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Gustave est le plus jeune fils de Louis-Joseph Papineau, une tête forte et insubordonnée, que la maladie a emporté à l’âge de 22 ans. Georges Aubin et Yvan Lamonde offrent ici une réception de son oeuvre méconnue, et pourtant considérable, en dépit de la brièveté de sa vie. L’ouvrage consiste en une compilation de ses correspondances, de conférences prononcées au séminaire de Saint-Hyacinthe et à l’Institut canadien de Montréal, dont il fut un membre dynamique, et d’une trentaine d’articles parus dans le journal L’Avenir, véhicule intellectuel du libéralisme radical. On est au Canada de l’Union, alors que le « gouvernement responsable » ne contient plus que maladroitement les abus d’une oligarchie coloniale de plus en plus contestée auprès de la population canadienne-française. L’idée d’indépendance gagne du terrain, à mesure que s’intensifie l’admiration pour « la République américaine, [qui] grandit plus étonnamment qu’il n’a jamais été donné à aucun peuple de le faire » (21 septembre 1850, p. 238), mais se heurte à la résistance d’un gouvernement de « caducs eunuques » (ibid., p. 242) propice à la corruption des hauts fonctionnaires. Devant la stagnation économique et le blocage politique, l’oeuvre du fils Papineau est une exhortation à laisser s’exprimer les tendances démocratiques et la sensibilité plébéienne si caractéristiques du peuple canadien, et à participer incessamment à la destinée manifeste de cette jeune nation, à assumer, enfin, le brillant « avenir que lui a assigné la Providence, le jour où il jettera les langes du régime colonial » (ibid.) et « viendra s’allier, sous le beau nom d’État du Canada, à la colossale République du Nouveau-Monde » (10 novembre 1949, p. 190).

Le jeune Gustave meurt en décembre 1851, « universellement regretté », selon le mot de son frère Amédée, qui écrit la chronique de la famille. Les textes sélectionnés par les auteurs donnent à lire une prose étonnamment mature, libre, d’une rigueur inflexible. Ils laissent deviner un jeune homme aussi « impraticable » que le père, au dire des ministres qui n’ont su ni s’en débarrasser, ni le « pratiquer » en leur faveur » (26 juillet 1850, p. 232). Assurément, le jeune Gustave se destinait à une carrière politique illustre, en cette période décisive de l’histoire canadienne.

Les toutes premières lettres révèlent un enfant d’une vive intelligence, qui entretient avec ses frères Amédée et Lactance une correspondance à coeur ouvert, à la fois pleine de philosophie et de considérations toutes matérielles. Elles rendent compte de son quotidien de collégien, des sommes qu’on lui réclame pour son instruction, de l’état d’usure de ses vêtements et de ses accessoires. L’adolescent voue une déférence sincère à sa mère et à ses soeurs, alors qu’il témoigne une affection indéfectible à son père et à ses frères aînés, tantôt sollicitant leurs vues sur des sujets philosophiques, tantôt les exhortant à lui pardonner ses lettres « griffonnées » sur du temps emprunté à ses précieuses études. Les comptes rendus détaillés et fréquents de l’état de son travail scolaire témoignent du grand cas que l’on faisait de l’instruction chez les Papineau. Le lecteur est ainsi témoin de l’expression d’une curiosité intellectuelle remarquable et de l’éveil politique du jeune séminariste, notamment lorsqu’en 1848 il remet en question l’enseignement des frères à l’effet que Dieu soit l’origine de tout pouvoir. Au jeune homme, qui a grandi dans le climat de rébellion de 1837 et 1838, a souffert l’exil de son père dans l’État de New York, y a été lui-même astreint, à Paris, ses parents refusant de se fixer dans leur malheureuse patrie tant qu’elle « sera[it] opprimé[e] sous le joug de fer de ses tyrans (1842) », il apparaît plutôt que les peuples ont le droit de se révolter s’ils sont soumis à un gouvernement tyrannique. Pour peu, son effronterie lui valait d’être exclu du séminaire de Saint-Hyacinthe. Il doit le pardon des autorités du collège à la puissance de conviction de son père, alors qu’on lui reproche son manque de dévotion, sa conduite irrévérencieuse et son goût pour les livres à l’index. Sa révolte élit le journalisme au service de l’Institut canadien de Montréal, alors que celui-ci prend une direction résolument libérale et anticléricale. Sa plume impétueuse s’exprime dans les pages de ce quotidien, le seul ayant échappé à la « puissante machine de la presse ministérielle » (p. 6).

L’Avenir remplit la fonction de fournir un compte rendu des activités de l’Institut canadien, de l’état de la bibliothèque, qu’on veut bien pourvue en ouvrages encyclopédiques et traités généraux, mais ce journal entretient aussi des inimitiés. Au risque de voir ses quartiers généraux incendiés, comme ce fut le cas en 1850, il n’a de cesse de « traduire les actions des gouvernants à la barre de l’opinion publique » (p. 6). Par la dénonciation récurrente de la fusion du trône et de l’autel, le clergé est mis en garde contre l’opposition qu’il devrait rencontrer si d’aventure il « troqu[ait] sa soutane de ministre du ciel contre la robe d’un avocat d’un parti politique » (30 mars 1850). Il fustige régulièrement d’anciens patriotes, convertis « miraculeusement » au gouvernement de l’Union, « déplorable apostasie », invective-t-il, exposant d’un même souffle et avec force minutie les avantages réels du projet d’annexion aux États-Unis.

Le gouvernement responsable, principal acquis de l’acte d’Union, scruté à la loupe, est jugé coupable de « consolider et [d’]enraciner dans le sol canadien les institutions liberticides et arriérées du système colonial anglais » (18 octobre 1849, p. 177), tout en reconduisant les conditions de la mainmise de Son Excellence le gouverneur anglais sur les affaires publiques, qu’il dirige manifestement selon « son caprice ou ses volontés » (25 octobre 1849, p. 186), ainsi que le démontre pour le jeune Papineau la déplorée translation du gouvernement à Toronto. Il ne ménage pas Louis-Hippolyte La Fontaine et les libéraux réformistes, comme il attaque de manière répétée les « ventrus », ces députés du centre que les ministres engraissent afin de s’en garantir l’appui. La liste civile, ce dispositif qui assure un généreux salaire à un nombre jugé exagéré d’officiers publics – une « horde de parasites » (6 décembre 1850, p. 250) –, est vertement dénoncée, ainsi qu’elle l’avait d’ores et déjà été dans les « 92 résolutions » de 1834, tandis que la requête de son abolition était demeurée inexaucée. D’autres rouages de la vaste organisation d’intrigues et de corruption, par laquelle les ministres du « gouvernement responsable » se distribuent les charges lucratives et les bénéfices de leur savant système de ponction de la colonie, sont énergiquement démasqués par le jeune homme.

La constitution d’un Parti annexionniste, pour combattre au nom et en faveur du soutien des grands principes d’intérêts populaires, est au centre des préoccupations du journaliste. Il déclare sans réserve ses ambitions révolutionnaires, affirmant que celles-ci espèrent surtout « éclairer les hommes et leur donner des idées ». La révolution qui se trouve ici théorisée en est une qui sait tenir à distance les classes élevées corrompues et les turpitudes des gens de pouvoir, qui entend oeuvrer à la régénération sociale en descendant « dans les profondeurs des masses populaires […] afin d’arracher enfin notre pays à sa perte, et le guider vers ses belles destinées » (25 octobre 1849, p. 188). Le jeune Papineau et ses comparses se défendent bien de pécher par excès d’idéalisme et conçoivent un argumentaire serré, étayé par une solide documentation faisant état des raisons commerciales et matérielles qui doivent convaincre que l’annexion prochaine saura restituer au Canada son salut et sa prospérité. Il entretient des liens avec des industriels et des commerçants, afin d’assurer un salut glorieux à cette « société uniformément plébéienne » qui souffre de l’entrave des institutions coloniales anglaises. À quelques pas de la grande République américaine, réitère Gustave Papineau jusqu’à sa mort prématurée, il n’est plus aucune espèce de pertinence pour le maintien d’un gouvernement qui aura lui-même précipité son congé, estime-t-il, en faisant « croire au peuple cette maxime déplorable que le pouvoir est l’ennemi implacable de la liberté. Non, reprend-il, le pouvoir honnête, grand, dénué des vues sordides n’est pas l’adversaire de la démocratie : il en est le guide et le bouclier » (2 avril 1851, p. 273). Sa courte carrière de rédacteur s’achève dans l’affirmation résolue d’un républicanisme capable de traduire les instincts démocratiques et les nécessités sociales de la composition toute populaire des classes sociales au Canada.

Les auteurs préparent également la publication d’un nombre important de textes destinés à restituer la trajectoire du fils aîné de la famille Papineau, Amédée, alors que les écrits personnels de Lactance ont déjà fait connaître ce dernier. Cet ouvrage de George Aubin et Yvan Lamonde offre donc sa première réception à Gustave, ignoré de la postérité, et pourtant le « favori […] de tous les cercles où il n’a fait qu’apparaître et disparaître » (p. 20), ainsi que l’affirme son père à ses amis français en 1955. Il jette par l’occasion un éclairage précieux sur la période mouvementée du Canada-Uni et sur le rôle qu’y ont joué la presse libre et l’Institut canadien.