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Dès sa première création Sakonnet Point en 1975, le Wooster Group a investi des espaces hybrides qui oscillent entre l’ici et maintenant de la performance et le temps (sur-réel ou hors-du-réel) des écrans. Chaque fois, c’est par la condensation du temps à l’intérieur d’un cadre bien délimité que le groupe new-yorkais habite ses espaces scéniques. Elizabeth LeCompte travaille sur le plateau comme sur une toile dans une approche à la fois macroscopique et microscopique de la représentation qui conduit le spectateur à une contemplation détachée et par conséquent non psychologique de l’action dramatique. Ce traitement spécifique de la façon d’être sur la scène devient particulièrement intéressant quand il s’agit d’un travail sur des pièces de répertoire. L’enjeu est alors clair : dépouiller les « classiques » de la longue tradition du théâtre naturaliste. Dominant le théâtre occidental depuis le début du XXe siècle, cette tradition est devenue canonique aux États-Unis après la Première Guerre mondiale, avec l’Actors Studio, le fameux laboratoire dirigé par Lee Strasberg à la manière de Stanislavski.

Étant formée au milieu de l’art contemporain avec un intérêt particulier pour la peinture et l’architecture[1], Elizabeth LeCompte utilise différentes stratégies de réappropriation des « classiques  ». Tout «  en gardant intacte la vie émotionnelle et intellectuelle du texte  » (Van Kerkhoven, 1994 : 193), elle altère les données spatiotemporelles du drame. Pour que ce dernier puisse coexister avec le langage scénique du Wooster Group, le temps et l’espace doivent être réinventés en matières dociles, susceptibles d’être transformées. Il s’agit d’une conception spatiale du temps scénique qui déplace l’action dans un univers hybride, à la fois réaliste et anti-réaliste, concret et abstrait, vrai et faux. Ralenti ou accéléré, syncopé ou arrêté, ce temps scénique sera matérialisé dans les espaces woosteriens par une mise en forme rigoureuse.

Afin d’examiner les déclinaisons de cette réorganisation anti-naturaliste du temps scénique, notre réflexion sera focalisée sur deux performances emblématiques du travail du Wooster Group sur le répertoire. Il s’agit tout d’abord de Brace up!, spectacle présenté dans une première version en 1991 au Performing Garage à New York d’après Les trois soeurs d’Anton Tchekhov[2]. C’est la première fois qu’Elizabeth LeCompte fait du texte d’un seul auteur sa matière première non pas pour livrer une nouvelle interprétation de ce texte mais pour le retravailler de l’intérieur, à travers les clichés du « système Stanislavski » dans lequel celui-ci a été figé.

Devenu emblématique du Théâtre d’art de Moscou au tournant du XXe siècle, le drame de Tchekhov est approché par le Wooster Group à travers le langage visuel du cinéma japonais. Ses codes constituent l’arrière-plan de cette performance avec une focalisation toute particulière sur le film Histoire d’herbes flottantes (1934) de Yasujiro Ozu, chef-d’oeuvre du cinéma muet. Centré sur la vie d’une troupe itinérante de kabuki et de son directeur Kihachi Ichikawa, le film marque le retour de Yasujiro Ozu sur le conflit familial et les problèmes de la communication entre les personnes âgées et les jeunes. Plus spécifiquement, le cinéaste japonais s’intéresse au rapport entre Ichikawa et son fils, longtemps non reconnu. Imprégné des symboles zen mais aussi de l’ancienne tradition théâtrale, le film marque aussi le déplacement du cinéaste de l’espace urbain de Tokyo (privilégié jusqu’alors dans son langage filmique) à la zone rurale et aux paysages vides d’un village.

Le deuxième spectacle de notre analyse sera le Hamlet présenté dans une première version en 2006 au Festival grec de Barcelone. Elizabeth LeCompte se met face, cette fois-ci, aux « classiques » par l’intermédiaire d’un spectacle devenu canonique dans l’imaginaire collectif américain. Il s’agit du Hamlet de Richard Burton, produit à Broadway en 1964 sous la direction de John Gielgud, peu de temps après la mise en scène des Trois soeurs de Lee Strasberg d’après la version originale de Stanislavski. La production de Broadway fut enregistrée avec dix-sept caméras afin d’être diffusée en direct pendant deux jours, dans deux mille cinémas à travers les États-Unis. L’idée était de proposer une expérience théâtrale à des milliers de spectateurs, simultanément dans différentes villes. Le film était destiné à être détruit juste après sa diffusion en suivant la nature éphémère de toute représentation théâtrale. Le Hamlet du Wooster Group « reproduit » sur scène l’événement filmique de 1964 d’après une copie récemment retrouvée. Plus qu’une réappropriation anodine qui réduirait la reconstitution à un exercice esthétique, le jeu woosterien vise encore une fois la déstructuration de la tradition naturaliste qui a dominé tout au long du XXe siècle la longue histoire scénique et cinématographique de la tragédie shakespearienne. Suivant le réalisme psychologique de l’Actors Studio, Hamlet s’est réduit à un drame familial dans une approche pédagogique et moraliste, bref limitative.

La topographie du plateau

À l’encontre du « théâtre-temple » revendiqué par Stanislavski, le plateau woosterien, brechtien, incorpore les éléments architecturaux de l’espace où la performance se produit ainsi que son équipement technique. Dans Brace up!, le dispositif scénique reprend partiellement la structure architecturale du nô, le plus ancien des trois genres classiques du théâtre japonais, réservé du XVIe au XIXe siècle à l’aristocratie militaire mais destiné auparavant à un public très large[3]. Tout comme dans la scène nô, jadis élevée en plein air, le plateau est surélevé d’un mètre environ au-dessus du sol[4]. Il se compose d’une zone centrale clairement délimitée par deux couloirs à droite et à gauche. Une grande table posée au fond de la scène constitue un autre espace à l’extrémité du public. Dans le nô, l’espace au fond de la scène, derrière l’orchestre, était réservé aux « surveillants » qui veillaient au bon déroulement du spectacle tandis que tout acteur qui était assis là devait rester invisible pour le public. Dans Brace up!, tout en assumant la fonction des coulisses, l’espace placé en fond de scène est intégré à l’action grâce aux moniteurs qui filment en direct les performeurs assis dos au public.

La structure dominante de Hamlet est un grand écran installé au milieu de la scène qui est censé projeter le Hamlet de Richard Burton. Quant à la partie cour de la scène, elle est dominée par un plateau surélevé, presque rectangulaire, qui reproduit le plancher du Théâtre de Broadway. Une paroi, mobile et semi-transparente, est installée sur ce plateau : elle fait à la fois référence au plateau de Brace up! et à la construction architecturale du nô[5]. Cette paroi rythme les entrées et les sorties des performeurs tout en contribuant, grâce à son opacité, au « jeu » d’ombres et de reflets qui domine l’espace scénique. Le vestiaire, à gauche et à droite de la scène, reste visible tout au long du spectacle.

Elizabeth LeCompte opère toujours dans une approche radicalement physique (voire physiologique) du théâtre, l’espace étant la seule chose qui préexiste au travail avec les performeurs. Elle fait de la scénographie la matière première du spectacle, en rupture totale avec tout parti pris illustratif qui la chargerait d’une valeur expressive, autrement dit, d’une théâtralité. C’est exactement dans ce travail plastique sur la topographie de la performance que réside la première mise à distance avec les espaces tchekhoviens, censés refléter le psychisme des personnages[6]. Les mondes bien encadrés du Wooster Group ne participent pas des états d’âme tchekhoviens. Elizabeth LeCompte travaille à l’intérieur de cette structure rigoureuse en mettant en tension les contraires, à savoir le vrai et le faux, le creux et le compact, le plat et le relief. Le « paysage » de la scène demeure ainsi en suspension, à la fois plein et (trop) vide. Dans les spectacles du Wooster Group, tout comme dans le cinéma atypique de Yasujiro Ozu, la scène demeure essentiellement vide et explicitement décentrée – ce qui active la vision périphérique du spectateur et multiplie les niveaux de perception : le regard du public est centré non seulement sur ce qui advient à l’intérieur du cadre mais aussi sur le hors-champ.

Les portraits des choses

Les choses renforcent par leur matérialité ce vide du paysage scénique. Le trop-plein des objets intervient sur le trop-vide du plateau : deux façons de penser de manière picturale l’espace se retrouvent. Pour Elizabeth LeCompte et pour Yasujiro Ozu, la présence scénique est exactement cette manière d’être trop dense. Chaque spectacle doit « s’enliser » dans sa matérialité afin de pouvoir dépasser les apparences et devenir comme une chose.

Les accessoires de Brace up! sont mobiles, en continuel déplacement : trois téléviseurs, trois microphones, une cafetière, deux chaises roulantes, deux lampadaires, une horloge, un flacon de parfum, des lunettes de soleil. Les seuls éléments immobiles de la scénographie sont deux tréteaux lumineux qui marquent les limites du plateau à gauche de la scène. De même, les objets scéniques de Hamlet sont « pauvres » et explicitement mouvants : une table roulante au bout de laquelle est attachée de temps en temps une des chaises roulantes utilisées auparavant dans Brace up! sont les seuls éléments scéniques à occuper la partie gauche du plateau.

Les déplacements incessants des choses génèrent un certain « flottement » dans l’espace qui brouille la géométrie de la scène tout en déclenchant un effet optique apparenté au travail du rêve : tout est à la fois concret et abstrait, réel et imaginaire. La scène woosterienne rejoint ainsi une des principales caractéristiques de l’espace japonais. Selon Roland Barthes, dans L’empire des signes :

l’objet déjoue d’une manière à la fois inattendue et réfléchie l’espace dans lequel il est toujours situé. Par exemple : la chambre garde des limites écrites, ce sont les nattes du sol, les fenêtres plates, les parois tendues de baguettes (image pure de la surface), dont on ne distingue pas les portes à glissières; tout ici est trait, comme si la chambre était écrite d’un seul coup de pinceau. Cependant, par une disposition seconde, cette rigueur est à son tour déjouée : les parois sont fragiles, crevables, les murs glissent, les meubles sont escamotables, en sorte qu’on retrouve dans la pièce japonaise cette « fantaisie » (d’habillement, notamment), grâce à laquelle tout Japonais déjoue – sans se donner la peine ou le théâtre de le subvertir – le conformisme de son cadre

Barthes, 2007 [1970] : 62

Outre leur fonction de déjouer la rigidité du cadre scénique, les choses jouent un rôle bien précis dans les performances du Wooster Group; c’est pour cela qu’elles doivent avoir une histoire pour être utilisées. Dans Brace up!, les objets préservent la mémoire de spectacles précédents tout comme, dans le cinéma d’Ozu, ils véhiculent la mémoire de ses films. Pour Elizabeth LeCompte, tout comme pour Yasujiro Ozu, les accessoires ne sont jamais utilisés comme des éléments d’illustration ou de décoration, bien au contraire. Il s’agit de portraits de choses qui révèlent le caractère autobiographique de chaque performance. Cependant, ceux-ci ne sont pas dramatisés comme dans le théâtre de Tchekhov. Tout comme les espaces, les objets ne livrent pas des émotions, il ne s’agit pas de portraits psychologiques qui rendent explicite le caractère de celui qui les possède ou qui les offre. Ce sont plutôt des réceptacles d’émotion, des natures mortes qui assument différentes fonctions : ils servent de transition d’une situation à une autre, d’un dedans à un dehors, d’une époque à une autre. Les natures mortes, écrit Deleuze au sujet de l’Histoire d’herbes flottantes, sont des images pures et directes du temps car elles rendent sensible le temps qui passe. La nature morte est ce qui change dans le temps, une tranche bien définie de la réalité, mais le temps ne change pas lui-même, « c’est le plein, c’est-à-dire la forme inaltérable remplie par le changement » (Deleuze, 1985 : 28). Dans la scène bien délimitée du Wooster Group, la concentration intense sur les choses nous rend conscients de ce « présent continu », ce présent direct qui maintient les choses et les faits dans un état de presque, c’est-à-dire en devenir.

De l’économie des gestes

Dans Brace up!, « être la matière » se traduit par une économie non seulement des objets mais aussi des gestes qui maintiennent l’ensemble de la mise en scène à l’échelle humaine au sein d’un quotidien modeste et banal, proprement anti-héroïque et manifestement anti-dramatique. L’intimité liant les gestes aux objets déjoue le système stanislavskien qui veut l’acteur propagateur de la vérité du personnage. Dans ce théâtre, tout comme dans le cinéma de Yasujiro Ozu, le drame, entendu comme une série d’actions qui mènent à une crise, est exclu : les personnages de Yasujiro Ozu « subissent », ils n’agissent pas, la clé de leur existence n’étant pas ce qu’ils font mais ce qu’ils vivent[7], pas ce qui leur arrive mais ce qui ne leur arrive pas.

Yasujiro Ozu et Elizabeth LeCompte rencontrent Tchekhov dans ce presque rien qui maintient ces « tranches de vie » ensemble. Prises dans un déroulement monotone et répétitif des sentiments et des comportements, les trois soeurs de la pièce du même nom sont étouffées dans le quotidien de leur ville d’adoption qui absorbe tout : leur désir de voyage, leurs valeurs, leurs savoirs, leur rêve de retourner à Moscou, leur ville natale. Dans Brace up!, aucune dramatisation, aucune intention, juste une extrême précision : se lever et faire quelques pas, lire une lettre, regarder la caméra, traverser le couloir, déplacer des accessoires, exécuter une danse. Faire des choses simples qui sont nécessaires et qui entraînent des comportements ne veut pas dire s’arrêter à leur symbolique, bien au contraire. Il s’agit de briser la symbolique, d’aller au-delà des axiomes du réalisme psychologique par l’expérience de la quotidienneté. C’est un lieu commun chez le Wooster Group que de travailler sur la condensation, la limitation, la tension, pour que le spectateur puisse atteindre le maximum de concentration.

La modulation des performeurs à partir d’un soi réel évoque certes la nonmatrixed performance, c’est-à-dire (pour reprendre la définition du terme introduit par Michael Kirby) la pure exécution d’une action simple qui maintient le performeur dans le temps présent (Kirby, 1995b [1965] : 31). Auteur et performeur, jadis collaborateur du Wooster Group, Michael Kirby parle d’un « nouveau théâtre » apparu dans les années 1950 et 1960 dans le milieu des arts plastiques à l’encontre de la tradition naturaliste dominante. C’était un théâtre qui mettait l’accent sur l’utilisation concrète des couleurs, des formes et des objets demeurant attachés au monde expérientiel de la vie de tous les jours (« to the experiential world of everyday life », Kirby, 1995a [1965] : 10) sans qu’ils puissent devenir des symboles d’une réalité de l’au-delà. Elizabeth LeCompte travaille dès le début à partir des task movements qui ont marqué ce « nouveau théâtre  » afin d’éviter toute personnalisation qui pourrait déclencher une identification quelconque avec les performeurs. Face au répertoire, la metteure en scène choisit de travailler d’une façon résolument postbrechtienne dans le but de dissoudre le principe d’identification, fondement du théâtre naturaliste. Dans ses réflexions « sur le théâtre expérimental », Bertolt Brecht optait pour la dissolution du principe de l’identification fondé « sur la suggestion » afin de permettre à l’art de « construire son monde à lui sans avoir besoin de le faire coïncider avec le monde réel » (Brecht, 1999a : 124). Il ne s’agit pas de la mort du personnage annoncée par les postconstructivistes à l’intérieur de la crise de la représentation, mais de la mise en vue d’un personnage en train d’être. « Le personnage est une accumulation de fragments dont le performeur est l’initiateur[8] », précise Elizabeth LeCompte qui s’inscrit ici dans la lignée de la critique de l’identification du spectateur au milieu représenté (Brecht, 1999a : 73).

Dans l’objectif d’empêcher les spectateurs de croire à l’action scénique, Elisabeth LeCompte radicalise ses processus de fragmentation. Elle isole les discours des conversations personnelles en déformant les pauses et les silences dans lesquels réside, selon les « naturalistes », le sens tchekhovien. Sans préjugés ni stéréotypes, elle installe ainsi un nouveau rapport non seulement entre les performeurs eux-mêmes mais aussi entre la scène et la salle. Chaque performeur agit à l’intérieur de son propre cadre, à la fois isolé et en contact avec les autres. Citons encore Elizabeth LeCompte :

Lorsque dans Brace up!, Ron Vawter se trouve au micro en tant que Verchinine et adresse son texte directement au public, il l’adresse également aux autres personnages : ils sont tous présents dans l’espace avec lui et ils écoutent, ils savent à qui il parle; seulement, ils ne le regardent pas. Je pense que c’est très moderne. Notre monde est rempli de conversations « unilatérales » dont les protagonistes sont en connexion à l’aide de moyens électroniques […]. Stanislavski pensait – c’était une idée naturaliste d’avant le cinéma – que pour jouer vraiment le théâtre, il faut regarder la personne à qui l’on parle. Aujourd’hui, il arrive rarement que nous soyons dans la même pièce que la personne à laquelle nous parlons. Le nouveau naturalisme est électronique et cinématographique

Van Kerkhoven, 1994 : 203-205

À l’intérieur de ce « nouveau naturalisme », le sens est communiqué par l’association des choses fragmentées qui se trouvent rarement dans le même cadre. C’est cette simultanéité éclatée qui constitue le réalisme moderne du Wooster Group et défait la linéarité du théâtre naturaliste.

Hamlet poursuit le démantèlement des conventions véhiculées par l’Actors Studio, héritier « légitime » de la méthode Stanislavski. Dans leur majorité, les adaptations filmiques et théâtrales de Hamlet tout au long du XXe siècle se sont imprégnées, d’une façon ou d’une autre, de la tradition naturaliste largement fondée sur l’approche psychanalytique. D’après Freud et son analyse du conflit oedipien, « Hamlet peut tout sauf accomplir la vengeance sur l’homme qui a éliminé son père et pris sa place auprès de sa mère, cet homme qui lui montre la réalisation de ses souhaits d’enfance refoulés » (Freud, 2004 [1899-1900] : 306). Richard Burton tout comme Laurence Olivier dans sa production populaire de 1948 (Olivier fait également une « courte apparition » dans l’Hamlet woosterien) se retrouvent dans la même interprétation hautement psychologique du mythe d’Hamlet qui vise à rendre perceptible ce qui demeure « inconscient dans l’âme du héros » (Freud, 2004 [1899-1900] : 306).

Cette décomposition de la tragédie shakespearienne apparaît simple dans un premier temps puisque, contrairement à Brace up!, elle se déploie à l’intérieur du même cadre : les performeurs du Wooster Group imitent les acteurs de Broadway qu’on voit sur le grand écran et copient fidèlement leurs mouvements et leurs gestes. Or, cette imitation servile ne se déroule pas dans un temps naturel mais dans un rythme accéléré. Le film de Broadway a été remonté numériquement par Elizabeth LeCompte afin de supprimer les transitions d’une action à l’autre, d’un état psychique à un autre. L’accélération du temps scénique trouble la linéarité du récit et contredit le principe du retardement qui régit la tragédie shakespearienne. C’est un lieu commun, Hamlet est un homme « qui hésite à accomplir la vengeance dont la tâche lui est impartie  » (Freud, 2004 [1899-1900] : 305). Une fois la surcharge émotionnelle qui pesait sur Hamlet évacuée, notre attention se concentre sur l’action dramatique, autrement dit sur les faits. Privés de la possibilité de nous plonger dans l’action scénique, nous devenons observateurs conscients du jeu scénique dans une mise à distance résolument critique.

La figure du narrateur

Renforcer l’attention du spectateur tout en l’entravant par la suspension de la continuité narrative, telle est la visée des mises en scène des classiques par Elizabeth LeCompte. La tension entre acting et non-acting trouve sa meilleure illustration dans le narrateur, présence-clé dans l’ensemble des productions woosteriennes. Une fois le narrateur présent sur scène, la performance rompt radicalement avec la linéarité du théâtre naturaliste. Selon Peter Szondi et sa Théorie du drame moderne, le meneur de jeu affirme à la fois l’unité de la forme et la crise du concept classique de la dramaturgie en substituant à l’action dramatique la narration scénique. Dans le théâtre brechtien, le narrateur acquiert le statut d’un personnage interne à la construction dramatique qui transmet aux spectateurs les faits d’une expérience vécue (Szondi, 1983 : 117-122).

Évitant tout discours théorique, Elizabeth LeCompte explique pour Brace up! :

Il y a un narrateur parce que j’aime le texte dans son intégralité. Je voulais « faire » toute la pièce. Mais comme je ne pouvais pas gérer la grande distribution que cela nécessiterait, le narrateur « jette un pont » en l’absence de quelqu’un ou de quelque chose

Van Kerkhoven, 1994 : 193

Kate Valk en tant que narratrice dans Brace up! accomplit, dans un premier temps, des tâches dramaturgiques. Tout en se mêlant occasionnellement à l’action, Kate Valk est autorisée à s’adresser directement au public, aux techniciens et aux autres performeurs en assumant d’une certaine manière le rôle de Benshi, le bonimenteur de films muets japonais qui racontait l’histoire tout en la commentant. Kate Valk est le véritable maître du jeu : elle nous informe sur chaque scène, introduit les performeurs tout en les remplaçant quand il est nécessaire, sert de lien entre les personnages extérieurs à la pièce (comme la dramaturge Marianne Weems ou le traducteur de la pièce en anglais Paul Schmidt) et les techniciens, résume le quatrième acte en quelques lignes et une chanson d’adieu. En même temps, elle est responsable du montage scénique, car elle déplace constamment les objets ou bien les performeurs sur leur chaise roulante. À la fois réaliste et stylisée dans son « jeu », Kate Valk rythme la performance en alternant de manière subtile son rapport avec ce qui se passe sur le plateau et dans la salle.

Dans Hamlet, le rôle du narrateur est assumé par l’ensemble des performeurs. Leur tâche n’est pas d’interpréter Hamlet mais de montrer aux spectateurs l’événement théâtro-filmique dont ils furent les témoins en tant que (télé)spectateurs. Au lieu de s’identifier aux personnages, ils les citent tout en restant observateurs de l’action. Hamlet apparaît ainsi comme une tragédie qui se raconte devant nous, à la troisième personne. Nous retrouvons ici Brecht et son insistance sur l’impossibilité de représenter Shakespeare de façon à le rendre clair. Tout comme le théâtre asiatique, le théâtre élisabéthain est, selon Brecht, plein d’effets de distanciation au sein d’un désordre qui contredit l’esthétique naturaliste et qui renvoie au spectateur la responsabilité de (re)construire et de donner une cohérence à l’histoire (Brecht, 1999a : 21).

Une fois le(s) narrateur(s) présent(s) sur la scène, l’ici et maintenant de la performance est remis en cause : celui qui raconte est une figure liée par définition au passé puisqu’il est censé raconter des choses qui ont déjà eu lieu. Dans un souci de subvertir tout traitement conventionnel du temps, Elizabeth LeCompte complique davantage les temporalités scéniques de Brace up!. Comme l’âge réel des performeurs le rend explicite, la metteure en scène déplace Les trois soeurs dans le futur, plusieurs années après le départ de la batterie et de ses officiers de leur petite ville de province, quand elles sont dépouillées d’illusions (comme c’est bien le cas dans le quatrième acte du drame). Il ne s’agit pas d’une pièce sur le futur mais d’une réflexion sur le passage irréversible du temps par des performeurs de l’à présent. Pathétiques et indifférentes, les trois soeurs sont désormais vieilles, immobilisées dans les souvenirs de leur jeunesse et du bonheur perdu, enfermées dans l’impossibilité physique de travailler plus ou de recommencer une nouvelle vie; leur fin est déjà pressentie. Cette transposition dans le futur ne se contente pas d’un simple « jeu » esthétique mais constitue une allusion directe au fond obscur de Tchekhov, c’est-à-dire à la conscience ontologique du temps. Brace up! oscille entre l’à présent et le se souvenir dans un espace-temps élargi, à la fois familier et distant.

Les accidents contrôlés

Certes, tout récit est une chose du passé qui correspond à l’organisation des événements en une histoire, c’est-à-dire autour d’une idée qui ne fait que reprendre en sous-main les principaux traits d’un développement continu (Brecht, 1999a : 502). Afin d’éviter le piège de la linéarité, Elizabeth LeCompte incorpore dans la structure générale de ses performances toute forme d’accident scénique ou technique. Elle les récrée en les intégrant comme sous-texte dans la trame dramaturgique. Il s’agit des accidents qui génèrent du vrai en faisant appel à ce que, dans le zen, on nomme « accident contrôlé » (Watts, 2003 [1960] : 239). Dans Hamlet, les rappels explicites au temps actuel s’inscrivent dans ce cadre du hasard maîtrisé. L’instant présent fait irruption sur scène presque brutalement en interrompant le rythme accéléré de la performance. Travesti en accident technique, il se manifeste soit par un message électronique qui apparaît sur l’écran du fond (« unrendered ») soit par l’adresse directe des performeurs aux techniciens pour qu’ils fassent rouler plus vite le film. Plus que de simples effets de familiarisation, ces ruptures autorisent les performeurs à manipuler le temps scénique, autrement dit, elles leur donnent la liberté d’avancer ou de reculer à l’intérieur des règles du jeu, supposées rigides. On pourrait les comparer au « naturel » qui renforce, selon Brecht, les effets de distanciation dans l’art asiatique :

Il est tout aussi évident que la distanciation ne suppose en aucune façon un jeu dénué de naturel. Que l’on n’évoque surtout pas ici la stylisation de jeu traditionnelle. Au contraire, le déclenchement de l’effet de distanciation dépend de la légèreté et du naturel de l’interprétation. Simplement, pour contrôler la vérité de sa composition (opération nécessaire que Stanislavski a bien du mal à intégrer dans son système), le comédien n’est pas réduit à faire appel à sa seule « sensibilité naturelle »

Brecht, 1999b : 53-54[9]

La mise en scène brechtienne conjugue la description naturaliste et la stylisation sur le plan de la construction des personnages. Les coupures temporelles dans Hamlet déclenchent une impression d’immédiateté à l’intérieur d’un jeu hautement stylisé. En même temps, ces «  accidents contrôlés  » fonctionnent comme des points de fuite puisqu’ils autorisent non seulement le mouvement à l’intérieur de l’oeuvre mais aussi son ouverture sur des possibilités extérieures à sa structure. Ils sont des intervalles, des trous dans le temps et l’espace de la scène qui brisent l’unité apparente de la composition scénique tout comme les écrans s’apparentent à des trous dans le regard.

La nature fantomatique des écrans

Dans Brace up!, les téléviseurs diffusent des gros plans des performeurs préenregistrés ou en direct qui jouent à la manière des soap operas. Outre des indices autobiographiques, ces gros plans emboîtent les visages et font éclater l’identité des personnages. La dispersion de l’identité est renforcée par un jeu constant entre présence et absence, entre l’être ici, sur le plateau, et l’être là-bas, sur le moniteur. La limite entre le réel et l’imaginaire devient ainsi imperceptible tout comme la transposition de l’action du présent au passé ou au futur. Cette tension entre l’image actuelle et l’image virtuelle répond à des circonstances vraies dans le cas d’Anfissa (Josephine Buscemi), la vieille nourrice qui n’apparaît que sur les écrans car son âge réel ne lui permet pas d’être sur scène. Cette utilisation pragmatique de la caméra s’accorde par ailleurs parfaitement avec le déplacement temporel que suggère Elizabeth LeCompte en transposant l’action à un temps futur, postérieur au temps tchekhovien; deux ou trois décennies après le départ de la brigade de la ville, la vieille servante sera logiquement morte. L’écran préserve alors le souvenir de sa performance dans le temps, ce qui reste d’une présence désormais fantomatique.

La nature fantomatique de l’écran sera exploitée d’une manière encore plus radicale dans Hamlet. Le moment de l’apparition du fantôme du roi assassiné, qui exige de son fils la vengeance de son meurtre (un des rares passages qui se déroule en temps « réel », sans accélération), est magnifié par le système optique du Wooster Group et fait de Hamlet un vrai piège à fantasmes : du point de vue du spectateur, l’écran horizontal diffuse une image préenregistrée du roi (Ari Fliakos), l’écran de gauche est focalisé sur la main du performeur tandis que l’écran de droite diffuse en direct son visage en gros plan en train d’énoncer ses répliques dans la demi-obscurité. L’image intégrale du spectre ressort de la synthèse (mentale) de ces quatre éléments. Jouant le rôle de catalyseur, l’apparition du fantôme, figure archétypale de la mortalité qui appartient à la fois au monde physique et métaphysique, soulève de façon emblématique la force symbolique du mythe de Hamlet : tout n’est qu’apparence.

Dans Brace up!, la diffusion des gros plans se complexifie davantage quand il s’agit de transmissions en direct. C’est le cas de Paul Schmidt qui assumait le double rôle de son vrai soi en tant que traducteur de la pièce ainsi qu’en tant que Tcheboutykine, le médecin militaire. Assis dos au public et face à une caméra située au fond de la scène, celui-ci n’apparaît aux spectateurs que sur le moniteur. La caméra se focalise sur son visage ou bien sur ses gestes qui paraissent agrandis comme à la loupe[10]. Ce dédoublement de la présence du performeur devient explicite dans des scènes affectives comme celles entre le Touzenbach de Jeff Webster et l’Irina de Beatrice Roth, ou bien entre le Verchinine de Ron Vawter et l’Olga de Peyton Smith qui joue dans la plus grande partie du spectacle derrière une caméra. La caméra déjoue toute émotion de la scène de la même façon que le changement soudain du temps cinématographique interrompt, chez Yasujiro Ozu, les scènes émotionnellement tendues[11].

La réappropriation des « classiques »

Le caractère opératoire des écrans est renforcé par leur position dans l’espace scénique de Brace up!. Tout comme Yasujiro Ozu, Elisabeth LeCompte privilégie les relations diagonales des performeurs aux écrans tout en découpant le plateau en zones de haute et de basse énergie. Dans Brace up!, de même que dans Hamlet, Elizabeth LeCompte ne procède que par des relations, une chose se mettant à côté de l’autre, mieux encore, une chose au-dessus de l’autre ou une chose informant constamment l’autre, sans jamais converger vers un sens unique ou une vision restreinte des « classiques » qui diviserait le plateau entre le réel et l’imaginaire, l’authentique et l’inauthentique, la profondeur et la surface.

Ce qui nous est suggéré à travers les approches intermédiales de Tchekhov et de Shakespeare par le Wooster Group est une perception élargie du théâtre et du répertoire qui nous situe dans un espace intermédiaire, en perpétuel mouvement entre la longue tradition d’interprétation des « classiques » et l’histoire personnelle du groupe. Altérer l’angle de la conception afin de transformer la perception, tel est le projet d’appropriation du répertoire par le Wooster Group. Cela ne signifie pas de faire tabula rasa des postures canoniques et des stéréotypes qui hantent cet héritage scénique mais, bien au contraire, de renouer avec ses codes de représentation afin de restaurer un regard critique sur les esthétiques dominantes. Le drame n’étant jamais important en tant que tel, les « classiques » deviennent pour le Wooster Group (encore) un moyen de maintenir la composition scénique ouverte à d’innombrables possibilités.