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L’importation de la culture européenne, et notamment du théâtre occidental, dans les colonies françaises du Nouveau Monde participe à la politique d’assimilation pratiquée dès le XVIIIe siècle par la France. Celle-ci cherche à assurer le rayonnement de sa langue et de sa culture et n’hésite pas à faire venir des troupes de la métropole pour jouer des opéras, des vaudevilles, des pièces classiques du théâtre français et européen sur les scènes caribéennes[1]. Cette imposition du répertoire théâtral occidental aura des répercussions notables et durables sur la production théâtrale francophone caribéenne qui imitera pendant longtemps les modèles français. Dans les années 1950, la célèbre troupe de Jean Gosselin joue encore les morceaux choisis du théâtre de boulevard parisien en Martinique et en Guadeloupe; ces productions importées rebaptisées « gosselinades » par Max Jeanne (Jeanne, 1980 : 11) ne font que prolonger la politique d’assimilation culturelle française du temps de la colonisation. Il faut attendre la fin des années 50 pour voir émerger un théâtre écrit par des auteurs antillais qui s’inspirent pour certains du théâtre européen, mais se distancient de la source en procédant à la transposition de pièces du répertoire dramatique occidental dans la langue et la culture créoles. Ce phénomène de « caribéanisation » du répertoire théâtral européen commence en Haïti, où Félix Morisseau-Leroy adapte en créole l’Antigone de Sophocle dans les années 1950[2], pour se poursuivre dans les années 1970 et 1980 avec l’adaptation de classiques français : Nono Numa transforme Le Cid de Corneille en Jénéral Rodrig (Numa, 1975) tandis que Lyonel Desmarattes réécrit le Tartuffe de Molière en Mouché defas (Desmarattes, 1985). Cet intérêt pour le répertoire européen est aussi très marqué, bien que plus tardif, dans les îles françaises, en Martinique comme en Guadeloupe : l’Antigone de Sophocle inspire d’abord Patrick Chamoiseau dans les années 1970 (Chamoiseau, 1975)[3] puis Georges Mauvois dans les années 1990, qui propose une traduction intégrale de la tragédie grecque (Mauvois, 1997); Dom Juan est transporté aux Antilles par Vincent Placoly (Placoly, 1984) tandis que la pièce Tabataba de Bernard-Marie Koltès est traduite en créole par Hector Poullet (Poullet, 2002). Il n’est pas jusqu’à Bertolt Brecht qui ne soit revisité dans la traduction créole offerte par Sylviane Telchid qui adapte La noce chez les petits bourgeois… créoles (Telchid, 2005), pour finir par Samuel Beckett traduit par Monchoachi qui donne une version créole de En attendant Godot (Monchoachi, 2002). Shakespeare revient lui aussi au devant de la scène antillaise avec des adaptations caribéennes toujours plus nombreuses de ses pièces : après l’« adaptation pour un théâtre nègre » de La tempête par Aimé Césaire en 1969 (Césaire, 1969), Othello devient Iago dans l’adaptation de José Exélis tandis que les amants de Vérone sont transportés à Saint-Pierre dans le nord de la Martinique par Yoshvani Medina qui adapte et met en scène Roméo et Juliette[4].

Ces deux adaptations de Shakespeare par Exélis et Medina manifestent l’esprit d’indépendance, d’invention, voire de subversion et de contestation de leur auteurs qui, loin d’être des imitateurs serviles d’un supposé modèle, se dissocient de la tradition élisabéthaine et se réapproprient les codes dramatiques, les désarticulant pour mieux les réarticuler à la langue, à l’histoire et à la culture du monde créole. Dans son essai Littérature francophone et théorie postcoloniale, Jean-Marc Moura souligne la dimension subversive du processus de réécriture chez les auteurs postcoloniaux : « L’auteur postcolonial joue des instances de légitimation que sont les genres et les formes européennes pour parvenir à exprimer son originalité » et « n’invoque le patronage de la littérature européenne qu’afin de la transgresser » (Moura, 1999 : 67). La prédilection des dramaturges caribéens pour Shakespeare, l’auteur irrévérencieux par excellence, le maître de la démesure, du mélange des genres et du non-respect des conventions, n’est-elle pas d’ailleurs en soi significative de l’esprit de transgression qui préside à l’entreprise de caribéanisation du répertoire occidental[5]?

Afin de bien saisir les enjeux sociologiques et culturels, voire politiques, que représente la réappropriation d’Othello par Exélis et de Roméo et Juliette par Medina, il est important de procéder à l’analyse des modes de transposition des deux tragédies dans l’univers caribéen en s’intéressant aux transformations opérées d’un point de vue spatiotemporel et diégétique. Cette approche hypertextuelle nous permettra de comprendre comment la reterritorialisation des intrigues shakespeariennes dans l’univers caribéen s’inscrit, pour reprendre les mots de Pierre Laurette, dans une « poétique d’affirmation symbolique et culturelle » (Laurette et Ruprecht, 1995 : 11).

Capulet contre Montaigu, békés contre nègres : Roméo et Juliette de Yoshvani Medina

Yoshvani Medina, dramaturge cubain émigré en Martinique en 1995, fonde sa compagnie le Théâtre Si avec laquelle il monte des auteurs aussi variés que Luigi Pirandello, Harold Pinter, Alan Ball ainsi que ses propres pièces[6]. Adepte d’un théâtre hybride et très physique où s’imbriquent le texte, la musique, la danse et le cirque, Medina fait de la scène un lieu d’expérimentation du métissage artistique. Son adaptation de la célèbre tragédie de Shakespeare Roméo et Juliette, qu’il transpose en français à partir de plusieurs traductions combinées[7], témoigne de l’esprit d’invention du dramaturge cubain dont la « soumission transgressive » (Moura, 1999 : 67) se manifeste dans le jeu subtil entre respect et subversion de l’oeuvre originale.

La caribéanisation de la pièce de Shakespeare s’opère tout d’abord à travers la reterritorialisation géographique et temporelle de l’intrigue italienne en passant de Vérone sous la Renaissance à la Martinique au début du XXe siècle. Yoshvani Medina pratique une transdiégétisation, c’est-à-dire une translation spatiale et temporelle[8], en transposant l’action italienne à Saint-Pierre, au nord de la Martinique, en 1902, juste avant l’éruption de la Montagne Pelée. Ce cadre spatiotemporel est éminemment symbolique pour plusieurs raisons. Saint-Pierre était considérée, jusqu’à sa destruction en 1902, comme la capitale culturelle de la Caraïbe, une ville florissante économiquement et rayonnante d’un point de vue culturel : c’est elle qui abritait le célèbre théâtre du Petit Chaperon Rouge (imitation du Grand Théâtre néoclassique de Bordeaux); c’est aussi elle qui célébrait chaque année le plus grand carnaval de la Martinique. C’est d’ailleurs par un bal masqué que Medina, comme Shakespeare, choisit d’ouvrir sa pièce : Roméo et Juliette se rencontrent pour la première fois, chacun déguisé et caché derrière un masque. Cette atmosphère de mystère et de dissimulation marque d’emblée la part importante donnée au jeu de l’être et du paraître. Le carnaval est, en outre, un événement culturel primordial dans la société caribéenne, aujourd’hui encore, et possède une dimension symbolique extrêmement forte : il représente, comme Mikhaïl Bakhtine l’a bien montré, le renversement des normes, des valeurs et des rapports de domination, la transgression des règles. Synonyme de libération et d’émancipation, il célèbre « l’abolition provisoire de tous les rapports hiérarchiques, privilèges, règles et tabous » (Bakhtine, 1982 : 18). Ce n’est donc pas un hasard si l’action de la pièce de Medina se situe pendant le carnaval, temps symbolique du non-respect des lois, notamment pour les deux personnages dont l’amour est interdit et va à l’encontre des règles édictées par leurs familles respectives, les Montaigu et les Capulet, qui se vouent comme chez Shakespeare une haine séculaire.

Quant à la date de 1902, c’est l’année de l’éruption du volcan de la Montagne Pelée en Martinique, éruption imminente dans la pièce où l’on entend régulièrement les grondements du cratère et où l’on voit les cendres commencer à se répandre sur la ville qui se retrouve peu à peu ensevelie[9]. Situer l’intrigue dramatique dans cette atmosphère de fin du monde permet à l’auteur cubain de créer une tension et de donner le sens du tragique dans la menace croissante d’un danger inévitable que les personnages semblent vouloir ignorer. Ces conditions géologiques naturelles, ce bouillonnement volcanique sont aussi à mettre en relation avec la passion fatale, sulfureuse et destructrice qui unit les deux amants. L’adaptation de Medina s’achève sur la mort successive et tragique de Roméo et de Juliette alors même que le volcan explose et que « les cendres se transforment en feu » (Medina, 2005 : n.p.). Cette fin explosive rend non seulement compte de la force destructrice de la passion mais elle signe aussi la disparition nécessaire d’un monde appelé à renaître de ses cendres.

La caribéanisation de la pièce de Shakespeare passe également par une transformation des personnages : si tous conservent leurs noms, ils changent en revanche pour certains de statut social en changeant de race. Cette modification partielle d’identité correspond à ce que Gérard Genette nomme une transformation hétérodiégétique, qui consiste en un changement de nom, de sexe, d’âge ou de nationalité (Genette, 1982). Juliette appartient, chez Medina, à une famille de békés[10], alors que Roméo est issu d’une couche inférieure de la société martiniquaise, celle des nègres qui, bien que libres en ce début de XXe siècle, ne jouissent pas des mêmes droits. Cette hiérarchie raciale et sociale est rendue visible dans la scénographie de Yoshvani Medina qui installe sur la scène des échafaudages sur lesquels les personnages montent et descendent suivant leur statut et leur destinée. Les costumes des comédiens appartiennent à plusieurs époques (antique avec les drapés, classique avec les collerettes, futuriste avec les matériaux et les coupes de certains costumes). Ce télescopage de différentes périodes génère une impression d’atemporalité recherchée par Yoshvani Medina qui met en scène non seulement les tensions sociales et raciales passées mais aussi celles de la société antillaise actuelle. D’origine cubaine, donc extérieur à la Martinique, mais suffisamment informé des réalités de l’île pour y avoir vécu pendant des années, Yoshvani Medina porte un regard distant et critique sur la société antillaise dont il démonte les rouages et révèle les non-dits. La caribéanisation de Roméo et Juliette permet au dramaturge et metteur en scène cubain de révéler à mots couverts, derrière les voiles blancs suspendus sur la scène, les conflits sous-jacents de la société martiniquaise contemporaine, héritière de la colonisation et tributaire de préjugés persistants, une société encore très largement compartimentée, stratifiée racialement et socialement.

Roméo et Juliette, adaptation et mise en scène de la pièce de Shakespeare par Yoshvani Medina, scène nationale du CMAC (Centre martiniquais d’action culturelle), Fort-de-France, 2005.

Photographie de José Cloquell, 2005

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L’atmosphère vaporeuse presque onirique créée par les longs voiles blancs transparents qui descendent en pans verticaux sur la scène est propice à l’apparition des fantômes, des morts-vivants revenus de l’au-delà pour raconter leur histoire. Les personnages de cette pièce, nous dit l’auteur dans la didascalie d’ouverture, sont en effet tous morts et c’est l’Homme brûlé, personnage ajouté à la distribution de l’hypotexte shakespearien, qui les introduit sur la scène. Seul survivant de la catastrophe volcanique, ce personnage surgit au début et à la fin de la pièce pour raconter une histoire dont il ne sait plus si elle est réelle ou inventée, rêvée. Voici la réplique sur laquelle se clôt la pièce :

L’HOMME BRÛLÉ : Je l’ai vu, personne n’est vivant aujourd’hui pour le raconter. Je gagne ma vie depuis comme un animal de foire, montrant et racontant une histoire que je ne sais plus si j’ai inventée, ou si j’ai rêvée pour mon île. Je veux penser que si le volcan ne m’a pas emporté c’est parce que j’étais le premier à croire qu’une réconciliation était possible

Medina, 2005 : n.p.

Ce jeu d’oscillation entre le mensonge et la vérité est typique du conteur dont l’Homme brûlé devient ici le substitut en même temps qu’il se fait le porte-parole d’un peuple dont l’histoire a été ensevelie sous les cendres du volcan : il convie le public à le suivre pour remonter dans le passé et connaître la tragique histoire de Roméo et Juliette, représentative de celle du peuple martiniquais. Les mots sur lesquels s’achève la pièce traduisent l’optimisme de l’auteur qui invite les spectateurs à croire en un avenir meilleur où la réconciliation entre les races et les classes est possible. Ce récit-cadre montre en outre la prévalence de l’oralité dans la culture créole et le rôle important joué par le conteur dont l’art nourrit en profondeur la création littéraire et théâtrale caribéenne[11], comme le confirme l’adaptation d’Othello par José Exélis.

Le drame de la jalousie nous est conté : Iago de José Exélis

José Exélis, dramaturge et metteur en scène martiniquais, directeur de la compagnie des Enfants de la mer, choisit de mettre au devant de la scène le personnage de Iago devenu héros éponyme de son adaptation d’Othello de Shakespeare. Iago, puisque tel est désormais le titre de la pièce, est une oeuvre elle-même adaptée de la réécriture d’Othello par le metteur en scène et comédien martiniquais Élie Pennont qui, quelques années auparavant, en 1998, avait transposé la pièce de Shakespeare dans l’univers du conteur, version dont s’inspire en partie José Exélis[12]. Plusieurs couches « palimpsestiques » séparent ainsi l’hypotexte shakespearien de sa version martiniquaise, elle-même écrite à partir d’une adaptation.

Dans sa caribéanisation de la tragédie shakespearienne, José Exélis ne procède pas tout à fait aux mêmes types de transformations que Yoshvani Medina pour Roméo et Juliette. La transposition linguistique est certes effectuée de l’anglais au français mais la translation d’un espace-temps à un autre n’a pas lieu : nous restons à Venise et le drame du Maure demeure sensiblement le même que chez Shakespeare. Othello en proie à la jalousie allumée par son serviteur Iago en vient à tuer sa femme Desdémone, innocente. Ce drame de la jalousie a des résonances évidentes dans la société antillaise où la violence conjugale est courante et où la possessivité de l’homme conduit parfois ce dernier à des crimes passionnels[13]. Othello apparaît ainsi dans une certaine mesure comme le représentant du mari outragé et machiste qui cherche à venger son honneur et à asseoir sa domination sur une femme qui, pense-t-il, a osé défier son autorité en le trompant. Cette inégalité des sexes est rendue évidente dans la pièce d’Exélis non seulement à travers les injures (la femme est traitée de « putain » par son mari), mais aussi par le fait que Desdémone est privée de voix : ce silence est emblématique de la soumission escomptée de la part de la femme dans une société où sa place n’est pas au devant de la scène, sur la place publique, mais dans les coulisses, en retrait, au sein du foyer familial.

Seuls les hommes ont droit à la parole dans la version du dramaturge martiniquais qui choisit de donner le premier rôle à Iago. On assiste ici à une transvalorisation[14] du personnage du serviteur qui devient le protagoniste de la pièce et dont la jalousie est mise en lumière : à la passion amoureuse d’Othello se substitue la passion du pouvoir de Iago qui cherche à conquérir un statut supérieur. La transmotivation (passage du motif amoureux au motif politique) est sensible dans les nombreuses coupures effectuées par Exélis dans le texte shakespearien : les monologues de Iago sont en partie conservés tandis que les échanges entre les autres personnages sont considérablement édulcorés. José Exélis choisit de mettre en avant Iago qui orchestre le monde qui l’entoure, tel le metteur en scène ou le conteur des veillées qui raconte en même temps qu’il interprète les différents personnages. Il n’est dès lors guère surprenant que José Exélis mette en scène un seul comédien censé jouer tous les rôles et qui, par l’expressivité corporelle, se métamorphose en fonction des personnages incarnés. On retrouve bien ici les caractéristiques du conteur créole qui passe du récit au dialogue et incarne dans sa voix comme dans son corps tout entier les personnages de ses histoires. La gestuelle, le jeu physique, le mouvement sont des éléments constitutifs de la performance orale qui nourrit le travail du metteur en scène martiniquais dont l’esthétique du « tout corps en jeu », comme il la nomme[15], repose sur une mobilité permanente du corps et du décor. Rien n’est jamais figé dans les mises en scène d’Exélis qui démonte et remonte les éléments du décor pour figurer, au moyen d’assemblages de cubes, tantôt un trône, tantôt un escalier.

Iago, adaptation d’Othello de Shakespeare par José Exélis, scène nationale du CMAC (Centre martiniquais d’action culturelle), Fort-de-France, 2005.

Photographie de Philippe Bourgade, 2005

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Les mêmes mouvements de verticalité qu’on avait déjà perçus dans le décor de Roméo et Juliette réapparaissent dans cette mise en scène où les marches d’escalier rappellent les échafaudages, symboles d’ascension et de chute, des inégalités sociales, de la tentative de s’élever dans la hiérarchie. Cette transfiguration spatiale et physique permanente du corps et du décor marque le refus de l’immobilité, du figement et dit la nature protéiforme de l’être humain qui sans cesse se métamorphose. C’est bien le cas de Iago, être sombre et machiavélique aux visages multiples, qui joue à être ce qu’il n’est pas, oeuvre dans l’ombre, se dissimule pour prendre la place de celui qu’il hait et par lequel il se sent spolié. Iago souffre d’être réduit à un rang inférieur à ce Maure qui lui dénie le droit d’occuper le rang qu’il convoite et dont il est jugé indigne.

Les tensions entre les classes sociales et entre les races sont une fois de plus au coeur d’un théâtre qui se veut le reflet de la société antillaise. Iago insiste ainsi, à plusieurs reprises, sur les traits négroïdes d’Othello en des termes pour le moins péjoratifs sinon insultants : il traite ce dernier de « vieux bélier noir », de « bouc puant »; il parle de « ce nègre de Maure », ce « nègre sans poil avec une cervelle d’oiseau, fils d’une engeance qui n’a jamais rien inventé, ni rien découvert, à la traîne du monde » (Exélis, 2005 : n.p.). On retrouve par conséquent des préoccupations communes chez Exélis et Medina dont les pièces soulignent l’importance de la question raciale dans la société antillaise contemporaine encore largement compartimentée, stratifiée, hiérarchisée.

Ce qui demeure cependant original et judicieux dans la mise en scène de José Exélis et dans son traitement de la question raciale, c’est que tout en accusant l’inégalité des hommes verbalement (dans les répliques des personnages), il la nie, l’efface d’une certaine manière physiquement par le fait même de choisir un seul acteur qui interprète tous les rôles. À travers Gilbert Laumord, comédien guadeloupéen noir qui accomplit une vraie performance d’acteur, tous les personnages de la pièce deviennent noirs et la différence raciale disparaît ou du moins se déplace, comme si la noirceur n’était plus dans la couleur de la peau, mais dans la conscience, dans les ténèbres de l’âme que le metteur en scène s’attache à pénétrer en scrutant la jalousie qui ronge Iago, en sondant la profondeur abyssale de son mal dont la noirceur surpasse celle de la couleur de la peau du Maure de Venise. Personnage nocturne, sombre, démoniaque, Iago n’est-il pas finalement plus noir qu’Othello? Un renversement s’opère qui n’est pas sans rappeler la mise en scène d’Othello de Shakespeare par Pierre Debauche au festival des Francophonies de Limoges en 1984 avec la troupe martiniquaise de la Soif Nouvelle et dans laquelle Iago était joué par un comédien noir et Othello par un comédien blanc[16]. On assiste donc à un tour de force du metteur en scène martiniquais qui réaffirme, d’une part, qu’un acteur, quelle que soit la couleur de sa peau, peut jouer tous les rôles, et qui, d’autre part, parvient à déjouer très subtilement les lois qui régissent le fonctionnement de la société antillaise sclérosée par des stratifications épidermiques qui sont, sinon gommées ou niées, en tous les cas renversées sur la scène théâtrale.

L’adaptation du répertoire théâtral européen sur les scènes antillaises manifeste donc le paradoxe d’un théâtre qui, tout en s’inscrivant dans la tradition dramatique occidentale, revendique sa spécificité linguistique, culturelle, historique et sociologique. Yoshvani Medina et José Exélis abordent, à travers leurs adaptations du théâtre de Shakespeare, des sujets de société contemporains qui touchent directement le public auquel ils s’adressent : les inégalités raciales, sociales, sexuelles, la violence conjugale, la domination et la quête du pouvoir. En caribéanisant des oeuvres passées ancrées dans un espace-temps et une culture en apparence très éloignés de la culture créole, ils parlent au public antillais de sujets qui le concernent et le conduisent à revisiter l’histoire et la société des Antilles et à s’interroger sur lui-même dans sa rencontre avec l’autre. L’adaptation du répertoire théâtral européen par les dramaturges caribéens rend ainsi possible un dialogue entre des auteurs, des époques, des langues, des sociétés et des cultures qui, loin de s’opposer, convergent les uns vers les autres et s’éclairent mutuellement. Il n’y a pas confrontation mais échange et négociation dans ce dialogue intertextuel et interculturel que permet l’adaptation par-delà la distance temporelle et géographique. Loin d’être source d’aliénation, la réécriture stimule au contraire la créativité des auteurs et metteurs en scène caribéens qui se nourrissent du répertoire shakespearien qu’ils absorbent, assimilent et régurgitent en le mêlant aux réalités historiques, linguistiques et culturelles du monde créole. Le répertoire théâtral européen devient donc lieu de création et d’innovation pour des dramaturges qui se réapproprient des oeuvres du passé, les transforment, les déforment et les réinventent.

Les auteurs antillais contemporains privilégient en outre un théâtre résolument hybride situé au carrefour de plusieurs voies temporelles et spatiales, sociales et culturelles mais aussi au carrefour de formes artistiques multiples et variées (conte, danse, musique, acrobatie). Ces expériences dramaturgiques plurielles contribuent au multiculturalisme du théâtre antillais qui se nourrit de l’altérité. L’insémination de l’autre est au coeur des écritures dramatiques caribéennes et prouve la nature monstrueuse de ces « dramaturgies aliens » (Chalaye, 2006 : 79) nées de la phagocytose du répertoire occidental. Elles accomplissent ainsi la « synthèse nouvelle » prophétisée par Aimé Césaire, « synthèse qui sera réconciliation et dépassement de l’ancien et du nouveau » (Césaire, 1997 [1956] : 205).