire : Le bruit de la neige. Il y évoquait l’écrivain norvégien Knut Hamsun en disant de son oeuvre qu’elle est « faite de peu de mots », de « mots qui murmurent comme s’ils étaient en train de mourir et qui font entendre l’infini silence qui repose en dessous de toute littérature ». Lapouge touche là quelque chose qui ne saute peut-être pas aux yeux d’un lecteur distrait ou pressé, mais que j’avais subodoré, au cours de mes relectures de Hamsun, sans pouvoir le définir aussi précisément. Toujours dans ce même livre, Lapouge écrit que lorsque le jeune Robert Louis Stevenson entreprend de traverser les Cévennes avec un âne, le but de son voyage « est bien de rejeter les apparences, ces trompe-l’oeil, ces illusions que sont les objets de la culture, pour découvrir, sous les diaprures déposées par les siècles, le squelette nu des choses (le granit et le silex, dit l’Écossais), la peau, si l’on ose le dire, du monde ».

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Il suffisait à mon voisin, éleveur de cerfs, d’une simple poussée pour que la cime de la pruche, haute comme un mât, se balance. Voyant que je m’en étonnais, il me dit : « Vous auriez dû voir mon père. Lui n’avait qu’à le toiser pour que l’arbre tremble de toutes ses feuilles. »

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En ce lumineux matin d’avril, me voilà assis sur un banc de neige durcie, histoire de reprendre souffle après une heure d’escalade. Dès mes premiers pas, j’ai vu des images du passé défiler, aussi précises que des événements récents, comme si elles cherchaient refuge dans mon vide intérieur. Cela affluait avec l’impétuosité des ruisseaux que j’entendais dévaler à contresens de ma promenade. Mais grâce aux efforts que je devais faire pour avancer une raquette après l’autre dans cette capricieuse neige de fin d’hiver, mon esprit s’est peu à peu purgé, et je me suis rappelé qu’au cours de mon adolescence, si je m’aventurais dans les bois, c’était souvent en mettant mes pas dans ceux de mes aïeux, essayant d’imaginer ce que pouvaient être leur vie et surtout leurs pensées, que je supposais apparentées aux miennes.

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Trouvé dans Julie Romain, une nouvelle de Maupassant, ceci qui m’a étonné autant qu’enchanté : « On voyait voltiger des milliers de lucioles, ces mouches de feu qui ressemblent à des graines d’étoiles ». Ces « mouches de feu » ont-elles été inventées par l’auteur ou ont-elles cours en Normandie ? Il est également possible que ces « mouches de feu » normandes, une fois en Nouvelle-France, soient devenues nos « mouches à feu ».

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Lisbonne m’est restée fichée au coeur comme le souvenir d’une beauté perdue que je désespère de retrouver. Mais cela s’accompagne de la crainte, si jamais j’y retourne, de ne plus éprouver le désir que j’ai pour elle. La nostalgie me pousse pour le moment à relire L’année de la mort de Ricardo Reis — le roman de Saramago que je préfère —, où je reconnais avec émotion « le basalte des caniveaux, le calcaire luisant des trottoirs ». On entretient avec certains lieux de prédilection des relations aussi passionnées que celles qu’on peut avoir avec des êtres, des bêtes ou des choses.

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L’écrivain français Éric Chevillard notait, dans un récent numéro de Libération, qu’« écrire n’est pas refaire les livres qu’on a aimés, c’est trouver sa singularité dans la langue commune ». Ce que je contresignerais sans y ajouter le moindre fion, comme le disaient nos parents. On est loin de cette originalité forcée qui gâche le style de tant d’écrivains.

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C’est un besoin pressant — un désir, même — qui me pousse dehors alors que je devrais faire ceci ou cela si je m’en tenais à mon programme, pour aller à la recherche d’une plante à identifier ou d’un arbuste à transplanter, histoire d’enrichir mon patrimoine végétal et symbolique. Un jour de printemps, j’ai découvert dans une haie de chèvrefeuille une tige aux fausses feuilles d’érable. Ignorant alors qu’il s’agissait de la ronce odorante — nommée par les botanistes rubus odoratus et appartenant à la famille des rosacées —, j’ai transplanté cette inconnue entre les deux sureaux à l’ombre desquels, dès la fonte des neiges, j’installe une table bistrot de style marocain et deux chaises de fer où je me promets de boire mon thé et de lire — ce qui ne m’arrivera pas aussi fréquemment que je le souhaiterais au cours de notre bref été. Il a fallu à ce framboisier sauvage deux ans avant d’arborer modestement ses premières fleurs d’un rose violacé, puis de laisser poindre les boutons qui fructifient en grappes au beau milieu de l’été. C’est maintenant un massif de verdure haut d’un mètre et demi, qui s’est étendu jusqu’à la palissade de bois bornant le côté nord de notre jardin.

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Jules Renard affirme qu’il désirait « faire faire un petit pas à la littérature vivante, à la vie dans la littérature », ce qui se situe aux antipodes des avant-gardes qui se proposent, à défaut de mettre la vie au rancart, de n’en retenir que les apparences — ce qu’elle a de plus éphémère. Montherlant écrivait dans ses carnets que « ce qui est en avant n’est pas ce qui plonge le plus dans la vie ». Pour lui, « l’art qui invente parce qu’il est un succédané, une matière de remplacement de la vie, une excuse pour ne pas vivre », est un « art-défaite ».

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Si je cite souvent les auteurs que je fréquente, c’est que je trouve chez eux exprimées des choses que j’aurais pu écrire ou que je regrette de ne pas avoir aussi bien écrites, mon souci de la beauté l’emportant sur mon amour-propre.

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Perdre l’usage de mes jambes serait une catastrophe parce que marcher est pour moi un besoin physiologique aussi impérieux que ces autres besoins auxquels je cède sans hésiter, comme à une force supérieure. C’est d’ailleurs ce qui m’incite, dès que je me mets en route, à me munir d’une canne ou d’un bâton — habitude remontant à l’époque où je faisais du scoutisme. Chacun avait un solide bâton d’un mètre et demi, bien identifié et sur lequel il avait pyrogravé les signes de l’alphabet morse, dont je n’ai retenu que le SOS (trois courts, trois longs, trois courts). Mais cet appel au secours, même lorsque je me suis trouvé dans une situation difficile, je n’ai pu le lancer. Essayez donc de deviner comment vous vous comporteriez en cas d’urgence. Précieux au cours d’une excursion en montagne, ce bâton d’une solidité à toute épreuve peut servir d’arme au besoin. Il y a quelque temps, je m’en suis fait une canne en le tronquant et en y ajoutant un pommeau du même bois. Je considère celle-ci, autant que les cannes et les nombreux bâtons de marche que j’ai taillés dans diverses essences d’arbres, comme un marqueur de ma relation avec le sol, même quand mon regard s’égare au loin ou se pose sur la peau lisse du ciel surgissant dans une échancrure des futaies.

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La mémoire se déverse dans le tamis des mots : on écrit pour oublier ce qui nous encombre.

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Dans le carnet, on simule une conversation avec un lecteur dont on ne peut malheureusement entendre les répliques. C’est pourquoi on se résigne à monologuer, sans perdre de vue qu’on s’adresse à quelqu’un — un inconnu la plupart du temps, car les proches ont l’impression, évidemment fausse, de n’avoir rien à apprendre de celui qu’ils fréquentent depuis si longtemps. Personne ne nous lit avec plus d’attention que ce lecteur pour qui on est une voix dans la solitude de sa lecture. Cette voix semble parler au nom d’un je intime, alors qu’elle ambitionne, plus que tout, d’être celle d’un chroniqueur qui se ferait l’écho d’autres voix et, ultimement, de celle de son lecteur.

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On partage avec délectation les émotions d’un grand observateur de la nature autant que les paysages aperçus par la fenêtre d’un train en marche.

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Si on a un tempérament de solitaire, on peut préférer les activités qui se pratiquent en solo, comme se promener, cuisiner, bricoler, lire et écrire, sans jamais souffrir de cette solitude. Quand j’ai dû traverser des périodes difficiles, il m’est arrivé de me sentir très seul, mais jamais bien longtemps parce que j’avais à portée de la main le plus efficace antidote que je connaisse : des livres. Pas du tout le genre qu’on prescrit d’habitude et qui vous plonge dans un ennui mortel. Non, moi, ce que je lis, c’est du Maupassant, du Zola, du Simenon (celui des romans noirs), dont les personnages suscitent ma compassion tant leur destin me paraît alors incomparablement plus misérable que le mien. Même quand je travaillais en équipe et que tout se passait bien, je finissais par me languir de me retrouver seul avec l’un des livres qui m’attendaient chez moi. Si j’ai perdu le goût de la nouveauté depuis que je ne lis plus pour des raisons professionnelles, c’est au profit d’une bibliothèque idéale où sont rassemblés les interlocuteurs dont la voix familière ne cesse de me dire quelque chose. C’est une forteresse où je ne crains plus grand-chose, où je pourrais demeurer enfermé un temps fou si je n’avais pas autant besoin de me dégourdir les jambes et de respirer le grand air.

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Quand on n’est le détenteur que de son seul trésor, on ne tarde pas à ressentir l’ennui que distille le récit purement intime, pour peu qu’on ait appris à l’estimer à sa juste valeur. C’est en reprenant à son compte le trésor d’autrui qu’on dépasse le stade de l’intimité, qu’on s’éloigne de soi, sans pour autant devenir étranger à soi-même. Dès lors on n’hésite plus à préférer au récit de soi-même l’anecdote savoureuse ou une pensée porteuse d’une vérité, si modeste soit-elle.

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Il y a des gens dont les qualités intellectuelles forcent notre admiration, mais à qui nous ne pardonnons pas de paraître indifférents à la personne que nous sommes, comme si nous attendions d’eux une reconnaissance qui nous hisserait à leur niveau. C’est aussi vain que d’espérer qu’une belle personne nous attribue une beauté à peu près égale à la sienne. N’être que ce qu’on est, on y parvient avec le temps, quand aucune métamorphose n’est plus concevable.

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Du quart de siècle que j’ai passé à la radio je n’ai aucune nostalgie. L’un des bons souvenirs que je garde de mon travail de réalisateur, c’est le montage que je faisais dans le silence de mon bureau, coupant ici ou là, faisant une épissure et réécoutant la bande jusqu’à ce que nulle trace ne demeure de mes interventions. Je pouvais passer des heures à peaufiner une entrevue, à serrer là où le propos s’égarait, ou parce qu’il y avait une minute encore à couper avant de confier la bande au service chargé de sa diffusion. Ce fignolage, même s’il exigeait une concentration constante et pouvait devenir fastidieux, me procurait une grande satisfaction — je dirais même un réconfort —, comme lorsqu’on exécute un travail manuel. Ce qui m’évite tout regret d’avoir quitté la radio plus tôt que prévu, c’est de voir le sort réservé à la culture par ceux qui, à grands coups de serpe, continuent à raser ce qu’il en reste.

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Comment un souvenir qui s’est manifesté à maintes reprises, des années durant, peut-il disparaître sans laisser la moindre trace ?

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Si le rêve de l’écrivain alémanique Robert Walser, qu’il a prêté à certains personnages tout en s’évertuant à le réaliser pour son propre compte, était d’être le serviteur exemplaire d’un ordre qui lui apparaissait supérieur, mais qu’il n’hésitait pas à fuir pour revivre sous le masque d’un feu-follet dansant sur la musique de ses mots, celui de Kafka était de se justifier devant le tribunal des hommes. Ce tribunal, c’étaient les Autres, tous les Autres, à commencer par le Père et la Fiancée, dont le verdict se faisait attendre et qu’il sollicitait désespérément, même s’il était convaincu qu’aucune grâce ne lui serait accordée.

Au cours des quinze dernières années de sa vie, qu’il a passées dans un hôpital psychiatrique, Walser réclamera de s’acquitter des plus humbles tâches domestiques, alors que Kafka, rongé par la tuberculose, finira ses jours en dictant à la dernière femme de sa vie (qui n’était pas l’une de ses fiancées) un testament littéraire qui l’excluait du territoire romanesque où il considérait avoir perdu sa mise, faute d’avoir pu achever les trois romans qui, à eux seuls pourtant, constituent l’un des legs majeurs du vingtième siècle. Ne devaient lui survivre, selon ses dernières volontés, que quelques nouvelles plus ou moins longues parmi lesquelles il faut bien reconnaître qu’il se trouve de petites merveilles dont La métamorphose. Pour le lecteur, ce reniement du Château, du Disparu et du Procès — qui visait également son Journal et sa fascinante correspondance — n’équivalait à rien de moins qu’un suicide littéraire pur et simple. Inachevés parce qu’inachevables, comme le soutient Borges, ces trois romans nous suffisent pourtant tels que nous pouvons les lire : sobres et tranchants comme des constats d’infraction, qu’on pourrait dire illuminés de bout en bout par une ironie tout à la fois douloureuse et carnavalesque.

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La tentation du désert ne résisterait pas longtemps à l’épreuve de l’expérience. Pour moi, ce qui serait bientôt intenable, ce serait l’absence d’arbres, d’arbustes et même d’herbes folles. Contempler l’horizon de la steppe, à l’écran ou dans un roman russe, passe encore ; mais m’y retrouver, même pour une simple promenade, je ne m’en crois pas capable. Un monde sans arbres, je dois l’avoir déjà dit, est aussi inimaginable pour moi qu’un monde sans femmes, sans enfants ou sans bêtes.

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« Je sais que, ayant résolu de dire la vérité, je dirai peu de chose », écrit Jules Renard. Mais ce peu de chose, pour avoir tout son poids, doit être dit avec la précision de la flèche qui se fiche au coeur de la cible — et vibrer autant qu’elle.

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C’est le propre de la jeunesse de désirer que ses amis se lient entre eux et qu’ainsi se développe autour de soi un réseau d’amitiés convergentes. Cela fonctionne un certain temps, puis achoppe on ne sait trop sur quoi. On finit par comprendre que ces liens qu’on a créés sont trop ténus pour tenir durablement. On voit bien que l’ami avec qui on partage les joies amères du scepticisme ne supporterait pas cet ami pour qui le monde est un jardin des merveilles ou cet autre ami qui n’a d’intérêt que pour les enjeux géopolitiques. C’est que si une part de soi s’accommode des intérêts de chacun, il n’en va pas forcément de même pour les autres. On finit donc par voir ses amis en tête-à-tête — du moins ceux avec qui certaines convergences ont conservé leur vivacité.

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Sur mon chemin j’ai croisé des hêtres beaux comme des monuments auxquels on aurait insufflé la vie.

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Toujours dans son Journal, que je lis le soir, au chalet, Jules Renard écrit : « Ils cherchent l’introuvable vérité. Le meilleur est celui qui s’en rapproche le plus. C’est-à-dire qui interprète le moins. » J’ai d’emblée souscrit à cette affirmation, me disant que c’était à cela que je visais dans mes carnets : observer et décrire le monde avec un détachement de plus en plus marqué. Mais, l’instant d’après, je me suis rendu compte, non sans perplexité, que dans la fiction j’adopterais, si je m’y adonnais encore, un point de vue plus subjectif et forcément interprétatif, car j’aurais besoin d’une liberté totale en puisant autant dans mon imaginaire que dans les ressources langagières qui me sont propres.

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Ces morts qui engraissent le sol aride où ils reposent après avoir tenté toute leur vie d’en tirer une maigre subsistance.

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Relisant La ville de Villegrad, je vois mieux pourquoi Gabrielle Roy appréciait tant l’oeuvre d’Andreï Platonov, car aucun autre écrivain de l’ère soviétique n’a évoqué aussi fortement les rêves fous que la révolution alimentait et la misère que devait subir le peuple russe au nom d’un avenir qui se révélait de moins en moins radieux. Chez lui, l’homme n’est pas seul, il fait corps avec un paysage et avec le monde animal. Une telle symbiose organique, on la chercherait vainement dans la littérature d’après octobre 1917 ou dans celle qui témoignera de la terrible guerre avec l’Allemagne nazie. Platonov était un cas, on peut le dire. Censuré, puis interdit de publication, il plaidera sans succès sa cause auprès d’un Gorki qui rampait, comme l’Union des écrivains qu’il présidait, aux pieds du « Petit père des peuples ». On l’a humilié plus encore que Boulgakov en l’employant comme concierge de cette Union des scribouillards serviles et en exigeant qu’il signe d’un pseudonyme ses articles que publiaient sporadiquement les organes du parti. Son fils sera déporté en Sibérie où il mourra, et lui, il continuera d’écrire jusqu’à sa mort en sachant que ce serait à titre posthume qu’il serait lu, pendant que les écrivains officiels acceptaient le mensonge et le déshonneur.

Gabrielle Roy retrouvait aux confins de la steppe où Platonov emmenait ses éventuels lecteurs une poésie assez semblable à celle de la vaste plaine de l’Ouest canadien qu’elle avait appris à aimer et qu’elle a si bien traduite dans sa langue sobre et précise. Comme Platonov, elle a su percevoir les liens profonds qui se tissent entre le paysage et ces « vaincus venus des quatre coins du monde » pour y trouver un asile parfois précaire. Montherlant disait que « la vraie force du style est dans le sentiment », ce qu’on peut appliquer aussi bien à Platonov qu’à Gabrielle Roy.

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Dans ses carnets, Montherlant pose cette question qui contient sa réponse : « Que peut-on contre un homme de qui le seul objectif est d’être tenu à l’écart ? »

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Harfang blanc comme neige, aux lignes simplifiées à l’extrême, à la manière inuite. Seule la vivacité des yeux mordorés traduit la vie retenue dans ce corps conçu pour se confondre avec le paysage hivernal.

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Je n’ai rien fait, ces dernières semaines, que bricoler à la maison et au chalet. La satisfaction de faire une réparation compense, si peu que ce soit, mon inactivité intellectuelle. Depuis que j’ai remis le manuscrit de mes carnets aux PUM, je lis un peu, je note une chose ou deux, je plante des arbres, je cuisine et je me promène en herborisant — sans jamais éprouver le moindre ennui. L’hiver au coeur vient d’être réédité chez Boréal compact, après avoir été corrigé une fois pour toutes, je l’espère. La seule ombre au tableau, c’est que j’aurai à prendre la parole quand sera lancé Le sourire d’Anton. Chaque fois que se présente une obligation de ce genre, j’en suis malade, moi qui ai pourtant été si souvent devant un micro. Dès que cela me concerne personnellement, rien ne va plus, et j’en viens à considérer que c’est là un lourd tribut à payer pour avoir reçu ce prix de la revue Études françaises. J’envie un peu Ducharme et Poulin, qui savent se soustraire à ces prétendus devoirs. Je note cela, assis devant le lac. Il fait 15 degrés Celsius, et un vent du nord malmène le myrique baumier qui buissonne le long de la plage. J’essaie de ne rien entendre d’autre et de jouir de cette vie immédiate qui grouille autour de moi.

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Tenter, au-delà des faits qui l’ont façonnée, d’imaginer la trame d’une vie.

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Je n’ai guère la nostalgie du passé, n’ayant jamais souhaité revivre ce que j’ai vécu. Et je ne tiens guère à connaître l’avenir. C’est dans la rêverie que ma mélancolie trouve asile, ce en quoi je me sens si proche de Pessoa. Ne comprenant pas le portugais, je me plais à croire que la saudade, telle qu’elle s’exprime dans le fado, témoigne de cette mélancolie.

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« Il existe un mot délicieux : la langueur. Il est bel et bien oublié en Russie depuis un certain temps et même cela nous gênerait de le prononcer, on ne sait trop pourquoi. » Le prudent écrivain soviétique Constantin Paoustovski se laisse aller là à une discrète ironie en pleine période de gel idéologique, plus précisément en 1955, deux ans après la mort du « Petit père des peuples ».

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Il y a deux jours, on a mis en terre l’urne de ma marraine, morte en décembre, à quatre-vingt-quatorze ans. J’ai ramené chez moi mon oncle, dernier patriarche de ma lignée paternelle. Après avoir mangé du shish taouk que j’ai fait griller dans le jardin, nous avons bu du thé noir tandis qu’il évoquait pour la première fois un épisode de sa jeunesse, alors qu’il subsistait en transportant du bois de chauffage pour un gros marchand du village. Il venait de défroquer, tout comme mon père, mais contrairement à lui, il n’avait pas de brevet d’enseignement, et il avait à sa charge ses vieux parents et son frère cadet. Ce qui transpirait de ses confidences, ce n’étaient ni regrets ni vanité, mais plutôt le soulagement de s’être, en fin de compte, bien tiré d’affaire. Il était heureux d’apprendre que nous allions bientôt chez le notaire conclure l’achat du chalet de La Minerve. Avec lui, tout est simple et léger. En l’écoutant, je prenais conscience qu’à sa mort — il a tout de même quatre-vingt-dix ans —, c’est moi qui serai l’aîné des mâles de la famille. Mais pour le moment il se porte comme un charme, même s’il ne se risque plus à traverser la ville du nord au sud pour se rendre chez Da Giovanni. La dernière fois qu’il a fait une si longue trotte, le retour a été pénible. Comme d’habitude, il avait marché de la résidence, sise, comme on dit, à l’angle du boulevard Crémazie et de la rue d’Iberville, jusqu’à ce restaurant de la rue Sainte-Catherine. Il revenait en prenant le métro à la station Berri-UQAM. L’incident s’est produit lorsque, ayant descendu l’escalier, il a senti ses jambes lui manquer, et qu’il a dû s’asseoir sur un banc d’où il n’arrivait plus à se lever. Demander de l’aide, il n’en était pas question. Les responsables de la résidence m’ont appelé un peu avant l’heure du souper pour me signaler son absence. Le temps de m’inquiéter, il était revenu au bercail, fatigué mais serein.

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On sait, en s’égarant dans les grottes du Larousse, qu’on ne sait presque rien, qu’on connaît un mot sur cent, qu’on connaît peu de choses parmi toutes celles existant dans ce bas monde et ailleurs. Et voilà qu’on est pris de vertige devant l’immensité de son ignorance.

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En rapportant à Gilles Marcotte une vidéo du documentaire de Jacques Godbout sur Anne Hébert, je me suis rendu compte à quel point ce critique éminent, mon aîné d’une quinzaine d’années, est toujours aussi passionné de littérature, certainement plus que moi qui me contente de feuilleter ou de relire ce qui m’a marqué, parce que je préfère consacrer le plus clair de mon temps à la vie domestique ou, mieux, à la vie matérielle, sans éprouver le sentiment d’une perte. Ce qui explique peut-être mon incompréhension à l’égard de certains écrivains comme Anne Hébert ou Gabrielle Roy, qui ont voué toute leur existence à leur oeuvre et pour qui rien d’autre ne semblait compter. Il y a là quelque chose d’absolu, qu’on trouve admirable chez un Flaubert, mais qui nous gêne un peu chez nos compatriotes et contemporains. En y réfléchissant bien, on finit par admettre qu’une telle quête, proche dans sa démesure de la sainteté, puisse donner à la vie un sens supérieur, fondé sur le pari que l’oeuvre aura le dernier mot avec la mort. Oui, on peut admirer un tel engagement tout en sachant qu’on en serait incapable.

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Le temps n’est que quotidien avec ses odeurs habituelles de café et de pain grillé, les voix sortant de la radio, les quelques mots échangés avant de quitter la maison — temps émietté le long d’un chemin menant à la lassitude et au repos du soir.