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1. Déplacements des ethnographes et des problématiques de recherche

L’objectif de cet article est de pénétrer dans la fabrique de l’ethnographie afin de voir comment le tâtonnement vient s’incorporer aux expériences d’enquête et au rapport à l’objet. Circulant au sein d’espaces pluriels – diverses boucheries et dispositifs conçus pour les « mineurs isolés étrangers » – une préoccupation commune s’est fait jour : déplacer le regard et se déplacer soi-même pour capter le défilé d’indices, en apparence anodins, qui peuvent être examinés sur le terrain. La compréhension s’est formée à partir d’expériences inattendues lors de la récolte et la combinaison de matériaux dispersés. Nous interrogeons alors le projet de « faire du terrain » au-delà du moment où l’ethnographe se présente sur un site de recherche, armée d’intentions inductives[1] et munie d’un carnet de notes. La mise en perspective de ces deux enquêtes constitue un parti pris méthodologique dans le but de montrer qu’elles relèvent de démarches proches : une articulation entre la « force attractive » de la participation et le déplacement des questions empiriques et théoriques.

Dans un premier temps, l’accent sera mis sur la démarche méthodologique en montrant comment des revirements de situation ont conduit à varier les modalités d’engagement. Plus précisément, notre participation aux activités s’est trouvée mise à vif, de façon imprévue, lorsqu’il s’est agi de raser un cochon mort ou de presser un mineur, attendu par la police, à faire ses bagages. Dans l’une ou l’autre de ces circonstances, nous avons mesuré les ressorts de cet engagement « obligé » qui dans la banalité de l’acte a été source d’embarras. Ce matériau s’est avéré riche pour l’analyse, mais la situation où il a été recueilli n’en a pas moins été troublante par le type d’engagement qu’elle a requis.

Dans un second temps, la réflexion portera sur l’émergence situationnelle des catégories et la manière dont, à travers leur saisissement circonstancié (Emerson, Fretz, & Shaw, 1995; Hester, 1994), elles s’imbriquent dans des dimensions plus générales, sans pour autant perdre en plasticité. Cette capacité de voir, de parler et d’agir du point de vue des enquêtés, et de comprendre comment ils ordonnent leurs contextes d’expérience a impliqué de s’initier au travail de boucher ou de prendre part à l’action humanitaire. La perspective d’étude des choix et des contraintes d’« ajustements » au terrain d’enquête ainsi qu’aux professionnels eux-mêmes permettra de montrer la pertinence d’une telle approche pour la recherche en sciences sociales.

Cette contribution prend appui sur deux recherches qui s’inscrivent dans une approche compréhensive des activités en situation, sans les lire à l’aune de catégories préalablement définies. Adeline Perrot enquête sur l’itinéraire au cours duquel les enfants et les adolescents étrangers, arrivant en France, peuvent se voir attribuer un nouveau statut de « mineurs isolés étrangers », au bout d’un certain nombre d’épreuves qu’ils ont à traverser. Isabelle Zinn enquête sur deux métiers sexués : les fleuristes et les bouchers en Suisse[2]. Le constat qu’un métier est statistiquement sexué constitue pour elle un point de départ intéressant pour mener une enquête approfondie visant à voir comment les gens procèdent à une catégorisation selon les genres et comment ils y attribuent du sens (Bonu, Mondada, & Relieu, 1994).

Si les deux enquêtes sur lesquelles cet article prend appui ne sont guère similaires du point de vue de leurs thématiques, la manière dont les auteures pratiquent l’ethnographie permet d’avancer une réflexion sur la participation « attirée », comprise comme un enrôlement dans les situations.

L’observation des activités se réalise selon des conditions d’entrée et d’engagements situationnels[3] distincts : experte involontaire auprès des mineurs détenus et stagiaire volontaire dans les boucheries. Si cette participation est plus ou moins sous-tendue par les acteurs en présence et la force de leurs attentes, elle a pour conséquence le déplacement non anticipé des problématiques d’enquête.

2. Une ethnographie de l’étonnement : se laisser surprendre

L’ethnographie est ici appréhendée comme une démarche qui comprend une période prolongée d’observation, combinant une prise de notes systématique afin de dégager ce qui se trame au coeur de l’action (Baszanger & Dodier, 1997; Cefaï, 2013). Une particularité de nos recherches est que les informations tirées de l’expérience de terrain relèvent d’une participation fortement « cadrée », « suggérée » et « orientée » par les enquêtés.

L’engagement sur le terrain a consisté à tenir compte des pratiques « en train de se faire[4] » et à comprendre le sens que les membres donnent à ce qu’ils font, tout en évitant d’importer des catégories extérieures à la situation. Même si elles ont fini par se présenter au regard de l’observatrice, un ensemble de pratiques « souterraines » ont résisté à se laisser percevoir, décrire et analyser parce qu’elles ne trouvaient pas de signification directe dans l’horizon de compréhension. C’est le cas de la zone d’attente des mineurs isolés étrangers où Perrot n’a pas perçu de suite l’enchaînement de complications dans le travail des médiatrices-interprètes. Au quotidien, elles agissent en faveur de la normalisation des lieux, ce qui tend à voiler leur obligation de composer avec l’objectif premier du dispositif : la privation de libertés, non réductible à cette seule fonction. Toutefois, en accompagnant les activités dans leur ordonnancement temporel et en collant à leur rythme, les observations de Perrot ont révélé à quel point les médiatrices se trouvent dans des positions délicates, au carrefour de perspectives sociales, policières et migratoires qui bousculent le cadre normalisé de l’attente.

Dans le souci de ne pas écarter trop vite des « résidus » de matériau, pouvant être considérés comme des détails insignifiants, nous avons pris en compte la pluralité des situations, avec leurs nuances et parfois leurs contradictions. Ainsi nous avons été confrontées à la nécessité de ne pas apposer un sens univoque sur les phénomènes observés. Dans l’enquête sur les métiers de la viande, il s’agissait à ce titre de comprendre les façons d’envisager la prégnance du genre et de ne pas poser a priori l’idée que le genre est une dimension pertinente pour les travailleurs. Le champ de l’observation est resté ouvert à tous types de situation, sans préjuger de leur plus ou moins grand intérêt scientifique. Par la suite, ces notes de terrain ont été reprises et travaillées sous la forme de comptes-rendus alternatifs, laissant leur place à ce qui aurait pu passer pour des incohérences.

Les questions de recherche sont ainsi nées progressivement de la perplexité engendrée par des moments d’étonnement sur le terrain. Elles se sont ensuite affinées par la remise en cause de nos points de vue initiaux. Les objets des recherches ont pu être redéfinis en réaction à des « surprises[5] ». Autrement dit, nos enquêtes se voulaient ouvertes à l’inattendu – à la façon de l’« observation flottante » imaginée par Pétonnet (1982) – et réceptives aux remarques faites par les enquêtés. À plusieurs reprises, policiers, mineurs ou administrateurs ad hoc se sont par exemple tournés vers Perrot pour manifester leurs préoccupations vis-à-vis de la tournure des événements et lui demander de prendre parti. Cette incitation à endosser un rôle de médiatrice-interprète l’a conduite à repérer l’ambivalence morale que les médiatrices éprouvent par rapport à la question persistante de l’enfermement des mineurs. Il en va de même pour l’enquête de Zinn. Être une stagiaire a des implications directes sur la récolte des données et peut prendre la forme d’une démarche réflexive d’accès au terrain : accepter d’observer le travail manuel par une participation « appliquée », s’efforcer de comprendre les rouages, les savoirs techniques et de se laisser former comme une apprentie à qui l’on confie des « petits boulots ».

En ce sens, nos enquêtes n’avaient pas de modèle à appliquer. Au contraire, elles nous ont imposé de nous ajuster aux contingences du terrain. Cette approche laisse toute la latitude de réorienter l’enquête, de formuler des interprétations à mesure que l’on recueille des données. Howard S. Becker définit cette investigation systématique comme un « processus itératif » (Becker, 2009, p. 6). Il attribue une place considérable à la question des découvertes de terrain et à l’impossibilité de connaître à l’avance les théories pertinentes pour la recherche. Dans le but de saisir les ordres de signification et de comprendre « ce qui se passe[6] », nous nous sommes interrogées sur nos implications sur le terrain. Tous ces enjeux de la pratique ethnographique visent à souligner tant la prise en compte de l’émergence des catégories au cours de l’action (Relieu, 1994) que l’évolution de l’objet d’enquête par rapport à la méthodologie adoptée.

2.1 Deux formes de participation « attirée »

Engagées dans des rapports de communication, voire de coopération avec les enquêtés, il est arrivé de manière régulière de devenir actrices des pratiques observées. Les modalités n’étaient pas fixées à l’avance et encore moins figées sur la durée. Il s’agissait donc pour nous d’accepter d’être déroutées (Favret-Saada, 1977) et de remettre en question certains accommodements, caractérisés par le fait de se tenir plus en avant ou plus en retrait des situations immédiates.

2.1.1 Une participation ratifiée : s’initier à l’intimité des gestes

Zinn s’est rendue dans diverses boucheries où elle s’est fait engager comme stagiaire[7]. Adopter cette posture implique une participation conséquente aux tâches quotidiennes en suivant les professionnels et en exécutant les tâches confiées. Pour connaître l’ensemble des activités que comprend le métier, ainsi que son organisation propre, le stage effectué dans une boucherie artisanale en région rurale d’un canton francophone de Suisse s’est révélé particulièrement utile. Le fait d’avoir pu assister à l’abattage de cochons a permis de mieux comprendre comment se déroule ce processus et la manière dont les trois bouchers coopèrent entre eux. Tout d’abord, les différentes étapes de la « carrière » des cochons de boucherie ont été identifiées : de la prise en charge de l’animal par les bouchers au stockage des demi-carcasses dans la chambre froide en passant par l’insensibilisation, la saignée, l’éviscération de l’animal et la scission de la carcasse. Le processus d’abattage retrace la transformation de l’animal vivant jusqu’à l’obtention de demi-carcasses, soit d’un « produit à raffiner ».

Le fait d’être présente sur le lieu de travail a permis d’assister à une organisation quasiment scientifique du travail, au sens taylorien du terme, qui implique une certaine parcellisation des tâches. Dans ce travail « à la chaîne », les bouchers sont amenés à exécuter les mêmes gestes de manière répétitive. Il est intéressant de constater à quel point les procédés de production sont mécanisés et que l’on a affaire, en taille réduite, à un modèle industriel du travail. Une grande importance est accordée au registre technique, qui transforme les bêtes en « machines animales » (Mouret, 2012, p. 108). Dans l’abattoir, des rails d’élévation au plafond facilitent grandement la chaîne d’abattage, notamment le passage d’un poste à l’autre, permettant ainsi de diminuer la part de force physique qu’impliquent les différentes activités et de fluidifier la chaîne de production. De même, la chaudière qui permet d’éliminer les poils des bêtes est mise en marche par la pression d’un seul bouton et la scie électrique rend la découpe des carcasses plus facile. Le processus d’abattage met en lumière certains codes implicites qui régissent l’univers de la boucherie (Rémy, 2005, 2009). C’est ainsi qu’aucune concertation verbale n’a lieu entre les trois postes de travail : leurs occupants savent sans communiquer quelles tâches prendre en charge et quels gestes effectuer. Autrement dit, l’organisation concrète du travail n’est pas soumise à la discussion, mais semble chose acquise. Cela relève peut-être simplement de la longue expérience de deux des bouchers, et donc d’une certaine habitude ou routinisation. Cependant, celle-ci pourrait être renforcée par une « amorce de ritualisation[8] » (Rémy, 2009, p. 49) qui veut que les mêmes personnes exécutent systématiquement les mêmes gestes.

Soulignons la facilité d’accès au terrain accordée à l’enquêtrice. Non seulement celle-ci a été acceptée sur le lieu de travail, mais les bouchers ont également été prompts à solliciter sa participation à l’abattage. Cette partie du métier, liée à la mise à mort des animaux, est habituellement considérée et présentée comme ayant un côté « repoussant » qu’il s’agit de cacher au grand public.

Sans vouloir stéréotyper le métier de la boucherie et reléguer à l’arrière-plan toutes les activités caractérisées comme « intellectuelles[9] », relevant plus de la conception que de l’exécution de tâches, le métier peut être qualifié de « manuel ». Il requiert un engagement corporel et les savoirs attachés sont avant tout d’ordre pratique. Ce constat prend d’abord en compte le fait que les bouchers eux-mêmes valorisent le plus cette partie de leurs activités. Quand ils expliquent pourquoi ils aiment leur métier, les bouchers mettent en avant le fait « d’être dans le faire », tout en dévalorisant le travail des « gratte-papiers » qui ne font pas du « vrai boulot ». En ce sens, les bouchers soulignent tout ce qui relève de la pratique et relèguent à l’arrière-plan tous les aspects dits conceptuels. Selon eux, l’expérience au coeur de ce métier « manuel » réside dans la mise en action du corps de l’homme sur celui de l’animal et respectivement sur celui du produit carné. Lors des entretiens formalisés, l’ethnographe a mis en avant la dimension « appliquée » de son enquête en précisant qu’elle souhaiterait aller voir elle-même comment les gens travaillent. Le fait que les bouchers ont perçu « une étudiante qui s’intéresse au métier », prête à s’investir et à se salir à leurs côtés, constituait clairement un avantage dans les négociations des stages.

Une situation lors de l’abattage montre bien le travail d’adaptation[10] au fonctionnement en se « pliant » aux contingences du terrain (notes de terrain du 12 décembre 2012) :

L’ambiance dans l’abattoir est de plus en plus singulière : au bruit de l’échaudoir s’ajoute la buée qui sort de cette machine et qui se répand dans tout l’espace. L’air devient humide et lourd. Le sol est couvert d’un mélange de sang, d’eau et de poils. Marc, actuellement situé au poste où se déroule l’élimination des poils et des ongles, me regarde, sort un deuxième couteau de son étui à couteaux métalliques attaché à son pantalon et fait un geste vers moi (à cause du bruit en arrière-fond, je l’entends à peine et ne peux que deviner ses mots) : « Tu veux aider un peu? » Je m’approche de la civière, ris maladroitement et prends le couteau dans ma main. Marc me montre comment il faut le tenir et quelle est la meilleure technique pour faire glisser la lame sur le corps de l’animal. Voyant les deux bouchers le faire, cela a l’air simple. Quand j’essaie à mon tour, je vois qu’il faut appuyer fort pour éliminer les poils, tout cela d’un geste minutieux pour ne pas inciser la peau de la bête. Je me sens très peu sûre sous les yeux des experts, mais continue à raser le dos du cochon.

Lors de cette séquence, l’engagement situationnel de l’ethnographe commute d’un rôle d’observatrice à un autre de « participante ratifiée » (Goffman, 1981). L’idée que les enquêtés acceptent plus facilement une observatrice qui prend aussi part aux activités professionnelles a conduit l’ethnographe à contribuer à la majorité des activités sur le lieu de travail – avec certaines limites pourtant[11].

Le cas de figure est intéressant : cet engagement situationnel résulte d’une attente forte des bouchers à ce que la stagiaire participe pleinement aux activités. En même temps, si les observations sous forme de stages n’étaient, au début du travail de terrain, qu’une « simple » méthode d’enquête jugée adéquate pour répondre aux questions de recherche, elles ont pris au fur et à mesure la forme d’une démarche réflexive pour favoriser l’acceptation de l’investigation. Adopter une forme d’engagement au-delà de l’observation directe et passer à l’observation participante était donc une exigence formulée par les enquêtés, qui s’est transformée en une stratégie d’enquête plus appropriée que celle qui avait été anticipée. L’adaptation au terrain a permis de mieux cerner ce qui s’y passe et de gagner la confiance des acteurs, mais elle a en même temps contraint l’ethnographe à pleinement assumer cette modalité.

L’engagement ethnographique demande une grande souplesse méthodologique qui amène non seulement à reformuler des questions et à choisir de nouveaux objets, mais aussi à organiser ses observations suivant les contingences situationnelles et, plus radicalement, à changer d’engagement dans le jeu des activités. Si ce constat va probablement de soi quand la recherche ethnographique est marquée par le partage d’un seul et même lieu avec des enquêtés, il est moins évident lorsque la chercheuse fait valoir sa « mobilité » entre différents sites d’enquête. Dès lors, l’ethnographe multiplie les engagements in situ, collecte une multiplicité d’événements et se voit prise dans une pluralité de contextes d’expérience et d’action qu’elle va devoir faire tenir ensemble. Cette circulation peut répondre à un souci de mettre en regard différents types de boucheries – échantillonnées selon leur taille, leur caractère artisanal ou industriel, leur position en ville ou dans un village. Mais au-delà de l’impératif de repérer des ressemblances et des dissemblances en vue de typifier et de généraliser, cette circulation peut mettre en oeuvre un effort de saisie des enchaînements entre les différents sites institutionnels que la trajectoire de « mineur isolé étranger » est amenée à traverser et sur lesquels l’ethnographe se rend pour montrer la série ordonnée de catégorisations et d’orientations subies par les « mineurs ». Cette ethnographie « processuelle » (Glaeser, 2006) délaisse alors le site d’enquête unique au profit d’une étude des circulations (de personnes, d’objets, d’informations, etc.). Y pister des interactions signifie s’efforcer à une « clôture toujours relative » (Rémy, 2009, p. 17) des opérations d’enquête et d’analyse. La circonscription du terrain est problématique et l’ethnographe s’interroge à savoir où commencer et achever le travail d’investigation. Ce parti pris permet de considérer les matériaux recueillis comme instables, leur sens restant ouvert à de nouvelles rencontres ou de nouveaux événements. Ce n’est que par réification que l’on parle de « corpus de données », celui-ci n’arrêtant pas de se retemporaliser en cours d’enquête. Par ailleurs, ce parti pris contribue à sans cesse réinfléchir le cours de la recherche en s’adaptant constamment aux activités en train de se faire. Des engagements situationnels (l’« étudiante », la « stagiaire », la « bénévole ») peuvent basculer dans le cours même des interactions et ne sont pas arrêtés une fois pour toutes. Voici donc comment une méthode d’enquête a eu des implications directes : une approche « appliquée » de la recherche sur les pratiques professionnelles semble permettre un accès plus facile à ce qui fait ce métier. « Mettre la main à la pâte[12] » répond en quelque sorte à cette logique interne au métier.

2.1.2 Une participation intensifiée : être tirée vers l’action

Parmi les terrains entre lesquels a circulé Perrot, il est ici fait référence à la zone d’attente des mineurs isolés étrangers de l’aéroport Roissy Charles de Gaulle. Au carrefour de configurations juridiques ambivalentes (Code de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile, Convention internationale des droits de l’enfant, etc.), ce dispositif de détention français est traversé au quotidien par des enjeux liés à l’enfermement et à la protection des enfants.

Ouverte en juillet 2011, cette zone spécifique est destinée à retenir et à héberger des personnes de moins de dix-huit ans[13], demandeurs d’asile, en transit interrompu ou non admises sur le territoire faute de remplir les conditions d’entrée au titre du séjour. En raison du fait qu’ils voyagent sans être accompagnés par leur représentant légal, ils sont considérés comme « isolés ». En réalité, ce cas de figure est relativement rare[14]. L’attribution de la catégorie administrative de « mineurs isolés étrangers » a lieu dès l’enregistrement de leur dossier sur le fichier central de la zone d’attente, ce qui signifie en clair leur affectation dans une zone réservée aux mineurs. Après une période passée en aérogare, à la suite de leur interpellation par la Police de l’air aux frontières (PAF) et de la notification de la décision du maintien en zone d’attente, ils sont conduits dans cet espace situé à l’écart de la population adulte et verrouillé de l’extérieur. Dans l’attente que le juge des libertés et de la détention statue sur la demande de maintien, formulée par la Préfecture, les « mineurs isolés étrangers » sont détenus pendant une période maximale de vingt jours, au terme de laquelle ils peuvent être admis sur le territoire français, reconduits à leur demande ou réacheminés de force. Quotidiennement, jusqu’à leur départ, ils sont en contact avec des intervenants aux missions plurielles : la PAF gère le cadre de la privation de liberté et poursuit l’objectif du réacheminement, la Permanence d’accueil et d’urgence humanitaire de la Croix-Rouge (PAUH) prend en charge l’assistance humanitaire et les administrateurs ad hoc veillent à la représentation du mineur dans les procédures juridictionnelles et administratives.

Lors de son enquête, Perrot a obtenu l’accès à la zone des mineurs en tant que chercheuse et bénévole au sein de la PAUH de la Croix-Rouge. En lien avec sa formation initiale d’éducatrice spécialisée, son accueil par les membres de la PAUH s’est traduit par des projections de rôles qui ont différé selon les postes occupés. Alors que l’équipe de direction attendait de sa présence un rôle de conseil auprès des médiatrices-interprètes, non formées au public adolescent, celles-ci ont perçu dans la présence de l’enquêtrice une occasion de dédoubler les activités proposées aux mineurs, de s’accorder de réelles pauses repas et de faire face aux urgences.

Ces assignations de places ont permis de faire ressortir plusieurs points. D’une part, cela a permis de saisir les critiques circulant entre chaque dimension de pratiques que ne cessent de formuler les enquêtés. Si le personnel encadrant constate un désajustement entre le public accueilli dans la zone d’attente des mineurs isolés étrangers, caractérisé par une forte représentation des 13/18 ans et le modèle d’accompagnement inspiré directement de la petite enfance, les médiatrices dénoncent le manque de personnel comme une contrainte à intervenir seule[15] dans cet univers doublement clos[16]. D’autre part, l’emprunt du rôle de médiatrice-interprète et l’appréhension de ses codes internes a mis à jour des implications pratiques envers les différents groupes de la zone d’attente : ne pas trop interagir avec les policiers pour obtenir la confiance des mineurs, ne pas entrer dans l’histoire des mineurs – les administrateurs ad hoc sont en principe chargés de veiller seuls aux intérêts et aux droits des mineurs – ou encore cacher certaines « faveurs » accordées par les médiatrices aux mineurs pour éviter le rappel à l’ordre policier. Toutes ces règles partagées sont rarement formulées comme telles. Elles sont apparues en raison de la présence prolongée sur le terrain et en prenant part aux situations problématiques. Pour soutenir leurs actions et éviter tout heurt, les enquêtés s’efforcent de résoudre ces situations à travers la reformulation des règles de leurs activités.

C’est seulement au terme d’une minutieuse observation qu’il a été possible à l’enquêtrice de saisir les aménagements pratiques du canevas fixé par la PAUH et la PAF. Une démarche fondée sur des entretiens n’aurait pas pu rendre compte de ces maximes tacites (Wieder, 2010) qui ne relèvent pas d’une codification préalable des modalités d’intervention, mais qui se conçoivent et se formulent au fil de l’expérience. Les médiatrices ont façonné leurs engagements à intervenir ou ne pas intervenir en fonction du cours des événements.

C’est en suivant de près les médiatrices dans ce qui leur paraît essentiel à réaliser dans leurs délibérations entre elles, leurs façons de résoudre des tensions ou d’assumer des paradoxes, qu’est apparue leur expérience des interactions problématiques. La configuration de la zone d’attente est telle que les médiatrices sont prises dans un réseau de relations où le rapport avec un groupe a des conséquences directes sur la préservation du rapport avec un autre. Cette prise en compte simultanée des trois perspectives a pu être révélée en participant à la vie sociale de la zone d’attente, celle-ci lui jouant aussi parfois des tours.

À plusieurs reprises, l’ethnographe s’est vue projetée dans des « statuts participationnels » (Goffman, 1981) pour lesquels elle n’avait pas anticipé les horizons d’attentes des autres interactants et le type de réaction appropriée à adopter. Une simple indisponibilité de la médiatrice a suffi à la positionner, aux yeux des administrateurs ad hoc, de la police ou des mineurs, comme responsable de la situation. La séquence d’observation suivante, extraite du carnet de terrain (27 novembre 2012), expose une dynamique de conciliation lorsqu’apparaissent des tensions entre les policiers et les médiatrices :

Fin d’après-midi, une policière frappe à la porte d’entrée de la zone des mineurs isolés étrangers. Cela fait à peine quelques minutes que nous avons reçu un appel téléphonique du poste de police pour nous prévenir de la venue d’un nouveau mineur et, par conséquent, de la montée à l’étage de Thuan, un mineur vietnamien plus âgé de quelques mois. Faute de place disponible, il va être hébergé parmi les adultes jusqu’à sa prochaine audience au tribunal. À l’ouverture de la porte, la policière reste sur le palier dans l’attente du mineur et montre son empressement à ce qu’il se présente, valise à la main, pour être escorté : « Bon, il est prêt, le mineur? » Teresa, la médiatrice en poste cet après-midi, est occupée par l’appel d’un administrateur ad hoc et ne peut me venir en aide. Je fais patienter la policière et me dirige vers la chambre du mineur pour voir où en est la préparation de ses affaires. M’apercevant qu’il n’a pas terminé sa valise, je reviens vers la policière et lui indique la nécessité d’attendre encore un peu. Elle referme la porte immédiatement et affiche son mécontentement sur une parole très sèche : « Bon, je repasse tout à l’heure ». Dix minutes plus tard, la policière appelle au téléphone pour demander si le mineur est « enfin » prêt.

Cette séquence montre comment les médiatrices sont plongées dans des situations ambivalentes où elles doivent combiner des intérêts contradictoires. Elles composent entre des obligations institutionnelles – l’exigence de répondre aux requêtes des policiers – et des préoccupations morales – le souci de ne pas brusquer les mineurs. Malgré la volonté de différer le cadre d’échange, il a été nécessaire de se ressaisir des arguments ou des façons de faire, observés chez les médiatrices lors des instants passés plus en retrait de l’action. Si cela a contribué à rendre visibles les solutions trouvées pour sortir de ce réseau de relations tendues et maintenir des équilibres instables, cela a aussi mis en évidence les limites de ce processus. Les médiatrices doivent résorber en permanence les demandes incompatibles qui émergent de toutes parts. L’exposition de l’ethnographe à ces incidents à répétition – tantôt comme simple observatrice, tantôt comme actrice – s’est finalement avérée une source féconde d’analyses. La démarche méthodologique s’est traduite par le fait de suivre pas à pas l’avancée des médiatrices dans cet univers fait de complications, quitte à se trouver placée dans des situations nécessitant une participation augmentée.

2.3 L’approche inductive ou comment faire émerger les catégories du terrain

Comment faire émerger les catégories à travers l’enquête ethnographique au lieu d’imposer des catégories exogènes afin de comprendre le déroulement des activités (Emerson et al., 1995)? Plutôt que d’écarter des détails observables et descriptibles, nous nous sommes données pour objectif de ne pas appauvrir[17] les catégories et de leur maintenir une certaine densité. Au cours de nos recherches, nous n’avons pas attribué de définitions stables aux catégories ; ceci serait revenu à dire que nous savons déjà ce que nous allons découvrir avant même d’être parties enquêter. En revanche, des « irrégularités » ont surgi lorsque nous avons tenté de comprendre les situations auxquelles nous avons été confrontées. D’après Katz (2004), ce sont les données qui nous « disciplinent » (p. 293) et non l’inverse. Décrire les variations des phénomènes observés revient donc à documenter la situation telle qu’elle est vécue par les enquêtés. Suivre cette logique inductive veut également dire se laisser en premier lieu guider par nos terrains et non par une théorie préalablement établie. À ce titre, Katz (2001) souligne la correspondance très forte entre la rigueur ethnographique, son style d’écriture et le cadrage méthodologique de l’induction analytique.

Zinn essaie d’éviter de poser d’emblée que le genre et l’appartenance sexuée[18] ont une pertinence et tente plutôt de comprendre les différentes façons d’envisager la prégnance ou non du genre dans des professions sexuées. À ce titre, il est intéressant de se pencher sur la récente transformation du cursus de formation au sein du métier de boucher en Suisse. Statistiquement masculine, la profession a connu un déclin et le nombre de bouchers a été divisé par deux en quarante ans (Office fédéral de la statistique, 2011). Ce déclin numérique est appréhendé par le comité directeur de l’interprofession et par les bouchers rencontrés comme un défaut de relève. Le problème de recrutement déstabiliserait la transmission des savoirs au sein du métier. Les bouchers rencontrés dans un centre de formation professionnelle ont également tenu le même type de discours sur la « profession en crise » et formulé l’avis que leur métier est socialement dévalorisé.

Les personnes ayant prise sur la formation professionnelle ont alors mené une réflexion et se sont penchées sur l’image sociale du métier, associée à la mise à mort et au sang. Elles ont découvert que cette mauvaise image est liée à l’abattage, aux activités physiquement fatigantes et salissantes ainsi qu’aux qualités imputées à ceux qui les mettent en oeuvre. Elles proposent donc de modifier la composition sexuée en recrutant plus de femmes. Ces réflexions ont abouti à une restructuration du cursus de formation comprenant dès lors trois sous-spécialisations : « abattage et production de la viande », « transformation de la viande et préparation de produits carnés » et « raffinage et commercialisation[19] » (Centre suisse de services. Formation professionnelle, orientation professionnelle, universitaire et de carrière, 2012). Les apprentis choisissent aujourd’hui leur spécialisation au moment où ils entrent en apprentissage. S’il n’était auparavant pas impossible de devenir boucher sans passer par l’abattage du bétail – à la fois acquisition d’une compétence et rite de passage –, ce cas de figure est maintenant une possibilité reconnue de plein droit. Cette hyperspécialisation de la formation se traduit également dans les activités professionnelles, où les bouchers sont en principe cantonnés à leur spécialisation et aux tâches qui vont avec. La personne dont l’activité principale est la vente des produits carnés en magasin ne désossera pas de grandes pièces et ne participera pas à l’abattage. En revanche, ceux qui abattent le bétail peuvent potentiellement également endosser le rôle du « vendeur ».

Cette manière de poser les problèmes auxquels le métier est confronté indique que le comité directeur de l’interprofession ayant prise sur l’organisation de la profession s’est rapporté aux statistiques sur la composition sexuée de la profession et a pris en charge le critère du genre en cherchant à introduire davantage de femmes dans le métier. Il s’agit donc d’un exemple de la manière dont les instances représentatives d’une profession tentent d’agir sur l’image publique de la boucherie et sur la composition sexuée de ses effectifs. Deux remarques s’imposent. Premièrement, au-delà du simple fait statistique, il y a bel et bien une symbolique binaire des tâches et des gestes sur les lieux de travail, associant certaines activités de manière différenciée selon les sexes. Cette configuration aboutit à une nouvelle différenciation au sein du métier : les compétences supposées naturelles des femmes, associées à la « propreté » et à la « douceur », seraient bénéfiques à la profession. Par conséquent, les femmes appartenant au métier sont associées à des activités telles que la vente des produits carnés en magasin. Il est clairement ressorti de cela que le fait de rendre les conditions d’exercice « plus propres » vise à attirer un nouveau public et, plus particulièrement, à permettre le recrutement de davantage de femmes. Les bouchères rencontrées – toutes sauf une, spécialisées dans la vente et la préparation des produits carnés – reprennent ce même type de raisonnement. Si, au cours de la discussion, l’idée qu’il s’agit d’un métier masculin a été abordée, elles ont expliqué que la nouvelle option proposée par le cursus de formation leur plaisait bien car elle permettait d’être bouchères sans passer par l’abattage des bêtes et d’échapper ainsi à des conditions d’exercice physiquement plus rudes. Deuxièmement, et en lien avec ce qui précède, l’arrivée accrue de femmes vise à rendre la profession plus « acceptable » pour le grand public, voire à revaloriser socialement le métier (Cacouault-Bitaud, 2001; Le Feuvre, 2003).

Ce qui précède révèle deux choses. Premièrement, au lieu de postuler que le genre joue nécessairement un rôle partant du caractère sexué du métier, nous avons pu montrer comment le genre est concrètement pris en compte dans l’organisation professionnelle, en donnant lieu à de nouvelles lignes de division du travail. Deuxièmement, la plus forte intégration des femmes est promue et, dans ce cas, associée à une revalorisation sociale. Cela va à l’encontre de la théorie qui associe d’emblée la féminisation d’un métier avec son déclassement (Bourdieu, 1998, Reskin & Roos, 1990, Riska & Weger, 1993) et montre que la façon dont une catégorie prend sens pour les acteurs n’est pas fixée à l’avance, mais nécessite une analyse précise.

Dans la zone d’attente des mineurs isolés étrangers, Perrot s’est confrontée à des surprises quant aux efforts répétés des médiatrices-interprètes pour neutraliser un espace où tout laisse à penser que rien ne peut se dérouler « normalement ». À l’arrivée, il était frappant non seulement de se trouver dans un lieu conçu de façon carcérale, mais surtout de voir que les usages de ce lieu ne laissent pas apparaître ce dont il s’agit : la détention de mineurs. La succession d’activités de type résidentiel (se restaurer, se reposer, se laver, se vêtir, se distraire) fait presque oublier la logique d’isolement d’une population, raison principale de l’existence du lieu, mais rejetée en marge des activités des médiatrices. Ces activités sont réglées de manière très précise selon un programme journalier en grande partie dépendant des instructions policières de l’administration centrale. De prime abord, elles semblent se dérouler assez naturellement, comme une réponse aux besoins directs des mineurs. Pourtant, toutes ces activités sont chargées d’un sens autre que le simple suivi d’un rythme d’accueil et de soins, et sont fréquemment mises en question par les médiatrices dans leur justification même : faut-il ou non enfermer les mineurs isolés étrangers?

Pendant l’enquête, il a été repéré que les médiatrices tentent de faire « comme si de rien n’était » alors qu’elles sont introduites dans un univers qui n’est pas le leur. Cette ambivalence vécue au quotidien – continuer à faire ce qu’elles font en administrant toutes sortes de complications et d’incidents – conduit à ne pouvoir étudier la zone d’attente des mineurs isolés étrangers comme un dispositif ordinaire d’action sociale. Toutefois, l’ethnographe est partie du principe que le caractère inhabituel du lieu ne devait pas l’empêcher de voir dans quelle mesure les médiatrices-interprètes tentent de faire cohabiter un climat de familiarité avec la dimension procédurale de l’environnement policier, et ce, pour le « bien-être des enfants » et celui de médiatrices qui n’ont a priori « rien à voir » avec la détention d’individus.

C’est en prenant part aux activités, tel qu’elles se modélisent entre chaque temps d’exposition aux procédures, qu’ont été repérées l’ensemble des astuces déployées pour créer des liens avec les mineurs devenus du fait de leur détention des « justiciables » (Fischer, 2012, p. 5), et pour ne pas les traiter comme tels. L’ethnographe a saisi, par les attentes que les médiatrices exprimaient envers elle, tout l’enjeu de savoir animer l’ambiance à certains moments et garder son sérieux à d’autres. Cet ajustement entre les différents registres, tout à la fois attentif à ce qui se joue dans l’instant présent, a incité à recadrer les engagements pour que ceux-ci trouvent une pertinence en situation.

Malgré les efforts des médiatrices pour neutraliser l’espace et le rendre aussi « normal » que possible, elles ont à résoudre une série de problèmes survenant au fur et à mesure de l’appréciation de la situation par chacun des protagonistes. Mineurs, administrateurs ad hoc et policiers adoptent des perspectives éloignées que les médiatrices doivent s’efforcer de prendre en compte, même si cela passe par la voie du désaccord. Toute la complexité de leur démarche professionnelle réside dans le fait d’apporter une réponse à des sollicitations diverses. Elles doivent par exemple s’inscrire dans le cadre du règlement policier qui prévoit un ensemble d’interdictions, tout en composant avec les plaintes, les critiques et les réclamations formulées par les mineurs. Dans l’accomplissement pratique de leur métier, cela les conduit à une certaine gymnastique, car il leur est impossible de tout refuser ou de tout accorder aux mineurs. Contenir les demandes, tout en essayant parfois d’y répondre favorablement, suppose pour les médiatrices de circuler entre ce qu’il est possible de faire et ce qu’elles tentent de rendre possible, quitte à ce que cela provoque un recadrage policier. Être attentive à cette tension a permis de décrypter les mouvements répétés des médiatrices pour conjuguer le respect des procédures et l’incitation des mineurs à attendre.

La présence policière suggérée par ses patrouilles régulières n’est qu’une formalité très brève, laissant aux médiatrices le soin ou plutôt la charge morale de s’entretenir préalablement avec le mineur, avant l’arrivée des administrateurs ad hoc. Face aux questions renouvelées des mineurs, elles doivent donner un sens au pourquoi d’une mobilisation de moyens policiers, d’une clôture du bâtiment, d’une convocation devant le tribunal et expliquer le comment des possibilités de sortie, de visites et de contacts extérieurs. Tout ceci leur incombe dans le but d’apaiser la période de l’attente en la rendant plus ou moins supportable.

Le déplacement de la problématique se fait donc autour de la situation d’embarras créée par la présence à demi-pas de la police qui reporte sur les médiatrices le cadre de la privation de libertés. En effet, elles ont à assumer le vide de sens laissé par ces procédures hautement standardisées.

Ainsi, en allant au-delà des premières observations qui montrent un cloisonnement entre les activités internes à la zone des mineurs isolés étrangers et celles régissant l’ensemble de la zone d’attente – la différence étant telle que la dimension pénitentiaire ne se perçoit pas d’emblée chez les mineurs –, il a été possible de voir comment cette mise à distance des mineurs dans un espace réservé participe du même coup à assigner aux médiatrices un rôle d’apaisement. Cette pression policière exercée sur le rôle réintroduit du même coup la question de l’enfermement et de sa justification morale, de sorte qu’il est de plus en plus difficile pour les médiatrices de continuer à faire « comme si de rien n’était ».

Ainsi, l’étude des catégorisations des enquêtés a requis de partir de l’enchevêtrement entre les différents contextes d’expérience et leur accomplissement en situation. Au lieu d’enfermer chacun des groupes dans des catégories normatives (mineurs, médiatrices, policiers, administrateurs ad hoc), nous avons mis en évidence les solutions pratiques apportées aux situations problématiques qui se jouent dans l’espace de détention des mineurs.

En guise de conclusion

Réunir ces deux recherches était le pari de montrer comment les engagements situationnels constituent une voie de compréhension des processus de catégorisation à l’oeuvre. En boucherie comme dans la zone d’attente des mineurs isolés étrangers, nous nous sommes fiées à ce que nous découvrions sur place en nous mettant dans un état de vigilance à multiples visées. Le fait de se montrer ouvertes à l’égard de ce qui surgit en situation nous a conduites à une participation « intensifiée », souvent « cadrée » et « suggérée » par les enquêtés. Il s’agissait alors de se déplacer en direction des acteurs, quitte à nous trouver « impliquées » dans des situations non anticipées. L’ouverture du regard à l’inattendu interdit d’emblée de figer les clés d’analyse de chaque situation. C’est ainsi que nous avons fait l’expérience d’un processus itératif en plaçant la question des découvertes de terrain au centre de notre démarche. En zone d’attente, l’enjeu principal a résidé dans la difficulté de voir le réseau de perspectives qui s’entrecroisent, sans hiérarchiser les motifs de chaque groupe et sans écarter la portée politique et morale de ce cadre de privation de libertés. En effet, chacun des groupes poursuit un objectif bien précis que nous avons tenté de placer sur un même plan (sortir pour le mineur, maintenir pour le policier, assister juridiquement et administrativement pour l’administrateur ad hoc, apaiser pour la médiatrice-interprète). Une fois identifié cet enchevêtrement de contextes d’activités, nous ne pouvions conclure à une complication relationnelle du travail des médiatrices-interprètes, sans exclure la question morale au coeur du dispositif et qui rejaillit dans l’accomplissement de leur profession : l’enfermement de mineurs qui n’ont rien commis pénalement.

En boucherie, il s’agissait également d’être ouverte aux configurations qui émergent du terrain, même si un métier dit masculin semble être un choix stratégique pertinent (Katz, 2010), afin d’examiner dans quelle mesure un métier est sexué et de cerner s’il y a réellement une prégnance du genre sur les lieux du travail. Le principal enjeu consistait alors à ne pas reconduire la catégorie de genre comme une catégorie hypostasiée, mais de s’attacher à la manière dont elle est pratiquée ou revendiquée. Faire des observations dans un métier dit manuel permet en outre d’endosser plus facilement une modalité participative, ce qui se révèle fort utile pour un engagement direct et une compréhension non médiatisée des activités. En revanche, une « pure » observation, qui permettrait par moments une description plus fine, est rendue compliquée à la fois par la configuration des lieux de travail (magasins de petite taille) et par la conception « émique » du métier. Autrement dit, si le fait de suivre les contingences du terrain a permis de mieux cerner ce qui se passe, l’ethnographe a en même temps été contrainte à pleinement assumer cette forme d’entrée.

Au cours de nos enquêtes, nous avons tâché de rendre compte de la pratique ethnographique non comme une application de modèles théoriques prêts à l’emploi, mais comme un engagement in situ qui amène l’enquêtrice à ordonner des bribes de compréhension, réinfléchir le cours de l’enquête en suivant les activités en train de se faire et à préfigurer des analyses possibles pour finalement dresser un univers plus cohérent, se basant directement sur les données recueillies.