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« Je me souviens que, quand j’étais au Collège Jésus-Marie, je fumais des Export A parce que c’étaient les cigarettes les plus fortes. Je voulais être égale aux garçons! Je m’affirmais. »

Louky Bersianik

Né en 2006, ce projet d’entretien avec Louky Bersianik (Lucille Durand) (1930-2011) avait d’abord pour objectif, selon France Théoret, de souligner le 30e anniversaire de la publication du roman L’Euguélionne (1976), oeuvre phare de la littérature féministe au Québec, mais surtout d’aborder la féminisation du langage, question chère à Bersianik qui a joué un rôle de pionnière dans ce domaine. Comme les entreprises d’écriture de Bersianik, cet entretien s’est démultiplié et s’est échelonné dans le temps pour devenir une série de six entretiens organisés autour de thèmes spécifiques. Pour Théoret, ces six échanges « témoignent de [l]a singularité féministe » (p. 8) de Bersianik. Ils rendent également compte de sa vivacité, et de sa volonté de dire et d’écrire. Celle qui avait franchi le cap de la quarantaine au moment de la publication de L’Euguélionne, roman maintenu quelques années à l’état de manuscrit par timidité, avait encore des cris à faire entendre et des projets d’écriture plein la tête lorsqu’elle s’est éteinte en 2011.

Les entretiens réunissant France Théoret et Louky Bersianik se sont déroulés entre le 10 avril et le 5 juin 2006 à sa résidence située à Montréal. Enregistrés par son fils, Nicolas Letarte-Bersianik, ces entretiens n’étaient pourtant pas destinés à la publication au départ. C’est à partir des verbatims tirés de ces enregistrements qu’André Gervais a établi et annoté le texte, effectuant certaines modifications au passage dont la nature est précisée dans un préambule, afin d’offrir au public cet ouvrage qui commémore l’héritage littéraire et féministe de cette « terrible vivante ».

Le premier entretien est consacré à la mère, Laurence Bissonnet, figure que Louky Bersianik inscrit à l’origine de son féminisme. C’est grâce à cette mère, féministe sans le dire et rebelle sans le paraître, que Louky Bersianik et sa soeur Claire ont pu poursuivre leurs études et faire leur cours classique comme leur frère André. En 1952, Bersianik sera diplômée de la Faculté des lettres de l’Université de Montréal pour sa maîtrise sur Bernanos ainsi que de l’École des bibliothécaires. Puisqu’elle a été à l’écoute de son désir de s’instruire malgré les contingences financières, sa mère constitue sans contredit une source d’inspiration dans la lutte qu’elle mènera pour l’égalité des femmes. Les textes féministes comme Le deuxième sexe (1949) de Simone de Beauvoir, qu’elle a lu seulement en 1964, car il était interdit au Québec avant cette date, et deux articles du Nouvel Observateur sur La politique du mâle (1970, 1971 pour la traduction française) de Kate Millett ont également été déterminants dans son engagement comme dans son oeuvre. L’Euguélionne s’ouvre d’ailleurs sur une dédicace à ces deux penseuses féministes : « à SIMONE DE BEAUVOIR avant qui les femmes étaient inédites / et / à KATE MILLETT grâce à qui elles ne sont plus inouïes ». Bersianik évoque également la lecture de Virginia Woolf, dont l’oeuvre, et plus particulièrement l’essai Une chambre à soi, l’a accompagnée tout au long de sa vie. Aux racines de son féminisme se trouvent également des contre-influences, des antimodèles. La religion et la psychanalyse constituent des moteurs à son indignation, car s’y affirment de façon prédominante et univoque l’autorité et l’opinion des hommes sur les femmes. En cantonnant les femmes dans le rôle de seconde, elles ont attisé sa révolte. Sur ce point comme sur de nombreux autres, Théoret et Bersianik se rejoignent et affirment d’une même voix qu’à l’origine du féminisme il faut une révolte.

Consacré au père, Donat Durand, enseignant et homme de théâtre, le deuxième entretien est davantage lié à l’écriture. Féru du dictionnaire et grand lecteur, son père, bien que chrétien, avait un Enfer à la maison, c’est-à-dire une armoire remplie de livres à l’Index. C’est à la lecture de ces ouvrages interdits que Bersianik a pu cultiver son esprit critique et son goût pour les lettres. Avant de faire paraître L’Euguélionne en 1976, elle avait écrit de nombreux poèmes et contes pour enfants, dont la plupart sont restés inédits. Suivant les traces de son père, elle amorcera sa carrière publique en rédigeant pour la radio et la télévision. Elle collaborera notamment à la série radiophonique sur la féminisation du langage à laquelle participeront également Françoise Collin, Benoîte Groult, Luce Irigaray et Marina Yaguello. Elle fera aussi de la scénarisation pour le cinéma avec son mari, Jean Letarte – le premier à la surnommer Louki –, ainsi qu’avec Marc Ellefsen et Claude Savard. Elle confie à Théoret que l’écriture s’est présentée à elle comme une révélation, un but, mais « [f]aire oeuvre, tu sais, oui et non. Je savais que j’écrirais toujours. Mais j’étais tellement timide que je ne voulais pas publier : je ne voulais pas qu’on parle de moi » (p. 51-52). Pour que L’Euguélionne paraisse, il a fallu que son mari soumette lui-même le manuscrit à Hubert Aquin, alors directeur littéraire des Éditions La Presse, qui l’a accepté sans hésitation. Ce premier roman, qui la révèle au public sous le pseudonyme de Louky Bersianik, est marqué, comme les autres textes qui paraîtront par la suite, par des références à la mythologie grecque et par l’hybridité générique. Dans la préface de l’édition de 2012, Patricia Smart le qualifie d’ailleurs d’ouvrage « situé entre parodie et polémique, entre roman et essai [...] À la fois bible (ou anti-Bible) féministe, entièrement écrite en chapitres et versets numérotés, oeuvre de science-fiction et traité sur la féminisation de la langue française [...] L’Euguélionne est une encyclopédie de la culture patriarcale vue sous la perspective d’une féministe radicale » (p. 8-9).

Après ce retour aux racines du féminisme et de l’écriture suivront quatre entretiens consacrés à des aspects plus spécifiques de l’oeuvre monumentale de Louky Bersianik. Le troisième se concentre sur des questions d’architecture et plus particulièrement de l’écriture sous le mode de la fresque. Le quatrième s’articule autour de la féminisation du langage, réel point de départ de ce projet d’entretiens, et est l’occasion pour Théoret de reconnaître le travail précurseur de Bersianik sur ce terrain. Cette dernière raconte que la féminisation, rendue encore plus manifeste dans L’Euguélionne par « le Tableau de féminins en formation » (p. 402-406 de l’édition de 2012), s’est avérée nécessaire puisque la langue, telle qu’elle était conçue, reconduisait des rapports inégalitaires entre les sexes et ne permettait pas de lutter contre l’oppression patriarcale des femmes. Le sujet du cinquième entretien avait été laissé à la discrétion de Bersianik qui a choisi de discuter de la prédation. Ce thème qui évoque les relations de pouvoir entre « les forts et les faibles » a orienté l’échange sur Dieu et les injustices terrestres. Il a permis à l’écrivaine d’aborder Les proies, livre qu’elle projetait d’écrire. Intitulé « Vers la poésie », le sixième et dernier entretien s’intéresse de manière plus fine à l’écriture et au style de l’écrivaine, notamment à son refus du synonyme et au souci du mot juste qui l’incite à retourner à la racine étymologique et à l’origine des choses. Bersianik s’ouvre également sur sa méthode de travail, révélant, par exemple, quelques-unes des contraintes qu’elle s’impose dans son écriture. L’ouvrage se termine par trois courtes sections, « Notes sur le pseudonyme de Louky Bersianik », « Notes sur trois dédicaces » et « Note provisoire sur la configuration de l’oeuvre de Louky Bersianik », qui fournissent des informations fort utiles à la fois pour éclairer la trajectoire de l’auteure et pour mieux comprendre la structure de l’oeuvre, par la présentation schématique des textes, publiés et inédits, qui composent les différentes fresques.

À la lecture de ces échanges, on sent la complicité intellectuelle et humaine qui lie les deux écrivaines féministes. C’est pourquoi on aurait souhaité assister à un véritable dialogue et non à la succession rigide et malheureusement pas toujours fluide de questions et de réponses, d’autant plus que ce livre n’est pas la transcription d’un entretien radiophonique ou journalistique. L’expression « bas-bleu » suscite un véritable échange entre Théoret et Bersianik où les voix s’entremêlent à tel point que l’on s’éloigne du schéma traditionnel de l’intervieweuse et de l’interviewée. Or, il s’agit de l’un des trop rares exemples, qui aurait pu, s’ils avaient été plus nombreux, contribuer à distinguer l’ouvrage de l’entretien que Louky Bersianik avait accordé à Louise Dupré pour Voix et images en 1991. En outre, les six entretiens ne sont pas toujours fidèles aux thèmes déterminés, de sorte que l’on revient parfois sur des sujets abordés dans les échanges précédents. Malgré ces quelques redondances et ruptures dans le propos, cet ouvrage fournit un accès privilégié à cette écrivaine et à son oeuvre qui constitue une contribution majeure à la littérature et au féminisme québécois. Il rend également hommage à celle qui, comme l’Euguélionne, est née pour « répandre de l’encre sur la terre » et pour y inscrire la marque du féminin.