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Introduction

L’origine contemporaine des soins de santé mentale personnalisés, ou encore axés sur le plein exercice de la citoyenneté et le rétablissement, est relativement bien connue (ex. : Davidson, Rakfeldt et Strauss, 2010) et ne sera pas abordée dans ce qui suit. Cet article porte plutôt sur les racines encore plus anciennes de ce paradigme, lesquelles remontent à beaucoup plus loin que les années 1960 ou 1970. En effet, le paradigme humaniste est intimement tributaire des idéaux démocratiques de la Révolution française, ayant notamment commencé à prendre forme avec les travaux précurseurs de Jean-Baptiste Pussin et Philippe Pinel qui, ensemble, allaient mettre au point ce que Pinel (1801) a fini par appeler « le traitement moral ».

Alors qu’à Florence, Chiarugi pour la première fois imaginait une approche du désordre mental basée sur le respect de chaque patient comme étant d’abord et avant tout justement une personne, avec une dignité intrinsèque et méritant le respect (Burti, 2001), Pussin et Pinel furent les premiers, selon ce que nous enseigne l’histoire de la psychiatrie, à mettre ce même principe réellement en pratique en tant que traitement. Ce « traitement moral » était une approche psychologique qui contrastait vivement avec les pratiques basées sur la contrainte, les coups, l’immersion dans l’eau froide, le jeûne, ou des saignées abondantes et répétées. Et tandis que Samuel Tuke appliquait un « traitement moralisateur », à la Retraite de York en Angleterre, qui était un hospice religieux tenu par les Quakers, Pinel fut le premier à conceptualiser un « traitement moral médical » (Charland, 2007) en opposition aux traitements violents qui étaient courants dans les asiles à la fin du xviiie siècle. C’est ainsi que l’idée, à l’époque à peu près impensable, que le rétablissement était possible même pour les cas apparemment les plus désespérés, a donné naissance à la psychiatrie moderne.

Ensemble, Pinel et Pussin ont ainsi transformé des asiles de type carcéral en hôpitaux thérapeutiques par l’introduction de pratiques novatrices consistant à libérer les détenus de leurs chaînes, à leur offrir des aliments nutritifs et de l’exercice physique, à leur permettre d’avoir accès à des activités valorisantes et à du travail, bref : « À solliciter pour les insensés[1] tout ce qui peut améliorer leur sort [et] qui peut contribuer tant à accélérer le rétablissement » (Pinel, 1794).

Ces progrès, réalisés il y a plus de 200 ans maintenant, sont-ils encore d’actualité pour des pratiques psychiatriques axées sur le patient et son rétablissement civique à titre de citoyen à part entière (Pelletier, Corbière, Lecomte, Briand, Corrigan, Davidson et Rowe, 2015) ? Dans cet article nous nous demandons si les constats dressés par Pussin et Pinel, à l’âge d’or de l’enfermement des personnes atteintes de maladies mentales, n’étaient pas en fait si avant-gardistes que nous commençons à peine à les saisir et à les appliquer à nos pratiques postasilaires contemporaines. Pinel et Pussin ont aussi posé des actions qu’il ne conviendrait certainement pas de répéter, affirmant par exemple que « la sortie doit être retardée jusqu’au rétablissement de l’état naturel, pour éviter des rechutes qui ont souvent lieu après une sortie prématurée » (Pinel, 1807, p. 120), ils reconduisaient donc parfois l’internement à quasi-perpétuité pour certains – alors que nous savons maintenant que le rétablissement passe souvent justement par le lien communautaire et qu’il n’est donc pas une condition de réinsertion mais plutôt son effet. Il y a cependant des vérités que Pinel et Pussin ont affirmées et que nous ne comprenons peut-être toujours pas bien et dont nous aurions sans doute avantage à poursuivre la mise en application.

Ainsi, cette notion de collaboration médecin-patient, qui, comme on le verra, était pourtant au coeur du traitement moral et à l’origine même de la psychiatrie, est restée par moments de son histoire reléguée à la marge de la psychiatrie officielle, au point où le partenariat patient pouvait jusqu’à tout récemment encore être considéré comme une « révolution » (Richards, Montori, Godlee, Lapsley et Paul, 2013).

Dans cet article, nous décrivons plusieurs éléments clés du « traitement moral » qui peuvent continuer à inspirer des soins psychiatriques axés sur la personne et en faisant valoir qu’il ne s’agit pas de découvertes si récentes résultant de méthodes plus ou moins suspectes ou relevant simplement d’un engouement passager. Au contraire, ces mêmes progrès ont fait de la psychiatrie naissante une discipline médicale respectée et étaient dans une certaine mesure constitutifs de cette nouvelle pratique scientifique. En d’autres termes, ces idéaux ont survécu avec succès à l’épreuve du temps. Ce qu’il nous resterait à faire, ce serait de les ancrer encore plus efficacement dans la pratique quotidienne pour des soins de santé mentale centrés sur le plein exercice de la citoyenneté et respectant donc intégralement le droit démocratique de tout un chacun de faire partie de la communauté.

Le rétablissement est fréquent, la maladie épisodique est rarement entièrement débilitante

On ne peut méconnaître une analogie frappante dans la marche de la nature quand on compare les accès d’une folie intermittente avec la vivacité des symptômes d’une maladie aiguë, et ce serait une erreur que de mesurer dans l’un et l’autre cas la gravité du danger sur le trouble des fonctions vitales de leur désordre, puisque la guérison peut être dès lors conjecturée pourvu qu’on la seconde par la prudence.

Pinel, 1794, p. XVII

Cette citation est tirée du discours prononcé par Philippe Pinel en 1794 devant la Société d’histoire naturelle de Paris. Ce passage contient deux affirmations frappantes qui nous servent de point de départ. La première est la suggestion de Pinel à l’effet que les maladies mentales peuvent être entendues comme analogues à des maladies physiques aiguës et la deuxième est que le rétablissement est possible, surtout quand on favorise une « gestion prudente ». Rappelons que ces déclarations ont été faites en 1794, soit à l’époque où la conception prédominante de la « folie » balançait entre la possession démoniaque et des lésions cérébrales permanentes, dans les deux cas avec pour résultat le placement des personnes pour le restant de leur vie dans des asiles insalubres, inhumains et violents.

Contrairement aux modèles de la possession démoniaque ou des défaillances morales, Pinel a suggéré que : « Les aliénés, loin d’être des coupables qu’il faut punir, sont des malades dont l’état pénible mérite tous les égards dus à l’humanité souffrante par les moyens les plus simples à rétablir la raison égarée. » (Pinel, 1809, p. 202). Le mot rétablir est déjà présent et contrairement aux lésions cérébrales permanentes, Pinel a donc proposé que le rétablissement soit non seulement possible, mais qu’il soit aussi tout à fait commun. Il attribuait l’« incurabilité » apparente de certains patients à la façon, en fait, dont ils étaient traités dans les asiles :

C’est une admirable invention que l’usage non interrompu des chaînes pour perpétuer la fureur des maniaques avec leur état de détention, pour suppléer au défaut de zèle d’un surveillant peu éclairé, pour entretenir dans le coeur des aliénés une exaspération constante avec un désir concentré de se venger, et pour fomenter dans les hospices le vacarme et le tumulte.

Pinel, 1809, p. 200

En effet, dans la deuxième édition de son Traité et se basant sur de méticuleuses observations concernant le nombre des femmes qui ont été traitées à la Salpêtrière, par rapport à celles qui ne l’étaient pas, Pinel (1809) affirme avec assurance que : « Il y a donc une probabilité, celle de 0,93 [93 %], que le traitement adopté à la Salpêtrière sera suivi de succès si l’aliénation est récente et non traitée ailleurs » (1809, p. 404). Il était si confiant dans ses chiffres et ses méthodes de traitement qu’il a déclaré catégoriquement, contrairement à l’opinion de la grande majorité de ses collègues, que : « Regarder la folie comme une maladie en général incurable, c’est avancer une assertion vague et sans cesse contredite par les faits les plus authentiques » (1794, p. XX). Pinel a consacré beaucoup d’énergie pour documenter ces faits dans les deux éditions de son Traité.

Mais quels sont donc « les faits observés, comparés et réunis avec d’autres faits analogues, ou plutôt convertis en résultats solides de l’expérience » (idem, p. 194) que Pinel a utilisés pour réfuter l’hypothèse traditionnelle de l’incurabilité ? Il en a relevé au moins deux : 1) la « folie » (ou la manie) peut être épisodique et peut être déclenchée en réponse à des événements extérieurs, sociaux ou environnementaux ; et 2) elle peut affecter ou compromettre certaines fonctions tout en laissant les autres intactes, même lorsque la personne est dans une phase active ou aiguë. Ces découvertes ou constatations ont eu des répercussions importantes. Comme le décrit Dora Weiner :

Quant à la folie épisodique, il s’agissait d’un concept nouveau avec de profondes implications pour la thérapie. Si le patient était par intermittence dément, c’est qu’il était par intermittences sain. Sachant cela, le thérapeute pourrait désormais tenter d’établir un lien de confiance et une bonne relation avec la partie saine de la personne et d’impliquer le patient dans le processus thérapeutique.

Weiner, 1992, nous soulignons – notre traduction

Si la contribution de Pinel ne s’était historiquement limitée qu’à ces deux idées, à elles seules elles auraient été suffisantes pour révolutionner la pratique et faire de Pinel un personnage historique. Il a cependant persisté jusqu’à suggérer que, même dans la phase aiguë de la crise, la portée ou l’ampleur de la maladie est rarement absolue ou complètement débilitante. Au-delà du délire d’un « fou » ou du désespoir d’un « mélancolique », se trouvent les vestiges d’une personne, vestiges qui peuvent être ravivés par les soins d’un médecin bienveillant.

L’idée de manie doit être loin de porter avec elle celle d’un renversement total des facultés de l’entendement ; le désordre n’attaque le plus souvent qu’une faculté partielle […]. Un renversement total des dons de l’entendement de la faculté rationnelle […] est bien plus rare.

Pinel, 1794, p. XVIII

Pour comprendre comment Pinel a pu développer une compréhension si différente de la nature de la maladie mentale, un bref aperçu de son époque, de son passé et de son expérience s’impose.

Observer et analyser : la psychiatrie comme pratique médicale

La nomination de Pinel à l’Hôpital Bicêtre, où il a pu poursuivre ses observations, a été précédée par une série de décrets révolutionnaires publiés du 12 au 16 mars 1790 et qui ont inauguré la grande réforme de la justice pénale. La Déclaration des Droits de l’Homme fut promulguée, et le domaine des maladies mentales y fut en principe lui aussi assujetti :

Les personnes détenues pour cause de démence seront, pendant l’espace de trois mois, à compter du jour de la publication du présent décret, à la diligence de nos procureurs, interrogées par les juges dans les formes usitées, et en vertu de leurs ordonnances visitées par les médecins qui, sous la surveillance des directeurs du district, s’expliqueront sur la véritable situation des malades afin que, d’après la sentence qui aura statué sur leur état, ils soient élargis ou soignés dans des hôpitaux qui seront indiqués à cet effet.

Décret de l’Assemblée Constituante du 12-16 mars 1790, art. IX, cité par Foucault, 1972

La loi de 1790 en appelait à la création de grands hôpitaux réservés aux « déments » dans le but de corriger les injustices de détention arbitraire commises par l’Ancien Régime. L’idée que ces asiles pourraient devenir des lieux où les maladies mentales seraient éventuellement guéries est venue seulement par la suite, grâce à Pussin et à Pinel qui espéraient que leurs connaissances et expériences médicales puissent être mises à profit pour soulager un état que l’on croyait à l’époque incurable.

Né dans une famille de médecins et de chirurgiens, Pinel s’est orienté vers l’étude et la pratique de la médecine après avoir reçu une éducation en religion, mathématiques et littérature. Son premier, et d’ailleurs le plus connu de ses livres, était intitulé Nosographie Philosophique (Pinel, 1798), dans lequel il a exposé sa propre taxonomie organisée des maladies. Il s’est attelé à cette tâche par l’observation fine et rigoureuse et la documentation systématique de ses observations et analyses. Cette approche classificatoire, qui peut nous sembler relativement rudimentaire de nos jours, n’en était alors qu’à ses premiers balbutiements, remplaçant graduellement les spéculations philosophiques et théologiques dans des domaines tels que la médecine ou la botanique. Ce ne sera qu’un siècle plus tard qu’une telle approche sera réintroduite en psychiatrie par les pères fondateurs de la psychopathologie descriptive : Kraepelin, Bleuler et Jaspers. À son époque, Pinel a pratiqué cette méthode avec succès, alors que sa Nosographie a fait l’objet de multiples rééditions et non sans un réel succès populaire.

La première fois qu’il s’est tourné vers la santé mentale, c’était pour voir ce qui pouvait être fait à la suite du déclenchement d’une maladie mentale chez un ami. Pinel était insatisfait de ce qu’il avait constaté, ou n’avait pas constaté. Comme il l’a noté dans son Mémoire sur la démence : « l’homme qui cherche à se former des idées justes et des principes fixes sur le régime moral des fous ne sait guère où les puiser » (Pinel, 1794, p. XXI). Ceci ne veut toutefois pas dire que Pinel a imaginé son traitement moral ex nihilo. Il écrit en effet qu’il pouvait au moins s’en remettre à ses propres observations pour comprendre : « J’ai été donc borné cette première année aux seules ressources des études préliminaires que j’avais faites et des observations que je faisais chaque jour » (Pinel, 1794, p. XXII). Les observations dont il parle étaient celles de la vie quotidienne au sein de l’asile de Bicêtre, un hôpital parisien pour hommes où il venait d’être nommé un an plus tôt comme médecin en chef. C’est dans un autre asile, La Salpêtrière, réservé aux femmes, que Pinel est devenu célèbre pour avoir fait retirer leurs chaînes à des détenues « folles » afin de leur rendre la liberté comme un moyen ultime de retrouver la raison. Il s’agit d’une allégorie assez spectaculaire, reproduite en peintures peu après et largement utilisée comme un symbole des valeurs victorieuses de la Révolution française. Cependant, l’histoire n’est pas aussi simple : elle est aussi beaucoup plus intéressante.

Dans le discours cité plus haut à la Société d’histoire naturelle, Pinel utilise des descriptions en s’appuyant sur les études préliminaires et les observations. Il ne donne aucune description du traitement, des interventions ou des cures dispensés à Bicêtre. Et quand Pinel a rejoint le personnel médical de Bicêtre, ce n’était pas parce qu’il disposait préalablement d’une expertise propre à la maladie mentale. Il n’a pas accepté cette nomination de médecin en chef en faisant valoir une telle expertise, mais plutôt parce qu’il voulait avoir l’occasion d’observer ce qui était pour lui un phénomène nouveau, très peu connu, et pour lequel il y avait si peu de traitements efficaces. Dans la plupart des cas, les seuls moyens utilisés que l’on croyait pouvoir associer à un bienfait thérapeutique quelconque étaient les traitements somatiques en vigueur à l’époque, par exemple la saignée et diverses formes d’hydrothérapie (Woods et Carlson, 1961). Beaucoup plus fréquentes étaient la brutalité, la cruauté et la punition des détenus par le personnel de l’asile, constitué généralement de travailleurs non formés et non qualifiés ; « inhumains et sans lumière », écrit Pinel (1801).

Alors une question se pose : comment Pinel a-t-il pu découvrir « que l’expérience prouve sans cesse les heureux effets d’un caractère conciliant et d’une fermeté douce et compatissante » (1801) ? Y avait-il en effet quelque chose à apprendre sur les soins aux personnes considérées « folles » ? Ou était-ce simplement une question de leur enlever les chaînes et de les traiter avec gentillesse et respect ? À cet égard, Pinel s’est dit extrêmement chanceux d’avoir pu trouver à Bicêtre un intendant aux vastes connaissances et faisant preuve d’un tact et d’une habileté remarquables. Cet intendant se nommait Jean-Baptiste Pussin, et c’est lui qui avait fait enlever les chaînes aux détenus de Bicêtre pour la première fois (Weiner, 1999 ; Juchet et Postel, 1996) et qui, avec sa femme, Marguerite Jublin, courageuse et ingénieuse, avait instruit Pinel des rudiments du rétablissement des « déments ». Comme Pinel l’a écrit dans la première édition du Traité :

Un concours heureux de circonstances a amené ce résultat ; d’un côté les principes les plus purs de philanthropie du chef de l’hospice de Bicêtre, [d’]une assiduité infatigable dans sa surveillance, des connaissances acquises par une expérience réfléchie, une fermeté inébranlable, un courage raisonné et soutenu ; [le fait de l’observer] me rendait de plus en plus sobre sur l’usage des médicaments, que je finis par ne plus employer que lorsque l’insuffisance des remèdes moraux m’était prouvée.

Pinel, 1801, p. 103

Mise à part la possibilité d’observer le travail de l’intendant de Bicêtre et de son épouse ainsi que ses effets sur les détenus, l’une des premières choses que Pinel a voulu faire à son arrivée fut de lui demander de lui décrire la population de Bicêtre ainsi que son approche avec une série de questions. Les réponses à celles-ci constituent ensemble le premier compte-rendu écrit sur la suppression des contentions mécaniques aux détenus de Bicêtre et la première description écrite des principes que Pinel a par la suite codifiés en traitement moral. Ainsi, en réponse à la question « Quels moyens sont favorables au rétablissement des fous ? », Pussin a répondu :

J’ai tellement cherché à adoucir l’état de ces infortunés, qu’au mois de Prairial de l’an V [selon le calendrier républicain], je suis venu à bout de supprimer les chaînes (dont on s’était servi jusqu’alors pour contenir les furieux), en les remplaçant par des camisoles qui les laissent promener et jouir de toute la liberté possible, sans être plus dangereux.

Pussin, 1797, reproduit dans Weiner, 1980

Pussin ira au-delà du remplacement des chaînes par l’utilisation de camisoles de force, allant jusqu’à formaliser avec cohérence plusieurs principes clés de son approche humaniste, comme nous le verrons dans la section suivante.

Le rôle primordial du travail et de l’entraide entre pairs

Nous nous pencherons sur un fait assez peu connu de l’histoire non dans le but de nier l’importance de Pinel et de ses contributions, qui sont bien sûr considérables. Il nous semble néanmoins primordial de bien mettre en évidence la nature des expériences de vie qui ont préparé Pussin à son rôle libérateur et en raison de cet aspect encore moins connu de son approche, laquelle fut également adoptée par Pinel, bien que plutôt brièvement esquissée dans son Traité.

Pussin était tanneur de profession et n’avait pas de formation en médecine ni dans aucun autre domaine connexe qui aurait pu le préparer à devenir intendant d’un asile. Ce qui l’a prédisposé à ce rôle, c’est qu’il avait été lui-même patient à Bicêtre en 1771, souffrant d’humeurs froides (Juchet et Postel, 1996). Comme cela arrivait fréquemment aux anciens patients, explique Weiner (1979) : « Pussin a trouvé un emploi à l’hôpital général, d’abord dans le service des garçons, puis, en 1784, comme surintendant du service pour les malades mentaux incurables. C’est là que Pinel a rencontré Pussin en septembre 1793. » Pussin a ainsi gravi les échelons pour devenir l’intendant de l’asile de Bicêtre où il a poursuivi la tradition d’embauche d’anciens patients en rétablissement comme stratégie de gestion hospitalière efficace.

Ainsi, en réponse à cette autre question de Pinel : « Quels moyens sont favorables au rétablissement des fous ? », Pussin écrit ce qui suit :

Un travail modéré et la distraction sont très favorables au rétablissement de ces malheureux. J’ai souvent remarqué qu’un fou à peine revenu à lui, quand je l’ai employé soit à balayer, soit à aider un garçon de service et ensuite à faire le service lui-même ; j’ai remarqué, dis-je, que [d’un] mois à [l’]autre son état s’améliorait et qu’il était parfaitement guéri quelque temps après. Il y a peu d’exemples où ce moyen n’ait réussi ; aussi, autant que faire se peut, tous les gens de service sont-ils pris dans la classe des fous ; ils sont d’ailleurs plus propres à remplir ces pénibles fonctions parce qu’ils sont ordinairement plus doux, plus honnêtes et plus humains.

Pussin, 1797

Pussin et Pinel mettent de l’avant de nombreuses raisons d’embaucher et de mettre à contribution d’anciens patients quant au fonctionnement de l’asile. En plus d’être gentils, honnêtes et humains, les anciens patients sont moins susceptibles d’abuser ou de maltraiter les pensionnaires et sont plus portés à les respecter en tant qu’êtres humains et concitoyens, s’étant déjà retrouvés dans la même situation humiliante. Ils sont ainsi moins en proie aux préjugés et aux préjudices sociaux envers les individus affectés, car ils savent personnellement qu’ils sont malgré tout restés des citoyens de valeur et que cette expérience peut même les avoir fait grandir.

« Le travail est-il utile ? » En réponse à Pinel, Pussin écrit :

Je dis donc que comme il n’y a presque plus d’espérance de guérison après un [certain] nombre d’années, le travail serait pour ces gens-là le plus grand service qu’on pourrait leur rendre ; car ils seraient presque tous en état de travailler, et ne demanderaient pas mieux, si on leur donnait un petit encouragement […] ils seraient moins malheureux.

Pussin, 1797

Pussin réitère la position clé qu’occupe selon lui le travail lorsqu’il poursuit sa lettre à Pinel en résumant son approche. En plus de redonner de l’espoir et de cultiver la confiance, le travail a également pour objectif de donner aux patients des règles à suivre. À cet égard, Pinel a renchéri en affirmant que le travail avait été la bonne façon pour lui de maintenir l’ordre au sein d’un groupe de patients et que grâce à cela, il a pu s’affranchir de l’obligation de faire respecter des règles souvent inutiles et désuètes pour mieux se consacrer au maintien général de l’ordre à l’hôpital (Sueur et Beer, 1997). Le fait de fournir du travail à des patients était un moyen de remplacer progressivement la contrainte par le respect mutuel et la compassion.

Discussion

Certes Pinel a beaucoup appris de Jean-Baptiste Pussin, mais c’est bien Pinel qui a développé et publié une première théorie médicale moderne à propos d’une thérapie guidée par des considérations éthiques bienveillantes et susceptibles de soulager la souffrance psychique (Charland, 2007). Cette philosophie de la psychiatrie (Berrios, 2006), qui a donné naissance au « traitement moral », peut sans aucun doute être revisitée pour l’actualisation et l’amélioration des pratiques modernes axées sur la personne comme citoyenne à part entière et en faisant particulièrement appel aux utilisateurs des services comme patients partenaires (Salkeld, Wagstaff et Tew, 2013). Ceci est peut-être une excellente façon de leur offrir la possibilité de contribuer au bien-être collectif et de canaliser leur expérience.

Nous avons cité Pinel et Pussin à profusion parce que la portée de leurs conceptions et de leurs enseignements transcende largement le contexte historique qui les a vus naître et dont ils sont tout de même tributaires. Les idées révolutionnaires de Pinel et Pussin, et leurs implications pour la pratique, sont au moins aussi pertinentes de nos jours qu’elles l’étaient il y a deux cents ans. Nous sommes en fait encore bien loin d’apprécier l’ampleur réelle des talents qui sont gaspillés chaque jour en raison des ravages de la maladie mentale, et plus encore, d’avoir convaincu les autorités de consentir les efforts nécessaires au rétablissement de la pleine citoyenneté pour tous. En ce sens, Pinel peut être considéré comme le père d’une science de la psychiatrie qui n’est pas encore véritablement et positivement accomplie.

Le partenariat patient fait valoir l’importance de l’autodétermination et le rôle actif que la personne peut jouer par rapport à son propre rétablissement et dans l’affirmation de ses prérogatives civiques. Il est extrêmement difficile de promouvoir de telles valeurs citoyennes dans le milieu typiquement institutionnel, où l’autodétermination doit être sacrifiée pour préserver l’ordre et les apparences. Il importe ainsi de parachever la libération des personnes souffrant de maladies mentales, amorcée par Pinel et Pussin, en offrant des soins et services en interaction directe dans, et avec la communauté, et par la promotion d’un partenariat égalitaire.

Conclusion

Nous sommes très conscients du fait que la suppression de l’usage des chaînes par Pinel lui-même relève davantage du mythe que de la réalité historique (Gauchet et Swain, 1980). Comme nous l’avons vu, Pinel n’a jamais caché, non plus, à quel point il s’est laissé influencer par Pussin, bien au contraire. Certains auteurs ont même suggéré que Pinel aurait pu avoir simplement « imité » Pussin (Juchet et Postel, 1996), qu’il considérait comme son véritable « professeur de psychiatrie » (Weiner, 1980). Néanmoins, ce « mythe pinélien » occupe une position centrale dans la naissance de la psychiatrie comme un nouveau champ de la médecine (Postel, 1981), et l’influence déterminante d’un ancien patient de Bicêtre, à savoir Jean-Baptiste Pussin, fait partie intégrante de ce mythe réellement fondateur. Nous sommes également conscients que ce dernier était probablement, à certains égards, aussi déterminé à maintenir l’ordre collectif parmi un grand nombre de détenus – Gauchet et Swain (1980) ont écrit au sujet de cette machine à socialiser – qu’il était capable de faire preuve d’empathie pour les individus. Avec Gladis Swain, nous pouvons ainsi suggérer que ce « changement radical dans la compréhension de la maladie mentale », qui s’est opéré dans l’histoire de la science médicale au début du xixe siècle, n’a été rendu possible que grâce à la communication avec les patients, et non pas à travers l’expression de l’autorité médicale ou politique.

Pinel a certainement contribué d’une manière remarquable à la médecine générale, en étant particulièrement célèbre pour ses études nosologiques des maladies physiques et ses études par observation en médecine clinique (Weiner, 1999). Son but était de trouver un chez-soi pour la psychiatrie au sein de la médecine (Charland, 2010), et comme le note Michel Foucault (1972), ce mythe lui-même cachait une opération, ou plutôt une série d’opérations, qui ont organisé en douce le monde de l’asile et, par la suite, de la psychiatrie. Avant Pinel et Pussin, la science de la maladie mentale, telle qu’elle allait se développer à l’intérieur de l’enceinte asilaire, ne serait que de l’ordre de l’observation et de la classification. Ce ne serait pas un dialogue, poursuit Foucault. Ce que nous suggérons, c’est que ce sont précisément les facultés bénéfiques de la compassion et du dialogue – du partenariat patient oserions-nous ajouter – que Pinel a pu mettre en évidence en travaillant avec Pussin. S’il n’y avait qu’une seule chose positive dans l’asile pour une psychiatrie humaniste, c’était – cette possibilité d’observer, pour ensuite les décrire, les propriétés thérapeutiques de l’entraide entre pairs et entre concitoyens soignants et soignés. Et c’est bien Pinel qui a sollicité les conseils de Pussin pour mieux comprendre et mettre en valeur, le premier, les « Observations du Citoyen Pussin ».