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L’Académie royale des sciences de Prusse a été fondée en 1700 par Gottfried Wilhelm Leibniz, avec l’important soutien politique de Sophie Charlotte de Hanovre, et l’aide de certains collaborateurs, en particulier du théologien Daniel Ernst Jablonski[1]. Sur le modèle de l’Académie royale de Londres, fondée en 1660, et de l’Académie royale des sciences de Paris, en 1666, l’Académie de Berlin avait pour but général l’avancement des savoirs, mais aussi le progrès des beaux-arts, ce qui la distingue dans un premier temps des institutions anglaise et française plus spécifiquement scientifiques. En lui choisissant la devise Theoria cum praxis, Leibniz souhaitait que les savoirs produits par les membres aient certes une incidence pratique, mais il voulait aussi créer un espace institutionnel pour que les recherches, aussi bien contemplatives qu’appliquées, puissent dialoguer. Frédéric 1er, premier roi de Prusse de 1701 à 1713, insista pour que, dès ses débuts, l’Académie ait également un objectif culturel par sa promotion des études sur la langue allemande et sur l’histoire des États qui en font usage. La création de l’Académie s’inscrit par conséquent au départ dans une stratégie politique ; elle peut sans aucun doute être considérée comme une étape préalable mais essentielle dans la constitution à venir de l’identité scientifique et culturelle allemande.

Avec Leibniz, élu président à vie, il est possible de circonscrire une première période dans l’histoire de l’Académie au xviiie siècle, et qui s’arrête en 1716 à la mort du philosophe. Elle réunissait notamment des correspondants ou collaborateurs de Leibniz lui-même, par exemple les mathématiciens Johann et Jakob Bernoulli, le philosophe Michel Angelo Fardella, ou le physiologiste et physicien Nikolas Hartsoeker[2]. En 1710 parut un premier volume réunissant des travaux de membres de l’Académie ; les Miscellanea Berolinensia ad incrementum scientiarum, dont sept autres volumes furent publiés jusqu’en 1744, comprenaient des mémoires, rédigés en latin, portant sur divers sujets scientifiques et littéraires. La publication de ces mélanges continua pendant les trois décennies subséquentes, mais on constate que le décès de Leibniz marque le début d’une deuxième période dans l’histoire de l’Académie. Il s’agit d’une époque assez sombre où elle tombe peu à peu dans l’oubli, bien que l’institution continue de recruter plusieurs nouveaux membres et que Jablonski assure une certaine continuité comme secrétaire et vice-président. La situation est en bonne partie attribuable au manque d’intérêt de Frédéric-Guillaume 1er (roi de Prusse de 1713 à 1740), voire à sa méfiance à l’égard des sciences et des arts. La période est aussi connue en raison d’une importante controverse qui impliqua certains de ses membres, en particulier Christian Wolff et Johann Joachim Lange, tous les deux professeurs à l’Université de Halle. La controverse concernait des éléments de la théologie et de la métaphysique de Wolff, qui s’opposeraient d’après Lange à l’orthodoxie piétiste, en particulier sur la question du libre arbitre ; elle mena en 1723 au congédiement de Wolff par Frédéric-Guillaume. Il faudra attendre l’accession au trône de Frédéric II en 1740 pour que Wolff retourne en Prusse et récupère sa chaire universitaire à Halle.

La prise du pouvoir par Frédéric II donne justement naissance à une troisième période, qui s’étend jusqu’à la fin de son règne en 1786, et sur laquelle portent les contributions du présent numéro. L’attitude de Frédéric le Grand à l’égard de l’Académie est diamétralement opposée à celle de son prédécesseur. Son intérêt est tel qu’il participe activement à ses travaux, entre autres par la publication de quelques mémoires. Signalons quatre changements majeurs s’opérant dès le début des années 1740 : premièrement, on y investit de nouveaux fonds et on recrute des membres reconnus de la communauté scientifique européenne, ce qui permet de revitaliser l’institution ; parmi les membres les plus actifs à l’époque, on compte Leonard Euler qui adhère à l’Académie dès 1741 et qui joua un rôle crucial dans son renouvellement, Pierre Louis Moreau de Maupertuis, qui en est président de 1746 à 1758, et Samuel Formey, qui en est le secrétaire perpétuel à partir de 1748. Deuxièmement, la direction décide de restructurer l’établissement, notamment en instaurant une nouvelle division des classes : philosophie expérimentale, mathématique, philosophie spéculative et belles-lettres[3]. Notons que la création d’une classe de philosophie spéculative, dont les travaux portent principalement sur la métaphysique, la morale, la psychologie et l’esthétique, est unique au sein d’une académie scientifique de l’époque, et même d’aujourd’hui, et en conséquence particulièrement digne d’intérêt. Troisièmement, la langue de travail de l’Académie de Berlin est dorénavant le français. L’effet principal se fait sentir sur la production des mémoires qui sont désormais lus et ensuite écrits ou traduits dans cette langue plutôt qu’en latin. On distingue plus précisément trois séries de publications de mémoires : l’Histoire de l’Académie royale des sciences et des belles-lettres de Berlin parue de 1746 à 1771, les Nouveaux Mémoires de l’Académie royale des sciences et des belles-lettres, publiés de 1772 à 1788 et, finalement, les Mémoires de l’Académie royale des sciences et des belles-lettres, de 1792 à 1807[4]. On s’aperçoit donc que le français est la langue officielle de l’institution jusqu’au début du xixe siècle. Une série de mémoires et de traités en allemand commence néanmoins à paraître à partir de 1781 ; après 1804, les travaux se font exclusivement dans la langue de Goethe. Finalement, l’Académie lance des concours sur des questions d’intérêt général auxquels tous, membres et non-membres, peuvent participer. Parmi ces concours, certains ont marqué l’histoire de la philosophie et des idées au xviiie siècle, en particulier le premier des concours sur le système des monades de 1746, auquel Condillac a notamment participé, celui sur les évidences mathématiques et métaphysiques de 1763, dont le premier prix alla à Mendelssohn et l’accessit à Kant, ou celui sur l’origine du langage de 1771, pour lequel la réponse de Herder est restée célèbre[5].

Il ressort ainsi que sur les plans scientifique, littéraire et, pour ce qui nous intéresse, philosophique, la production à l’Académie de Berlin au xviiie siècle est abondante et diversifiée. Les mémoires et les différentes réponses aux concours constituent des apports, souvent essentiels, à l’histoire de la philosophie des Lumières allemandes et françaises. Or, à part quelques mémoires et textes relatifs aux concours, en particulier ceux qui se rapportent à la Preisfrage de 1763, la littérature secondaire s’est très peu penchée sur ce corpus. Le présent numéro vise précisément à combler, modestement, cette lacune historiographique. En philosophie allemande du xviiie siècle, les commentateurs ont souvent eu tendance à travailler sur le corpus latin, mais principalement allemand, par exemple ceux de Wolff, Baumgarten, Crusius, Mendelssohn, Kant, etc. ; tandis que les spécialistes des Lumières françaises ont pour la plupart ignoré les mémoires de l’Académie de Berlin, à l’exclusion peut-être de ceux de Maupertuis et de d’Alembert. Pourtant, ces mémoires permettent d’expliquer l’évolution et même la genèse de plusieurs concepts et débats des Lumières plus tardives. Les mémoires d’Euler, de Sulzer, de Mérian, de Formey ou de Béguelin, pour ne citer que quelques exemples importants, sont capitaux pour comprendre, d’une part, la manière dont on reprend et transforme des questionnements hérités des philosophies des décennies précédentes, celles de Leibniz, de Locke ou de Malebranche par exemple, et, d’autre part, comment ces questionnements ont influencé la philosophie ultérieure, celles de Kant, bien sûr, mais aussi de Maine de Biran, des Idéologues, de Hegel, etc. Par ailleurs, les mémoires et les réponses aux concours constituent un lieu, non pas unique, mais devenant de plus en plus rare à l’époque, de croisement entre différentes traditions, principalement francophone et germanophone. Il n’est donc pas étonnant que beaucoup de membres de l’Académie soient d’origine suisse, donc bilingues, et permettent ce dialogue entre deux courants nationaux qui s’orienteront à la fin du xviiie siècle, mais surtout au xixe siècle, vers des directions de plus en plus éloignées. Un autre aspect important concerne la cohabitation avec les disciplines scientifiques, historiques et littéraires. Concrètement, plusieurs contributeurs participent tant aux travaux de la classe de philosophie spéculative qu’aux trois autres. Ce qui a pour résultat non seulement de teinter la forme, mais encore le contenu de nombreux mémoires. Par exemple, plusieurs mémoires métaphysiques d’Euler ou de Béguelin s’expliquent en lien avec leurs apports respectifs à la philosophie expérimentale et aux mathématiques. Il en est de même des relations entre les mémoires philosophiques et plus proprement historiques ou littéraires de Formey ou de Sulzer. En somme, les articles qui suivent sont l’occasion de montrer la manière dont se faisait la philosophie à l’Académie de Berlin des années 1740 à 1780, ainsi que son importance dans l’histoire de la philosophie moderne. Une partie fréquemment négligée de la philosophie des Lumières sera ainsi à notre avis mieux comprise.

Abréviations

Les contributions du présent numéro portent en bonne partie sur deux séries de mémoires, auxquelles nous nous référerons par les abréviations suivantes : pour les volumes de l’Histoire de l’Académie royale des sciences et des belles-lettres de Berlin publiés de 1746 à 1771, nous emploierons l’abréviation Histoire suivie de la date de parution (et non celle de la lecture des mémoires) et de la pagination. Pour les volumes des Nouveaux Mémoires de l’Académie royale des sciences et des belles- lettres publiés de 1772 à 1788, l’abréviation Nouveaux Mémoires sera utilisée, suivie encore de la date de publication et de la pagination.