Corps de l’article

Car les signes sont spécifiques et constituent la matière de tel ou tel monde.

Gilles Deleuze, Proust et les signes

Promets-moi qu’un jour il y aura un monde.

Jacques Derrida, « Envois », dans La carte postale

I. On considère souvent comme acquis que le problème de la représentation chez les écrivains, penseurs et artistes français du xxe siècle est le foyer autour duquel s’organise la progressive émancipation du langage vis-à-vis des choses. Comme si une sorte de primauté de l’écriture sur le monde permettait de retracer une conjointe évolution de la littérature, l’art et la philosophie, autant que la nature même de ce que nous désignons par contemporain − art contemporain, philosophie contemporaine, littérature contemporaine. Le présent essai s’inscrit dans ce débat non pas en dépliant une approche qui privilégierait ce qu’on a appelé la « critique textualiste », la colonisation linguistique ou l’impérialisme du discours[1], mais en soulevant la question de savoir comment l’art et l’écriture, depuis leur propre réflexivité, quelle qu’elle soit, opposent résistance à l’éloignement du monde. Il s’agira alors de suivre une double voie, celle qui, tout en restant très près de la textualité et de l’artisticité, cherche à entendre les réserves de ces écritures à être séparées des choses et des corps dont elles parlent. D’une certaine manière, donc, cet essai suit la ligne d’horizon qu’on trace généralement, dans l’histoire de la représentation, entre Mallarmé et l’approche poststructuraliste ou, comme on l’a dit, déconstructiviste des arts et des choses du monde.

II. Dans son Abécédaire, Gilles Deleuze a noué de manière à la fois lucide et évidente la figure de l’écrivain − ou de l’artiste − et la production de mondes. Il décrit l’écrivain comme celui dont l’oeuvre ne nous manquerait pas si nous ne l’avions pas lue. L’écrivain – l’artiste − est celui dont le monde ne peut pas nous manquer tant que nous ne l’avons pas lu : « Si Proust, si Kafka n’avaient pas été publiés, on ne peut pas dire que Kafka manquerait. Si l’autre avait brûlé Kafka, personne ne pourrait dire “comme ça nous manque” puisqu’on n’en aurait aucune idée[2]. » Ces propos irréfutables de Deleuze soulignent le problème du rapport entre la représentation et le monde, non pas dans le sens où l’écrivain et l’artiste seraient des créateurs démiurges d’une réalité complètement nouvelle mais dans la mesure où tout écrivain refait un monde à partir du monde. La tâche de l’écrivain serait celle de prendre au sérieux non pas la réception mais l’inscription d’un monde qui ne le précède pas dans le monde lui-même. Avec Kafka et Beckett, l’un des noms propres donnés par Deleuze dans L’abécédaire est celui de Marcel Proust dont À la recherche du temps perdu a failli ne jamais être publié ayant été refusé par Gallimard. Et c’est bien dans Proust que la création de ce monde, qui ne nous aurait jamais manqué si nous n’en avions pas eu connaissance, semble se faire dans une sorte de renvoi à deux mondes hétérogènes. L’une des thèses de Deleuze dans Proust et les signes est que la référentialité proustienne s’avère double. Car, bien qu’enracinés dans les plis de la réflexivité littéraire et interartistique – picturale, musicale, photographique −, les doubles renvois proustiens affirment également leur lien secret avec les objets du monde. Un secret que Deleuze, dans une phrase à la syntaxe proustienne, formule ainsi : « [d]ans chaque domaine des signes, nous sommes déçus quand l’objet ne nous donne pas le secret que nous attendions[3] ».

III. J.M. Cocking et Luz Aurora Pimentel se sont occupés, chacun à sa manière, de l’étude des liens secrets entre les choses et les mondes littéraires chez Proust par l’intermédiaire de la peinture. Ils ont tous les deux donné à la figure de l’ekphrasis une place centrale dans leurs analyses à partir de la conception de Murray Krieger[4] qui, dès 1965, avait théorisé l’ekphrasis comme l’un des principes par lequel un texte littéraire acquiert une singulière autosuffisance linguistique. En renvoyant à une représentation – visuelle, souvent picturale – existant dans le monde, les ekphraseis ou représentations verbales de tableaux plus ou moins célèbres dans la Recherche se construisent simultanément comme des vérifications et de l’intertextualité littéraire et de la référentialité de la littérature vis-à-vis du monde. Elles construisent autant qu’elles trouent l’autosuffisance du texte dans son rapport au monde. Cocking et Pimentel étudient de près des passages différents qui, dans les volumes i et ii de la Recherche, tournent autour du tableau de Manet La botte d’asperges (1880) dans une sorte d’élargissement et d’étrangement de l’ekphrasis. Dans Le côté de Guermantes nous lisons que « Les Guermantes possédaient tout à côté le portrait d’apparat, datant à peu près de cette même période où la personnalité d’Elstir n’était pas encore complètement dégagée et s’inspirait un peu de Manet[5]. » On nous dit un peu avant que « Zola a écrit une étude sur Elstir, ce peintre dont vous avez été regarder quelques tableaux tout à l’heure ». Sachant que Zola écrivit en 1867 un article sur la peinture de Manet, le texte proustien nous donne des indices pour lire le tableau d’Elstir dans la Recherche intitulé Botte d’asperges en rapport avec le tableau homonyme peint par Manet en 1880. Toute la question sera alors de penser la nature de ce rapport. La construction du rapport entre ces deux tableaux homonymes s’inscrit dans un passage où l’on discute chez les Guermantes au sujet de la nature de la littérature et la peinture réalistes : « – Victor Hugo n’est pas aussi réaliste que Zola, tout de même ? », « – Mais Zola n’est pas un réaliste, Madame[6] ! » Et c’est au cours de ce dialogue qu’on méprise Botte d’asperges :

je crois qu’il nous a collé des croûtes […]. Je sais bien que ce sont de simples pochades, mais je ne trouve pas que ce soit assez travaillé. Swann avait le toupet de vouloir nous faire acheter une Botte d’asperges. Elles sont même restées ici quelques jours. Il n’y avait que cela dans le tableau, une botte d’asperges précisément semblables à celles que vous êtes en train d’avaler. Mais moi, je me suis refusé à avaler les asperges de M. Elstir. Il en demandait trois cents francs. Trois cents francs, une botte d’asperges ! Un louis, voilà ce que ça vaut, même en primeurs ! Je l’ai trouvée roide […]. Je suis étonné de voir un esprit fin, un cerveau distingué comme vous, aimer cela. […] Il est intelligent, dit le duc, on est étonné, quand on cause avec lui, que sa peinture soit si vulgaire[7].

Édouard Manet, La botte d’asperges, 1880, huile sur toile, 46 cm × 55 cm, Wallraf-Richartz Museum et Fondation Corboud, Cologne.

Photo : © Rheinisches Bildarchiv, Cologne (rba_c004541)

-> Voir la liste des figures

IV. Si nous lisons ce passage dans le strict cadre dans lequel il est inscrit, à savoir une discussion ouverte par le réalisme pour déterminer quels sont les sujets et les objets dignes d’accéder à la représentation picturale et littéraire, qui et quoi est digne d’être représenté – non seulement qu’est-ce qu’une peinture « travaillée » mais qu’est-ce qu’une peinture « vulgaire » et qu’est-ce qu’une peinture « distinguée » ? qu’est-ce qu’une « croûte » en peinture ? –, Proust semble y répondre par une sorte d’ekphrasis amphibologique. Tout en se servant des renvois explicites à Manet et Zola ainsi qu’à la valeur économique du tableau de Manet qui appartient également à un épisode documenté de l’histoire de l’art de la deuxième moitié du xixe siècle, le choix du champ lexical déplié par Proust interdit une lecture à sens unique du renvoi ekphrastique. Car ici les asperges ne sont pas seulement celles de Manet (la représentation dans la peinture) et d’Elstir (la représentation de la peinture dans la littérature), elles sont des asperges « précisément semblables à celles que vous êtes en train d’avaler ». Indissociablement, non seulement ces asperges sont aussi les asperges comestibles qui avaient fait précédemment leur apparition dans la cuisine de Françoise dans Du côté de chez Swann mais elles sont les asperges peintes que M. de Guermantes se « refus[e] à avaler » comme appartenant au domaine de la représentation contemporaine de son temps. Une sorte d’amphibologie antinomique est donc savamment orchestrée par Proust dans la mesure où les asperges d’Elstir-Manet sont « précisément semblables » à celles qu’on avale – des asperges telles qu’on peut les manger – et à celles qu’on refuse d’avaler – les asperges que M. le duc de Guermantes n’est pas prêt à accepter en peinture. Mais que veut dire « précisément semblables » en littérature ? Qu’est-ce que cela veut dire que des asperges peintes et des asperges avalées soient « précisément semblables », à savoir qu’elles partagent une même nature sans être identiques, qu’elles aient en commun un certain nombre de caractéristiques qui ne les rendent pas pareilles ? Pimentel a étudié de près la préoccupation proustienne d’un monde de représentations qui s’efforce de parler une double langue, à la fois représentationnelle-picturale et référentielle-vécue. Dans cette langue les signes sont porteurs d’un double renvoi[8] et, surtout, ils vivent une vie dans le récit avant de pouvoir être lus comme de simples représentations appartenant à un monde reconnaissable, susceptible d’être vérifiable, comme celui de l’histoire de l’art. C’est ce que Pimentel appelle l’ekphrasis occulte ou virtuelle : celle qui, dans la littérature, permet à l’objet représenté de circuler dans un nouveau récit avant de se trouver reconduit à une représentation existante dans nos mondes et histoire connus. L’ekphrasis occulte permet une autre vie narrée à l’objet décrit, comme dans les asperges que le narrateur proustien mange dans le premier volume de la Recherche, dont nous ne savons pas encore qu’elles appartiennent déjà à la représentation artistique et dont J.M. Cocking a analysé l’intertextualité picturale :

L’année où nous mangeâmes tant d’asperges, la fille de cuisine habituellement chargée de les « plumer » était une pauvre créature maladive, dans un état de grossesse déjà assez avancé quand nous arrivâmes à Pâques, et on s’étonnait même que Françoise lui laissât faire tant de courses et de besogne, car elle commençait a porter difficilement devant elle la mystérieuse corbeille, chaque jour plus remplie, dont on devinait sous ses amples sarraus la forme magnifique. Ceux-ci rappelaient les houppelandes qui revêtent certaines des figures symboliques de Giotto dont M. Swann m’avait donné des photographies[9].

Édouard Manet, L’asperge, 1880, huile sur toile, 16,5 cm × 21 cm, Musée d’Orsay, Paris.

Photo : René-Gabriel Ojéda © RMN-Grand Palais/Art Resource, NY

-> Voir la liste des figures

V. Ce souci d’inscrire une oeuvre existante dans un monde vécu, hétérogène à la discipline proprement artistique, est repris dans l’installation projetée par Hans Haacke à partir de Botte d’asperges cent ans après sa réalisation. En 1974, dans Manet-Projekt’74, Haacke prend comme point de départ pour son propre travail les conditions économiques qui avaient amené Manet à dédoubler en quelque sorte son tableau en 1880 et dont des traces disséminées peuvent se retrouver dans Proust. En 1880, Charles Ephrussi, ami de Manet, collectionneur d’oeuvres de la Renaissance et supposé modèle du personnage de Swann dans la Recherche de Proust, achète La botte d’asperges pour mille francs, au lieu des huit cents francs convenus avec Manet. Manet décide alors de peindre un nouveau tableau avec une seule asperge et de l’envoyer en retour à son propriétaire, qui aurait en quelque sorte déjà payé pour lui, avec cette note : « Il en manquait une à votre botte ». L’asperge (16,5 cm × 21 cm) devient ainsi un tableau produit comme résultant du processus d’échange monétaire de La botte d’asperges (46 cm × 55 cm). Mais en quoi L’asperge manquait-elle à La botte d’asperges ? En quoi L’asperge complète-t-elle La botte d’asperges comme sa partie manquante ? Le petit mot de Manet à Ephrussi suggère que ce qui peut manquer à toute nouvelle oeuvre, c’est de porter en elle le monde dans lequel elle s’est produite. Tout se passe alors comme si, entre La botte d’asperges et L’asperge, une même oeuvre s’était produite, dédoublée et complétée en intégrant ses propres conditions de production et de destination, en assumant aussi la question de la valeur et la figure du propriétaire comme celui qui, avec celle de l’artiste, appartient à la sphère proprement artistique. Ce geste renvoyant tant à un épisode de l’histoire de l’art qu’aux propres conditions de possibilité de l’oeuvre – ici l’argent – est au coeur du projet de Haacke en 1974. Manet-Projekt’74 réinscrit ce double renvoi dans une nouvelle séquence de l’histoire récente du xxe siècle, celle des liens secrets entre l’art, le marché de l’art et l’idéologie, que Haacke exhibe en montrant, à côté de La botte d’asperges de Manet, dix panneaux avec des fiches biographiques pour chacun des propriétaires du tableau de 1880 à 1974[10]. Cette séquence, exposée pour la première fois aux murs de la galerie Paul Maenz de Cologne, s’ouvre avec une présentation autobiographique d’Édouard Manet lui-même, se poursuit avec celle de son premier propriétaire Charles Ephrussi et se clôt par une description des activités financières du banquier Herman J. Abs. Celui-ci avait proposé l’achat du tableau de Manet par le Wallraf-Richartz Museum – lieu qui aurait dû accueillir l’installation de Haacke si elle n’avait pas été censurée –, et il avait lui-même été membre du conseil de direction de la Deutsche Bank depuis 1937 sous le régime national-socialiste, devenant ensuite son directeur entre 1957-1967. L’enchaînement des noms propres proposé par Haacke dans son installation s’avère troublant dans la mesure où, dans les panneaux qui entourent La botte d’asperges, l’oeuvre de Manet se décline suivant une ligne unique qui juxtapose son créateur-producteur et ses propriétaires-acheteurs. Artiste et collectionneurs-banquiers sont présentés comme justement semblables. Dès lors, pour le dire avec Deleuze, le secret que le projet de Haacke semble éventer, sans nous décevoir, est bien celui du lien entre la représentation dans l’art et notre monde connu, reconnaissable. Et un tel secret ne nous déçoit pas parce que ce lien, Haacke le construit en contestant l’idée selon laquelle l’art contemporain, dont la facture affiche des gestes référentiels renvoyant aux plis intérieurs de l’histoire de l’art et à ses propres formes de représentation, serait seulement une affaire de représentation.

Hans Haacke, Manet-Projekt’74, 1974, première installation à la galerie Paul Maenz, Cologne ; reproduit dans Hans Haacke: Unfinished Business, Brian Wallis, Marcia Landsman et Phil Mariani (dir.), Cambridge, mit Press, 1986, p. 130.

-> Voir la liste des figures

VI. Fredric Jameson a lu cette installation de Haacke comme relevant d’une politique culturelle homéopathique, « homeopathic cultural politics[11] ». Il entend ainsi réfléchir à la manière dont Manet-Projekt’74 cherche à soigner la maladie de la représentation dans l’art contemporain en employant les mêmes outils de la représentation susceptibles de provoquer des symptômes analogues à ceux de la maladie qu’on veut traiter. Cette maladie de l’art telle que Haacke la combat trouve sa meilleure devise dans le titre de l’exposition collective à laquelle il avait été invité à participer en 1974 : celle-ci devait s’intituler « Kunst bleibt Kunst », « L’art reste de l’art ». Ce à quoi Haacke avait opposé depuis les années soixante son propre programme de travail autour de la critique institutionnelle : « Art remains politics[12] », « L’art reste politique ».

Hans Haacke, Manet-Projekt’74, 1974, première installation à la galerie Paul Maenz, Cologne. Reproduit dans Hans Haacke: Unfinished Business, p. 120.

-> Voir la liste des figures

Hans Haacke, Manet-Projekt’74, 1974, première installation à la galerie Paul Maenz, Cologne. Reproduit dans Hans Haacke: Unfinished Business, p. 121.

-> Voir la liste des figures

VII. La pharmacie et la maladie de la représentation ont été très tôt les problèmes de la déconstruction derridienne, que ce soit dans ses écrits consacrés à l’art ou à l’écriture. Ce sont là à la fois des questions que Derrida s’est donné pour tâche de penser dès ses premiers livres et celles qu’on lui a le plus et très injustement reprochées et qui ont fait l’objet de discussions. Quand Jacques Derrida écrit sur l’art, il écrit, dit-on. Quand il parle de la représentation du monde, il ne parle que de la représentation, a-t-on écrit. Comme si l’on cherchait à discréditer ainsi le projet derridien en lui reprochant d’en rester au statut de simple ekphrasis, à savoir de simple représentation verbale d’autres représentations – visuelles ou autres. De 1977 à 1979, les années d’écriture des « Envois » dans La carte postale, l’un de ses projets le plus ouvertement ekphrastique, Derrida donne comme point de départ de sa propre écriture une représentation visuelle renvoyant elle-même à une étrange scène d’écriture. L’ensemble des textes fragmentaires que forme « Envois » peut en effet être lu comme une très longue mais intermittente ekphrasis de 273 pages – systématiquement trouées par des passages brûlés et rendus illisibles – d’une carte postale que Derrida trouve à la Bibliothèque bodléienne d’Oxford où l’on voit Socrate écrivant sous la dictée de Platon. La scène représentée dans la carte apparaît à la fois comme une contestation du récit majeur de l’histoire de la philosophie – contrairement à ce qu’on peut voir dans cette carte, dans notre histoire de la philosophie, Socrate est censé être celui qui n’écrit pas – et comme une « evidence », comme une piste ou une preuve qui viendrait confirmer la déconstruction, toujours déjà à l’oeuvre dans la tradition philosophique, du partage entre oralité et écriture qui a occupé Derrida depuis les années 1960. D’emblée, le dispositif ekphrastique des « Envois » s’étend, il devient une très élargie ob-scène de la scène de départ à l’intérieur de laquelle le narrateur, un philosophe-un amoureux, adresse et expédie des cartes postales d’amour à celle(s) qu’il aime. C’est alors que dans cette performance verbale par le philosophe-narrateur, dans le virtuose enchaînement d’écritures sur l’écriture, les trous du texte que nous lisons trouent également la clôture de la représentation par d’autres voies que celles de Haacke, tout en inscrivant sans équivoque le monde de la valeur et l’idéologie. Tournant autour de la tradition amoureuse et philosophique de la correspondance, autour des rapports entre iconographie, vraisemblance et fausseté, les envois ob-scènes du narrateur s’inquiètent du prix de l’héritage qu’on serait en train de payer – qu’on le sache ou non – en recevant des images de la tradition :

C’est ça, la tradition, l’héritage à rendre fou. Les gens ne s’en doutent même pas, ils n’ont pas besoin de savoir qu’ils paient (prélèvement automatique) ni à qui ils paient (le nom ou la chose : nom est la chose) quand ils font quoi que ce soit, la guerre ou l’amour, quand ils spéculent sur la crise de l’énergie, construisent le socialisme, écrivent des romans, ouvrent des camps de concentration pour poètes ou homosexuels, achètent du pain ou détournent un avion, se font élire à bulletins secrets, enterrent les leurs, critiquent les médias à tort et à travers, disent n’importe quoi sur le tchador ou l’ayatollah, rêvent d’un grand safari, fondent des revues, enseignent ou pissent contre un arbre. Ils peuvent même n’avoir jamais entendu le nom de p. [platon, sic] et de S. [Socrate] […]. Par toute sorte de relais culturels, c’est-à-dire postaux, ils paient leur taxe [...][13].

Matthew Paris, Socrates and Plato, the Frontispiece of Prognostica Socratis basilei, a Fortune-Telling Book, Angleterre, xiiie siècle, manuscrit Ashmole 304, fol. 31 v, Bibliothèque bodléienne, Oxford. Reproduit en couverture du livre de Jacques Derrida, La carte postale.

-> Voir la liste des figures

VIII. Le champ lexical de ce passage, comme tant d’autres dans La carte postale où Derrida écrit sous le coup de l’inouïe carte postale dans laquelle Socrate et Platon ne sont plus reconnaissables dans notre monde hérité – carte, donc, où tout doit faire sens autrement –, marque bien la préoccupation de ne pas faire des écritures et des représentations reçues de « la tradition », « l’héritage » et « la philosophie », des lieux de culte à « la culture ». Dans la scène représentée dans la carte d’Oxford, le monde lu par Derrida est un monde où l’héritage rend fou. Ici, l’iconographie inquiète ce que nous pensions savoir du monde et vient confirmer tous nos soupçons. Dès lors, « la culture » n’est plus une valeur sûre qui entre en ligne de compte ; ce n’est plus une valeur à sauvegarder, car ce sont son prix et ses dettes à rembourser qui comptent. La culture nous endette par des « relais culturels » qu’il importe de penser dans ce monde où l’on construit des camps et le socialisme, où l’on achète du pain, des romans et des safaris en Afrique ; où l’on multiplie les prélèvements automatiques sans savoir ce qu’ils paient et ce qu’ils règlent. Cette mise en garde devant les « relais » culturels – à la fois des renvois, des ré-férents et des ré-férences, des citations et des ekphraseis qui assurent la transmission de la tradition, mais aussi des « relais » par lesquels on procède à des remplacements, substitutions qui l’inquiètent – est peut-être ici une « evidence » laissée dans le texte de ce que Derrida a appelé ailleurs la responsabilité de la représentation et de l’écrivain devant la culture comme système de relais :

J’insiste en général sur la possibilité de « tout dire » comme droit reconnu en principe à la littérature, pour marquer non pas l’irresponsabilité de l’écrivain, de quiconque signe de la littérature, mais son hyper-responsabilité, c’est-à-dire le fait que sa responsabilité ne répond pas devant les instances déjà constituées[14].

IX. L’un des enjeux de l’écriture ekphrastique de La carte postale consiste à porter cette responsabilité de produire des représentations verbales à partir d’autres représentations. Il s’agit d’une écriture qui cherche à se mesurer à tous ces « relais culturels » qu’on nous prélève automatiquement ainsi qu’aux instances déjà constituées dans ces « relais ». D’où la construction d’une figure de narrateur, d’écrivain, et d’un dispositif textuel troué dont Derrida annonce le programme dans l’avant-propos de La carte postale : trouer de manière systématique, « par un blanc de 52 signes[15] », nos écritures renvoyant à « la culture » ; trouer nos écritures ekphrastiques des iconographies qui arrivent jusqu’à nous ; percer toutes nos écritures référentielles de la représentation pour y afficher les trous – les intermittences, les mises entre parenthèses, les interruptions – à l’égard de ce que nous commentons, rapportons ; mais aussi et surtout pour bien témoigner du fait que dans ces iconographies et représentations héritées, ce sont nos manières de faire l’amour ou la guerre, de spéculer sur la crise de l’énergie et le socialisme qui devraient, pour demeurer des écritures, se jouer au-delà des instances déjà constituées.

X. Telle serait peut-être l’une des manières de lire cette phrase de Derrida : « Il faut changer de langue, non pas changer de mots[16]. »