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Introduction

La sécurité routière est un thème social important qui affecte le bien-être collectif. Selon la Société de l’assurance automobile du Québec (SAAQ), les comportements dangereux constituent la principale cause d’accidents et de décès sur les routes québécoises (SAAQ, 2014a). L’insécurité routière serait largement causée par des comportements individuels alors que ses conséquences affectent plus largement la société (dangers accrus sur les routes, congestions, blessés et morts causés par des accidents, etc.). Elle est donc un problème de société qu’il incombe à chacun de nous d’améliorer : nous sommes, individuellement et en tant que société, en grande partie responsables des insécurités et accidents qui sévissent sur les routes.

Au Québec, l’alcool au volant est l’une des deux principales causes d’insécurités sur les routes – l’autre étant la vitesse au volant (SAAQ, 2014b) –, et ce, malgré le fait qu’il est généralement mal vu, stigmatisé et socialement réprimé. D’ailleurs, selon la SAAQ (2014b), sur les routes du Québec, « de 2008 à 2010, 38 % des conducteurs décédés avaient un taux d’alcool dans le sang supérieur à 80 mg par 100 ml (0,08) ». En plus de son coût social et des conséquences personnelles potentiellement désastreuses qu’il engendre, l’alcool au volant entraîne d’importants coûts financiers qui incombent à la société; il en coûterait à la société québécoise environ 90 millions de dollars par année en indemnisation aux victimes de la route seulement (SAAQ, 2014b).

La problématique de l’alcool au volant apparaît plus marquée chez les jeunes conducteurs qui sont systématiquement surreprésentés dans le bilan routier des accidents et infractions liés à l’alcool au volant, et ce, malgré le resserrement récent des lois sur l’alcool au volant les concernant. En effet, alors qu’ils ne représentent que 10 % des permis de conduire québécois, les jeunes de 16 à 24 ans sont impliqués, en moyenne, dans 30 % des infractions au Code de la route liées à l’alcool au volant (SAAQ, 2014c). Qui plus est, entre 2005 et 2009, les conducteurs de 16 à 19 ans en état d’ébriété étaient responsables de 33 % des décès sur les routes et ce pourcentage augmente à 56 % si on ajoute les conducteurs de 20 à 21 ans (SAAQ, 2014c). Reconnus pour être plus sensibles aux effets de l’alcool, les jeunes représenteraient « un risque relatif d’accident mortel beaucoup plus élevé que les conducteurs plus âgés » (SAAQ, 2014c). En fait, étant donné l’inexpérience au volant (Causse, Kouabenan, & Delhomme, 2004; Dionne, Fluet, & Desjardins, 2007; Kleisen, 2013), la prise de risques accrue (Hatfield & Fernandes, 2009) et les caractéristiques physiologiques (Ouimet, 2012) et psychologiques (Scott-Parker, Watson, King, & Hyde, 2013) qui marquent cette période de la vie, les jeunes conducteurs sont généralement jugés comme étant des conducteurs à risque.

Depuis des décennies déjà, des organismes, généralement gouvernementaux, ont recours à une panoplie de stratégies pour améliorer la sécurité routière, particulièrement auprès des jeunes conducteurs (étant donné leur statut de groupe à risque). L’alcool au volant chez les jeunes conducteurs a fait l’objet de nombreuses interventions sur le terrain et campagnes de communication, ici comme ailleurs dans le monde : interventions légales (création ou modification de lois et règlements), interventions policières (accroissement de la présence policière et de la sévérité des sanctions), interventions en milieux scolaires ou lors d’événements et interventions médiatiques (toutes plus axées sur la prévention, la sensibilisation et l’éducation) (Coffman, 2002). Malgré les sommes d’argent et les efforts importants investis dans ces diverses stratégies, tant punitives que préventives, la question de leur efficacité demeure sans réponse claire (Atkin & Freimuth, 2013; Coffman, 2002; Hoekstra & Wegman, 2011; Wundersitz & Hutchinson, 2011).

Compte tenu de ces éléments, nous avons décidé de nous pencher sur la question suivante : comment sensibiliser et éduquer les jeunes conducteurs québécois de 18 à 24 ans[2] à l’alcool au volant? La réponse à cette question se doit, à notre avis, de passer par les perspectives mêmes des jeunes conducteurs que l’on cherche à influencer. En effet, une compréhension des individus ciblés, de leurs comportements et de leurs préférences médiatiques s’avère cruciale pour la conception et la mise en oeuvre d’interventions couronnées de succès (Noar, 2006). Ainsi, plus spécifiquement, la réponse à notre question passe, d’une part, par les perspectives que les jeunes conducteurs québécois de 18 à 24 ans ont de la problématique de l’alcool au volant et de ce qui s’y rattache à leurs yeux (par exemple, le sens qu’ils donnent au sujet de l’alcool au volant, la façon dont ils pensent que leurs parents et leurs pairs perçoivent le sujet, les solutions qu’ils mettent en place pour éviter de conduire après avoir bu et les barrières qui les empêchent d’adopter un comportement sécuritaire) et, d’autre part, par les perspectives que les jeunes conducteurs ont de leurs besoins, de leurs désirs et de leurs attentes en termes de prévention de l’alcool au volant et de promotion de la sécurité routière (par exemple ce qui aiderait les jeunes à adopter des comportements plus sécuritaires et les meilleures façons, selon eux, de leur faire parvenir des messages : supports médiatiques, format, type de scénario, etc.). Cette démarche s’apparente à la recherche formative et la segmentation en marketing qui sont généralement reconnues comme étant des étapes essentielles à réaliser pour réussir une intervention sociale (McVey, Crosier, & Christopoulos, 2009; Noar, 2006), notamment en sécurité routière (Hoekstra, & Wegman, 2011; Wundersitz & Hutchinson, 2011).

Tous ces éléments tendent à nous éloigner d’une démarche plus traditionnelle de recherche en marketing social pour nous pousser vers une démarche plus inductive. Ainsi, le recours à la méthodologie de la théorisation enracinée (Grounded Theory en anglais; ci-après MTE) a retenu notre attention. Nous présenterons, dans cet article, le raisonnement qui nous a portée à choisir cette méthode. Pour ce faire, nous aborderons tout d’abord la nécessité de renouveau méthodologique qui se fait sentir en marketing social. Cette quête de renouvellement pouvant trouver réponse dans les approches inductives, et plus particulièrement dans la MTE, nous en présentons ensuite les principes en nous attardant, entre autres, à la perspective interactionniste au fondement de la MTE et à la structure de cette démarche non conventionnelle. Nous intégrons ensuite ces éléments à notre sujet de recherche de manière à justifier la pertinence et le bien-fondé du recours à la MTE.

Étant donné l’état d’avancement de notre projet (à la veille de la recherche sur le terrain), les caractéristiques particulières de notre projet (sa problématique, ses objectifs, son cadre conceptuel, les dispositifs méthodologiques retenus, etc.) demeurent volontairement larges et peu circonscrites, comme le veut une démarche inductive ayant recours à la MTE. Nous serons amenée à en préciser les limites et à en circonscrire le terrain au fur et à mesure de la collecte et de l’analyse des données. Ainsi, les éléments de notre projet de recherche seront amenés à être précisés à la lumière des résultats qui émergeront de notre travail sur le terrain.

1. Approche méthodologique

1.1 Le marketing social : vers de nouvelles approches

La recherche en marketing social, tout comme la recherche en marketing en général, tend à être réalisée selon une approche hypothético-déductive. L’accent y est mis, depuis des décennies, tant du côté des praticiens que des chercheurs scientifiques, sur la nécessité de données fiables, précises et généralisables, aux dépens d’une plus riche compréhension des individus à qui l’on cherche à s’adresser (Marchand & Giroux, 2010). Ainsi, le marketing commercial et le marketing social sont largement, voire presque exclusivement, orientés pour percevoir les méthodes quantitatives comme plus avantageuses, fiables et pertinentes que les méthodes qualitatives qui ne sont pas considérées comme « aptes à fournir des informations valides, nécessaires à une prise de décision éclairée » (Marchand & Giroux, 2010, p. 100). Pourtant, l’offre mise sur le marché, qu’elle soit commerciale (vendre un produit) ou sociale (encourager au changement de comportement par l’invitation à un mode de vie plus sain et sécuritaire, par exemple), et tout ce qui l’entoure (stratégie de communication, de distribution, de produit/service, etc.) est sensée correspondre aux besoins, aux attentes, aux envies et aux goûts de ceux à qui on s’adresse. Or une telle logique tend à se prêter davantage à l’induction qu’à la déduction. C’est pourquoi, bien que les approches hypothético-déductives demeurent toujours plus largement répandues et acceptées dans le domaine, on remarque une ouverture et un encouragement de plus en plus ressentis pour la popularisation des approches inductives en marketing : « des méthodes plus souples [sont] nécessaires, même si celles-ci impliqu[ent] également de compromettre le caractère “généralisable” des informations obtenues » (Marchand & Giroux, 2010, p. 100). Cette position est d’autant plus notable en marketing social que la nécessité d’inclure les individus dans les processus de recherche, de développement stratégique, de conception et de mise en oeuvre d’interventions sociales est préconisée par de nombreux auteurs (Amsden & VanWynsberghe, 2005; Dallaire, 2002; Ford, Odallo, & Chorlton, 2003; Frenette, 2010, 2013; Hampton, Fahlman, Goertsen, & Jeffery, 2005; MacDonald, Gagnon, Mitchell, Di Meglio, Rennick, & Cox, 2011; Mitchell, Reid-Walsh, & Pithouse, 2004, par exemple). En effet, selon ces chercheurs, de telles approches permettraient aux concepteurs et aux décideurs publics de mieux comprendre les besoins des publics ciblés et d’adapter les interventions sociales en conséquence. Cette prise en compte des individus ciblés semble pertinente et importante pour la conception et la mise en oeuvre d’interventions efficaces s’adressant aux jeunes, alors qu’ils sont souvent laissés pour compte dans de tels processus décisionnels et stratégiques (Amsden & VanWynsberghe, 2005). D’ailleurs, des études suggèrent qu’une collaboration avec les jeunes pour développer des stratégies de prévention et de promotion mènerait vers des interventions plus adaptées aux perceptions et aux besoins de ces derniers (Kelly, Lesser, & Smoots, 2005). Ces interventions seraient donc plus efficaces pour participer à l’amélioration de la sécurité routière.

Étant donné les besoins recensés en marketing social pour des approches plus ouvertes et plus centrées sur l’individu, le recours à l’induction nous est apparu comme une piste de solution intéressante.

1.2 Une approche inductive de la question

L’induction est l’approche scientifique opposée à la déduction. Le raisonnement et la façon de percevoir la recherche y sont diamétralement opposés. Contrairement aux recherches hypothético-déductives qui réfléchissent et établissent le plan de recherche a priori, les recherches inductives construisent leurs problématiques et leurs cadres de recherche au fur et à mesure : « l’induction est un mode de raisonnement méthodologique dont le but est de partir du concret vers l’abstrait en cernant les caractéristiques essentielles d’un phénomène » (Deslauriers, 1997, cité dans Katambwe, Genest, & Porco, 2014, p. 247). Les objectifs propres à l’induction et à la déduction aussi sont en opposition. Alors que l’approche hypothético-déductive cherche à obtenir des résultats « prédictibles, vérifiables et généralisables » (Eisner, 1981, cité dans Normand, 2014, p. 12), l’approche inductive entretient davantage des objectifs d’exploration de phénomènes encore inconnus et d’introduction « [d’]un pluralisme et [d’]un relativisme dans la définition des objets et des choses » (Groulx, 1997, p. 58, cité dans Normand, 2014, p. 12). Par le fait même, la recherche inductive tend à accorder une place de premier ordre à la recherche sur le terrain (Luckerhoff & Guillemette, 2014).

Depuis un bon moment déjà, ce sont les approches hypothético-déductives qui prévalent et dominent la majorité des sciences modernes. En effet, plusieurs estiment toujours que la capacité à généraliser et à répliquer les résultats de la recherche est un élément constitutif de la recherche, validant la scientificité de la démarche (Luckerhoff & Guillemette, 2014). Ainsi, encore aujourd’hui, cette incapacité des approches inductives à généraliser les résultats de leurs recherches pose problème pour plusieurs qui vont jusqu’à remettre en cause la validité scientifique des démarches inductives en comparaison aux démarches hypothético-déductives. Pourtant, « la visée d’exploration ouverte (sans préconception), suivie d’une inspection méthodique et rigoureuse (Blumer, 1969), constitue une fidélité à une manière millénaire d’appréhender les phénomènes humains et les phénomènes naturels » (Luckerhoff & Guillemette, 2014, pp. 3-4). Les recherches inductives peuvent donc être une finalité en soi, sans devoir être complétées par des recherches hypothético-déductives pour avoir de la valeur et du poids en science (Normand, 2014).

2. La méthodologie de la théorisation enracinée (MTE) pour guider notre recherche

Au sein des approches inductives, c’est la méthodologie de la théorisation enracinée (MTE) que nous avons choisie pour guider notre recherche. Basée sur les principes de l’induction, la MTE est « organisée de façon à placer les données au centre de la démarche afin que les théories qui découlent de la recherche en soient imprégnées » (Normand, 2014, p. 13). Sa finalité est donc dirigée vers la découverte ou l’élaboration de théories. Ainsi, contrairement à l’objectif principal des sciences modernes, la MTE ne poursuit pas la validation scientifique :

elle ne cherche pas à prouver quoi que ce soit. Elle vise plutôt l’exploration de situations, l’identification de concepts pertinents et la génération d’hypothèses. Sa finalité est de saisir la variabilité et la complexité du comportement humain

Corbin, 2012, p. IX

Cet objectif de théorisation s’ancre dans les données collectées plutôt que dans la déduction basée sur des suppositions logiques afin d’assurer des résultats plus probants de la réalité sociale dans laquelle se trouvent les acteurs visés (Glaser & Strauss, 1967). En effet, selon Glaser et Strauss, les premiers chercheurs à formaliser une telle démarche, la clé de la théorisation scientifique serait l’enracinement des théories élaborées lors de la recherche dans les données collectées. Il en résulterait des théories adaptées à leurs usages prévus, ce que ne parviendraient pas nécessairement à faire les théories obtenues par déduction sur la base d’a priori.

2.1 Une vision interactionniste du monde

Les fondements de la MTE sont inspirés de l’interactionnisme symbolique auquel ont contribué Glaser et Strauss, entre autres, avec The Discovery of Grounded Theory (1967). Sommairement, « le regard interactionniste considère le monde social comme une entité processuelle, en composition et recomposition continues à travers les interactions entre acteurs, les interprétations croisées qui organisent ces échanges et les ajustements qui en résultent » (Morrissette, Guignon, & Demazière, 2011, p. 1). Les interactionnistes, regroupant des chercheurs de divers domaines, s’entendent donc sur l’importance du sens que les acteurs sociaux donnent à leur univers, sens issu de constructions négociées avec leur environnement (parents, amis, institutions, etc.) (Poupart, 2011). Ces acteurs sont donc perçus comme des participants actifs à la construction du sens, celui-ci étant issu de leurs perceptions et de leurs interprétations. Ces perceptions et interprétations personnelles sont, quant à elles, influencées par les diverses règles et constructions déjà en place (même si les acteurs ne sont pas contraints de toutes les respecter) ainsi que par les diverses relations des acteurs sociaux (Poupart, 2011). D’ailleurs, ce courant de pensée soutient que « nous ne pouvons pas comprendre les conduites sociales en faisant abstraction du sens ou des significations que les acteurs donnent à leur réalité ou, si l’on préfère, de leurs définitions de la situation » (Poupart, 2011, p. 182).

C’est, entre autres, cette vision interactionniste du monde qui a influencé le choix de notre démarche méthodologique, ainsi que notre façon de percevoir et de comprendre notre problématique de recherche. Ainsi, nous nous rallions à cette vision centrale de la place des acteurs sociaux dans la compréhension de leur réalité. Nous tenterons ainsi de dégager le sens qu’ils accordent à l’alcool au volant ainsi qu’aux outils de sensibilisation et d’éducation portant sur le sujet pour tenter de comprendre comment sensibiliser et éduquer les jeunes conducteurs à l’alcool au volant.

Par ailleurs, nous percevons que l’interactionnisme symbolique répond aux critiques et aux recommandations mentionnées précédemment quant aux études en marketing social. En effet, c’est en grande partie en raison du manque de prise en compte des acteurs sociaux et de leurs perceptions que les chercheurs critiquent les études existantes. Nous croyons que, pour atteindre cette compréhension approfondie de la manière d’intervenir auprès des jeunes conducteurs pour ultimement améliorer le bilan routier au regard de l’alcool au volant, il faut passer prioritairement par la recherche sur le terrain. Ainsi, il nous faut enraciner nos résultats dans les données collectées sur le terrain pour assurer une meilleure prise en compte des jeunes et de leurs perceptions et, ainsi, mener à des suggestions adaptées à leur réalité et à leurs besoins pour la conception et la mise en oeuvre d’interventions relativement à l’alcool au volant.

2.2 La structure de la MTE

Ses influences inductives et interactionnistes ont poussé la MTE à adopter un fonctionnement jugé atypique, spécialement au regard des pratiques scientifiques les plus courantes. Par exemple, « nulle hypothèse n’est posée, tout comme on n’impose pas de cadre théorique a priori » (Normand, 2014, p. 13). De la même manière, l’objet de recherche, la problématique, les objectifs de la recherche et les questions de recherche ne peuvent être établis fermement et avec précision avant de commencer le terrain de recherche. En effet, bien qu’il soit important de commencer à dessiner les contours de notre projet de recherche avant de nous y lancer, en MTE, la circonscription et la définition précise du projet et de ses objectifs dépendent de la direction que prendra la recherche et donc des résultats qui émergeront des données collectées. Ainsi, la recherche en MTE suit non pas le format traditionnel linéaire, mais un mouvement hélicoïdal (Plouffe & Guillemette, 2012) encourageant les va-et-vient entre les différentes étapes de la recherche (élaboration de la problématique et des objectifs de la recherche, collecte de données, analyse des données, etc.). Ainsi, la collecte des données, l’analyse et l’intégration de théories et études existantes sont des étapes indissociables en MTE; les trois sont réalisées de façon conjointe, dans un mouvement de comparaison constante (Strauss, 1992, cité dans d’Arripe, Oboeuf, & Routier, 2014). C’est ainsi que s’affinent et se solidifient la problématique, les objectifs de la recherche, sa structure et les théories émergentes.

En bref, tous les éléments de la démarche de la MTE permettent la construction d’une problématique de recherche ainsi que la génération de théories, d’hypothèses et de concepts plus solidement adaptés et enracinés dans la réalité sociale des acteurs concernés, assurant ainsi la concordance et l’arrimage entre les théories et le monde empirique. Son apport aux sciences modernes est d’ailleurs reconnu comme non négligeable : « en tant que méthode de recherche, la méthodologie de la théorisation enracinée est souvent reconnue comme révolutionnaire dans l’histoire des traditions qualitatives »[3] [traduction libre] (Walker & Myrick, 2006, p. 547). Grâce à sa démarche enracinée, la MTE est aujourd’hui devenue l’une des approches inductives les plus prolifiques et les plus utilisées (Normand, 2014).

Toutefois, puisqu’elle sort du courant dominant en sciences – et cherche même à s’y opposer, la MTE tend à s’attirer les foudres de la critique scientifique : « [la MTE] est la plus fréquemment discutée, débattue et contestée des méthodes de recherche »[4] [traduction libre] (Walker & Myrick, 2006, p. 547). En effet, « malgré l’usage répandu de cette méthodologie et malgré le riche corpus de connaissances qu’elle a généré, […] il se trouve encore des personnes pour mettre la pertinence de sa légitimité en doute » (Corbin, 2012, p. VII). Pourquoi un tel questionnement de la légitimité scientifique de la MTE? Il semble, d’une part, qu’une connaissance et une compréhension défaillante de cette démarche soient en cause. D’autre part, il semble que « les idées fausses, les mauvaises conceptions et les critiques qui circulent à l’endroit de la MTE [… soient] surtout attribuables à de mauvaises utilisations qui en ont été faites » (Corbin, 2012, p. X).

Un des éléments les plus controversés de la MTE – et le moins bien compris –concerne la suspension temporaire du recours à des cadres théoriques suggérée par Glaser et Strauss. En effet, selon ces auteurs, « [un chercheur] peut (et nous croyons doit) aussi étudier un domaine sans théorie préconçue qui dicte, antérieurement à la recherche, les “pertinences” dans les concepts et les hypothèses »[5] [traduction libre] (Glaser & Strauss, 1967, p. 33). Alors qu’il paraît inconcevable à Glaser et Strauss de faire des conjectures sur la direction que prendra la recherche (cadre théorique et formulation d’hypothèses a priori) avant de se rendre sur le terrain, la recherche hypothético-déductive se positionne de façon diamétralement opposée. Cette dernière prescrit en effet l’établissement de prime abord de la problématique, du cadre théorique, des hypothèses de recherche, de la méthodologie, de ses techniques, de ses instruments et de son analyse. Pourtant, pour Glaser et Strauss (1967), cette structuration a priori tend à mener vers un forçage des données, imposées aux hypothèses et catégories préétablies, aux dépens des hypothèses et des concepts pertinents – souvent insoupçonnés – pouvant en émerger. Ces recherches ne présentent donc pas d’ouverture à la meilleure concordance des données (« the best fit »). Glaser et Strauss (1967) voient, au contraire, la MTE comme une façon plus objective de faire de la science, moins influencée par des considérations théoriques. Nombreux croient toutefois, à tort, que la suspension temporaire du recours à des cadres théoriques, en MTE, exige du chercheur qu’il ignore toutes ses connaissances antérieures pour se lancer dans le vide, dans une recherche dont il ne connaît rien (Labelle, Navarro-Flores, & Pasquero, 2012). En effet, plusieurs s’imaginent que la suspension temporaire des savoirs théoriques veut dire faire table rase de toutes les notions et conceptions scientifiques déjà admises et du travail de leurs prédécesseurs. Pourtant, tel n’est pas le cas. Il s’agit plutôt de « conserver un esprit assez ouvert pour ne négliger aucune explication ou direction » (d’Arripe et al., 2014, p. 99). Il est également admis que le chercheur entre dans sa recherche avec la sensibilité théorique qui lui est propre, qu’il soit influencé par ses connaissances existantes et ses expériences passées (et c’est sans compter le cadre conceptuel qui définit d’entrée de jeu les paramètres de l’objet de recherche) :

L’ignorance théorique à l’approche du terrain, réelle ou feinte, est un mythe. Il est indispensable de se doter d’un cadre théorique ouvert et non contraignant qui servira plusieurs objectifs, entre autres celui d’éviter de reproduire ce qui a déjà été documenté efficacement au moyen d’autres méthodologies

Labelle et al., 2012, p. 81

Ce report de la construction du cadre théorique ne signifie donc pas que le chercheur entreprenne sa recherche vide de connaissances. Au contraire, il risquerait alors de réinventer la roue sans le savoir, d’entreprendre un projet de recherche trop large, de se diriger vers des pistes peu pertinentes, etc. Ainsi, une bonne connaissance du terrain général de recherche – ce que nous avons tenté de faire pour notre propre recherche – est essentielle pour établir les grandes lignes et les principales balises de l’objet de recherche et du projet. Même si ces éléments, comme l’ensemble des éléments de la recherche, seront amenés à être revus et spécifiés, une conception préliminaire permet de diriger les premiers pas de l’étude. En effet, cette première prospection générale du terrain de la recherche sert à mettre en exergue les zones d’ombre et de lumière entourant la problématique :

Il est bon de savoir comment notre type de sujet, ou un sujet analogue, a été abordé par d’autres avant nous, dans le but de ne pas reproduire les erreurs du passé et d’éviter de se lancer ingénument dans des impasses ou simplement de redécouvrir après coup des résultats devenus banals

Labelle et al., 2012, p. 72

En outre, cette recension sommaire permet aussi au chercheur de se distancier de fausses préconceptions qu’il aurait pu avoir de sa problématique. La suspension suggérée par la MTE concerne donc davantage la flexibilité et l’ouverture du chercheur par rapport aux possibilités de la recherche. Enraciné dans les données plutôt que construit dès le début de la recherche, balisant ainsi d’emblée les résultats possibles, le cadre théorique et la recension des écrits scientifiques existantes joueraient un rôle de support et d’appui aux données collectées et aux analyses réalisées de manière à en guider et à en appuyer l’interprétation plutôt qu’un rôle structurant de premier ordre, potentiellement limitatif ou pauvrement adapté.

Cette démarche, bien qu’opposée à celle de la traditionnelle approche hypothético-déductive, ne s’oppose pas aux exigences scientifiques pour autant : « Cette démarche générale répond aussi aux exigences de la science puisqu’elle fonde ses résultats de recherche sur l’observation méthodique et qu’elle vérifie l’adéquation relative des analyses avec les observations » (Blumer, 1969, cité dans Plouffe & Guillemette, 2012, p. 92). Comme Corbin (2012), nous contestons donc le questionnement soulevé par les détracteurs de la MTE au regard de sa place et de sa légitimité en tant que méthode de recherche en science :

Si la légitimité d’une méthodologie se définit par sa capacité à permettre l’étude d’une variété de problèmes dans une perspective transculturelle et transdisciplinaire, il est permis d’affirmer que la MTE constitue une méthodologie légitime. Si une méthodologie dispose d’un ensemble de procédures et de stratégies qui permettent à son utilisateur d’accomplir ce qu’elle prétend pouvoir accomplir – soit, dans le cas qui nous occupe, de générer une théorie –, on peut alors dire de cette méthodologie qu’elle est légitime. Si une méthodologie ouvre la voie à une meilleure compréhension du comportement humain, qu’elle est applicable au traitement de situations et de problèmes pratiques et qu’elle fournit un cadre pour l’étude de problèmes sociaux et comportementaux pertinents, on peut dire d’elle qu’elle est légitime. Puisque la MTE satisfait à toutes ces attentes, qui donc peut contester la place légitime qui lui revient dans le monde de la recherche?

Corbin, 2012, p. X

3. La sensibilisation et l’éducation des jeunes conducteurs à l’alcool au volant : un terrain de recherche à défricher

Une première tentative de formulation de notre problématique et de délimitation de nos objectifs de recherche nous a laissée face à une large zone d’ombre sur un terrain encore largement inconnu. Une recension des écrits nous a permis de remarquer qu’en sécurité routière, nombreuses sont les études qui se penchent sur les caractéristiques encourageant et décourageant les comportements non sécuritaires, soit l’alcool au volant chez les jeunes conducteurs dans notre cas, ainsi que sur l’évaluation sommative d’interventions réalisées, mais peu de recherches se sont intéressées directement aux moyens d’améliorer les interventions sur l’alcool au volant qui s’adressent aux jeunes adultes. En effet, les objectifs des études existantes ne concernent généralement pas de façon centrale la conception et la mise en oeuvre des interventions sociales en sécurité routière. Les facteurs à intégrer, les plateformes à concevoir et la manière de s’y prendre pour sensibiliser et éduquer les jeunes conducteurs de 18 à 24 ans à l’alcool au volant demeurent donc largement inconnus.

Ainsi, malgré l’importance indéniable et l’intérêt soutenu accordés à la mesure de l’efficacité des efforts de prévention et de promotion – d’une part pour justifier la pertinence des fonds y étant investis et d’autre part pour contribuer à l’amélioration continue des efforts de sensibilisation et d’éducation –, certains se questionnent, encore aujourd’hui, sur la pertinence des divers outils d’intervention utilisés, sur les structures optimales et sur les stratégies pouvant assurer, à long terme, l’amélioration de la sécurité routière (Delhomme, De Dobbeleer, Forward, & Simões, 2009; Hoekstra & Wegman, 2011; Wundersitz & Hutchinson, 2011, pour ne nommer que ceux-là).

Devant ces constats, il nous a paru incongru de tenter d’établir a priori un cadre théorique, de formuler des hypothèses et de fixer d’avance les détails d’une problématique qu’on ne connait vraisemblablement que très peu. Au contraire, il nous a plutôt semblé essentiel d’explorer ce terrain de recherche, d’en développer une connaissance pour en avoir une compréhension plus poussée et, de façon plus importante encore, de le laisser s’exprimer par lui-même. En ce sens, le recours à la MTE est tout à fait justifié, voire même nécessaire. Ce faisant, cette démarche est apte à faire ressortir des éléments jusque-là ignorés. En effet, l’absence d’a priori nous permettra de laisser émerger les données les plus adaptées et appropriées (« emergent-fit », un concept mis de l’avant par Glaser & Strauss (1967)). Dans une optique d’exploration et de découverte, il est plus pertinent d’employer une démarche méthodologique dont les objectifs visent le développement de théories et qui laisse les résultats émerger de la recherche sur le terrain plutôt qu’une démarche axée sur la validation théorique et la généralisation des résultats obtenus comme c’est généralement le cas dans le domaine. Une telle démarche nous aidera, selon nous, à développer une compréhension approfondie de notre terrain de recherche, soit la sensibilisation et l’éducation à la problématique sociale de l’alcool au volant chez les jeunes conducteurs de 18 à 24 ans – terrain qui sera amené à se préciser davantage au cours de notre étude –, non pas à partir d’hypothèses et de déductions logiques de la part du chercheur, mais plutôt à partir du terrain lui-même et des données qui y seront collectées et analysées. Cela nous mènera, nous le croyons, à théoriser sur les bonnes façons de concevoir et de mettre en oeuvre des interventions pertinentes, utiles, et socialement et culturellement adaptées aux groupes ciblés.

4. L’évaluation formative des interventions en sécurité routière

Dans le cadre particulier de notre projet de recherche, la nécessité d’intégrer de nouvelles approches s’est aussi fait ressentir sur le plan plus précis de l’évaluation formative des efforts de prévention et de promotion en sécurité routière (notre démarche s’inscrit, dans la pratique, dans ce processus). En effet, les facteurs à intégrer, les plateformes à concevoir et la manière de s’y prendre pour sensibiliser et éduquer les jeunes conducteurs de 18 à 24 ans à l’alcool au volant découlent largement de la recherche formative qui se situe en amont de la conception et de la mise en oeuvre d’interventions sociales.

Composante clé d’un processus complet et rigoureux d’évaluation d’interventions en sécurité routière, l’évaluation formative a lieu au tout début de la conception des interventions en sécurité routière. Elle permet aux gestionnaires d’établir les objectifs de l’intervention qu’ils préparent, d’en établir la stratégie et les bases conceptuelles ainsi que de rectifier le tir, au besoin, avant la mise en oeuvre de l’intervention. Elle sert donc à assurer que les interventions sont bien adaptées à la problématique ciblée (l’alcool au volant et ses caractéristiques propres, par exemple), qu’elles s’adressent aux bonnes personnes (personnes souffrant de problèmes de consommation d’alcool, amis et parents de personnes conduisant sous l’effet de l’alcool au volant, jeunes conducteurs quittant une soirée bien arrosée, etc.) et que la façon de s’adresser au groupe ciblé est pertinente et adaptée à leurs besoins, à leurs attentes et à leurs perceptions. La recherche sur le terrain auprès du public ciblé y occupe donc une place importante. D’ailleurs, à travers ses recherches, le chercheur devrait, selon Coffman (2002), tenter principalement de répondre aux questions suivantes : comment le public cible perçoit-il la problématique? Quels messages fonctionnent le mieux auprès de lui? Quels sont les meilleurs vecteurs médiatiques pour le rejoindre? Ainsi, il obtiendrait un portrait clair de la problématique visée et du contexte dans lequel se déroulera l’intervention. Ses recherches permettraient par conséquent de déterminer les variables et les facteurs d’influence dont il est important de tenir compte lors de l’élaboration et de la mise en oeuvre d’interventions visant la promotion de la sécurité routière et la prévention des mauvais comportements routiers.

La plupart du temps qualitative – et perçue comme exploratoire –, l’évaluation formative est largement marquée par le rôle central qu’elle accorde à l’individu ciblé (Valente, 2000). Ce dernier se situe en effet au coeur du processus de recherche formative. D’ailleurs, de plus en plus de chercheurs suggèrent la nécessité non seulement de considérer l’individu dans le processus de recherche formative, mais la nécessité de l’inclure activement dans le processus de recherche (Frenette, 2010, 2013; Hampton et al., 2005; MacDonald et al., 2011; Mitchell et al., 2004, pour ne nommer que ceux-là).

Plus largement associée aux approches inductives, cette façon de penser la recherche en marketing social, et plus particulièrement la recherche formative, gagne en popularité depuis quelques années. Elle permettrait aux concepteurs et aux décideurs publics de mieux comprendre les besoins du public cible et d’adapter les messages en conséquence. Son recours, entre autres, en recherche formative, en rendrait les résultats plus utiles, pertinents, significatifs et « culturellement appropriés » (Dallaire, 2002).

Cette inclusion active des acteurs sociaux dans le processus de recherche semble d’autant plus pertinente dans notre cas que les jeunes sont généralement laissés pour compte dans les processus décisionnels et stratégiques, ou perçus comme étant problématiques plutôt que comme pouvant faire partie de la solution (Amsden & VanWynsberghe, 2005). Par contre, il semblerait que le fait de collaborer avec des jeunes pour développer des stratégies de prévention et de promotion de la santé et de la sécurité qui tiendraient compte de leurs besoins perçus et de leur propre perspective des sujets abordés par les campagnes serait susceptible d’améliorer l’efficacité des ressources leur étant consacrées (Kelly et al., 2005). Plus encore, des chercheurs affirment aujourd’hui qu’à moins que les jeunes obtiennent un rôle de participants dans le processus de conception et de mise en oeuvre des interventions leur étant adressées, ces dernières seraient vouées à l’échec (Ford et al., 2003; MacDonald et al., 2011; Mitchell et al., 2004).

Il n’est donc pas surprenant d’apprendre que de plus en plus de chercheurs dénoncent les approches échouant à tenir compte de la diversité et des différences entre les individus dans un tel contexte (Amsden & VanWynsberghe, 2005).

D’ailleurs, étant donné l’absence répandue d’évaluations formatives sur lesquelles baser les interventions en sécurité routière, celles-ci s’appuient souvent sur des objectifs déconnectés de la réalité de la problématique, des besoins et des désirs de la population ciblée. En effet, l’étude des rapports d’évaluation d’interventions disponibles en sécurité routière fait ressortir que très peu de distinctions sont faites entre les comportements et les besoins des différents groupes d’individus, ce qui entraîne généralement des interventions peu efficaces. Cette situation est d’ailleurs largement décriée par la communauté scientifique (Delhomme et al., 2009; Noar, 2006; Wundersitz, Hutchinson, & Wooley, 2010). Ainsi, nombreuses sont les interventions en sécurité routière où les jeunes conducteurs sont considérés comme un tout, indépendamment de leurs perceptions des problématiques visées, de leurs comportements et attitudes à l’égard de ces problématiques, et de leurs caractéristiques personnelles. Les résultats s’avèrent néfastes quant à la capacité des interventions réalisées à entraîner des changements et ainsi participer au processus d’amélioration de la sécurité routière. Ce fut par exemple le cas pour les campagnes sociales réalisées par la SAAQ en 2010 pour tenter de contrer le problème de la vitesse au volant :

Malheureusement, comme par le passé, les répondants qui présentent un profil plus à risque en matière de vitesse au volant, notamment ceux qui dépassent les limites permises et qui trouvent que les limites de vitesse permises sont trop basses, sont les moins réceptifs aux publicités télévisées. À l’inverse, les plus réceptifs aux publicités télévisions sont les moins à risque sur le plan de la vitesse au volant.

Léger Marketing, 2012, p. 13

5. Un projet de recherche multidisciplinaire

Le choix d’une approche inductive est également pertinent étant donné l’interdisciplinarité de notre objet de recherche et de notre propre formation, qui se situent à la fois en marketing et en communication. Malgré de nombreux pôles d’intérêts communs, ces deux domaines fonctionnent souvent très différemment, entre autres, à cause de leur histoire, de leur évolution et de leurs influences divergentes. Le choix, au premier abord, d’un cadre nous inscrivant d’emblée dans l’une ou l’autre des traditions nous semblait plutôt restreindre et cantonner les possibilités de notre recherche. En effet, « [l]a frontière disciplinaire, son langage et ses concepts propres [isolent] la discipline par rapport aux autres et aux problèmes qui, eux, chevauchent les disciplines » (d’Arripe et al., 2014, p. 107). La MTE, en tant qu’approche inductive, nous permet donc de n’imposer aucun cadre de prime abord et de pouvoir combiner les théories et les outils méthodologiques des deux disciplines selon la meilleure adaptation aux données issues de la recherche. Ainsi, de la précision des contours de notre problématique à l’analyse de nos résultats, il nous sera possible de puiser dans les deux disciplines les éléments les plus pertinents selon « la réalité qui s’y déploie » et « les éléments signifiants » (d’Arripe et al., 2014, p. 97) qui en émergent, plutôt que de les sélectionner exclusivement selon les traditions d’un domaine ou de l’autre.

Conclusion

L’alcool au volant est un problème social important au Québec, notamment en ce qui a trait aux jeunes conducteurs. Contrairement à la vitesse ou à l’utilisation du téléphone cellulaire au volant, qui bénéficient tous deux d’un certain appui social (on a l’impression que les limites de vitesse imposées ne correspondent pas aux vitesses sécuritaires maximales ou on croit être en mesure d’évaluer et d’éviter les risques encourus en roulant très vite ou en tenant un téléphone cellulaire dans une main), l’alcool au volant est généralement mal vu, stigmatisé et socialement réprimé. Cela n’empêche pas l’alcool au volant de faire partie de la vie des jeunes conducteurs, et ce, malgré des décennies d’efforts et d’interventions pour les sensibiliser et les éduquer à cette problématique.

Devant ce constat, nous nous sommes interrogée sur la manière dont nous pourrions nous y prendre, en tant que société, pour rejoindre les jeunes conducteurs, groupe souffrant particulièrement des conséquences dramatiques de l’alcool au volant, et travailler à les sensibiliser et à les éduquer vis-à-vis de cette problématique. Pour ce faire, il nous est apparu important d’avoir recours à un projet de recherche différent du modèle traditionnel, plus axé sur les jeunes que l’on désire rejoindre et sur la perception qu’ils ont du monde social dans lequel ils évoluent. À cet égard, la démarche issue de la MTE nous a semblé tout à fait indiquée. Ce faisant, nous situons notre projet de recherche dans une approche inductive inspirée de l’interactionnisme symbolique.

La décision d’avoir recours à une approche inductive, plus particulièrement à la MTE, repose principalement sur la nécessité perçue de travailler avec de nouvelles approches plus flexibles et ouvertes en marketing social, sur le peu de connaissances disponibles sur notre objet de recherche ainsi que sur notre conception et notre compréhension de la problématique à l’étude. La multidisciplinarité de notre projet de recherche renforce aussi, selon nous, la nécessité d’opter pour une démarche moins axée sur les traditions et les a priori et davantage sur la flexibilité et l’adaptabilité aux extrants de la recherche sur le terrain. Nous croyons pertinent et même important d’inscrire notre projet de recherche dans la vague de changement dont plusieurs clament la nécessité. Ainsi, nous avons perçu bien fondé de sortir des balises et des cadres préstructurants de l’approche hypothético-déductive (établissement de la problématique, des hypothèses, du cadre théorique, de la méthodologie et des outils méthodologiques a priori) pour laisser les récepteurs, c’est-à-dire ceux dont on cherche à modifier le comportement, participer activement et de façon importante à la compréhension et à la construction de la recherche, de ses résultats et de ses conclusions. Ainsi, les jeunes conducteurs que l’on cible à travers notre étude seront activement impliqués dans la composition de la réponse à notre question : soit comment sensibiliser et éduquer les jeunes conducteurs québécois à l’alcool au volant? Par cette implication active et cet enracinement dans la réalité des jeunes conducteurs québécois au regard de l’alcool au volant et des efforts de sensibilisation et d’éducation, les résultats de cette recherche se trouveront culturellement et socialement mieux adaptés, pertinents et utiles. Ils devraient aussi être transférables au domaine pratique de la prévention et de la promotion de la sécurité routière.