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Notre imaginaire collectif a conservé la figure de Gérard Philipe en Rodrigue, en 1951, dans la Cour d’honneur du Palais des Papes d’Avignon, revêtu du costume flamboyant peint par Léon Gischia. Le théâtre populaire semble, pour les jeunes générations, figé dans cette image : il serait indissociable du répertoire des classiques. C’est oublier la pluralité de la réalité que recouvre le terme de « théâtre populaire » et la diversité du répertoire qui lui est associé.

Le mouvement du théâtre populaire naît, en France, au tournant des XIXe et XXe siècles, en réaction à un état du théâtre jugé décadent car soumis aux contraintes mercantiles et destiné en priorité au divertissement de la bourgeoisie. On peut déterminer deux « temps forts » dans l’histoire du théâtre populaire : une génération de « pionniers » représentée, notamment, par Romain Rolland, Maurice Pottecher et Firmin Gémier, puis une génération d’héritiers représentée par Jean Vilar et les hommes de la décentralisation (Jean Dasté, André Clavé, Guy Parigot, Hubert Gignoux, Maurice Sarrazin…). Si ces artistes partagent une conception du peuple sensiblement similaire (le peuple entendu dans le sens de populus, et non comme plebs), leur rapport au répertoire semble différer. Schématiquement, on peut considérer, même si cette proposition mériterait d’être nuancée, que les pionniers s’attachent principalement à fonder un nouveau répertoire, authentiquement populaire, alors que les héritiers, et notamment Jean Vilar, privilégient la promotion des chefs-d’oeuvre de l’humanité et la diffusion d’un répertoire que l’on a pu qualifier de « classique », qu’il soit français ou étranger. Pourtant, cette dichotomie empêche de penser la place de Jacques Copeau, que l’on a longtemps défini comme pionnier du théâtre populaire au titre de l’expérience de proto-décentralisation des copiaus (1924-1929) et de la parution en 1941 de son ouvrage Le théâtre populaire. Comment comprendre son évolution, d’un théâtre d’art fondé sur le répertoire et l’alternance au Théâtre du Vieux-Colombier, à une volonté de « régénérer » le théâtre pour en faire un « théâtre d’union », en inventant de nouvelles formes, à partir, notamment, de l’exemple de la commedia dell’arte? En introduisant une réflexion sur les liens entre théâtre populaire et nation, on peut, d’une part, réintégrer Jacques Copeau dans l’histoire du théâtre populaire, et, d’autre part, mieux saisir la généalogie du mouvement, en mettant au jour les contradictions ou les paradoxes de cette histoire.

Arrêtons-nous tout d’abord sur le lien que nous posons entre théâtre populaire et nation. C’est en instituant le peuple « co-acteur » de la représentation que ce lien émerge, puisque le peuple, avec la Révolution française, et à la suite de l’héritage de la philosophie des Lumières, est défini comme l’ensemble des citoyens qui délègue ses pouvoirs à des gouvernants agissant en son nom. La nation désigne alors la communauté de tous les citoyens. L’enjeu que suscite le théâtre populaire n’est pas, contrairement à ce que certains commentateurs développent, de déterminer l’origine sociale des spectateurs (et partant d’en déduire le plus souvent que le théâtre populaire ne serait pas « populaire » au sens sociologique, voire sociographique, du terme), mais d’observer l’imaginaire du peuple (et de la nation) à l’oeuvre dans la représentation théâtrale. En effet, la « Déclaration des droits de l’Homme et du Citoyen » du 26 août 1789 ne différencie pas explicitement le peuple et la nation, employant l’un pour l’autre. À partir de la Constitution de 1791, la distinction s’opère entre la nation comme entité supra-politique et le peuple comme détenteur du pouvoir politique : le peuple est progressivement défini comme la part charnelle de la nation[1]. À l’image des mots de « nation », de « patrie » ou de « peuple » qui englobent des conceptions hétérogènes, voire parfois contradictoires, le répertoire du théâtre populaire témoigne, également, d’un grand éclectisme. Nous nous proposons donc d’explorer cette diversité, en interrogeant le rapport du théâtre populaire à l’idée de nation, à travers son répertoire. Nous pourrons alors constater que l’opposition entre les conceptions particulariste et universaliste de la nation, si elle permet de lire les lignes de fracture, ne peut fonder une typologie satisfaisante car ces deux traditions ont subi de nombreuses imbrications.

Pourtant, pour des raisons de clarté du propos, nous tenterons de rattacher à une dimension spécifique de la conception de la nation l’oeuvre et le positionnement des artistes suivants, choisis pour leur place prépondérante au sein de l’histoire du théâtre populaire : Romain Rolland, Firmin Gémier, Maurice Pottecher, Jacques Copeau et Jean Vilar. Cette démarche ne nous empêchera pas de noter les emprunts des uns et des autres, puisque le théâtre populaire se caractérise par une complexité théorique, faite d’héritages multiples. Par ailleurs, un travail systématique sur le répertoire de chaque représentant de ce mouvement (et notamment des pionniers de la fin du XIXe siècle, peu étudiés, comme Louis Lumet, Henri Dargel, Émile Berny ou Henri Beaulieu) serait sans aucun doute nécessaire, mais le cadre et la forme de cet article ne nous y autorisent pas.

Nous tenterons de dénouer cet enchevêtrement idéologique en étudiant successivement trois manières d’envisager les liens entre le répertoire du théâtre populaire et l’idée nationale. Dans un premier temps, nous observerons comment le répertoire peut servir à défendre une République menacée par la montée d’un nationalisme d’exclusion. Dans un deuxième temps, nous analyserons une forme de répertoire qui puise dans les traditions locales pour retrouver le « sens authentique » du théâtre. Enfin, nous nous arrêterons sur un répertoire destiné à promouvoir une culture universelle, à même de renforcer le rayonnement de la France et le sentiment d’appartenance à une identité nationale.

La défense de la République menacée

Il revient à Romain Rolland d’avoir, le premier, tenté de répondre à la question du répertoire que le théâtre populaire devait jouer. Dans Le théâtre du peuple (1903), Romain Rolland fixe les « conditions matérielles et morales » de la fondation d’un authentique Théâtre du peuple. Il envisage le théâtre selon trois principes : le théâtre doit être un délassement; il doit être une source d’énergie (il faut alors « soutenir et exalter l’âme ») et enfin, il doit être une lumière pour l’intelligence. Ces trois principes orientent le choix du répertoire et le contenu des pièces. Par ailleurs, concernant la forme, le théâtre doit présenter de 

larges actions, des figures aux grandes lignes, vigoureusement tracées, des passions élémentaires, au rythme simple et puissant; des fresques, et non des tableaux de chevalet; des symphonies, et non de la musique de chambre. Un art monumental, fait pour un peuple, par un peuple

Rolland, 2003 [1903] : 103

Romain Rolland termine sa réflexion sur les genres du théâtre populaire. Il valorise ainsi le mélodrame, genre au sein duquel il classe Shakespeare, les tragiques grecs et l’épopée historique. Il cite Shakespeare, une nouvelle fois, pour regretter que « l’épopée nationale soit toute neuve pour nous. Nos dramaturges ont négligé le drame du peuple de France » (Rolland, 2003 [1903] : 109). Romain Rolland, reprenant le vocabulaire révolutionnaire[2], vise la « régénération de l’homme » par l’épopée nationale : « travaillons à créer l’homme nouveau, sa morale, sa vérité » (Rolland, 2003 [1903] : 113).

La propre production dramatique de Romain Rolland s’inscrit dans le genre des drames historiques. Le Théâtre de la Révolution devait comporter onze pièces : huit seulement furent écrites entre 1898 et 1939[3]. L’auteur note : « J’ai conçu en ces années 1897-1901 une épopée du peuple révolutionnaire, qui se déroulerait dans l’arène d’un Théâtre du peuple » (Rolland, 1972 [1935] : 7). Ce retour vers le passé s’ancre dans la réalité politique vécue par Romain Rolland. En effet, dans le contexte de l’Affaire Dreyfus, Romain Rolland cherche à se placer « au-dessus de la mêlée », selon l’expression qu’il affectionne et qu’il utilise comme titre d’un recueil d’articles paru en 1915. Ainsi, Les loups, première pièce de ce cycle épique, est tout d’abord écrite dans un sens dreyfusard, après que Romain Rolland a été touché par la condamnation d’Émile Zola le 23 février 1898. La pièce est ensuite reprise pour corriger les aspects les plus manichéens et montrer la grandeur des deux parties en lutte. Elle déroule une intrigue imaginaire qui se situe dans le cadre historique de 1793, à l’heure où la patrie est en danger, où la suspicion règne dans l’état-major d’une division de l’armée républicaine assiégée dans Mayence. Il est aisé de retrouver dans les personnages fictionnels de la pièce les protagonistes historiques de l’Affaire Dreyfus, qui opère dans le milieu intellectuel une véritable fracture. En effet, à la suite de la crise boulangiste, qui voit naître le nationalisme que Maurice Barrès commence à théoriser dans ses écrits du Culte du moi, se diffuse l’idée selon laquelle le primat de la nation implique un remplacement du système politique parlementaire par une nouvelle puissance d’État[4]. L’Affaire Dreyfus radicalise les positions, mais les dreyfusards, républicains, refusent de voir l’appel à la patrie confisqué par les nationalistes et la droite radicale. Une autre conception de la nation est alors développée, fondée sur les valeurs républicaines issues de la Révolution : unité nationale, justice, vérité, égalité et liberté. Ce sont ces valeurs qui sont mises en avant dans Le quatorze juillet, qui agit comme double inversé des Loups. La pièce présente un peuple fraternel qui conquiert sa liberté dans la joie. En montrant l’unité du peuple contre la tyrannie, Romain Rolland célèbre, implicitement, l’union républicaine, que les crises de régime successives menacent d’affaiblir. Malgré l’insuccès, Le quatorze juillet répond à la théorie de son auteur selon laquelle « il n’est de grande oeuvre populaire que celle où l’âme du poète collabore avec l’âme de la nation, celle qui s’alimente aux passions collectives » (Rolland, 2003 [1903] : 103).

Quel sens prêter à ces retours vers le passé révolutionnaire? D’une part, nous pouvons y voir une action sur le présent, pour la défense républicaine. D’autre part, ce retour vers le passé possède une fonction éducative, que l’on retrouve dans l’historicisme pédagogique de Jules Michelet et que la IIIe République met en oeuvre à partir des lois Jules Ferry sur l’éducation. En 1847, dans sa préface à L’histoire de la Révolution, Jules Michelet invoque « l’esprit de la Révolution » pour souligner l’importance de la connaissance de ce pan d’histoire pour constituer un socle commun national[5]. Diffuser l’histoire de la Révolution, qui scelle la naissance de la nation en tant que destin commun, contribue à révéler au peuple son existence en tant que nation, expression d’une communauté unie. Cela forme, d’une certaine manière, un « catéchisme républicain », que Jules Michelet oppose au catéchisme catholique, dont il dénonce les prétentions hégémoniques. Romain Rolland, qui cite Jules Michelet comme précurseur du Théâtre du peuple, insiste sur les vertus du théâtre pour l’éducation du peuple : apprentissage de la tolérance et affermissement de « l’unité morale d’une famille, liée par le triple lien du sang, des épreuves et des pensées fraternelles » (Rolland, 2003 [1903] : 111). Il s’agit, à partir « d’assises séculaires », de réveiller la « solidarité fraternelle » (Rolland, 2003 [1903] : 112). Le théâtre, grâce à sa dimension éducative, permet non seulement d’asseoir la République, mais aussi de créer de la communion et du lien.

Le quatorze juillet de Romain Rolland, mise en scène de Firmin Gémier, Théâtre de la Renaissance, 1902. Acte III, cour intérieure de la Bastille.

Photographie extraite de Le théâtre, n° 85, juillet 1902, p. 14

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En effet, pour défendre la République menacée par un nationalisme « organique », volontiers xénophobe et agressif[6], les tenants d’une République parlementaire mettent l’accent sur la communauté, en se référant à la naissance de la nation en 1789. Si Jacques Copeau, dès 1913, insiste sur la communion entre les acteurs et les spectateurs, si celui-ci prône le retour de liens, contre la société industrielle et moderne, qui, peu à peu, a construit des hommes seuls[7], c’est sans doute avec Firmin Gémier que s’exprime avec le plus de lyrisme l’attachement au peuple et à la nation, alors conçue sur le mode de la fraternité et de la communion.

Pour Firmin Gémier, le théâtre populaire appelle un nouveau répertoire. On peut observer deux orientations principales de celui-ci : d’une part, l’influence du théâtre social qui naît sur la scène du Théâtre-Libre d’Antoine et, d’autre part, le théâtre de foules qu’il contribue à promouvoir. Firmin Gémier s’inscrit dans la perspective d’André Antoine de montrer sur scène la réalité de la vie quotidienne, d’aborder « toutes les questions multiples qui agitent les sociétés modernes » (Antoine, cité dans Sarrazac et Marcerou, 1999 : 136). Loin du didactisme, le théâtre social cherche à questionner en mettant sur scène des héros confrontés à des situations sociales qui les obligent à agir. Catherine Faivre-Zellner parle, à propos du répertoire de Firmin Gémier, de « théâtre inattendu » : « La scène présente des lieux, des situations ou des personnages ignorés des scènes bourgeoises, distendant à l’extrême l’écart entre le motif et sa variation » (Faivre-Zellner, 2006 : 177-178). Cet écart permet d’accentuer et de décupler la fonction émotionnelle de la représentation.

On touche alors à une question centrale chez Firmin Gémier, qui s’inspire de la Lettre à monsieur d’Alembert sur les spectacles de Jean-Jacques Rousseau (1758)[8] : le rôle de l’émotion dans le processus de représentation. Cette importance conférée à l’émotion sur scène explique que Firmin Gémier s’intéresse tout particulièrement aux fêtes révolutionnaires. Avec Émile Jaques-Dalcroze, Firmin Gémier crée en 1903, à Lausanne, le Festival vaudois et en 1914, à Genève, les Fêtes de juin. Ces expériences de fêtes de plein air, avec un nombre important de figurants, qui présentent de vastes tableaux sur l’histoire de Genève et de la Suisse, poursuivent les premiers essais de Firmin Gémier d’un « théâtre de foules ». Au Théâtre de la Renaissance, en 1902, celui-ci a déjà monté Le quatorze juillet de Romain Rolland. Il privilégie le rythme, montrant sur scène l’organisation du collectif, passant continuellement de l’individu au groupe, du destin individuel au destin collectif[9]. Il poursuit l’expérience en 1919 et 1920 avec les représentations pour le Cirque d’hiver d’Oedipe roi de Thèbes et de La grande pastorale, créations collectives organisées par la Société des Grands Spectacles. La grande pastorale semble répondre à la préoccupation de Jean-Jacques Rousseau de permettre la fraternisation nationale par la fête populaire et par le partage émotionnel. Firmin Gémier déclare qu’il veut mettre en scène « le théâtre de l’unité française car nous avons conscience de faire participer l’art dramatique aux grandes missions sociales, nous travaillons au consolidement plus nécessaire que jamais de la fraternité et de l’unité nationale » (Gémier, Comoedia, 1920, cité dans Faivre-Zellner, 2006 : 203).

Firmin Gémier, dans sa pratique théâtrale, met donc en avant la fonction charnelle et émotionnelle du théâtre, qui renvoie, comme le montre la mise en scène du Quatorze juillet de Romain Rolland, à une conception tout aussi charnelle du peuple. Firmin Gémier sent, dit-il, l’âme du peuple « vivre, palpiter ». Il a « la douce et sublime sensation de poser la main sur le coeur de la Nation » (Gémier, Ère nouvelle, 1920, cité dans Faivre-Zellner, 2006 : 43). C’est cette même proximité que l’on observe dans le texte de Jules Michelet, intitulé Le peuple (1846), dans lequel celui-ci consigne les multiples souffrances qui pèsent sur le peuple. Il prête la même attention aux ouvriers et aux paysans qui éprouvent la misère physique et économique qu’aux fabricants, marchands et bourgeois qui connaissent une misère intellectuelle et morale, même si son coeur penche vers le « peuple humble » dont il se revendique. Dans cette vision du peuple, qui refuse toute catégorisation sociale – et dont nous avons pu voir qu’elle constituait le propre du mouvement du théâtre populaire –, on sent poindre cet attachement affectif que Jules Michelet revendique pour la vie des ancêtres qu’il parcourt à travers les archives.

L’attachement aux traditions engage un autre rapport à la nation, qui met davantage l’accent sur les particularités locales. Nous pouvons alors prendre les expériences de Maurice Pottecher et celles de Jacques Copeau comme exemples, même si la complexité du réel ne peut se réduire à quelques traits caractéristiques, forcément simplificateurs.

Le rapport aux traditions locales

En créant en 1895 le Théâtre du Peuple, à Bussang, petit village des Vosges, à la frontière de l’Allemagne, Maurice Pottecher souhaite renouveler la forme théâtrale, après des expériences parisiennes qu’il juge décevantes[10]. Aspirant à la liberté, Maurice Pottecher revient dans son village natal, espace vierge pour une nouvelle pratique théâtrale. Il pose rapidement les principes de ce nouveau théâtre : un théâtre qui s’adresse à toutes les composantes d’une société; un théâtre utile à l’éducation morale, civique et artistique du peuple, un théâtre « par l’art, pour l’humanité », selon la devise inscrite au fronton du théâtre. Maurice Pottecher écrit non pas en fonction des demandes de son public, mais en fonction de la conception qu’il a de celui-ci. Issu d’une famille de notables locaux, il entretient avec le peuple de Bussang un rapport paternaliste. Il est et demeure le « padre », ce dont Jacques Copeau, lui-même, témoigne :

Le Théâtre du Peuple entend mêler les classes, et, loin d’exclure l’élite, il la croit indispensable à assurer au spectacle un caractère artistique élevé, à l’empêcher de déchoir dans la vulgarité des effets faciles, du mélodrame banal et de la farce grossière. Tandis que la foule, d’esprit sincère, non blasé, apporte sa fraîcheur d’impression, sa faculté d’enthousiasme et préserve l’artiste d’un raffinement mortel pour l’art, l’élite intelligente et instruite corrige le goût de la foule

Pottecher, cité dans Copeau, 1941 : 24-25

La représentation théâtrale doit être organisée sous forme de fête exceptionnelle, préparée sur place, en relation avec le lieu et la population. Des habitants de la région, voire du village même, font partie de la troupe d’amateurs. Enfin, les textes doivent être contemporains. Nous nous arrêterons sur cette dernière dimension.

Quel est donc le répertoire du Théâtre du Peuple? Maurice Pottecher, en tant qu’auteur et metteur en scène, met directement en pratique sa conception théorique d’un théâtre populaire. Il définit tout d’abord un répertoire écrit pour le public local, dans sa langue actuelle[11]. La pièce doit dérouler simplement l’intrigue, sans complexifier inutilement le mouvement dramatique par des considérations trop psychologiques. Les passions doivent s’exprimer avec vigueur, dans un large développement scénique, en écartant tout artifice de pure rhétorique. Le ton doit être varié, allant du comique, voire de la farce, au sérieux, voire au mélodrame et à la poésie. Enfin, les sujets sont prioritairement issus des traditions légendaires, des mythes du pays, de l’étude des moeurs vosgiennes, de ce que l’on pourrait nommer le « folklore local[12] ». Ainsi, Le diable marchand de goutte (1895) fait partie des pièces tirées du folklore lorrain ou alsacien. Dans cette tragédie domestique et moderne, Maurice Pottecher se propose de montrer les ravages de l’alcoolisme dans une famille villageoise. Le sotré de Noël (1897), coécrite avec Richard Auvray, professeur d’histoire féru des coutumes locales, qui met en scène un propriétaire terrien victime d’un homme d’affaires véreux, s’inspire de la légende du sotré, démon farceur familier des Lorrains[13].

L’expérience de Maurice Pottecher à Bussang peut, dans une certaine mesure, être rapprochée de celle de Jacques Copeau, même s’il convient de ne pas confondre ces deux aventures[14]. L’expérience des copiaus en Bourgogne (1924-1929), alors que Jacques Copeau cherche à fuir le milieu parisien, permet à celui-ci de tester auprès des habitants un répertoire qui diffère singulièrement de celui du Théâtre du Vieux-Colombier. En 1925, la troupe, collectivement, compose un spectacle intitulé Célébration de la vigne et du vin, sur commande de la municipalité de Nuits-Saint-Georges qui souhaite rehausser l’éclat de la grande fête annuelle des vendanges : ce sera désormais l’une des formes préférées d’expression de la compagnie. En décembre 1925, la troupe présente un Jeu pour la fête de Noël, à la manière des pièces médiévales. L’année 1926 est marquée par la création de L’illusion, pièce écrite par Jacques Copeau, qui mêle La Célestine de Fernando de Rojas et L’illusion comique de Corneille et qui inaugure ce que Jacques Copeau nomme « la Comédie nouvelle », équivalent français de la commedia dell’arte, dont il estime qu’elle est la forme même du théâtre populaire. La danse de la ville et des champs, pièce composée par deux membres de la troupe, Jean Dasté et Michel Saint-Denis, donnée en mai 1928 à Meursault, connaît un très grand succès, tant en Bourgogne qu’en tournée.

Le sotré de Noël de Maurice Pottecher, mise en scène de Maurice Pottecher, Théâtre du Peuple de Bussang, 1897. Acte I, scène VI, scène de la ronde à l'occasion de la tradition du « dônage ».

Album de photographies du Théâtre du Peuple, vol. 1 (1895-1902) – Fonds privé – Marie-Josée Boileau-Vannson

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Quelques années plus tard, en 1941, Jacques Copeau fait référence à cette expérience bourguignonne éphémère et douloureuse[15] pour penser un nouveau répertoire pour le théâtre populaire, qui s’inspire « de l’histoire, du folklore, du calendrier », à partir de vastes « célébrations dramatiques » (Copeau, 1941 : 43 et suivantes). Il revient sur la « simplicité », la « rusticité » du « miracle théâtral » de la commedia dell’arte (Copeau, 1941 : 57). La date de parution du Théâtre populaire pourrait laisser penser à une oeuvre de circonstance, voire de commande[16], puisque le projet culturel du régime de Vichy s’appuie sur le folklore. Pourtant, cette conception d’un répertoire tourné vers les « racines » du théâtre est déjà présente dans un article de Comoedia de 1936[17]. En 1941, Jacques Copeau revient sur cette expérience qu’il qualifie de « modeste » (Copeau, 1941 : 50) pour souligner que ce qui plaisait aux spectateurs n’était point « la peinture platement réaliste de leurs moeurs. Mais un composé de vérité et de poésie » : des « thèmes lyriques » qui émanent du « fond des âges et du fond de l’âme populaire, pour être simplement recueillis et transcrits par un poète » (Copeau, 1941 : 51-52).

Les modèles sur lesquels Copeau s’appuie sont alors le théâtre de l’Antiquité grecque et les mystères médiévaux, qui permettaient, selon lui, l’union de l’ensemble du peuple de la cité, au sein de l’espace théâtral. Le spectacle de plein air, à l’image, d’ailleurs, des expériences florentines des années 1930[18], devient un outil pour valoriser les communautés locales et rendre au peuple la mémoire de son passé. C’est ainsi que Jacques Copeau conçoit sa dernière grande réalisation Le miracle du pain doré, qui commémore le cinquième centenaire de la fondation des Hospices de Beaune.

Cet intérêt pour les coutumes locales, l’organisation d’une communauté sur le mode familial, l’attachement aux traditions, y compris dans la rénovation[19], constituent des éléments permettant d’explorer un héritage important du théâtre populaire, parfois insuffisamment pris en compte : celui de la tradition barrésienne qui renverrait alors à une filiation « allemande » de la nation, dans laquelle on pourrait citer Johann Gottfried Herder pour qui la langue demeure l’expression d’une communauté « naturelle » qu’il nomme Volk, et qui conduit à l’exaltation des « couleurs locales » et de l’authenticité « originelle ». En cela, la tradition « allemande » rompt avec l’héritage des Lumières, qui ignore les réalités concrètes des peuples pour promouvoir un « citoyen » abstrait que la nature humaine universelle transcende. C’est également un des chevaux de bataille de Maurice Barrès : lutter contre cet héritage universaliste et rationnel à l’origine de la décadence de la société.

Ce constat d’une « crise de civilisation » est partagé par nombre d’intellectuels de la fin du XIXe siècle. Maurice Barrès se réfugie dans Le culte du moi en réaction à une société qu’il estime pervertie. Il dénonce le matérialisme, le positivisme, le triomphe de la bourgeoisie, la corruption de l’argent et la solitude de l’homme moderne. Cette révolte rejoint en tout point celle d’André Antoine ou celle de Romain Rolland, qui définit le théâtre parisien comme « la maison de débauche de l’Europe » (Rolland, 2003 [1903] : 52). Maurice Pottecher, alors proche des symbolistes, choisit de quitter Paris, critiquant lui aussi le théâtre bourgeois du Boulevard et les médiocres mélodrames qui ont gâté le goût populaire. Jacques Copeau s’indigne également devant la mercantilisation du théâtre et sa perte du sens moral.

La question morale renvoie alors à cette perte de sens que regrette Jacques Copeau[20]. On retrouve ce champ lexical chez Maurice Pottecher, qui cherche à élever la conscience du peuple, qui n’a pas eu les « privilèges de l’éducation », vers un état qui permette d’apprécier le Beau et d’échapper à la laideur :

Le théâtre populaire ne doit pas prétendre à être moralisateur; il se contentera d’être moral, c’est-à-dire que, par le choix des sujets, par la gravité des émotions tragiques qu’il suscitera ou par la sincérité de son rire, par le caractère de fête qu’il donnera à ses spectacles, enfin par l’espèce de fraternité qu’il recréera, selon le mot de Michelet, entre les classes diverses, toujours éloignées et trop souvent ennemies, unies par lui dans une émotion commune, ce théâtre sera un éveilleur de conscience

Pottecher, 1899 : 39-40

Enfin, on retrouve dans la conception du répertoire chez Maurice Pottecher et chez Jacques Copeau cette même fonction de défense particulariste des richesses culturelles locales, mais qui s’articule avec une vision proprement nationale. Ce qui évoque, une nouvelle fois, la conception barrésienne, qui défend le sentiment de fierté nationale tout en acceptant un rapport particulariste à la nation : les provinces françaises sont pour Maurice Barrès autant « d’expressions particulières d’un même génie national » (Sternhell, 1985 : 35). C’est la même idée que l’on lit chez Maurice Pottecher quand il revendique un théâtre national qui resterait régional : « Le premier et le plus sûr élément d’intérêt d’un théâtre populaire provincial, comme celui de Bussang, c’est de refléter le génie particulier du sol » (Pottecher, 1899 : 195). Il semble bien, dès lors, que le théâtre populaire soit rétif à une distinction trop sévère entre approche particulariste et approche universaliste de la nation.

Le rayonnement de la France

Après ces pionniers du théâtre populaire, pour lesquels il est si important de fonder un nouveau répertoire, l’analyse de celui du Théâtre national populaire (TNP) de Jean Vilar, qui incarne dans les années 1950 et 1960 le modèle du théâtre populaire, permet d’observer un autre rapport à la nation, plus proche d’une conception universaliste de celle-ci, qui rejoindrait alors celle d’Ernest Renan et celle, plus contemporaine, d’Ernest Gellner.

Entre 1951 et 1963, le TNP a inscrit 37 oeuvres dramatiques françaises à son répertoire et 20 oeuvres étrangères. On compte 24 oeuvres du répertoire classique français et 13 oeuvres contemporaines françaises pour 9 oeuvres du répertoire classique étranger et 11 oeuvres contemporaines étrangères (Roy, 1968 : 184-189).

Oeuvres françaises

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Si on ne retenait que les 33 oeuvres des répertoires classique, français ou étranger et les 20 oeuvres contemporaines françaises ou étrangères, on pourrait alors sérieusement interroger l’image du TNP comme institution privilégiée de diffusion d’un répertoire classique. En revanche, l’analyse du nombre total de spectateurs par type de répertoire permet de conforter cette représentation.

Sythèse

Sythèse

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En effet, les oeuvres classiques françaises ont touché plus de 2,6 millions de spectateurs, alors que les oeuvres modernes et / ou contemporaines françaises n’en ont touché que 480 000.

Cette dernière constatation rejoint les questionnements de Jean Vilar sur le répertoire et, en particulier, sur le répertoire contemporain. Effectivement, pour Jean Vilar, la question du répertoire forme un épineux problème. Dans un article de 1960, paru dans la revue Théâtre populaire, il explicite la critique qui lui est faite, à savoir que le répertoire du TNP serait composé d’ouvrages marqués du « sceau infamant de la culture dite bourgeoise » (Vilar, 1960 : 1). Or, il justifie qu’en dehors de Bertolt Brecht et de Sean O’Casey, qui ont été montés au TNP (Mère Courage en 1951; La résistible ascension d’Arturo Ui en 1960; Roses rouges pour moi d’O’Casey en 1961), il ne trouve pas de « pièces écrites pour les masses d’aujourd’hui » (Vilar, 1960 : 2), ce qui l’oblige à se « rabattre » sur des classiques : Molière, Hugo, Marivaux, Büchner et Beaumarchais, cite-t-il.

Une des causes de l’engouement pour le répertoire classique français ou étranger provient donc de l’absence de poète. En 1946, Jean Vilar confie que « rien n’est changé de ce que nous avons connu avant la guerre de 1940 : beaucoup d’auteurs, aucun poète dramatique. Paul Claudel reste pour nous le seul authentique dramaturge de langue française » (Vilar, 1986 [1946] : 36). Jean Vilar a conscience de l’importance des textes d’aujourd’hui, mais ne parvient pas à trouver l’auteur qui lui convienne : les essais qu’il tente avec Nucléa d’Henri Pichette (1952), La nouvelle mandragore de Jean Vauthier (1952), ou plus tard, lorsqu’il ouvre une « salle d’essai » au Théâtre Récamier (1959-1961), se soldent par des échecs.

D’autres raisons expliquent ce choix de privilégier le répertoire classique : adaptation aux vastes dimensions du plateau et de la salle de Chaillot et adaptation au plein air dans le cadre du Festival d’Avignon. Par ailleurs, Jean Vilar insiste sur le fait que ce « retour aux classiques » s’intègre dans une conception plus large que celle de la Comédie-Française, puisqu’il s’agit de faire redécouvrir des oeuvres inconnues d’auteurs renommés (comme L’étourdi de Molière) ou des oeuvres tombées en désuétude (Le triomphe de l’amour de Marivaux n’avait pas été représentée depuis 1732), ou encore d’offrir de nouvelles interprétations d’oeuvres présentées de manière conventionnelle sur la scène de la Comédie-Française.

Mais, au-delà de ces raisons artistiques, les orientations du répertoire répondent à la mission intégratrice et éducative du TNP. Sur l’intérêt particulier de Jean Vilar pour des oeuvres du répertoire classique français ou étranger, on peut lire deux idées sous-jacentes. D’une part, ces oeuvres font partie d’un patrimoine commun, accessible et compréhensible par tous. En effet, Jean Vilar reconnaît que Molière et Corneille attirent « naturellement » le public populaire, tout comme Shakespeare : « Les classes sociales pauvres, quand elles vont au théâtre, comprennent toujours Shakespeare, fût-ce tel ou tel drame historique typiquement “histoire anglaise du XIVe  siècle” » (Vilar, cité dans Wehle, 1991 [1981] : 106). D’autre part, ces oeuvres sont le moyen pour le peuple, c’est-à-dire pour l’ensemble de la communauté, de se réapproprier un patrimoine qui a été confisqué par la bourgeoisie. Il s’agit de démontrer que ces chefs-d’oeuvre du passé ne sont pas le domaine réservé de l’élite intellectuelle, mais qu’ils ont une dimension universelle. Cette mission confiée au répertoire classique, comme vecteur d’émancipation et d’intégration, rend compte d’une conception universaliste de la culture au sein de laquelle le répertoire permet de contribuer au rayonnement de la France. Cette conception, qui s’affirme par le choix du répertoire, s’inscrit dans un contexte bien différent de celui de la fin du XIXe siècle. Elle est marquée par au moins trois paramètres.

Premier facteur : le contexte international. Dans les années 1950, la France fait partie du concert des Nations. Membre du Conseil de l’Organisation des Nations Unies (ONU), elle est sortie vainqueur des deux guerres mondiales et assume désormais son statut de puissance internationale. Elle parle au monde, elle parle à l’humanité, parce qu’elle est perçue comme une grande nation. Jean Vilar insiste sur la dimension universelle des pièces qu’il met en scène. L’actualisation des pièces du répertoire classique répond à cette exigence de parler à l’homme d’aujourd’hui et de lui parler de l’histoire de l’humanité, de l’Homme avec un grand H.

Deuxième facteur : le contexte politique intérieur. L’après Seconde Guerre mondiale est marqué par le poids d’un État constructeur, interventionniste et social qui promeut deux idées : la valeur éducative de la culture et le rôle de la France dans la diffusion d’une culture universelle. En effet, nommé par Jeanne Laurent en 1951, Jean Vilar doit répondre à la demande de l’État en se conformant au lourd cahier des charges que celui-ci lui impose. Concernant le répertoire, l’article 29 dispose : « Le directeur du Théâtre national populaire doit représenter au cours des spectacles qu’il est tenu d’organiser des oeuvres théâtrales lyriques ou dramatiques appartenant au répertoire classique et moderne français et étranger » (Extrait du cahier des charges du TNP (20 août), cité dans Vilar, 1951 : 269). Ainsi, l’appel aux classiques est inséparable dans les années 1950 de la volonté de conquérir un nouveau public. Il s’agit de former le public pour peu à peu l’amener vers des textes plus difficiles, plus poétiques : « Le répertoire classique est l’alpha et l’oméga de l’apprentissage » (Vilar, 1955 : 48). La France de l’après Seconde Guerre mondiale renoue ainsi avec sa puissance politique passée : pour accompagner le rôle et la place qu’elle doit désormais tenir, il faut qu’elle fasse coïncider son rayonnement culturel et sa puissance effective. C’est pourquoi le souci premier de Jeanne Laurent, qui met en oeuvre une politique théâtrale innovante[21], est de rattraper le retard que la France connaît depuis que la Troisième République a délaissé les arts et la culture. Cette concurrence interétatique implique la formation de chaque citoyen. Le fait de privilégier le répertoire classique peut apparaître comme une réponse à cette ambition de « rattraper le retard » en accompagnant la massification scolaire.

Enfin, le troisième facteur renvoie au développement des mouvements d’éducation populaire qui accompagne l’élévation générale du niveau culturel des citoyens. Cette pression de la société civile contribue également à expliquer cet engouement pour les classiques. Le répertoire de Jean Vilar semble alors anticiper sur ce qui deviendra le décret de fondation du ministère des Affaires culturelles en 1959, qui statue que le 

ministère chargé des affaires culturelles a pour mission de rendre accessibles les oeuvres capitales de l’humanité, et d’abord de la France, au plus grand nombre de Français; d’assurer la plus vaste audience à notre patrimoine culturel et de favoriser la création des oeuvres d’art et de l’esprit qui l’enrichissent

Décret n° 59-889 du 24 juillet 1959

Ces trois facteurs contextuels semblent alors renvoyer à une conception de la nation qui insiste sur le partage volontaire de valeurs et de patrimoine communs. Dans Qu’est-ce qu’une nation? (1882), Ernest Renan s’appuie sur l’héritage des Lumières en définissant la nation comme l’association de personnes, unies par des liens contractuels, manifestant leur volonté de vivre sous les mêmes lois. On devient membre d’une nation par une adhésion libre et volontaire, ce qui justifie la citation du même Ernest Renan : « L’existence d’une nation est un plébiscite de tous les jours ». La question que l’on peut alors se poser est « pourquoi vivre ensemble? ». « Parce que l’on possède un patrimoine collectif, indivis et inaliénable », répond alors Ernest Renan (Renan, 1996 [1882] : 240-241).

Cette conception trouve un écho plus contemporain dans les propos d’Ernest Gellner pour lequel 

il est essentiel que chaque citoyen apprenne à l’école primaire le langage standardisé et centralisé et qu’il oublie, ou du moins qu’il dédaigne, le dialecte qui n’est pas enseigné à l’école… Chaque culture dispose maintenant d’un théâtre national et d’universités nationales, celles-ci ne devant leur sécurité qu’à la protection d’un ministère de l’Intérieur… Le doctorat d’État est l’instrument essentiel et le symbole du pouvoir d’État

Gellner, 1987 : 6-7 et 16-17

Ainsi, en mettant la culture au coeur de la définition de la nation, Ernest Gellner montre comment celle-ci agit dans la construction de la nation et du sentiment national. Dès lors, la socialisation politique des citoyens, mise en oeuvre par l’État, devient cruciale puisque c’est elle qui produit la nouvelle culture donnant aux citoyens leur propre identité. Le TNP de Jean Vilar s’inscrit bien dans cette perspective politique.

En conclusion, il paraît intéressant de revenir sur ce qui semble former l’unité du mouvement du théâtre populaire, au-delà des distinctions que nous avons pu apporter, de manière superficielle, entre les pionniers de la fin du XIXe siècle et les héritiers du milieu du XXe siècle : le rapport à la langue et l’importance accordée à la question même du choix du répertoire.

Nous reprendrons alors l’hypothèse d’Ernest Gellner sur le lien entre culture et nation, qui permet d’articuler dimension linguistique et dimension nationale. Dans Nations et nationalismes (1983), Ernest Gellner explique la naissance du nationalisme par la transformation des sociétés agraires traditionnelles en sociétés industrielles : la division du travail, constitutive des sociétés industrielles, exige que les hommes puissent passer d’une situation professionnelle à une autre, à l’échelle d’une vie ou d’une génération. Cela suppose donc une faculté de mobilité et une faculté de communication : la maîtrise linguistique et l’existence d’une culture commune deviennent alors indissociables de l’établissement d’une société à la recherche de prospérité. C’est la centralisation du pouvoir dans un cadre national qui permet le développement de cette nouvelle forme sociétale au sein de laquelle l’éducation de la population forme alors un objectif prioritaire.

Cette conception linguistique de la nation correspond effectivement au cadre historique de la naissance du théâtre populaire (la fin du XIXe siècle et la montée en puissance de la société industrialisée), mais aussi au cadre historique de l’après Seconde Guerre mondiale, alors que l’État-providence se développe sur fond de croissance économique. L’État devient alors le garant de cette culture commune, qu’il s’agit de diffuser.

En cela, le répertoire du théâtre populaire engage bien deux fonctions de la culture, renforcées par ces changements sociaux : une fonction intégratrice au sein d’une nation constituée par une langue commune et une fonction éducatrice au sein d’une société industrielle.