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Instrument privilégié de la politique culturelle du roi Frédéric II, l’Académie royale de Prusse est dirigée depuis sa refondation en 1746 par des penseurs favorables à la philosophie newtonienne et française et généralement hostiles au wolffianisme. Son activité a un grand retentissement sur toute la scène intellectuelle européenne de l’époque[1] et les savants sont pour la plupart très au fait des idées promues par ses membres. Elle encourage certains courants philosophiques à travers l’orientation des sujets soumis au concours et les prix décernés. Les Mémoires académiques circulent dans tout le royaume et sont lus attentivement aussi à l’étranger. On peut citer ici l’exemple du jeune Kant qui, depuis Königsberg, suit de près les écrits des académiciens et les doctrines représentées à Berlin. La classe de « philosophie spéculative » de l’Académie prussienne joue un rôle particulièrement important à l’époque, non seulement parce qu’elle jouit d’un statut unique, étant la première de ce type au sein des Académies européennes, mais surtout parce que la philosophie qu’elle promeut représente au xviiie siècle, selon l’expression de Harnack, le Pulsschlag de la vie intellectuelle[2].

Le 4 juin 1761, la classe de philosophie spéculative, qui organise le concours tous les quatre ans, propose pour l’année 1763 un sujet portant sur l’évidence et la certitude des vérités métaphysiques :

On demande, si les vérités métaphysiques en général et en particulier les premiers principes de la Théologie naturelle et de la Morale sont susceptibles de la même évidence que les vérités mathématiques, et au cas qu’elles n’en soient pas susceptibles, quelle est la nature de leur certitude, à quel degré elle peut parvenir, et si ce degré suffit pour la conviction ?

L’énoncé en allemand de la question paraît dans les Berlinische Nachrichten von Staats- und Gelehrtensachen le 23 juin 1761[3]. Le temps accordé à la rédaction des réponses est assez court, la date limite étant fixée au 1er janvier 1763. Comme à l’accoutumée, les textes doivent être adressés de manière anonyme au secrétaire perpétuel de l’Académie, J. H. S. Formey, mais comporter une devise permettant d’en identifier l’auteur. Il y aura au moins une trentaine de textes envoyés. Les Actes de l’Académie publient le procès-verbal de la session de la classe de philosophie spéculative le 28 mai 1763 et annoncent que le jury, après avoir hésité entre deux mémoires, les numéros xx et xxviii, s’était décidé pour le premier « avec la clause qu’on déclarerait dans l’Assemblée publique que le numéro xxviii en approchait autant qu’il était possible et méritait les plus grands éloges ». C’est le président de la classe, J. G. Sulzer, qui tranche en faveur du gagnant, les deux réponses ayant obtenu le même nombre de votes plusieurs fois.

Le prix revient à Moses Mendelssohn, la mention de mérite ou accessit à Immanuel Kant, et deux autres textes en latin sont publiés en même temps que les mémoires distingués, les numéros xiv et xviii[4]. Parmi les participants connus au concours, on a pu identifier Th. Abbt, dont la réponse (le numéro xxiii) n’a pas retenu l’attention du jury[5]. J. H. Lambert rédige lui aussi une ébauche de réponse, mais ne participe finalement pas au concours, peut-être faute de temps[6]. Les idées qu’il y esquisse à l’intention de l’Académie prennent appui sur un écrit de 1761, intitulé Criterium veritatis, et elles seront développées dans ses ouvrages ultérieurs, notamment dans le Neues Organon[7].

L’Académie de Berlin et le contexte général du concours

Le thème proposé par Sulzer en 1761 décide du retour à la métaphysique ; il engage plus précisément le problème de la connaissance. La Preisaufgabe a un remarquable écho dans le monde philosophique d’alors et suscite un vif intérêt pour le résultat du concours et pour les textes distingués. Le témoignage bien connu du jeune F. H. Jacobi est représentatif : il confesse que la question a éveillé au plus haut point son intérêt et qu’il attendait avec Sehnsucht la publication des textes récompensés[8].

Le sujet est en effet d’une grande actualité : on invitait les penseurs à se prononcer et à trancher à propos d’un débat qui agitait les esprits depuis plusieurs décennies. La manière de formuler la question, surtout en allemand, ne trompait personne : elle engageait le projet méthodologique wolffien ou bien, comme on l’appelait à l’époque, « leibnizo-wolffien » et ouvrait explicitement le débat avec les opposants d’inspiration newtonienne ou piétiste. On ne saurait soupçonner Sulzer, wolffien modéré et penseur fidèle à une exigence de rigueur formelle malgré son relatif éclectisme doctrinal, de vouloir donner le coup de grâce à Chr. Wolff[9]. Bien au contraire, il se peut que, constatant que l’hostilité envers Wolff avait perdu depuis peu sa force militante à Berlin et que le camp adverse était en train de se décomposer, il ait voulu rétablir un équilibre dans le jugement porté sur la doctrine wolffienne. Il avait d’ailleurs essayé par le passé de bloquer d’autres Preisfragen qui annonçaient un règlement de compte avec cette dernière. Il allait également contribuer directement au succès de l’écrit d’inspiration wolffienne de Mendelssohn en 1763. Tout comme lors des concours sur les monades (1747) et sur l’optimisme par la suite (1755), les protagonistes étaient connus d’avance : il y avait d’un côté Wolff et Leibniz (principalement dans sa réception wolffienne), et de l’autre, P. L. Moreau de Maupertuis et Chr. Aug. Crusius.

Ce dernier avait abandonné la philosophie au profit de la théologie au début des années 1750, tout en ayant achevé un système philosophique solide et nuancé, décidément anti-wolffien. Sa doctrine, élaborée point par point contre Wolff, fournit des armes philosophiques de choix aux opposants du wolffianisme et jouit d’un remarquable retentissement à l’époque. Le porte-parole des anti-wolffiens à l’Académie de Berlin avait été pendant presque quinze ans son président Maupertuis. Disciple de Newton, qu’il introduit en Allemagne, et sympatisant de la pensée anglaise en général, il avait mené une lutte acharnée contre la doctrine wolffienne et avait engagé l’Académie dans ce débat grâce aux Mémoires académiques, aux Discours et aux concours proposés où les récompenses sont souvent offertes aux anti-wolffiens. Il avait fait au besoin front commun avec les piétistes une coalition assez étrange entre deux courants unis exclusivement par leur aversion partagée envers Wolff, que l’on rencontre aussi ailleurs en Allemagne à l’époque, à l’Université Albertine de Königsberg par exemple. Toutefois, Wolff était décédé en 1754 et Maupertuis en 1759. Crusius ne se préoccupait plus de philosophie. L’alliance anti-wolffienne était en déclin, mais le wolffianisme ne se portait pas mieux. Depuis son rappel à Halle en 1740, et malgré sa renommée incontestable et le rôle académique important conféré à ses disciples, Wolff n’avait pas dominé sans conteste la scène philosophique et les années cinquante ne s’étaient pas montrées clémentes avec son école. Certains disciples étaient devenus des penseurs significatifs, mais ils revendiquaient de plus en plus l’indépendance par rapport à la doctrine du maître, tandis que ses critiques, bien que moins nombreux, étaient tenaces, audibles et consistants du point de vue philosophique.

Une nouvelle génération de penseurs était donc appelée en 1761 à prendre position par rapport au problème crucial de la méthode en philosophie et à la relation entre la philosophie et la mathématique, à dresser en fait le bilan de la première moitié du xviiie siècle dans une sorte d’auto-interprétation des voies tracées ou parcourues par l’Aufklärung. Ainsi qu’à sortir, si possible, la métaphysique du discrédit et des conflits incessants qu’on déplorait ou, au moins, on dénonçait unanimement. C’est bien ce qu’impliquaient les différents concepts convoqués de manière peu rigoureuse dans la question académique, tels « certitude », « évidence », « deutliche Beweise », « Gewißheit », et dont l’emploi indistinct allait grever également les réponses proposées[10]. En tous les cas, ce concours offre un panorama particulièrement riche et fidèle de l’état de la question de la méthode en métaphysique et de la capacité de cette science à atteindre l’évidence ou la certitude au milieu du xviiie siècle.

L’influence des conceptions représentées au sein de l’Académie est déterminante pour les controverses de l’époque et elles jouent un rôle déterminant également dans l’élaboration des Preisschriften. Si les textes recompensés ont bénéficié d’analyses plus amples, les courants et les doctrines articulés et soutenus par les académiciens ont été peu étudiés. Prémisse incontournable de la redéfinition méthodologique qui se prépare et véritable concentré d’une époque philosophique animée et cruciale, l’activité de l’Académie retiendra par conséquent de manière privilégiée notre attention dans les analyses qui suivent.

Formey et la doctrine wolffienne

Parmi les fidèles de Wolff au sein de l’Académie se trouve, au premier rang, Jean Henri Samuel Formey, son secrétaire perpétuel. Bien que modéré, Formey reste attaché à la doctrine wolffienne et souhaite la faire connaître ; il lui consacre, entre autres écrits, les six tomes de la célèbre Belle Wolfienne. Sa position au sein de l’Académie n’est en revanche pas suffisamment importante pour peser de manière significative en faveur du wolffianisme avant la mort de Maupertuis et le relatif équilibre qui semble s’installer au début des années 1760 sous la présidence de l’anti-wolffien L. Euler. Ni sa fidélité n’est sans faille : il lui arrive de voter contre ses convictions par égard pour Maupertuis[11].

Dans son Histoire abrégée de la philosophie, Formey invoque comme principal et indiscutable mérite de Wolff l’introduction de la méthode mathématique en philosophie :

On lui [sc. à Wolff] sera éternellement redevable d’avoir transporté aux Sciences Philosophiques la méthode et la certitude qui auraient été jusqu’alors renfermées dans les seules Mathématiques. Quand on contesterait à ce système la prérogative d’être le dépôt de la vérité, il en est au moins incontestablement la route ; & ce n’est qu’en traitant ainsi les matières, qu’on peut arriver à l’évidence[12].

On verra qu’il emploie ici des termes rejetés dans d’autres textes, notamment le « transport » ou « transfert » en philosophie de la méthode utilisée en mathématique. Néanmoins, ses convictions méthodologiques, à défaut d’être originales et parfaitement rigoureuses, demeurent constantes tout au long de sa longue carrière philosophique.

C’est probablement l’un de ses ouvrages qui lance à proprement parler le débat sur la méthode au sein de l’Académie, bien qu’il s’agisse d’un sujet actuel à l’époque. En 1747, il publie un écrit intitulé Recherche sur les éléments de la matière[13] où il prend position dans la controverse ou la « guerre philosophique », comme il la nomme déclenchée par le concours académique à propos des monades. Il considère la question de la différence entre la philosophie et la mathématique comme un « sujet neuf » (xiii, 280) et condamne la « rage de la méthode » qui serait devenue à l’époque un véritable « préjugé ». Il est intéressant de noter que la volonté d’importer dans les autres sciences, et notamment en métaphysique et en physique, « les procédés, les calculs, les suppositions et les divisions des géomètres » soit regardée comme « un préjugé » cible par excellence du combat mené par les Lumières qu’il s’agit de dénoncer au plus vite sous peine de tomber dans la stérilité, voire l’absurdité. Les mathématiciens auraient, selon Formey, la « manie de vouloir tout expliquer par les principes de leur science » et ils s’érigent en métaphysiciens et physiciens sans se rendre compte ou sans vouloir tenir compte de la différence notable entre leurs objets qui sont abstraits, imaginaires et les objets effectifs, actuels de la nature.

Formey parle ici explicitement d’une « différence de nature » entre les notions (ou les objets) de ces sciences sans toutefois aller jusqu’à mettre en doute la pertinence d’une unique méthode. Il nie la possibilité de soumettre les phénomènes effectifs au calcul et à la mesure géométrique. Il oppose, selon une autre position répandue à l’époque, la quantité à laquelle a affaire la mathématique et la qualité dont parle la métaphysique. Malgré la certitude et l’infaillibilité dont elles jouissent, les notions géométriques doivent s’arrêter au seuil de la métaphysique ; on ne saurait aucunement les y « transplanter », sauf à vouloir s’engouffrer dans un véritable labyrinthe où règne l’absurde. C’est le cas aussi en physique, où toutefois le commerce entre les deux sciences serait, selon Formey, « fréquent, intime, nécessaire ». Il faut garder présente à l’esprit la distinction entre les corps réels et les corps géométriques et éviter d’« échanger des principes » : « les vérités géométriques sont une vraie chimère, & même une contradiction formelle, lorqu’on les transporte en physique » (xxxiii, 301). Le danger de cette « manie d’universalité » (xliii, 315) doit être dénoncé haut et fort, car, affirme Formey à propos des mathématiciens,

leur espèce d’infaillibilité géométrique a été étendue à toutes les matières qu’il leur a plu de traiter, sans qu’on ait examiné si ces matières étaient effectivement du ressort de leurs opérations, & si leurs poids & leurs balances étaient propres à tous les usages qu’ils jugeaient à propos d’en faire (xxvii, 297).

L’hétérogénéité des objets est donc explicitement établie et Formey semble s’inscrire ici dans la lignée des penseurs très nombreux à l’époque qui affirment le caractère imaginaire, « fictif », des notions mathématiques :

Je m’arrête & je crois avoir démontré sans réplique ce que je m’étais proposé d’établir, c’est que les notions imaginaires des Géomètres sont inutiles, & même souverainement dangeureuses dans la Physique. A plus forte raison s’évanouissent-elles, pour ainsi dire, en présence du Métaphysicien, dont l’unique but est d’arriver à la réalité, & d’indiquer les dernières raisons des choses (xlii, 313).

Toutefois, Formey soutient l’utilité, voire la nécessité, de l’étude des mathématiques pour la métaphysique. Cette étude forme l’esprit et lui enseigne « cet ordre, cette marche sûre & ferme, que les Géomètres ont eu le bonheur de s’approprier les premiers, & qui a donné pendant si long-temps à leur science ce relief de certitude ». Il affirme, par conséquent, en reprenant les arguments du jeune Wolff, la nécessité d’employer la méthode mathématique ou géométrique en philosophie, car ses règles sont propres à l’esprit humain et non spécifiques à l’objet des sciences mathématiques comme tel. C’est la raison elle-même qui impose ces « sages loix » que Formey réduit, en suivant fidèlement la doctrine wolffienne, à trois règles principales : « 1. Tous les termes doivent être exactement définis. 2. Toutes les propositions doivent être démontrées par des conséquences légitimes, & bien liées entre elles. 3. On ne doit employer aucune prémisse qui n’ait sa preuve dans ce qui précède » (xliv, 316).

Dans une note très importante à ce paragraphe, il résume les points essentiels de sa méthodologie d’inspiration wolffienne et impute l’erreur et l’équivoque qui domineraient dans les sciences autres que la mathématique au non-emploi de la bonne méthode. Il postule l’universalité de cette méthode qui peut et doit même être appliquée dans toutes les sciences abstraction faite de leurs objets distincts par nature : « Ce n’est point l’objet seul des Mathématiciens qui fait la certitude de leur science ; c’est la justesse de leurs règles. Tout Philosophe donc qui saura faire usage des mêmes règles, arrivera à la même certitude. » Il met en garde, cependant, contre le mélange des notions et précise que, après avoir revendiqué la même méthode, le philosophe doit impérativement « se séparer » du géomètre et « ne conserver aucune communauté » avec lui ; chacun doit suivre un chemin indépendant et être conscient de cette distinction fondamentale : « L’un va à la chasse des réalités, l’autre à celle des notions imaginaires. » Pourtant, et Formey fait preuve ici d’un certain éclectisme qui nuit à la rigueur de sa démarche et obscurcit les distinctions fermes qu’il souhaitait établir, il relativise la radicalité mobilisée plus tôt en affirmant sans s’expliquer que les notions imaginaires ne devraient pas être « entièrement proscrites de la Philosophie » : on peut leur y accorder une place, à condition de ne pas les prendre pour des réalités (xlv, 317).

Dans un autre texte rédigé également en 1747 mais publié deux ans plus tard, Preuves de l’existence de Dieu ramenées aux notions communes[14], Formey revient sur la question de la méthode géométrique et insiste sur son versant analytique. « L’art de tout démontrer », affirme-t-il, est « le seul moyen de changer nos idées confuses en idées distinctes, & nos probabilités en axiomes » et l’ordre géométrique demeure pour lui « la marche la plus sure de l’esprit humain »[15]. Se revendiquant de Descartes et avouant en même temps son admiration pour l’Encyclopédie et Maupertuis, Formey définit cette méthode comme un enchaînement strict ou une « généalogie » qui fait que les propositions naissent l’une de l’autre et sont liées. Il insiste également sur la nécessité de l’analyse qui seule rend la démonstration évidente :

La profondeur de l’esprit humain n’est, à proprement parler, que ce talent de réduire les idées distinctes à d’autres encore plus simples & plus nettes, jusqu’à ce qu’on ait atteint la dernière résolution possible à notre entendement. […] Après avoir saisi cette évidence dans les axiomes, dans les notions communes, on peut la conserver dans toute la suite d’un long raisonnement, & la porter jusques dans les conséquences les plus éloignées des principes où on l’a puisée[16].

Deux autres thèses avancées dans cet écrit, et présentes également chez Maupertuis, seront significatives pour les débats des décennies à venir, ainsi que pour les réponses à la Preisfrage de 1761 : contrairement aux notions métaphysiques, les vérités mathématiques ne sont pas en mesure d’influer sur nos passions ni d’intéresser nos coeurs ; le plus simple des hommes, doué de bon sens, raisonne selon une logique naturelle sans l’avoir étudiée et n’a besoin que du « flambeau des notions distinctes » pour être éclairé. D’où Formey conclut, à propos de toutes les vérités, métaphysiques ou non : « Ramener donc une vérité & ses preuves aux notions communes, c’est la rendre d’une évidence universelle, c’est la mettre à la portée de tout le genre humain[17]. »

On pourrait voir dans ces prises de position, parfois insuffisamment élaborées et harmonisées, une tension par rapport à Wolff et une certaine difficulté qu’aurait ressentie Formey à adhérer aux doctrines méthodologiques du maître. La distinction des objets des deux sciences, la description de leurs différences, et l’accent mis sur l’analyse des thèses partagées parfois avec les adversaires du wolffianisme , peuvent donner l’impression que Formey entreprend une critique, même partielle, de l’école wolffienne et que, en endossant certains infléchissements suggérés par le camp anti-wolffien, il souhaite nuancer des partis pris méthodologiques devenus désuets. En fait, la situation est plus complexe. Celui qui confesse sentir « chaque matin […] redoubler son ardeur pour le wolffianisme » ne fait la plupart du temps qu’exposer les thèses mêmes de Wolff qui sont plus subtiles et riches que les vulgarisations proposées par ses disciples et les comptes-rendus de ses adversaires. Deux textes, assez peu étudiés de nos jours mais connus à l’époque, sont décisifs pour ce débat et pour les prises de position méthodologiques des années 1760. Ils mettent clairement en lumière l’inscription, jusque dans son versant anti-wolffien, de la controverse dans le projet méthodologique, sinon tracé, au moins rendu possible par Wolff.

Il s’agit d’abord d’un texte wolffien de 1729, De Notionibus directricibus & genuino usu philosophiae primae[18], que Formey connaît parfaitement car il le traduit en guise d’introduction à sa présentation de l’ontologie du maître dans le quatrième tome de La Belle Wolfienne sous le titre Sur les notions directrices & sur le véritable usage de l’ontologie[19]. C’est avant tout pour l’insistance sur le versant analytique de la méthode que cet écrit mérite notre attention[20]. La méthode scientifique, identifiée chez Wolff, comme on le sait, à la méthode mathématique ou démonstrative, ou encore philosophique, y est reconfirmée dans son statut exemplaire de seule voie menant à un « véritable système » et capable de « mettre la vérité dans une pleine évidence » : « Je suis persuadé que quiconque prendra cette peine [d’appliquer la méthode], trouvera dans l’ontologie la même clarté qui brille dans la géométrie » et fera l’expérience du « consentement et [de] l’aquiescement » produit par l’évidence ainsi atteinte[21]. C’est sur l’ontologie, en tant que science architectonique puisque première, que repose l’édifice des sciences, et, plus exactement, sur les principes ontologiques que Wolff nomme ici « notions directrices ». Elles sont appelées « directrices » car elles « nous apprennent comment il faut diriger nos pensées pour trouver ce que nous cherchons » : elles « montrent le chemin », « empêchent de s’égarer », « répandent la lumière » et « font découvrir des objets ».

Aussi bien la logique et les mathématiques que toutes les « parties de la philosophie » se servent de ces notions et « dérivent » au fond des principes ontologiques, dans cette unité de la raison que Wolff proclame dès ses premières réflexions méthodologiques et qui fonde l’universalité de la méthode. Les axiomes d’Euclide sont au fond, affirme Wolff, des principes ontologiques, et non mathématiques, et ils appartiennent au sens commun. Tout homme en dispose et les utilise, bien que de manière confuse, dans ses raisonnements quotidiens. Le rôle insigne de l’ontologie est donc celui de rendre ses notions distinctes et fécondes, aptes ensuite à diriger l’entendement dans la découverte de nouvelles vérités et dans l’examen des vérités déjà atteintes. Or, selon Wolff, la voie pour y parvenir est la « réduction des sciences au sens commun » par l’analyse : il faut « résoudre les démonstrations jusqu’à leurs premiers principes », il faut ramener la philosophie

au sens commun, en résolvant toutes les démonstrations de manière qu’elles parviennent à la fin à des notions communes, & en revenant à ces dernières mêmes, quand la chose est possible, à d’autres notions communes plus simples encore, de manière que le nombre de notions primitives demeure extrêmement petit[22].

Cette analyse doit non seulement restaurer l’ontologie dans sa dignité perdue et la rendre certaine et utile elle, si décriée et « universellement abandonnée », selon un constat répandu à l’époque que Wolff fait sien , mais également nous libérer du soupçon de l’incertitude de la science physique. Selon Wolff, l’attention à la notion ontologique de la raison suffisante permet à la physique de parvenir à la certitude, tout comme la force directrice des notions ontologiques en général est en mesure d’invalider le « préjugé vulgaire », dont se renderait coupable Hume, qui veut que la certitude soit en fait inatteignable.

Il est particulièrement intéressant d’éclairer les positions de Formey également à partir d’un deuxième texte wolffien central pour les débats de l’époque et pour les développements ultérieurs. Cet écrit met en lumière la complexité de la pensée wolffienne et exerce une influence notable, non seulement sur ses disciples, mais également sur ses opposants, tel Crusius et, très probablement, le jeune Kant. Il s’agit d’un écrit publié en 1731 dans les Horae subsecivae Marburgenses, De differentia notionum metaphysicarum et mathematicarum, et l’on y retrouve l’essentiel des thèses avancées par Formey dans la Recherche sur les éléments de la matière. On le verra, toute tension par rapport aux doctrines du maître ou tout éventuel infléchissement sont infirmés par cette lecture.

Wolff revient ici[23] sur la distinction cruciale entre l’objet de la mathématique et celui de la philosophie : tandis que la mathématique s’occupe de la quantité, la philosophie traite de l’être en général. En 1731, probablement sous l’influence des doctrines anti-mathématisantes de l’époque, et notamment de A. Rüdiger et de A. F. Hoffmann[24], les réflexions de Wolff deviennent plus précises et analysent de près les différences entre ces deux sciences. Les notions mathématiques, affirme-t-il, sont imaginaires et construites, les notions ontologiques sont réelles, à savoir possibles car non contradictoires, et elles sont données. Leur confusion est une intarrissable source d’erreur (Irrthümer) qui a largement contribué au discrédit de la métaphysique. Il insiste sur de nombreuses pages et avec des arguments assez répétitifs sur l’absolue nécessité de distinguer les concepts mathématiques des concepts philosophiques et cette distinction est fondée sur la distinction des facultés de l’esprit (§ 3). Le mathématicien mesure les choses et s’occupe de l’apparence de la chose, et non de ce qu’elle est en elle-même et de ses attributs. Tâche du seul métaphysicien, cette dernière question ne saurait être traitée avec des concepts empruntés aux mathématiques car ils ne sont pas aptes à nous éclairer sur la réalité. « Inventés » (erdichtet) et « imaginaires » (eingebildet), ils ne doivent aucunement être transférés (übertragen) en métaphysique, ni en physique, où l’on parle de choses effectives (würcklich). Cette différence demeure obscure pour le mathématicien habitué à sa matière et c’est la raison pour laquelle Wolff ne se lasse pas de le répéter son statut de mathématicien ne lui donne pas à lui seul le droit de se prononcer sur la métaphysique. Bien au contraire, les mises en garde sont fréquentes : quand on emploie en métaphysique un concept imaginaire, qui jouit d’une apparente évidence, on arrive à prendre une chose inventée pour une réalité et on finit par introduire en philosophie une qualitas occulta ou verborgene Eigenschaft, et cela entraîne des mots sans signification, des confusions et des erreurs[25]. Wolff décrit en guise d’exemple le sort des concepts comme l’espace, le temps ou l’infini, entre autres, avec la même conclusion : « Il s’en suit assez clairement qu’un métaphysicien ne saurait emprunter ses concepts aux écrits mathématiques[26]. »

Toutefois, Wolff ne va pas jusqu’à mettre en doute l’unité de la méthode qu’il avait établie déjà dans le § 139 du Discursus praeliminaris. La distinction radicale des objets de ces sciences n’entraîne pas une nouvelle réflexion méthodologique, bien qu’elle la rende pensable, ni ne semble mettre en question la pertinence d’un seul et même procédé, car l’unité de la raison postulée d’emblée lui permet de garder intacts ses principes méthodologiques. Comme elle se fonde dans la pensée elle-même, la méthode scientifique (nommée aussi démonstrative, philosophique ou mathématique) reste la seule voie en mesure d’assurer la scientificité de la philosophie. Les mathématiques n’ont fait que l’employer le mieux et les premières, mais elle ne leur appartient nullement.

On a pu le constater, ici comme ailleurs, Formey reprend les thèses du maître sans en interroger les présupposés ni aller plus loin. Il se peut que ce soit précisément le jeune Kant, sur lequel l’influence de ce dernier texte est fort probable, qui en tirera, en mettant à profit d’autres sources également, les ultimes conséquences. Malgré l’insistance de Wolff sur les différences entre la métaphysique et la mathématique, sur l’importance de l’analyse comme moment préalable à la démonstration, ainsi que sur le rôle de l’expérience, sa méthode est généralement perçue à l’époque comme rationaliste, démonstrative, synthétique, comme le résultat de l’importation en métaphysique du procédé propre aux mathématiques. Les simplifications de ses disciples jouent sans doute un rôle non négligeable dans cette image, mais le fait que Wolff présente la définition comme le point de départ et le fondement de la démarche syllogistique et qu’il réduise la méthode « scientifique » aux trois moments emblématiques rappelés par Formey, est déterminant pour sa réception dans la première moitié du xviiie siècle. Il est certain que les penseurs qui affirment l’importance décisive de l’analyse, la distinction entre la philosophie et la mathématique et l’irréductibilité de l’effectif au possible, tel Kant par exemple, se comprennent comme décidément anti-wolffiens, malgré leur dette envers le projet précis de Wolff.

Maupertuis et le front anti-wolffien

Bien que ce soit le wolffien Sulzer qui formule la Preisfrage pour l’année 1763, les termes employés rappellent les écrits de Maupertuis. C’est en effet ce dernier qui lègue à la deuxième moitié du xviiie siècle les termes du débat, ainsi que des positions incontournables, et ce dans un écrit de 1756 (publié en 1758), Examen philosophique de la preuve de l’existence de Dieu employée dans l’Essai de cosmologie[27]. Obligé de s’expliquer, il y revient sur certaines des thèses avancées dans l’Essai. Sans être originale ni parfaitement satisfaisante, sa conception philosophique est bien argumentée et surtout très connue et influente à l’époque[28]. Déjà en 1751, quand paraît l’Essai, son avis sur l’emploi de la méthode mathématique en philosophie est clairement énoncé :

Jusqu’ici la Mathématique n’a guère eu pour but que des besoins grossiers du corps, ou des spéculations inutiles de l’esprit […] ; car il ne faut pas s’y tromper dans quelques ouvrages, qui n’ont de Mathématique que l’air & la forme, & qui au fond ne sont que de la Métaphysique la plus incertaine & la plus ténébreuse. L’exemple de quelques Philosophes doit avoir appris que les mots de lemme, de théorême & de corrolaire, ne portent pas par-tout la certitude mathématique ; que cette certitude ne dépend ni de ces grands mots, ni même de la méthode que suivent les Géomètres, mais de la simplicité des objets qu’ils considèrent[29].

L’esprit de l’homme étant borné, il ne saurait accéder à la connaissance de l’essence des choses, mais se limite à celle des « phénomènes » qui toutefois jouissent, assez paradoxalement, d’une « universalité [qui] ne souffre aucune exception ». Maupertuis précise également et cette thèse aura une influence déterminante sur les participants au concours de 1763 que l’évidence qui accompagne les démonstrations géométriques peut nous laisser indifférents, qu’elle n’est donc pas nécessairement apte à convaincre les esprits, parfois plus touchés et mobilisés par un grand nombre de probabilités, que par des vérités prouvées mathématiquement[30].

Son Examen, avant de clarifier quelques points de méthode, annonce ce qui deviendra la tâche philosophique fixée par la question de 1761 : selon Maupertuis, il faut « remonter jusqu’aux premiers principes de nos connaissances ; marquer ce qui les distingue entre’elles par rapport à leur certitude, pourquoi les uns sont plus susceptibles d’évidence que les autres, & jusqu’où nous pouvons compter sur cette évidence » (§ iii). Situant l’origine de toutes nos idées dans les sens (dans un seul sens pour la plupart des idées, dans plusieurs pour les idées de nombre et d’étendue) et postulant notre incapacité à accéder aux choses mêmes deux thèmes courants à l’époque Maupertuis réaffirme la supériorité de la mathématique, qui seule jouit de l’évidence et de l’accord universel. Les autres sciences, et tout particulièrement la philosophie, sont soumises à l’erreur et traversent des conflits durables : « tandis que les autres parties de nos connaissances sont sujettes à des disputes éternelles, dans la Géométrie tout le monde est d’accord ; cette science fixe le sceptique le plus incertain, convainc l’esprit le plus obstiné » (§ ix).

L’avantage des mathématiques n’est pas dû au fait que l’on y crée ses objets hypothèse assez répandue que Maupertuis rejette , ni à une différence dans l’origine des idées, mais à ce qu’il appelle, d’un « mot barbare », la « réplicabilité » des idées de nombre et d’étendue (§ xiii). Ce caractère n’appartient qu’à ces deux idées, ni les autres propriétés des corps ni les idées abstraites (du beau ou du bien, par exemple) ne pouvant en bénéficier. D’où, selon Maupertuis, les querelles et les désaccords sans fin : on tente en vain d’appliquer ces mesures dans des domaines et à des idées qui ne s’y prêtent aucunement. On le comprend bien, la méthode mathématique ne saurait être, selon lui, transposée ni en métaphysique, ni en politique, ni en droit naturel, ni en morale (il privilégie ici l’exemple de la vertu) : « C’est de l’application de ces mesures [mathématiques] que naissent tant d’erreurs dans toutes les Sciences, où ces mesures ne sont pas réplicables, ne sont pas le nombre ou l’étendue » (§ xxiv). Quand on tient à y introduire tout de même de la précision et de la certitude, on s’éloigne du réel, on tombe dans la supposition et l’hypothèse, dans le bon vouloir et la diversité, voire dans la contradiction des sentiments subjectifs, « où l’on ne se trouve si rarement d’accord avec les autres, & où souvent on n’est pas d’accord avec soi-même » (§ xxiv). Le contraste avec les mathématiques est donc ici saisissant[31]. Il y a toutefois, selon Maupertuis, une science qui jouit d’un statut intermédiaire entre la mathématique et la métaphysique et participe de ce fait de la réplicabilité, et donc, mais dans une certaine mesure seulement, de l’évidence et de la certitude qui règnent en arithmétique et en géométrie : il s’agit de la dynamique, qui s’occupe des objets physiques.

Nous pouvons constater rétrospectivement l’impact considérable que ces thèses ont eu sur les penseurs de l’époque et surtout sur les participants au concours de 1763. Aussi bien Mendelssohn que Kant se positionnent par rapport à cet écrit dans leur réponse.

Parmi les membres de la classe de philosophie spéculative qui prennent position dans la controverse sur la méthode et la spécificité de la métaphysique en s’alliant à Maupertuis, on peut rappeler, outre J. B. Mérian et A. P. Le Guay de Prémontval, l’académicien Nicolas de Béguelin. Dans son Mémoire sur les premiers principes de la métaphysique il déplore lui aussi « l’incertitude des doutes éternels » qui règne encore en métaphysique « après tant de siècles » et ce « même » au sujet des premiers principes[32]. Postulant la validité des deux principes fondamentaux, le principe de contradiction et le principe de raison suffisante, il limite le premier aux vérités logiques et mathématiques et lui assigne une certitude absolue. Le deuxième principe, en revanche, ne jouit que d’une certitude relative, spécifique aux vérités physiques et morales. Se revendiquant de Leibniz, Béguelin soutient donc l’existence et la légitimité de deux ordres de vérités, chacun avec sa certitude propre et son objet spécifique, et postule par là l’hétérogénité radicale de la mathématique et de la métaphysique. Cela entraîne, selon lui, l’impossibilité de procéder de manière mathématique, démonstrative, en philosophie et prive cette dernière d’une évidence comparable. Il résume ainsi le but de son Mémoire :

j’ai voulu faire voir que la Métaphysique n’est pas susceptible d’une évidence mathématique ; que si on veut la réduire en système, ce système ne saurait être démontré avec la rigueur géométrique ; & que si nous ne voulons pas nous abuser nous-mêmes, & perdre le tems en des disputes interminables, nous ne devons donner à chaque Principe métaphysique que le degré d’évidence qu’il a réellement […][33].

Ce qu’il vise ici, c’est le wolffianisme et la réduction du principe de raison au principe de contradiction, bien qu’il semble exhonérer Wolff lui-même avec une élégance non exempte d’ironie[34].

Le Second mémoire est plus catégorique et rejette explicitement cette « Métaphysique géométrique pour laquelle nous ne sommes pas nés » qui voudrait démontrer le principe de raison avec une exactitude mathématique. En revanche, on peut admettre par induction, affirme-t-il, l’universalité et la vraisemblance du principe de raison suffisante qui s’applique aux « événements de l’Univers matériel et intellectuel », mais est inopérant à propos des vérités géométriques. Celles-ci sont nécessaires et séparées du monde réel[35]. Béguelin réaffirme l’irréductibilité des deux principes et l’impossibilité de passer de la simple possibilité à l’existence actuelle. Dirigées explicitement contre la doctrine wolffienne, ces idées renforcent l’autonomie de la métaphysique et visent à la soustraire à la méthode mathématique.

Toutefois, ces considérations des académiciens hostiles au wolffianisme demeurent plutôt partielles, parfois peu élaborées et superficielles. Elles demandent une clarification conceptuelle plus poussée et une articulation méthodologique plus cohérente. C’est sans doute l’une des raisons pour lesquelles le concours pour l’année 1763 sera ressenti comme une urgence, voire comme une nécessité, par les penseurs de l’époque.

Ces thèses, promues par Maupertuis et le groupe anti-wolffien de l’Académie, ont un redoutable allié à l’époque en la philosophie de Chr. A. Crusius. Ce dernier est sans conteste le plus important adversaire de Wolff, celui qui élabore dans les années 1740 un système rigoureux, solide et assez original, en mesure de contrecarrer l’influence wolffienne. Représentant de la troisième génération de la « lutte contre Wolff » (Wundt), Crusius est parfaitement au fait des écrits de ce penseur qui influe sur sa formation tout autant que ses maîtres A. Rüdiger, A. F. Müller et A. F. Hoffmann. Les deux ouvrages qui intéressent directement notre propos sont sa Métaphysique (Entwurf der nothwendigen Vernunft-Wahrheiten), publiée à Leipzig en 1745 et sa Logique (Weg zur Gewissheit und Zuverlässigkeit der menschlichen Erkenntnis) publiée également à Leipzig en 1747. Il y structure et nuance les arguments avancés par les opposants à l’emploi de la méthode démonstrative, d’inspiration mathématique, en philosophie, et approfondit la distinction entre la mathématique et la métaphysique, conférant ainsi à cette perspective une envergure et une force sans précédent.

Intimement convaincu que l’entendement humain est borné et ne saurait avoir accès aux dernières raisons des choses ni à l’analyse complète, il souligne l’importance pour la philosophie du concret donné et des existences individuelles. Elle devrait s’occuper du réel et de l’effectif et non plus du possible tout en demeurant la « considération des fondements des choses » et la « science des vérités inchangées de raison ». Il considère la probabilité comme seul type de certitude atteignable en morale et dans la connaissance de l’expérience et la distingue de la certitude démonstrative (Weg, § 360-361). Dès que l’on sort du domaine des possibles et que l’on applique le principe de raison suffisante ou un autre principe fondamental Crusius introduit aussi le principe des inséparables et le principe des incompatibles , la probabilité est satisfaisante et suffisante, et il la nomme « moralische Gewissheit », afin d’éviter la connotation péjorative du terme « probable »[36].

Crusius consacre un chapitre central de sa Logique (« Von der Vollkommenheit der Begriffe », § 166-199) au problème de l’évidence et en propose une classification nuancée qui lui permet d’approfondir les différences entre la philosophie au sens restreint et la mathématique et d’analyser les erreurs commises communément à ce propos. C’est sans surprise l’école wolffienne qui est ici clairement visée. De ces développements très élaborés (présents de manière plus succincte dans le Entwurf, § 7-8) rappelons uniquement une classification qui jouera un rôle décisif dans le débat sur la méthode, à savoir les trois types d’évidence (Deutlichkeit) accessibles à l’entendement (Weg, § 171-173). Crusius fixe comme limite inférieure de notre pouvoir de connaître « l’évidence commune » (gemein) propre aux concepts inanalysables issus de l’expérience[37] qui constituent la matière des réflexions. Cette évidence est suffisante dans la vie quotidienne et atteignable en morale quand la conscience n’est pas contrariée ni étouffée. Ce dernier argument sera utilisé plus tard, entre autres, par Mendelssohn dans sa Preisschrift pour l’année 1763. À la limite supérieure nous avons affaire à « l’évidence abstraite ou de type logique » (die Deutlichkeit des Abstractions-Weges oder logikalische Deutlichkeit), propre à la métaphysique, obtenue à partir de concepts composés d’origine sensible par abstraction et par décomposition (Zergliederung) du tout dans lequel on les rencontre[38]. La certitude atteignable entre ces deux extrêmes porte le nom de « certitude du contenu essentiel » (die Deutlichkeit des wesentlichen Inhaltes) et elle est obtenue par la décomposition ou l’analyse du contenu conceptuel ; on parvient ainsi aux parties et aux attributs du concept, qui peut être imaginaire, et on le distingue d’autres concepts.

Crusius déplore les erreurs et les confusions qui se produisent à cause de la méconnaissance de cette distinction et du désir d’atteindre l’un ou l’autre type de certitude dans des domaines qui ne s’y prêtent pas[39]. Certains savants ignorent délibérément, selon lui, la certitude de type logique, et ce n’est que « la mauvaise habitude » et « le fruit de la paresse » qui font « que l’on veuille considérer comme certain [gewiß] seulement le sensible et ce dont on a une connaissance intuitive ». Afin d’illustrer son propos, Crusius cite ici le cas exemplaire de la mathématique pure, sa cible explicite, qui n’est nullement la seule science en mesure d’atteindre l’évidence et devrait perdre ce privilège injustifié[40]. Si l’on accordait plus d’attention aux règles de l’entendement, affirme-t-il, on se rendrait compte que cette certitude propre à la mathématique a des fondements encore plus hauts ; que, sur la base de ces mêmes fondements, d’autres choses sont également certaines et que la connaissance n’est pas d’un seul type. Négliger la « juste » (recht) méthode analytique ainsi qu’ignorer les bornes de l’entendement humain nous fait tomber dans la circularité et les mots vides de sens, qui ne sont donc aucunement dus à la métaphysique elle-même, mais à notre manière de procéder[41].

La distinction entre la philosophie et la mathématique est soulignée avec force dans la Logique avec des arguments qui influenceront profondément la Preisschrift de Kant, ainsi que trois autres mémoires anonymes (les numéros 2, 13 et 25)[42]. La philosophie s’occupe, selon Crusius, des « essences » des choses et des qualités et se fonde sur plusieurs principes. Mentionnons quelques-unes des neuf caractéristiques propres à la mathématique qui la séparent radicalement de la métaphysique : elle s’occupe des quantités, « continues ou discrètes » ; ses concepts sont arbitraires ou construits ; la définition y est atteignable à partir d’un seul exemple ; la considération morale des fins et des causes efficientes y est absente ; elle procède par démonstration et se fonde uniquement sur le principe de contradiction (Weg, § 6-10). Cette hétérogénéité semble invalider l’application d’un procédé unitaire :

Celui qui réfléchit bien à ces différences, comprendra pourquoi la philosophie, au-delà du bénéfice qu’elle a tiré dans certaines parties, a aussi souffert préjudice dans d’autres, du fait que certains hommes fameux crurent remédier au verbiage répandu de temps à autre en philosophie, en se servant du procédé mathématique, mais n’ont pas toujours prêté suffisamment attention à la nature distincte des deux sciences (§ 10)[43].

Crusius considère l’analyse comme le procédé philosophique par excellence, mais la fait tout de même suivre par un moment synthétique qui l’accomplit tout en lui étant subordonné d’une certaine manière : « La réflexion analytique devient plus féconde quand la synthétique s’y ajoute. Mais la synthétique ne peut en revanche pas être sans une quelconque [réflexion] analytique préalable[44]. » Bien qu’il affirme la prééminence de la méthode analytique ce que reprendront, chacun à sa manière, Lambert et Kant, et que partagent bon nombre de penseurs du moment[45] , Crusius ne la sépare pas, à proprement parler, de la partie synthétique qui la complète. « L’homme fameux » qu’il critique ici est bien entendu Wolff, mais Crusius, en maintenant la conjonction de ces deux procédés, demeure encore tributaire, comme on l’a vu, du projet méthodologique wolffien.

Néanmoins, l’insistance sur le rôle insigne de l’analyse en philosophie et surtout sur l’hétérogénéité de la philosophie et de la mathématique aura un retentissement inouï à l’époque. Cassirer situe même le début du célèbre « Streit um die mathematische Methode[46] » qui culmine avec le concours pour l’année 1763 dans la classification des trois types d’évidence atteignable par l’entendement fini de l’homme et dans la critique qu’elle occasionne dans le Entwurf[47]. Si Mendelssohn regarde avec amertume l’engouement pour la pensée de Crusius dont la notoriété est appuyée par l’Académie , Kant confesse son admiration pour cette nouvelle doctrine et les espoirs qu’elle suscite non seulement dans sa Preisschrift[48], mais déjà en 1755, dans la Nova Dilucidatio. Il est en tout cas incontestable que Crusius a largement contribué au déclin du wolffianisme et au changement du paradigme méthodologique.

Les réponses distinguées : Mendelssohn et Kant

Les positions philosophiques élaborées au sein de l’Académie ou soutenues par ses membres influent directement sur les mémoires envoyés au concours pour l’année 1763. Elles constituent la toile de fond de la plupart des réponses, même s’il convient de leur ajouter d’autres contributions décisives pour l’époque, dont, par exemple, les thèses méthodologiques de J. N. Tetens et de J. H. Lambert[49].

Le jugement des contemporains, ainsi que le jugement de l’histoire, contrediront la hiérarchie établie par l’Académie lors de l’attribution des prix. Jacobi, par exemple, avoue sa déception[50] à la lecture de la Preisschrift de Mendelssohn, qui porte le titre Abhandlug über die Evidenz in metaphysischen Wissenschaften[51]. Élégant, limpide, optimiste, mais consensuel et peu novateur, cet écrit illustre la finesse et l’érudition de son auteur. Penseur éclectique de formation wolffienne, Mendelssohn est très au fait des attentes de l’Académie. Son aisance dans la rédaction impressionne le jury, qui tient à l’époque en haute estime la clarté et la beauté formelles. Dans son résumé en français à l’intention des académiciens ne lisant pas l’allemand, Mérian, qui en a probablement reconnu l’auteur, fait l’éloge du style du mémoire et affirme y avoir rencontré « un des plus beaux écrivains de l’Allemagne »[52].

Tout en constatant et en regrettant le caractère éphémère et changeant des constructions philosophiques, Mendelssohn y voit de manière assez étonnante le signe du progrès de cette science qui aurait rendu caduques les doctrines du passé. Contrairement à l’art qui n’a pas évolué depuis l’Antiquité, la philosophie, grâce aux efforts des savants dont probablement en premier lieu Chr. Wolff s’est rapprochée au xviiie siècle de la vérité, et examine de manière plus satisfaisante les premiers principes qu’elle a appris à distinguer plus clairement. La physique a connu des progrès encore plus remarquables, tandis que la mathématique, tout en gardant intacts le prestige et la légitimité de ses acquis antérieurs, a vu ses frontières s’élargir considérablement. Le modèle pertinent pour la philosophie demeure pour Mendelssohn la mathématique, dont on devrait, selon lui, s’inspirer afin d’asseoir les démonstrations métaphysiques sur une base solide et de les rendre indubitables. Bien que l’on ait tenté de leur conférer l’évidence propre aux démonstrations mathématiques, les démarches récentes n’ont toutefois pas abouti, affirme-t-il, et les espoirs des penseurs ont été jusque-là déçus, comme en témoignent les contradictions persistantes. Cette affirmation met en lumière le rapport nuancé que l’auteur entretient avec Wolff, dont les ambitions méthodologiques n’auraient donc pas eu le résultat escompté ; mais cela est dû, en partie du moins, aux difficultés inhérentes à la métaphysique.

Mendelssohn distingue dans l’évidence (Evidenz) d’une vérité deux caractères : la certitude (Gewißheit) propre à une déduction rigoureuse, et la compréhension ou puissance de conviction ou transparence (luminosité, Faßlichkeit) qui convainc l’esprit et obtient sans résistance son consentement. La thèse de son mémoire postule que la métaphysique peut atteindre la même certitude que la mathématique, mais ne saurait accéder à la même Faßlichkeit[53]. Il faut préciser qu’il ne prend pas ici expressément en vue l’aspect méthodologique de la Preisfrage ni ne pose le problème de la méthode en philosophie. Il le traite seulement de manière implicite et ponctuelle, « en passant[54] », en reprenant à son compte bon nombre d’idées articulées par les deux camps qui s’affrontent à l’époque.

S’opposant explicitement à Maupertuis et à Crusius, il soutient que, bien que s’occupant de la qualité, la métaphysique demeure une science des intensités et s’apparente intimement à la mathématique, science des quantités fondée sur le principe de contradiction. Elles se rendent des services mutuels et jouissent d’une même rigueur[55]. L’analyse des concepts joue un rôle essentiel pour l’entendement, comparable à l’effet du microscope ou de la méthode socratique qui réveille et révèle ce que l’esprit contient de confus et d’indistinct. En soulignant l’importance de l’analyse sans renoncer à l’exigence démonstrative (p. 18), Mendelssohn fait sienne la tendance analysante du moment sans toutefois s’éloigner de Wolff. Il attribue la certitude géométrique à l’enchaînement nécessaire des concepts, et c’est la mathématique théorique pure qui bénéficie de la plus haute certitude.

Le métaphysicien peut procéder dans la partie spéculative pure de manière tout aussi sûre et inébranlable que le géomètre ; le deuxième caractère de l’évidence ne lui est en revanche pas accessible. C’est lors de la justification du manque de Faßlichkeit de la philosophie que Mendelssohn détaille de plus près les différences entre celle-ci et la mathématique[56]. Cette dernière fait appel à des signes « essentiels » qui font coïncider sans effort les pensées avec l’ordre et l’enchaînement des choses, ce qui n’est pas le cas en métaphysique où l’on emploie des signes arbitraires qui rendent les démonstrations complexes. En métaphysique les caractères « internes » des choses s’entrelacent (verbinden) de telle manière que l’on n’arrive pas à en connaître un sans les connaître tous, et l’on est continuellement obligé de revenir sur ses pas, vers les fondements, lors de chaque progrès. D’où la contradiction, peut-être apparente, entre les doctrines. À cela s’ajoute la nécessité pour cette science de démontrer le passage du possible au réel, ce dont la mathématique est dispensée. En outre, cette dernière doit sa Faßlichkeit à l’impartialité des esprits qui restent indifférents à son procédé ; la métaphysique, en revanche, doit lutter contre les préjugés, la folie et la superstition, et elle influe directement sur notre façon de vivre, sur nos opinions et notre bonheur, déclenchant ainsi les passions. Si chacun croit avoir raison en philosophie, il est impossibile de s’ériger en juge et, la liberté étant plus importante, on se doit ainsi de préférer l’anarchie au despotisme. C’est à tous ces aspects que la métaphysique doit son évidence défaillante.

Ni la théologie rationnelle ni la morale ne sauraient aspirer à l’évidence géométrique, car elles sont fondées sur la métaphysique et partagent le même sort. Toutefois, Mendelssohn, en bon représentant de la philosohie populaire de l’époque, considère que la conviction pratique est suffisante pour guider l’homme vers la vertu par la voix de la conscience, et qu’elle est préalable à la métaphysique. De même, la probabilité, seul type de vérité atteignable dans la vie quotidienne et dans la connaissance de l’expérience, est non seulement satisfaisante et suffisante, mais souvent plus à même de mobiliser l’esprit que la certitude mathématique[57].

On le constate, l’intérêt de ce texte réside d’abord dans la synthèse claire et structurée qu’il propose des conceptions de l’époque, dont, en revanche, elle n’interroge véritablement ni les présupposés ni les implications. Sa perspective, déterminée par un souci moral, s’inscrit de manière insigne dans l’Aufklärung, mais elle défend une position appartenant désormais à un modèle méthodologique révolu[58].

La contribution de la Preisschrift de Kant à la philosophie de l’époque est autrement plus importante. Si les exégètes s’accordent en général pour affirmer que dans sa Recherche sur l’évidence des principes de la théologie naturelle et de la morale[59] il donne le coup fatal au dogmatisme wolffien, qu’il signe l’arrêt de mort de la méthode démonstrative, qu’il accomplit un pas décisif vers la doctrine critique sans toutefois l’annoncer clairement[60], Kant demeure cependant intimement lié aux réflexions de ses contemporains et aux enjeux méthodologiques de l’époque. Très au fait des écrits de Maupertuis et de Crusius, mais également bon connaisseur de Wolff, il confère d’emblée explicitement une signification méthodologique à la question de l’Académie et s’engage ouvertement dans cette controverse avec la conscience aiguë que le sort de la métaphysique en dépend. Il confesse à Formey que cette question le préoccupe depuis des années et qu’il y voit l’unique moyen « de quitter avec profit la philosophie abstraite[61] ». Formey a sans doute été peu sensible à l’émotion de Kant se considérant prêt à élaborer une nouvelle méthode, la seule à même de sauver la métaphysique et d’unifier les têtes pensantes dans une réflexion philosophique concertée[62]. Sans entrer dans les détails de son propos, rappelons brièvement quelques thèses essentielles[63].

Le modèle de Kant demeure le paradigme newtonien qui unit les avantages de la géométrie son évidence contraignante et sa rigueur au concret de l’expérience et à ses principes : « la vraie méthode de la métaphysique est identique à celle de Newton » (229). En revanche, il considère le procédé adapté à la philosophie comme « entièrement différent » de celui de la mathématique et l’identifie à l’analyse des connaissances confuses provenant de l’expérience. Analytique par excellence, la méthode métaphysique s’autonomise par rapport à son pendant synthétique. L’analyse deviendra ainsi la seule méthode adaptée à la philosophie. Dans une comparaison serrée, inspirée de la démarche crusienne détaillée plus haut, Kant approfondit les différences insurmontables qui séparent la philosophie de la mathématique.

Le mérite insigne de son propos est de penser jusqu’au bout cette distinction et d’en conclure l’impossibilité d’appliquer une méthode unique. Ces deux sciences hétérogènes que séparent leurs objets, leurs points de départ ainsi que leurs buts respectifs, donc leurs deux modes de connaître, ne sauraient plus être unifiées par le postulat d’une raison une. Kant brise ainsi « le monisme de la méthode[64] » wolffienne et affirme la nécessité d’un procédé spécifique à la philosophie. La méthode démonstrative, arbitrairement identifiée, selon lui, par certains penseurs Wolff en premier à la scientificité, est illégitime en philosophie et son universalisme se voit ainsi invalidé. Se fondant sur la finitude du pouvoir de connaître de l’homme qui ne saurait décomposer entièrement ni rendre totalement pensable le donné perçu immédiatement donc réduire l’existence à la logique , Kant rejette la pertinence de cette méthode en métaphysique.

La Preisschrift kantienne inaugure une nouvelle époque dans la méthodologie de la philosophie. Et cette époque sera déterminée par sa propre pensée, dont la Recherche, malgré quelques inconséquences, hésitations ou emprunts, laisse pressentir l’envergure et l’audace. Les débats contemporains et les conceptions de penseurs comme Maupertuis, Béguelin, Crusius ou Wolff ne s’avèrent dans son cas que des « occasions[65] », des interlocuteurs certes décisifs et stimulants, mais non exclusifs permettant à sa propre pensée, originale et pénétrante, de s’articuler. Kant connaît, assimile et transforme les idées de l’époque en les reconfigurant selon la dynamique intérieure de sa réflexion et selon les exigences de sa doctrine. Il dépasse ainsi le cadre conceptuel du moment et prépare l’articulation de la conception critique.

Quatre décennies plus tard, par sa Preisaufgabe pour l’année 1805 comme d’ailleurs par celle pour 1808 , l’Académie appelera le monde philosophique à se prononcer une nouvelle fois sur la méthode philosophique[66] : cette fois il s’agira de se positionner par rapport à la légitimité de l’analyse et à la doctrine élaborée entre-temps par Kant lui-même, d’interroger le règne long et incontesté, inauguré en 1763, de l’analyse comme méthode philosophique.