Corps de l’article

1. Introduction et problématique

1.1 Évolution sociétale et bouleversement du contexte d’enseignement

Depuis plusieurs années, les acteurs du système éducatif sont en butte à un bouleversement de leur rôle professionnel, et plusieurs formes d’évolution sociale sont à l’origine de ce phénomène. On peut notamment citer 1) celles qui touchent l’environnement familial, comme la transformation de la cellule éducative (familles recomposées, monoparentales, etc.) et ses effets potentiels sur l’étayage du développement psychologique de l’enfant (Meirieu, 2007 ; Giol, 2009) ; 2) la mutation du modèle éducatif contemporain, dans laquelle une préoccupation autour de l’épanouissement de l’enfant a pu générer une centration parentale sur les désirs immédiats de celui-ci et permettre l’avènement d’un enfant-roi (Pleux, 2002). D’autres formes d’évolution, reliées à l’environnement scolaire, peuvent être relevées : 1) la démocratisation de l’accès à l’école, associée à une massification du public scolarisé dans le premier et le second degré du secondaire au cours du XXe siècle (par exemple, en France, l’ordonnance du 5 janvier 1959 a prolongé jusqu’à seize ans l’obligation de scolarité, le parcours scolaire pouvant s’exercer gratuitement dans une école mixte et laïque) ; 2) l’émergence du paradigme inclusif et la diversification du public scolarisé dans les écoles et établissements ordinaires (en France, la loi du 11 février 2005 a récemment établi le droit à ce type de scolarisation pour les enfants et adolescents en situation de handicap, au moyen de mesures d’accessibilité et de compensation).

Aussi, au regard d’une dynamique d’évolution sociétale au long cours, qui touche à la fois les sphères familiale et scolaire, le contexte d’enseignement des acteurs du système éducatif se trouve à la fois transformé par la diversité cognitive, sociale, culturelle des élèves et par la posture relationnelle de certains élèves (Barry, 2011). Que ce soit dans le cadre d’une approche psychanalytique (Blanchard-Laville, 2001) ou psychosociale (Giust-Desprairies, 2003) du vécu de l’enseignant, des travaux de recherche ont fait le constat d’une fragilisation de l’identité du professeur, parfois associée à une souffrance de l’idéal professionnel en lien avec un ressenti de changement des publics scolarisés. On observe notamment que la rencontre pédagogique entre des professeurs et des élèves dont l’attitude en classe est fortement déstabilisante peut produire une vulnérabilité partagée et que des mécanismes paradoxaux d’adaptation-défense contribuent au processus de production des obstacles à enseigner (Barry et Palmier, 2011). En effet, quand un enfant ou un adolescent présente des difficultés scolaires et malmène le dispositif pédagogique par son comportement, un sentiment de désarroi professionnel peut générer un processus inconscient de déliaison d’avec cet élève et désubjectiviser celui-ci aux yeux du professeur (Ployé, 2013). Aussi, la prise en compte de l’évolution des difficultés scolaires passe par celle générée par le travail quotidien avec des élèves.

De plus, des mesures gouvernementales montrent que certaines difficultés à enseigner ne peuvent plus uniquement se résoudre dans le microcosme d’une classe et nécessitent une considération élargie du problème. Par exemple, la transposition des enquêtes de victimation (ou victimization surveys, inaugurées en 1972 par TheUnited States departmentofJustice) du domaine juridique vers le domaine éducatif témoigne d’un durcissement important des relations entre enseignants et élèves, ces relations pouvant désormais être corrélées à des manifestations de violence verbale et physique. En France, une fonction de Délégué ministériel chargé de la prévention et de la lutte contre les violences en milieu scolaire a été créée le 17 septembre 2012 au sein du gouvernement, et son titulaire, Éric Debarbieux, est actuellement responsable d’une nouvelle enquête de victimation dans les écoles, collèges et lycées français.

Nous pouvons donc constater que différents changements sociaux laissent peser sur les actuels acteurs du système éducatif le poids de problèmes qui dépassent leur cadre de travail (Giust-Ollivier, 2006, p. 47), ce qui conduit à interroger leur façon d’aborder et d’assumer leurs responsabilités professionnelles dans un tel contexte. La question de la responsabilité peut alors devenir un analyseur des glissements épistémologiques vécus par les professeurs et occasionnés par l’enseignement auprès d’un public diversifié, dont certains membres présentent des difficultés relationnelles et cognitives. Pour les professionnels d’une école postmoderne, le cadre légal est devenu un guide insuffisant (Pasquero, 2007, p. 112). En effet, l’acte pédagogique, parfois insaisissable en raison des troubles comportementaux et intellectuels manifestés par certains élèves, ne peut être intégralement défini par une assise règlementaire. De plus, comme l’indiquent les travaux de Verdier-Gibello (1978), Berger (1996) ou Boimare (2004), les sujets qui manifestent des conduites inadaptées à un contexte d’apprentissage présentent également une forme de désétayage continu des savoirs et d’oubli actif. En d’autres termes, le trouble relationnel s’associe à une conduite d’évitement ou de rejet de l’apprentissage, à une protection contre l’exercice de penser.

Cependant, le terme responsabilité provient du latin respondere, qui signifie se porter garant de quelque chose ou de quelqu’un (Bloch et Wartburg, 1991). La réalisation d’une mission d’enseignement dans un contexte normé passe notamment par le fait de se porter garant d’un cadre de travail, d’une visée éducative et d’une déontologie relationnelle. Dans un contexte où le cadre, la visée et la déontologie sont mis à mal, l’exercice de la responsabilité professionnelle vacille, en ce sens que cette responsabilité ne peut se déployer sur ce qui, précisément, la fonde. Selon Pagès (2006, p. 59-60), la responsabilité se construit à la rencontre de formes d’obligation (répondre à ce que l’on attend de nous) et de formes de nécessité (accomplir volontairement ce que l’on estime nécessaire). Aussi, il semble pertinent d’interroger la façon dont des professionnels de l’éducation, confrontés à des situations problématiques sur les plans relationnel et cognitif, naviguent entre, d’une part, les attendus liés à leur profession et, d’autre part, les réalités de leur travail. Nous en arrivons donc à la question de recherche suivante : À quelles conditions la responsabilité pédagogique peut-elle constituer une forme de réponse à la diversité comportementale et cognitive du public accueilli en contexte scolaire, et en particulier aux situations qui témoignent de troubles du comportement et de l’apprentissage ?

1.2 Exercer une responsabilité professionnelle dans un contexte scolaire renouvelé

L’exercice d’une responsabilité professionnelle nécessite, par définition, un engagement volontaire dans une démarche cadrée par un règlement, lequel est constitué d’obligations et de recommandations. Aussi, la responsabilité représente une fonction sociale. Comme l’indique Prairat (2012, p. 20), elle ne se construit pas dans un rapport de soi à soi. En milieu scolaire, elle renvoie au fait d’avoir la capacité d’assumer, dans un contexte interactionnel (avec des apprenants, des pairs, des encadrants), une posture (être enseignant) et une prescription institutionnelle (enseigner). Aussi, si l’on s’intéresse aux conditions de son exercice, on peut se demander dans quelle mesure des enseignants confrontés à des situations problématiques investissent la dimension sociale et interactive de leur responsabilité professionnelle.

La rencontre d’un contexte éducatif renouvelé, par rapport aux représentations qu’un professeur a pu construire pendant son enfance et durant son parcours de formation, pose le risque d’une désaffection et d’un désengagement, en cas d’écarts trop importants entre les objectifs posés et les résultats obtenus. De ce fait, la question de la responsabilité pédagogique ne peut se résumer à la mise en oeuvre et l’évaluation d’actions ayant une visée à court ou moyen terme. Il devient important que ces actions soient transcendées par une préoccupation vis-à-vis de l’enfant et de son devenir. Levinas et Keaney (1997) ainsi que Jonas (1990) ont consacré leurs travaux philosophiques à la dimension éthique de la responsabilité. Ils ont pointé la nécessité d’aller au-delà d’une immersion, parfois pesante, dans le présent, pour penser les effets, à terme et sur autrui, d’une action. Jonas fonde le principe de l’aide sur la responsabilité de soi par rapport à autrui et au devenir de celui-ci. De même, le propos de Levinas (Levinas et Keaney, (1997) renvoie à une forme de mandat transgénérationnel quand il développe l’idée selon laquelle l’être humain adulte est assigné à la responsabilité, et que celle-ci passe avant sa propre liberté. Aussi, si l’on s’intéresse à l’exercice d’une responsabilité enseignante, il paraît utile d’explorer ce qui motive et conforte, au quotidien et de façon durable, une activité pédagogique délibérée et réalisée en contexte difficile.

En ce sens, on peut également s’intéresser aux résonances psychiques des situations vécues permettant aux acteurs de (re)trouver une mobilité intellectuelle et d’avoir accès à de nouvelles représentations de leur responsabilité (Giust-Ollivier, 2006, p. 55). En effet, quand des situations mettent régulièrement à mal le sentiment de sécurité et de compétence d’un professeur, cela peut conduire à une transformation du regard qu’il porte sur les élèves : ceux-ci incarnent alors les conflits ou difficultés scolaires dans lesquels ils sont impliqués, c’est-à-dire que leur subjectivité s’altère dans le regard de l’enseignant en même temps que la possibilité, pour celui-ci, d’assumer ses fonctions. Aussi, a contrario, la responsabilité professionnelle peut être associée à un processus continu de reconnaissance empathique d’autrui, car, comme le dit Levinas, La responsabilité naît dans l’instant où l’autre m’affecte (Baum-Botbol, 1994, p. 52). L’acceptation de l’altérité serait alors génératrice de responsabilités, en ce sens qu’elle permettrait d’éviter des jugements et décisions centrés sur les obstacles rencontrés et d’investir une approche globale et compréhensive (au sens étymologique de prendre ensemble) des situations vécues ou observées. De ce fait, si l’on étudie l’activité professionnelle d’un enseignant confronté à une réalité parfois éprouvante, il semble pertinent de se pencher sur le lien qu’il construit entre sa responsabilité pédagogique et les troubles manifestés par des élèves, notamment quand ces troubles envahissent, par leur expression, l’espace de la classe.

Enfin, l’exercice d’une responsabilité professionnelle dans un contexte interactionnel complexe, constitué de relations descendantes (enseignant-élève), ascendantes (enseignant-encadrant) et horizontales (avec des collègues) nécessite une soutenabilité sociale (Vidal, 2010, p. 66). En d’autres termes, le travail individuel a besoin d’être soutenu par une combinaison de capacités, de ressources et d’opportunités qui émergent d’un groupe social et qui favorisent l’autonomie et l’agencéité de chacun (en anglais, agency : aptitude à opérer des changements). Il devient alors utile de s’intéresser au lien qui peut exister entre, d’une part, la façon dont un professeur envisage sa responsabilité personnelle au sein d’un ensemble de responsabilités partagées et, d’autre part, le développement de ses capabilités (Sen, 2000), c’est-à-dire de ses possibilités effectives d’exercer une forme de liberté et de satisfaire ses attentes, au sein d’un système de fonctionnement.

Nous pouvons observer que la question de recherche posée dans le paragraphe précédent s’est ici spécifiée en quatre champs d’investigation sous-jacents. Ce qui se dessine dans cette exploration initiale de la notion de responsabilité, et que l’on va retrouver dans les résultats de recherche présentés plus loin, est que le fait d’assumer de façon positive et constructive une responsabilité pédagogique dans un contexte déstabilisant, voire déroutant, s’appuie sur une approche anthropologique et psychosociale de cette responsabilité, une posture professionnelle fondée sur des valeurs inconditionnelles, une approche dynamique des troubles manifestés par l’enfant, ainsi qu’une conception écologique de la coresponsabilité éducative. L’objectif de cette recherche est de mettre en évidence comment ces quatre caractéristiques ont émergé d’une recherche qualitative menée sur un terrain d’exercice et basée sur une analyse du contenu d’entretiens menés avec des professionnels de l’éducation. Il s’agira également d’élucider, en prenant appui sur le propos recueilli, quelles formes concrètes ces approches, postures et conceptions prennent au quotidien pour faire tenir la responsabilité professionnelle dans un milieu difficile.

2. Contexte théorique et institutionnel

Pour étudier à quelles conditions une responsabilité exercée en contexte scolaire peut constituer une forme de réponse aux obstacles comportementaux et intellectuels rencontrés par certains élèves, il convient de :

  • clarifier au préalable quels peuvent être ces obstacles et en quoi ils peuvent affecter le travail pédagogique. Pour cibler le propos, nous allons nous intéresser dans ce qui suit à une forme cumulée et extrême de ces obstacles, c’est-à-dire définir les troubles du comportement et de l’apprentissage dans leur dimension pathologique ;

  • préciser ce qui, en France, définit et organise, sur le plan institutionnel, la responsabilité professionnelle d’un enseignant travaillant avec des élèves susceptibles de manifester ces troubles, dans leur expression majorée.

Les deux paragraphes qui structurent cette partie ont pour objet d’effectuer ces clarifications.

2.1 Les troubles du comportement et de l’apprentissage et leurs répercussions

Des modalités éducatives dysfonctionnelles ou maltraitantes, parfois consécutives à des conduites maternelles à risques pendant la période prénatale (par exemple, la dépendance à des drogues), peuvent être à l’origine de perturbations majeures dans le comportement d’un enfant (Institut National [français] de la Santé et de la Recherche Médicale - INSERM, 2005). Les troubles manifestés altèrent durablement la relation de l’enfant à autrui, que ce soit au sein de son environnement familial ou dans un cadre social élargi. Ils s’expriment en premier lieu par une transmutation de l’agressivité, laquelle devient un mode de défense systématique face aux frustrations externes, qui s’exprime sous la forme de violences verbales ou physiques (contre soi ou autrui), de comportements systématiques d’opposition, de colères non maîtrisées (Barry, 2011, p. 115). Les classifications internationales parlent alors de Troubles oppositionnels avec provocation (TOP). Selon le Manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux (American Psychiatric Association - APA, 2004), cette pathologie à un déficit du contrôle des impulsions et de l’émotion engendre une altération significative du fonctionnement social, scolaire, professionnel. La Classification française des troubles mentaux de l’enfant et de l’adolescent (Misès, Quemada, Botbol, Bursztejn, Durand, Garrabé, Golse, Jeammet, Plantade, Portelli, Thevenot, 2000) relie ces troubles à des déficits précoces d’étayage, des défaillances des supports de pensée (dont le langage), une extrême vulnérabilité à la perte d’objet, ainsi que d’importantes failles narcissiques.

Les enseignants ayant la responsabilité pédagogique de ce type d’enfants font généralement face, dans le quotidien de la classe, à des refus non négociables d’investir les activités et de prendre le risque de faire des erreurs, à une incapacité à s’adapter à certaines caractéristiques du cadre interactif de travail, à des manifestations violentes générées par un ressenti de frustration, à une tendance à l’agir impulsif au détriment de la pensée réflexive. Ces élèves rencontrent des difficultés cognitives, et parfois instrumentales, persistantes et complexes, que Gibello (1995) associe à une pensée décontenancée, en raison de l’impossibilité de voir le langage, le groupe social ou l’imaginaire jouer leur rôle de contenants de pensée. Plus précisément, selon ce modèle d’analyse, les contenus de pensée (idées, phrases, fantasmes, etc.) d’un sujet peuvent fonctionner comme des électrons libres si, en raison de troubles relationnels ou cognitifs, ils ne sont pas insérés dans des contenants de pensée, porteurs d’expériences antérieures, où ils puisent leur valeur significative. Par ailleurs, Boimare (2004) explique l’association des troubles du comportement et de ceux de l’apprentissage par une peur d’apprendre corrélée à un désinvestissement progressif des objets de connaissance : non seulement l’élève n’apprend plus, mais il se mobilise contre l’acte de penser (l’auteur cite en exemple le cas d’un enfant qui a progressivement désappris à lire après avoir lu le nom de sa mère sur une tombe). On peut noter que le propos concerne en particulier ici les élèves dont les troubles émotionnels et comportementaux sont difficilement compatibles avec une situation ordinaire d’enseignement/apprentissage, mais dont […] l’incapacité à apprendre ne peut être expliquée par des facteurs intellectuels, sensoriels ou liés à la santé (United States Department of Education, 2010).

2.2 Une responsabilité institutionnelle, éducative et pédagogique

En France, la scolarisation des élèves qui présentent des troubles du comportement et de l’apprentissage peut prendre trois formes : inclusive, spécialisée et mixte (Chausson, 2013). Plus précisément, depuis la Loi du 11 février 2005, l’élève est en premier lieu scolarisé dans son école de secteur. Si son attitude est durablement incompatible avec le fonctionnement scolaire, l’équipe pédagogique fait appel à l’enseignant référent de la circonscription dont le travail est de construire, en collaboration avec l’école et les parents ou tuteurs légaux de l’enfant, un dossier adressé à la Maison départementale des personnes handicapées. La Commission des droits et de l’autonomie des personnes handicapées, qui siège au sein de la Maison départementale des personnes handicapées, peut alors décider de l’attribution d’un Auxiliaire de vie scolaire individuel. Celui-ci est présent en classe aux côtés du professeur et son rôle est de favoriser au quotidien la régulation du comportement de l’élève ainsi que son accessibilité aux apprentissages. De par ce traitement de la situation de l’enfant par la Maison départementale des personnes handicapées, celui-ci acquiert le statut de personne handicapée, au regard de la définition qu’en donne la loi de 2005 : Constitue un handicap, au sens de la présente loi, toute limitation d’activité ou restriction de participation à la vie en société subie dans son environnement par une personne en raison d’une altération substantielle, durable ou définitive d’une ou plusieurs fonctions physiques, sensorielles, mentales, cognitives ou psychiques, d’un polyhandicap ou d’un trouble de santé invalidant. On peut remarquer ici que cette situation de handicap n’est pas nécessairement corrélée à une déficience avérée. Si, malgré cette mesure compensatoire, la situation devient critique et met notamment en danger l’intégrité physique et psychique des autres élèves (agressions, pyromanie, etc.), le Directeur académique des services de l’Éducation nationale peut décider d’une déscolarisation partielle ou totale de l’élève. Dans ce cas, la Commission des droits et de l’autonomie des personnes handicapées, qui siège au sein de la Maison départementale des personnes handicapées l’oriente (en fonction des places disponibles), à temps partiel ou complet, vers un Institut thérapeutique, éducatif et pédagogique, c’est-à-dire un établissement spécialisé comportant une école intégrée (appelée unité d’enseignement), des ateliers éducatifs et un service thérapeutique.

Compte tenu du tableau clinique posé par les troubles du comportement, et qui a fait l’objet du paragraphe précédent, le rôle d’un enseignant exerçant sa responsabilité en Institut thérapeutique, éducatif et pédagogique est ainsi pensé (circulaire du 14 mai 2007) :

  • aider l’enfant à discerner ce qu’il met en jeu dans son rapport aux autres et à lui-même ;

  • favoriser sa réadaptation à la norme scolaire ;

  • et, bien sûr, préparer, par les apprentissages, sa réinsertion à un cursus ordinaire.

On peut remarquer que la responsabilité du professeur est tripolaire : une dimension éducative et une dimension institutionnelle s’associent à la dimension pédagogique de l’exercice professionnel. Cette tripolarité du rôle enseignant existe également en milieu ordinaire (souvent de façon implicite), mais elle est ici appuyée, sur le plan règlementaire, par les besoins de l’enfant. Plus précisément, la responsabilité attribuée au professeur par l’institution se rapporte à :

  • une connaissance des processus d’appropriation des savoirs scolaires et une capacité à aider un apprenant à acquérir ces savoirs (dimension pédagogique) ;

  • une démarche de cadrage des situations d’apprentissage associée à des règles de vie de classe lisibles, équitables, qui ont du sens (dimension institutionnelle) ;

  • un comportement social modélisant et une vigilance quant au discernement par l’enfant des effets de comportement (sur lui-même comme sur autrui) (dimension éducative).

Cette responsabilité porte donc sur la (re)construction identitaire, par l’enfant, d’un statut et d’un agir d’apprenant. Autrement dit, de façon transitive, l’exercice pédagogique se réalise dans la mise en perspective, pour l’enfant, d’un avenir possible et responsable. La responsabilité du professeur s’incarne alors dans une médiation qui vise à mobiliser les capacités d’un sujet à développer des formes de responsabilisation sociale et cognitive (Ben Mrad, 2006, p. 61). Les situations d’enseignement-apprentissage renvoient alors à l’enseignant et à l’élève des nécessités isomorphes, du grec ancien « même » (ίσος :isos) « forme » (μορφή : morfê). Il s’agit de tenir, face à une situation incertaine, complexe, déstabilisante, sans fléchir devant l’obstacle ni être dans une illusion de maîtrise (Bibard, 2011, p. 300). L’équilibre de la situation repose alors sur la capacité de chacun à attribuer à l’autre un crédit de compétence en responsabilité (Develay, Godinet et Ciekanski, 2006, p. 62) et le droit symbolique d’être partie prenante du jeu pédagogique. La notion de jeu est vue ici comme un ensemble de mouvements produisant un effet, comme le jeu des pièces d’horlogerie.

3. Méthodologie

3.1. Interviewer des professionnels de l’éducation

La recherche que nous avons menée s’est inscrite dans l’activité de l’équipe Reconnaissance, Expérience, Valorisation du laboratoire Centre interdisciplinaire de recherche culture, éducation, formation, travail (depuis janvier 2014, cette équipe constitue un laboratoire de recherche autonome, le Laboratoire interdisciplinaire de recherche sur les transformations des pratiques éducatives et des pratiques sociales). L’étude a fait l’objet d’une convention de recherche établie entre celui-ci et notre université, mais n’a pas nécessité de financement spécifique.

Pour cette recherche, nous avons choisi de conduire des entretiens auprès de professionnels de l’éducation exerçant leurs fonctions dans un institut thérapeutique, éducatif et pédagogique. En effet, comme nous l’avons vu précédemment, ce type d’institut accueille des enfants qui présentent tous de réels troubles du comportement associés à de graves difficultés d’apprentissage. Aussi, dans le cadre d’une recherche centrée sur l’exercice d’une responsabilité pédagogique en contexte difficile, un tel établissement représente, pour le chercheur, l’assurance de pouvoir rencontrer des professionnels confrontés à une forte altérité, que ce soit au plan attitudinal ou intellectuel. La possibilité de généralisation des résultats de cette recherche s’appuie sur l’évolution actuelle du système éducatif français. En effet, dans un contexte d’école inclusive, l’orientation d’un élève en Institut thérapeutique, éducatif et pédagogique est désormais envisagée comme une mesure dérogatoire, exceptionnelle, toujours à réinterroger, de courte durée (si possible) et à temps partiel. Cette politique inclusive s’est accentuée durant ces dix dernières années et s’est trouvée associée à la diminution progressive des effectifs d’enfants et d’adolescents scolarisés en institut spécialisé (Caraglio et Delaubier, 2012). Désormais, la problématique des troubles du comportement concerne pleinement chaque enseignant exerçant en milieu ordinaire. C’est en ce sens que l’on peut considérer que des pistes pédagogiques constructives, émergeant d’un contexte d’exercice particulièrement difficile (en raison du public accueilli), peuvent constituer des résultats de recherche utiles au milieu scolaire dit ordinaire.

L’institut thérapeutique, éducatif et pédagogique dans lequel a eu lieu la recherche est une structure médicosociale ayant la capacité d’accueillir 20 enfants âgés de moins de 13 ans. Son équipe comprend une direction administrative générale, un responsable pédagogique, un responsable administratif, quatre enseignants, deux éducateurs en journée (externat), quatre éducateurs en nuitée (internat), un psychologue, un psychiatre, un personnel de cuisine et d’entretien.

Une fois dans l’institut, nous avons souhaité interviewer différents professionnels travaillant à l’éducation des enfants : des enseignants, des éducateurs, leur responsable (pédagogique ou éducatif). En effet, bien que notre questionnement et notre hypothèse de recherche soient centrés sur l’exercice d’une responsabilité enseignante dans un contexte problématique, nous avons pu voir que cette responsabilité est tripolaire, attendu qu’elle est à la fois institutionnelle, éducative et pédagogique (ce dernier pôle étant essentiel). Aussi, il nous a semblé intéressant de croiser le point de vue de professeurs au sujet de leur propre responsabilité tripolaire avec le point de vue d’autres professionnels, pour lesquels le travail quotidien est également tripolaire : en l’occurrence, des éducateurs, pour lesquels le pôle éducatif est prioritaire, ainsi que des encadrants, chez qui le pôle institutionnel prédomine. Dès lors que la question de la coresponsabilité a été soulevée dans l’introduction de cette recherche, il nous a paru logique de mettre en regard, au moyen d’entretiens, des points de vue intracatégoriels et intercatégoriels. En d’autres termes, nous avons comparé le discours d’enseignants (entre eux), d’enseignants et d’éducateurs, d’enseignants et d’encadrants (pédagogiques et éducatifs).

3.2 Dispositif d’entretien et déroulé de la recherche

Afin de recueillir conjointement des données portant sur la coresponsabilité et sur la responsabilité individuelle du professeur, nous avons mené, sur une période de deux ans, deux types d’entretiens (d’une durée moyenne de 45 minutes) auprès de huit professionnels (quatre enseignants, deux éducateurs, un responsable pédagogique, un responsable éducatif) :

  • dans un premier temps, des entretiens croisés, mettant en présence deux professionnels dans une perspective dialogique (Molinari et Speltini, 2007, p. 100) et soutenus par des questions symétriques sur le travail auprès des enfants/élèves.

    Comment définirais-tu ton rôle dans cet institut ? Qu’est-ce qui te semble prioritaire dans ton travail ? Comment situes-tu ce travail par rapport à celui de l’équipe ? À quoi es-tu vigilant(e) ? Quelles sont tes attentes ? Comment définirais-tu une journée réussie ? Que conseillerais-tu à un enseignant inexpérimenté qui arriverait ici ? (Liste de questions non exhaustive.)

  • Dans un second temps (une fois qu’une relation de confiance a été établie), nous avons réalisé des entretiens duels, au cours desquels nous avons davantage insisté, dans notre questionnement, sur les résonances intimes de l’exercice d’une responsabilité professionnelle, ainsi que sur les difficultés rencontrées dans le cadre de cet exercice et les moyens de dépasser celles-ci.

    Comment mets-tu en relation l’image que tu te fais de ta profession et ton travail avec ces élèves ? Qu’est-ce qui renforce (ou met à mal) tes convictions, dans ton travail quotidien ? Qu’est-ce qui fait (encore) sens dans ton engagement ? As-tu ressenti des conflits internes depuis que tu travailles ici ? Comment fais-tu pour gérer des moments de découragement ? (Liste de questions non exhaustive.)

Ces entretiens, semi-directifs, ont été construits dans une perspective clinique, par laquelle le chercheur ne subordonne pas son analyse à une grille préconstruite, prête attention à la singularité ou à l’inattendu et peut modifier le cours de l’entretien en fonction du contenu de l’échange (Ledoux, 2004). C’est pour cette raison qu’il semble ici plus pertinent de parler de déroulé de la recherche et non de déroulement de la recherche. Le fil de l’entretien s’est systématiquement construit dans l’échange, il n’était pas préconstruit avant celui-ci.

3.3 Méthode d’analyse des données

Dans le dispositif d’entretien présenté, on peut remarquer que les questions visent à éclairer la responsabilité exercée par le biais des postures, des intentions et des ressentis associés aux actions et aux interactions (entre pairs et avec les enfants). La notion de responsabilité n’apparaît jamais directement dans les questions, ce qui lui permet d’être un analyseur du corpus de recherche constitué par les propos des acteurs interrogés. Le mode d’analyse de contenu choisi pour cette recherche est celui proposé par Develay et al. (2006, p. 66-67) pour explorer l’écologie de la responsabilité pédagogique. Il s’agit, d’une part, de procéder, au niveau micro, à une lecture compréhensive des verbalisations de chacun, en inférant de celles-ci des représentations sociales sur la façon d’étayer sa responsabilité professionnelle malgré les obstacles récurrents rencontrés. Il est également question, au niveau macro, d’effectuer une lecture transversale et comparative de l’ensemble des entretiens, afin de dégager des convergences au sujet d’une appréhension constructive de la responsabilité en milieu difficile. Plus précisément, Develay propose une lecture des situations en six points :

  • La responsabilité de l’expert par rapport à son domaine d’expertise (ici : comment le professionnel envisage-t-il sa mission face à un public donné ?).

  • La responsabilité du processus d’appropriation des connaissances par l’enfant (ici : comment le référent voit-il sa responsabilité au niveau de la relation d’aide, de la médiation mise en place pour aider l’enfant à développer des connaissances, capacités ou attitudes ?).

  • La responsabilité par rapport aux autres acteurs (ici : en quoi l’adulte intègre-t-il sa responsabilité professionnelle dans une logique sociale et collective ?).

  • La responsabilité par rapport à l’implication générale dans le dispositif (ici : quelle est la dimension coopérative de la responsabilité et en quoi l’implication de l’acteur dépasse-t-elle son cadre d’action ?).

  • La responsabilité par rapport à la qualité de son travail (ici : quelles sont les préoccupations du professionnel quant aux répercussions de ses actions ?)

  • La responsabilité par rapport à l’enfant (ici : dans quelle mesure le sujet à besoins spécifiques est-il au coeur des intentions d’action et des prises de décision ?)

Le fait de prendre appui sur ces six points d’analyse, associé à une double lecture (micro et macro) du corpus, cadre avec la définition de l’analyse de contenu posée par Bardin (1977, p. 33), selon laquelle ce type d’analyse recèle : une fonction heuristique, car l’exploration des retranscriptions accroit la propension à la découverte ; une fonction d’administration de la preuve, en raison de la possibilité de rechercher dans le corpus des unités de sens que l’on peut relier à une hypothèse de recherche.

En l’occurrence, nous avons analysé le corpus pratique de cette recherche en organisant les éléments significatifs (c’est-à-dire le propos se rapportant à l’exercice d’une responsabilité professionnelle) suivant les six points précités. Nous avons alors pu observer qu’au sein de chaque catégorie ainsi construite, on pouvait relever au moins un facteur de convergence. L’ensemble de ces facteurs est développé plus loin dans la discussion.

3.4 Posture et éthique du chercheur

Il a été essentiel pour nous d’adopter pendant chaque entretien une posture empathique, au sens que donne Rogers (1963, p. 2) à cette posture : […] pouvoir ressentir les phénomènes comme s’ils étaient personnellement vécus, mais sans jamais perdre la qualité « comme si ». En effet, s’agissant d’échanges relatifs à une profession exercée dans des conditions problématiques au regard du public accueilli, il nous a semblé fondamental que ces entretiens puissent constituer un espace de parole libérateur, dans lequel des réalités de travail seraient entendues et reconnues. Cette posture s’est associée à une approche clinique du sujet : bien que fondées sur certaines questions repères (comme celles précisées en amont), les relances se sont construites en fonction du sens potentiel révélé par certaines réponses et des résonances subjectives exprimées (Barry, 2010, p. 52).

Chaque entretien a fait l’objet d’un enregistrement et d’une retranscription. Que ce soit lors des échanges croisés ou duels, il a été précisé dans le préambule de l’entretien, c’est-à-dire avant la mise en route de l’enregistreur, que les personnes interviewées avaient la possibilité d’indiquer à tout moment que certains de leurs propos étaient en off, c’est-à-dire que nous ne les retranscririons pas, mais que nous les remplacerions dans le corpus par le signe […]. De plus, à la suite de chaque entretien, la retranscription de celui-ci était envoyée par courriel à la ou aux personnes interrogées, et celles-ci ont eu la possibilité de modifier ou de supprimer des phrases exprimées, avant leur publication dans un écrit scientifique. Dans le message accompagnant ces envois électroniques, nous avons précisé que le discours oral, emprunt d’évocation, ne correspond jamais, grammaticalement parlant, au discours écrit, et ce pour éviter que des professionnels de l’éducation ne se sentent gênés par la présence légitime, dans un écrit reflétant leurs propos, de phrases inachevées ou syntaxiquement imparfaites (comme Je sais pas ou J’avais pas vu que...).

Nous avons également proposé, avant la mise en oeuvre des entretiens croisés, que ceux-ci fassent l’objet d’une diffusion interne au sein de l’institut, au moyen d’un journal éphémère que nous avons choisi de dénommer Co-gitum ! et dont nous nous sommes chargée de rédiger les numéros. Il s’agissait de faire en sorte que le travail de recherche puisse soutenir le travail collaboratif intra et inter-catégoriel en cours, grâce à une meilleure connaissance de chaque professionnel par ses pairs. Cette proposition a fait l’objet d’un accord unanime et a suscité un grand intérêt de la part de l’équipe pour les numéros successifs de Co-gitum !, ce qui nous a permis de transformer une recherche sur l’action en une recherche pour l’action, d’une plus grande utilité sociale (Dubost, 1987, p. 71-72). Nous nous sommes autorisée à faire cette proposition à l’équipe, car les entretiens concernés impliquaient deux professionnels interagissant ensemble et n’avaient pas le caractère intime des interviews menées en tête-à-tête. Avant la constitution de chaque numéro, les professionnels impliqués dans celui-ci pouvaient modifier ou supprimer, dans la retranscription de leurs échanges, des passages correspondant à leurs propos. Par contre, nous n’avons pas fait la même proposition pour les entretiens individuels, car ces derniers étaient susceptibles d’être le lieu de propos plus personnels, de par les questions posées.

4. Résultats et discussion

Les paragraphes suivants ont pour objet de dégager des convergences intra- et intercatégorielles au sujet d’une appréhension constructive de la responsabilité en milieu difficile, en les illustrant par des citations relevées et en les mettant en relation avec des théorisations relatives à la notion de responsabilité. Dans ce qui suit, chaque citation est suivie de la mention Ens., Édu., Resp. péda. ou Resp. édu., pour indiquer respectivement qu’il s’agit du propos d’un enseignant, d’un éducateur, d’un responsable pédagogique ou d’un responsable éducatif.

4.1 Une approche anthropologique et psychosociale de la responsabilité

4.1.1 Résultats

En premier lieu, il ressort de l’intégralité des entrevues que chaque acteur situe sa responsabilité dans le fait d’amener les enfants à devenir des parties prenantes de leur propre développement (L’enfant n’est pas un vase à remplir (Resp. péda.). On est plutôt dans le métacognitif, quoi, on apprend à apprendre (Ens.), et que cela se traduit, dans le propos, par une nécessité d’adaptation à autrui.

Il faut entrer en relation avec l’enfant pour construire des liens privilégiés avec lui (Resp. édu.). Il faut se remettre en question, se demander ce qui ne va pas et comment le changer (Ens.). Il faut les connaître pour leur proposer des choses adaptées (Ens.).

Plus précisément, les enseignants assument le fait d’exercer leur responsabilité pédagogique dans les interstices des activités qu’ils proposent à des élèves généralement opposés aux apprentissages (Je suis obligée, tout le temps, de trouver une ouverture (Ens.). Et, comme ça (claquement de doigts), aujourd’hui je peux lui mettre ça dans les mains (Ens.). J’ai quelques clefs pédagogiques. […] La pédagogie de la découverte et de la construction, c’est quelque chose de bien (Resp. péda.). Dans le contexte où ils enseignent, les professeurs acceptent de voir, dans leurs préparations de séances, des structurations provisoires pouvant se transformer en dispositifs inédits, dès lors que la transformation ne les éloigne pas d’un enjeu de construction de compétences et semble être une réponse à ce que renvoient les élèves, à un instant T, en termes de centres d’intérêt et de dispositions personnelles.

Je ne vais pas au bout de la séance que j’ai prévue, quand je vois une petite ouverture, je m’engouffre dedans (Ens.). Il y a un truc qui marche, c’est quand on fait du français, dans le texte, je leur parle de ce dont ils me parlent tout le temps (Ens.). Ce n’est jamais la même entrée, de toute façon (Ens.). Il faut accepter d’arriver avec des cours et que ce ne soit pas du tout accepté, et remanier les choses (Ens.). Trouver toutes les solutions possibles pour que l’élève apprenne, et soit en condition d’apprendre (Ens.).

Il ressort aussi des entretiens que tous les professionnels interrogés considèrent qu’il est de leur devoir de surveiller, en toute situation, des indicateurs de sécurité ou d’insécurité interne, des variations susceptibles de faire obstacle à la socialisation ou à l’activité de pensée et de générer des formes d’agressivité.

J’aide les enfants à se rendre en classe dans de bonnes conditions (Édu.). Je lui présenterai les capacités des élèves dans les grands domaines, mathématiques, français, logique, pour pas les mettre devant une difficulté insurmontable, parce que ça les met en pétard (Ens.). Mettre la main sur l’épaule d’un gamin pour qu’il travaille, ça peut être utile à Cédric. Mais Milo, le contact physique, il supporte pas (Ens.).

4.1.2 Discussion

Selon Kozakaï (2006, p. 85), ce type d’approche de la responsabilité professionnelle ne relève pas d’une logique causale (ici, de l’enseigner vers l’apprendre), mais d’une anthropo-logique remplissant certaines fonctions sociales. Le professeur fait progressivement émerger une situation d’enseignement-apprentissage, d’un magma initial, par l’intégration de certains observables dans son dispositif, et cela lui donne le sentiment d’avoir une marge de manoeuvre pour faire face aux discontinuités posturales et cognitives qu’il observe. L’approche est anthropologique en ce sens que l’élève, comme la situation de classe, est envisagé comme un tout social et culturel pris au sein d’un réseau de relations. Ici, paradoxalement, la responsabilité pédagogique trouve son unité et sa continuité dans un processus récurrent de déconstruction des préparations de séance et de reconstruction, à partir des trames prévues, de réponses pédagogiques à ce qui est identifié in situ comme des besoins d’élèves. Le corpus de recherche fait écho au point de vue de Calin (2006, p. 301) sur le lien entre responsabilité et liberté. Ce philosophe a en effet revisité les travaux de Lévinas pour développer l’idée selon laquelle le commencement en responsabilité ne se comprend qu’à partir d’une liberté incarnée. Le propos des enseignants renvoie également à la théorisation de Pagès (2006, p. 59), selon laquelle la responsabilité est une forme de réponse intellectuelle adaptative à la variabilité et à la contingence du monde. La façon d’aborder l’élève et la situation peut être ici qualifiée de psychosociale, car l’apprentissage est envisagé à l’interface d’un développement psychologique et d’une interaction dans un environnement humain.

En d’autres termes, une approche anthropologique de la responsabilité se double ici d’une approche psychosociale de celle-ci. L’investissement pédagogique est vu comme socialement responsable (Molinari et Speltini, 2007, p. 37), en ce sens qu’il prend en compte les risques qui sont liés à la psychologie de ces enfants et qui sont potentialisés par le contact social. On peut mettre en relation ces approches et le concept de responsabilité panoramique développé dans le domaine de l’entreprise (Messant et Modak, 2002, p. 49-53) : dans les deux situations, toute nouvelle option de travail s’inscrit dans un état d’alerte permanent quant à certains risques, et en construit une vision à la fois élargie et opérationnelle.

Nous pouvons relever ici que les acteurs du système éducatif interviewés parviennent à intérioriser leurs obligations de travail :

  • dans un agir adaptatif, qui se construit par une mise en relation continue de programmes d’enseignement et de besoins anthropologiques ;

  • dans une éthique de la responsabilité (Adorno, 1947/2003 ; Weber, 1995) qui se distingue d’une simple conviction pédagogique par le fait que la pratique s’ancre dans une considération pour ce que l’on pourrait appeler ici des risques psychosociaux de l’apprentissage. En effet, on retrouve ici la conviction d’Ardono selon laquelle tout sujet libre doit tenir compte de la situation sociale dans laquelle il est engagé lorsqu’il s’astreint à certains actes. De même, tout comme chez Weber, dans le propos des professionnels, cette éthique est indissociable d’une visée pratique : elle se distingue d’une éthique de conviction pure par le fait qu’elle est aussi pensée en termes de conséquences. L’agir instrumental est alors associé à un ensemble de valeurs sur lesquelles se fonde la relation à autrui.

4.2 Une posture professionnelle fondée sur des valeurs inconditionnelles

4.2.1 Résultats

Il ressort communément des entretiens qu’un constat de grande vulnérabilité chez les enfants présentant des troubles du comportement et de l’apprentissage génère une assise professionnelle qui transcende les situations vécues (Ça renforce, en fait, ce sentiment de responsabilité qu’on peut avoir. Le fait de se sentir un référent, d’être quelqu’un sur qui on peut compter, d’être un socle (Ens.). Les raisons qui me font rester sont en lien avec l’ITEP [Institut thérapeutique, éducatif et pédagogique] (Ens.). Le face-à-face avec la réalité d’un sujet en souffrance provoque une interpellation éthique et fait que l’altérité devient fondatrice d’une responsabilité incessamment renouvelée (Furstenberg, 2012, p. 35) : Il y a un défi permanent (Ens.). Je pense avoir un capital patience, un capital tolérance, le même, et qui se recharge avec une bonne nuit de sommeil (Ens.).

Au travers du propos, l’altérité de l’enfant à besoins spécifiques représente avant tout la présence de l’impératif dans un corps vulnérable (Rey, 1997, p. 31), qui produit une assignation primordiale (Prairat, 2012, p. 24). La responsabilité pédagogique qui en découle est prospective : On se dit qu’il y a quelque chose à faire, quoi (Ens.). Mon but serait de leur donner le maximum qu’on puisse leur donner pendant le temps qu’ils sont ici (Ens.). C’est un construit social basé sur une relation d’implication : Ils nous touchent ces enfants, c’est pour ça qu’on est là. C’est pour ça qu’on tient le coup (Ens.).

Les professeurs montrent que leur travail pédagogique les conduit à endosser sciemment un rôle qui va de pair avec un processus de distanciation par rapport aux débordements des enfants.

Il y a la ligne de conduite et il y a le rôle. Il y a le rôle du maître, qui est un rôle, qui est proche du théâtre […] En général, quand je suis en colère, je ne suis pas en colère, je joue le rôle de l’adulte qui en colère (Ens.). Je suis là, je sais quel est mon rôle, il est bien établi, c’est pas un truc où on sait pas ce qu’on doit faire […] Je ne suis pas engagée dans ce qui se passe, je suis observatrice de ce qui se passe, voilà. Mais, oui, ça m’est arrivé d’avoir les oreilles qui chauffent, la moutarde qui monte au nez (Ens.).

On constate cependant, à l’étude des entretiens, que ce sentiment de responsabilité inconditionnelle a un coût psychique et nécessite, à court, moyen et long terme, des espaces de non-implication.

Quand je rentre à la maison, il me faut un temps de relâchement (Ens.). On ne peut pas vivre comme ça, à long terme (Ens.). Pour la première fois depuis ma carrière, même si ça fait que trois ans que j’enseigne, j’ai commencé à compter les jours avant les vacances (Ens.). Je pense qu’on peut pas rester à l’ITEP [Institut thérapeutique, éducatif et pédagogique] toute une vie parce que, voilà, au bout d’un moment, c’est quand même compliqué (Ens.).

4.2.2 Discussion

Comme le dirait Prairat (2012, p. 23), la prise en responsabilité fait que l’altérité qu’incarnent ici des enfants perturbés n’est plus subie, mais élue : la figure d’autrui n’est pas caractérisée par la menace qu’elle représente pour l’intégrité physique et psychologique, mais par une fragilité qui vient, par l’appel implicite qu’elle suscite, fonder la volonté d’agir. Le propos énoncé corrobore l’idée selon laquelle le sens des responsabilités se construit aussi dans une responsabilité du sens (Bibard, 2011, p. 288), c’est-à-dire dans une relation dissymétrique où l’adulte considère savoir quelle posture adopter et vers quoi conduire l’enfant.

L’analyse des entretiens montre également qu’une responsabilité que l’on peut qualifier de contractuelle, puisqu’elle se base sur l’acceptation des charges d’une profession donnée, est posée dans les entretiens comme naturelle, en ce sens qu’elle semble évidente et non négociable. Ici, la distinction entre responsabilités contractuelle et naturelle posée par Molinari et Speltini (2007, p. 100) s’efface au profit d’une responsabilité du rôle telle qu’elle a été définie par Hart (1968/2008, p. 212-213), comme un ensemble de devoirs à accomplir dès lors qu’on se sent investi d’un rôle social déterminé, quel qu’en soit le contexte (familial ou professionnel).

On retrouve cependant le fait qu’un investissement intellectuel et émotionnel réalisé dans des conditions régulièrement éprouvantes est un facteur de risque de découragement professionnel (Barry et Maître de Pembroke, 2013).

4.3 Une approche dynamique des troubles manifestés par l’enfant

4.3.1 Résultats

Les professionnels interrogés considèrent travailler avec des sujets, qui, d’une part, sont des enfants, et, d’autre part, manifestent certains troubles. Autrement dit, dans leur propos, l’enfant n’est pas réduit aux observables négatifs qu’il renvoie : il n’est pas intégralement défini par ces derniers.

Ils ont envie de venir, mais ils peuvent pas […]. On a l’impression que c’est un peu ça, c’est docteur Jekyll et mister Hyde (Ens.). Ça peut servir dans notre relation aux autres de savoir que ce qu’on voit en façade, c’est pas forcément ce qu’on imagine (Ens.). On pourrait avoir tendance à les individualiser du fait de leur problématique, et à oublier la dimension sociale qui est, précisément pour eux, la plus difficile à atteindre (Resp. péda.).

La responsabilité se nourrit en continu de la dimension énigmatique des troubles manifestés : J’en apprends sur eux tous les jours […] Je comprends mieux, en fait, un comportement je-m’en-foutiste (Ens.). J’apprends, je prends des belles leçons de vie, je suis dans l’apprentissage (Ens.).

4.3.2 Discussion

On peut remarquer que ces professionnels sont en mesure de s’émanciper de la catégorie troubles du comportement, qui caractérise le public scolarisé en Institut thérapeutique, éducatif et pédagogique, pour interpréter les situations qu’ils vivent. La responsabilité professionnelle s’ancre ici dans un regard analytique (au sens étymologique) porté sur les situations singulières, un regard dynamique qui permet d’ouvrir une perspective. On retrouve ici le propos de Ricoeur (1990 ; 1995) quand il affirme que la responsabilité s’associe à l’intentionnalité lorsqu’elle rassemble deux dimensions de l’identité : ce qui nous est spécifique et ce qui relève d’une commune humanité. En effet, selon Ricoeur, lorsque des réponses normées conduisent à des impasses pratiques ou à des conflits de valeurs, la relecture des situations vécues nécessite de penser autrui comme un être de conscience et de liberté.

Nous dirions ici qu’une telle approche des troubles fonctionne au sein de l’institution scolaire étudiée comme une métatechnologie sociale, c’est-à-dire comme une posture réflexive à la base de l’élaboration de techniques et d’outils professionnels favorisant l’adaptation à un environnement social et la possibilité d’y agir.

4.4 Une conception écologique de la coresponsabilité

4.4.1 Résultats

Dans les entretiens, la logique de la responsabilité collective repose essentiellement sur la solidarité, la réflexion partagée, ainsi que sur une interdisciplinarité qui met en lien des rôles différenciés tout en les préservant.

Il s’agit de créer du lien entre les trois volets de la prise en charge et de permettre aux différents intervenants de travailler en interdisciplinarité dans le respect de chaque domaine de compétence (Resp. édu.). Nous sommes en dynamique de recherche (Resp. péda.). Le rôle d’éducateur, c’est d’accompagner les enfants dans le cadre d’une prise en charge globale. Il me paraît important de les accompagner dans le domaine pédagogique, thérapeutique, et éducatif (Édu.). Jamais un adulte nous contredira devant un enfant […] Les collègues qui sortent de leur classe quand il y a des cris, voilà, ça c’est important […] L’équipe, c’est vachement important. Les portes qui s’ouvrent, et les conseils (Ens). Je l’attribue à l’équipe, parce qu’ils sont bienveillants, parce qu’ils sont soudés, et il y a aussi des compétences et des ressources humaines importantes, qui sont pleines de conseils, et aussi on n’est pas seule avec sa classe […] Ici, il y a une équipe solide, et c’est ce qu’on m’a dit : « Tu peux compter sur nous, t’es pas seule ». S’il y avait un truc à dire, ce serait ça. (Ens.).

4 4.2 Discussion

Le corpus de recherche révèle que la coresponsabilité constitue un facteur essentiel de la décision de continuer à exercer sa profession dans des conditions difficiles. Le fait que la responsabilité se ressource dans le co semble être inscrit dans l’ADN de l’organisation (Maon, 2009, p. 24-25) étudiée. Dans un milieu éducatif donné, l’action de chacun s’actualise par l’intégration dans une pratique personnelle des propositions et marques de solidarité d’autrui, et le renouvellement continu des ressources (par l’interaction, la production de nouvelles idées et un sentiment d’équité) favorise ici un contexte de développement durable. On retrouve le constat issu de la sociologie politique selon lequel le co-engagement produit autre chose que la somme de plusieurs engagements (Gilbert, 2008, p. 901), lesquels sont potentialisés par l’écologie du groupe professionnel.

5. Conclusion

Cette recherche s’est initialement construite autour de la question suivante : À quelles conditions la responsabilité pédagogique peut-elle constituer une forme de réponse aux troubles du comportement et de l’apprentissage du public accueilli en contexte scolaire ? Il en est ressorti quatre conditions : une approche anthropologique et psychosociale de la responsabilité, une posture professionnelle fondée sur des valeurs inconditionnelles, une approche dynamique des troubles manifestés par l’enfant, une conception écologique de la coresponsabilité.

Au final, on peut résumer cette recherche en remarquant qu’elle a eu pour objet de pointer des indicateurs d’une responsabilité-prévention (Delmas-Marty, 2011, p. 24 ; Ricoeur, 1995, p 68-69), c’est-à-dire de discerner des manières de penser la responsabilité pédagogique comme un moyen de prévenir, au sein d’une communauté de pratiques et de valeurs, une démobilisation et un découragement professionnels, c’est-à-dire des risques psychosociaux au travail. Il convient cependant de remarquer que le fait d’exercer de façon constructive une responsabilité pédagogique au bénéfice d’élèves rencontrant d’importantes difficultés attitudinales et intellectuelles repose sur des facteurs liés à des dispositions personnelles (fonder sa posture sur un socle de valeurs, aborder les troubles de façon dynamique) et au fait que ces dispositions trouvent un écho favorable dans un contexte socioprofessionnel (construire une approche psychosociale de son exercice professionnel, avoir une conception écologique de la responsabilité partagée). Aussi, la conjonction de ces facteurs est fragile, ce qui corrobore le propos d’Abel (2001, p. 32) selon lequel le construit social que représente la responsabilité est vulnérable et celui de Ricoeur (1995, p. 68-69), quand il affirme que l’objet même de la responsabilité peut devenir insaisissable pour celui qui est sensé s’en emparer. S’ajoute à ces constats le fait que l’exercice d’une responsabilité s’associe tout autant à des droits qu’à des devoirs (Ricoeur, 1995, p. 33). C’est pourquoi il semble nécessaire de pointer, pour clore cet article, la nécessité d’inscrire toute responsabilité sociale dans une responsabilité sociétale. En effet, dans une dynamique d’évolution des publics d’enfants scolarisés, la mise en oeuvre des capabilités permettant de faire face à des situations pédagogiques potentiellement éprouvantes n’est pas accessible à chaque professeur de façon innée et acontextuelle. L’injonction de responsabilité posée par le fait d’affecter un enseignant à une école ou à un établissement donné nécessite en particulier la mise en place d’un processus d’accompagnement situé : le Programme pour l’éducation et la formation tout au long de la vie, créé en 2007 par la Communauté européenne avec, pour objectif, de promouvoir une société de la connaissance, nécessite un continuum de déclinaisons nationales et locales. Par exemple, en France, la formation continue obligatoire des professeurs des écoles, qui totalisait jusqu’à présent 18 heures annuelles de formation, en présentiel, a été réduite de moitié, en septembre 2013, à neuf heures annuelles de formation. Au terme de cette recherche, nous dirions qu’un retournement important de ce type de mesure nous paraît incontournable, pour favoriser un accompagnement durable des professionnels vers la responsabilité pleine et entière d’un enseignement de nature inclusive, déployé dans de bonnes conditions pour chaque enfant ou adulte concerné.

En ce qui concerne le prolongement de ce travail, il nous a semblé logique d’engager une recherche auprès d’enfants et de préadolescents présentant les troubles décrits dans cet article. À partir d’entretiens individuels cliniques réalisés auprès de 15 d’entre eux, nous tentons actuellement de cerner comment ce public vit la responsabilité professionnelle exercée auprès d’eux par des professionnels de l’éducation. Cette recherche, actuellement en cours d’analyse, corrobore pour le moment la précédente, en ce sens que les attentes verbalisées par ces enfants renvoient aux conditions exposées dans cet article, s’agissant notamment de la posture professionnelle fondée sur des valeurs inconditionnelles et d’une approche dynamique des troubles manifestés.