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Les dernières décennies ont vu naître et se consolider au Québec de nombreuses transformations sociales en rapport avec l’accès des femmes à un travail rémunéré. En effet, celles-ci occupent dans la majorité des cas des emplois et elles les conservent lorsqu’elles ont de jeunes enfants (ISQ 2014 : 28). Ces acquis ont été rendus possibles grâce à des féministes qui, au cours des années 60, ont nommé la division sexuelle du travail[1] et dénoncé l’oppression des femmes par le travail gratuit qu’elles effectuaient au sein des foyers.

Malgré tout, cette division sexuelle du travail persiste. Les rôles traditionnels de pourvoyeur et de ménagère subsistent en partie (Lacroix et Boulet 2013), alors que « la présence d’enfant(s) exerce une pression à la baisse sur le taux d’emploi des femmes, mais à la hausse sur celui des hommes » (Gagnon 2009 : 14). C’est ainsi que les hommes, plus que les femmes, continuent à recevoir revenus et reconnaissance puisque le travail non rémunéré n’a toujours pas la même valeur dans notre société que celui qui est payé. Ce travail de reproduction fait gratuitement devient en quelque sorte un obstacle à la pleine égalité entre les sexes.

Cette situation pose un défi aux féministes qui n’est pas étranger au classique dilemme entre égalité et différence[2] : d’un côté, une revendication à l’égalité passant par la nécessaire intégration des femmes au marché du travail et, de l’autre, la reconnaissance matérielle et sociale du travail de soins et d’entretien par la valorisation du travail de reproduction dont sont toujours responsables les femmes. Alors que l’on observe que le dilemme n’est toujours pas résolu, que reste-t-il des nombreux débats sur la façon de reconnaître et de valoriser le travail de reproduction ayant animé le mouvement des femmes au Québec durant les années 70?

À partir d’entretiens semi-directifs réalisés en 2011 et en 2012 auprès de 29 femmes âgées de 23 à 36 ans, se disant féministes et ayant un lien d’appartenance avec un lieu de militance féministe au Québec, nous nous intéressons ci-dessous au regard que portent ces jeunes féministes sur la place du travail de reproduction dans le mouvement des femmes au Québec. Ce travail est-il sujet à débat? Perçoivent-elles qu’il y est valorisé? Quelles préoccupations émergent de leurs réflexions à ce sujet? Le travail de reproduction est défini ici comme le travail fait gratuitement dans la sphère intime, soit le travail ménager, les soins aux personnes dépendantes ainsi que l’organisation du ménage. Nous définissons, à l’instar de Dandurand (1986 : 85), la notion de valorisation comme étant prise « au sens propre et figuré du terme, c’est-à-dire aussi bien au sens matériel de donner une valeur économique qu’en termes symboliques de réhabilitation morale ».

Nous visons dans notre article à présenter la voix d’une certaine génération de féministes sur le travail de reproduction afin de mettre en évidence leur désir de traiter à nouveau de cette question et les raisons pour le faire. Ces féministes offrent une lecture pertinente à qui veut mettre en avant un renouvellement des idées et des pratiques au sein du mouvement des femmes au Québec.

Nous ferons un retour sur les débats entourant la question du travail de reproduction durant les années 70 avant d’aborder brièvement les valeurs et le type d’engagement des jeunes féministes québécoises. Quelques précisions méthodologiques suivront. Nous exposerons et discuterons ensuite les réflexions des jeunes féministes sur le travail de reproduction au sein du mouvement des femmes.

Le travail de reproduction : partie intégrante d’un système d’oppression

C’est au cours des années 60 et 70 que les féministes ont théorisé le travail domestique effectué gratuitement par les femmes : il est dorénavant perçu comme faisant partie d’un système d’oppression spécifique plutôt que comme un travail basé sur l’amour et le don de soi (Benston 1970; Dalla Costa et James 1973; Morton 1980; Delphy 2009). Cette exploitation prend racine dans le fait que les femmes sont exclues du marché de l’échange économique, bien qu’elles effectuent un travail (invisible et gratuit) nécessaire à son bon fonctionnement. Comme l’indique Delphy (2009), ce sont les femmes qui sont exclues du marché de l’échange et non leur production, puisque, lorsqu’elles réalisent les mêmes tâches à l’extérieur du ménage, leur production est reconnue financièrement (même si elle est mal rémunérée) et socialement. Si la grande majorité des féministes de l’époque endosse cette façon de concevoir le travail de reproduction et voit désormais la famille comme l’« institution clé » de l’oppression des femmes (Dandurand 1994 : 1), toutes ne s’entendent pas sur la façon de reconnaître ce travail gratuit.

D’un côté, un groupe international de féministes, venu d’Italie, prend forme en 1972 avec comme principale revendication le salaire au travail ménager. Ce réseau, proche des idées marxistes, a eu des échos jusqu’au Québec, même si aucune Québécoise ni groupe québécois n’en font officiellement partie (Toupin 2014). Pour les membres de ce réseau[3], demander un salaire pour des tâches considérées comme naturellement féminines attaque à la base leur « nature innée » puisque le salaire démontre que ces tâches constituent bien un travail. Elles croient que, sans reconnaissance ni salaire, les femmes n’ont que l’intimité du foyer pour lutter. La revendication du salaire au travail ménager permettrait, en rendant visible le travail jusqu’ici invisibilisé des femmes, de les sortir de leur isolement et de leur offrir la possibilité de se regrouper et de collectiviser leur lutte.

D’un autre côté, une majorité de militantes et de groupes s’opposent à la rémunération du travail de reproduction. Au Québec, c’est le cas, entre autres, du Conseil du statut de la femme, de la Ligue des femmes, du Cercle des fermières, des grandes centrales syndicales (Fédération des travailleurs et travailleuses du Québec (FTQ), Confédération des syndicats nationaux (CSN) et Centrale de l’enseignement du Québec (CEQ)) ainsi que de leurs comités femmes[4]. À part l’idée voulant que cette demande coûterait trop cher, leurs arguments défavorables rejoignent surtout l’idée du maintien de la dépendance économique des femmes en les tenant loin du marché du travail rémunéré. Ces féministes voyaient en la stratégie du salaire au travail ménager l’abandon de l’idée de la collectivisation des tâches de reproduction et un renforcement de la division sexuelle traditionnelle du travail.

Ce débat a donné lieu à des réflexions dans le mouvement des femmes, au Québec et ailleurs en Occident. Par exemple, un certain mouvement familialiste, surtout représenté au Québec par l’Association féminine d’éducation et d’action sociale (AFEAS), a milité pour la reconnaissance du travail effectué gratuitement par les femmes au sein des ménages, notamment par le dossier des femmes collaboratrices de leur mari[5] (Lamoureux, Gélinas et Tari 1993; Revillard 2013). De plus, certaines féministes remettent en question la libération des femmes par le travail salarié en mentionnant les conditions de travail et de salaire rarement avantageuses pour les femmes peu scolarisées (Dandurand 1986) ou les femmes noires (Jones 1985). Ces femmes considéraient qu’elles effectuaient à la maison un travail qui méritait reconnaissance, alors que les types d’emplois qu’elles pouvaient trouver sur le marché du travail pouvaient difficilement être assimilés à une « libération ».

Malgré certaines divergences, la prédominance de l’autonomie économique par le travail rémunéré est demeurée. Cela s’est surtout traduit par des revendications[6] en vue du partage du travail de reproduction avec les hommes (négociations dans la sphère intime, congé de paternité) et sa « socialisation » (réseau de garderies, cuisines collectives, etc.) (Baillargeon 2012). Ces gains devaient donner aux femmes les moyens de travailler contre rémunération, tout en effectuant toujours une part du travail de reproduction dans leur famille, donc de concilier les deux pans de la division sexuelle du travail.

Des valeurs communes et l’engagement des jeunes féministes

Les jeunes féministes actuelles, sans former un groupe homogène, valorisent la diversité dans leur engagement militant (Lamoureux 2006 : 59). En misant sur la solidarité entre les différences (Quéniart et Jacques 2001), elles accordent une moins grande importance au principe du consensus qui semble davantage cher aux féministes de la deuxième vague (Dubé 2008 : 173 et 179). En outre, elles voudraient que l’importance qu’elles accordent à leur vie privée soit reconnue (Quéniart et Jacques 2004). Elles sont ainsi en phase avec les jeunes de leur génération qui valorisent la famille au-delà du travail rémunéré (Pronovost et Royer 2004).

Ces valeurs et ces principes sont modelés notamment par le contexte dans lequel ces jeunes féministes évoluent depuis leur enfance. Bessin et Dorlin parlent d’une « contextualisation des modes de socialisation et d’engagement » (2005 : 12-13). Ils avancent par exemple que les féministes de la nouvelle génération sont arrivées au féminisme par la théorie : la majorité d’entre elles sont très scolarisées et ont souvent suivi des cours en études féministes.

Stewart et McDermott (2004) posent que les premières années de la vie adulte sont des moments propices à la formation d’un type d’engagement militant particulier. Nous pouvons donc croire que les jeunes féministes des années 60 et 70, époque où les gains féministes d’accès aux études supérieures et au marché du travail étaient encore à venir et où leurs mères devaient endosser à temps plein le triple rôle d’épouse, de mère et de ménagère, ont développé un type de militance et des revendications qui étaient propres à cette période. Les jeunes féministes des années 2000, quant à elles, ont plutôt évolué dans un contexte où certains gains, bien qu’ils soient toujours fragiles (voir Lamoureux (2008) et Descarries (2005)), ont tout de même été remportés. Elles ont ainsi grandi en ayant des modèles de femmes éduquées, souvent en emploi et relativement libres plutôt qu’enfermées dans leur cuisine. Elles assistent aussi à l’intensification des emplois ayant les meilleures conditions de travail (Cha et Weeden 2014; Bianchi 2011; Perrons et autres 2007) et à la précarisation de plusieurs secteurs où les horaires atypiques deviennent la norme (Gingras 2012; Noiseux 2014). Dans ce contexte, que pensent-elles de la façon dont le mouvement des femmes au Québec traite actuellement la question du travail de reproduction?

La démarche méthodologique

Nous avons privilégié une approche exploratoire basée en partie sur la théorisation ancrée (Strauss et Corbin 1997; Paillé 1994) compte tenu de la quasi-absence d’études abordant directement les idées des jeunes féministes québécoises sur le travail de reproduction. Les participantes ont été recrutées à l’aide d’une invitation envoyée sur la liste de diffusion RebElles[7] de même que sur celle de l’organisme Relais-femmes[8]. Rapidement, nous avons reçu de très nombreuses réponses et, en quelques semaines, 29 rendez-vous étaient pris. Même si la saturation des données a été atteinte après environ 20 entretiens, nous avons tout de même rencontré toutes les personnes prévues.

Sans que ce soit volontaire, nous avons rencontré un nombre presque égal de femmes avec (N = 15) et sans enfants (N = 14) (une femme attendait son premier enfant au moment de l’entretien). Trois participantes étaient à la maison depuis quelques années et trois autres recevaient des prestations du Régime québécois d’assurance parentale (RQAP)[9]. Les appartenances féministes des participantes étaient variées. Treize étaient travailleuses dans le mouvement des femmes. D’autres militaient bénévolement, par exemple, dans un comité femmes d’un parti politique, un centre de femmes, le Mouvement pour l’autonomie dans la maternité et l’accouchement naturel (MAMAN)[10] ou dans des groupes moins formels.

Nous ne prétendons pas à la représentativité étant donné le type de recrutement et le petit échantillon. Ce dernier ne reflète d’ailleurs pas la diversité d’origine ethnoculturelle ou d’orientation sexuelle présente au sein des jeunes féministes québécoises contemporaines : toutes les femmes rencontrées sont blanches et deux seulement ne se disent pas hétérosexuelles. Elles sont aussi très scolarisées (une seule n’a pas de diplôme universitaire). Néanmoins, comme les données ont été recueillies auprès de féministes de divers horizons[11], notre étude permet d’éclairer une partie des perceptions des jeunes féministes québécoises à propos de la place du travail de reproduction et de sa valorisation dans le mouvement des femmes au Québec.

Le déroulement des entretiens

La majorité des entretiens (21) ont été réalisés en personne (chez la participante ou dans un café), alors que 8 l’ont été par téléphone, avec les personnes n’habitant pas la région de Montréal. Ils ont été enregistrés sur support audio et transcrits presque intégralement. Le consentement de toutes a été obtenu au début de l’entretien et l’anonymat a été assuré[12].

Les entretiens commençaient par une brève mise en contexte avant d’aborder des questions permettant d’adapter le reste du questionnaire à la situation des participantes (leur occupation principale, leurs lieux de militance féministe et leurs principaux centres d’intérêt féministes). Pour connaître leurs observations et leurs préoccupations concernant le travail de reproduction et sa place dans le mouvement des femmes au Québec actuellement, nous avons posé aux participantes des questions sur le travail dit invisible, la maternité et la conciliation famille-travail, puis nous avons abordé ces thèmes à la lumière de leurs observations dans leurs lieux de militance et, plus généralement, dans le mouvement des femmes au Québec. L’entretien se terminait par des questions sur leur type d’engagement social et politique ainsi que par quelques questions sociodémographiques. Poser des questions larges nous a permis de faire émerger des idées ou des thèmes qui n’étaient pas prévus au préalable.

La question du travail de reproduction dans le mouvement des femmes au Québec à l’heure actuelle

Une absence de débats sur le travail de reproduction

Même si elles croient que toutes les féministes s’entendent pour qualifier le travail de reproduction de « travail », les jeunes féministes que nous avons rencontrées pensent aussi que l’enjeu de la valorisation de ce travail n’est plus au centre de débats du mouvement des femmes au Québec comme il a pu l’être au cours des années 70 et au début des années 80[13]. Outre des souvenirs d’enseignement sur cette époque dans des cours universitaires consacrés aux études féministes, ces débats ne semblent pas familiers à la majorité des participantes. La plupart d’entre elles retiennent plutôt la stratégie qui a été privilégiée depuis : tenter de contrer la dépendance économique des femmes en mettant en place les moyens nécessaires à leur insertion sur le marché du travail. Elles rapportent donc qu’il est rarement question de la valorisation du travail de reproduction dans leurs lieux de militance[14] et, globalement, dans les discours féministes. Comme il serait déjà problématisé, le travail de reproduction serait présent, lorsqu’il l’est, sous une forme qui ne semble pas remise en question : le travail de reproduction est un travail, mais un travail source de dépendance économique.

D’une part, la conscientisation du travail de reproduction comme « travail » s’observerait surtout dans les centres de femmes : la question de la valorisation du travail invisible est au coeur de leur intervention féministe quotidienne auprès de femmes venant de divers milieux. France, intervenante, explique les démarches en vue de l’autonomisation (empowerment) des femmes à la maison qui fréquentent le centre où elle travaille : « Il y a beaucoup de femmes qui nous disent “ Ah moi, je travaille pas, je suis à la maison. ” On va aller décortiquer tout ce que les femmes font comme tâches, puis finalement, elles ont une bonne charge de travail » (France, 28 ans, sans enfant). Cette reconnaissance de la valeur du travail de reproduction est ici le lot de femmes qui n’ont pas nécessairement à l’heure actuelle les ressources pour accéder à un emploi rémunéré.

Au contraire, d’autres femmes, surtout des mères à la maison ou souhaitant le devenir, constatent qu’un discours important du mouvement des femmes au Québec diffuse l’idée du travail de reproduction qui causerait une dépendance, voire une aliénation[15], comme si les tâches inhérentes au travail réalisé au sein des familles représentaient une « régression » ou étaient « non valorisantes ». Hélène, elle-même mère à la maison au moment de l’entretien, explique sa perception :

Ma mère est restée à la maison super longtemps et ça n’a pas empêché qu’après elle ait eu une super carrière. Elle gagne presque 80 000 $ par année… Elle a fait des études et tout. Donc, ça me fâche parce que des fois j’ai l’impression que c’est comme si… je ne sais pas, elles voyaient juste le mal là où il peut y avoir du bien.

Hélène, 23 ans, 1 enfant

Constatant une absence de débat sur la valorisation du travail de reproduction, quelques participantes se demandent si le débat sur la valorisation du travail de reproduction, si présent il y a quatre décennies, ne serait pas devenu tabou :

Est-ce que c’est tabou d’en parler? [Rires] On en est presque à se demander si c’est un truc vraiment honteux et caché. Ce n’est pas vraiment porté par personne, à part l’AFEAS, mais en même temps c’est quelque chose qui nous touche toutes. C’est tellement enraciné dans l’historique du patriarcat que je trouve ça étonnant qu’on n’en parle pas davantage.

Annick, 23 ans, sans enfant

Un mouvement des femmes structuré qui lutte contre la pauvreté

L’absence de débat sur la question du travail de reproduction aurait différentes sources. Tout d’abord, une des revendications majeures du mouvement des femmes au Québec depuis quelques décennies est la lutte contre la pauvreté. La droite économique et morale ferait craindre à plusieurs féministes un retour des femmes à la maison et, par le fait même, un retour à leur dépendance financière. Jeanne (31 ans, 1 enfant) invoque la peur que les femmes « retournent à leurs chaudrons », alors que Juliette (33 ans, 2 enfants) partage l’appréhension de plusieurs féministes de la deuxième vague, à savoir des conséquences économiques pour les femmes d’une valorisation du travail de reproduction, entre autres, par une quelconque rémunération. Elle juge que c’est un « terrain glissant ».

Ensuite, des différences entre les discours institutionnels et les positions des femmes sur le marché du travail ou membres de groupes du mouvement, notamment sur les questions touchant la vie privée, sont soulevées. Certaines représentantes de groupes peuvent avoir personnellement des idées différentes de celles qu’elles doivent véhiculer de façon officielle. C’est ce que rapporte des participantes pour qui il semblerait plus facile de parler de travail de soins à temps plein dans des « discussions de cuisine » ou dans les « cadres de portes ». Ce sujet ne franchirait toutefois que rarement les limites de ces espaces informels. Nathalie (34 ans, 2 enfants), qui songe très sérieusement à l’idée de continuer à s’occuper à temps plein de ses enfants après la fin de son congé parental du RQAP, précise que lors de ces discussions seule à seule avec des représentantes de groupes de femmes, ces dernières sont « très chaleureuses et super soutenantes », mais qu’elles ne la soutiennent plus lorsqu’elles se trouvent dans une réunion. Guberman et autres (2004 : 10) expliquent cette difficulté par la formalisation du mouvement des femmes au Québec qui permet une organisation souvent efficace dans l’atteinte des buts visés, mais qui freine aussi la participation des militantes des groupes. Cette situation semble particulièrement fréquente lorsque le consensus est plus difficilement atteint à propos de sujets délicats.

Des jeunes féministes privilégiant la diversité des points de vue et des stratégies

Le quasi-silence du mouvement des femmes au Québec sur la question du travail de reproduction viendrait aussi de la crainte d’importants clivages en son sein au sujet des solutions à apporter au problème de son manque de reconnaissance. Néanmoins, plusieurs désirent respecter tous les points de vue et engager le dialogue. Comme le dit Annick, « c’est pas parce qu’on n’est pas capable de se positionner qu’il faut forcément arrêter d’en parler ». Lili (28 ans, sans enfants) croit aussi qu’il faut permettre à chaque féministe de se forger une opinion et que le mouvement est là pour permettre cette réflexion sur des enjeux complexes : « Comme mouvement des femmes, on n’a pas à être tout un ou tout l’autre. On doit pouvoir donner des outils pour que chacune puisse se faire sa propre idée. » Arriver à un consensus n’est pas une nécessité pour plusieurs :

[Le discours c]’est : « Les femmes doivent aller sur le marché du travail pour accéder à l’égalité économique. » Je suis d’accord avec ça, mais à quel prix? Est-ce qu’on peut trouver, pas un consensus, mais une zone, il y a des zones grises aussi, est-ce qu’on peut arrondir les coins un peu au lieu que ce soit juste ça?

Jeanne, 31 ans, 1 enfant

Les jeunes féministes que nous avons rencontrées semblent vouloir que le mouvement des femmes ne se campe pas sur une position, un discours, mais qu’il accepte la diversité des opinions et le débat. Florence (36 ans, 2 enfants) propose aux féministes de se rappeler que le mouvement des femmes est « un exercice et non une conclusion ou une idée fixe ».

Ce besoin de reconnaître la diversité des idées et des points de vue des femmes fait remettre en question par les participantes la façon dont est traité le travail de reproduction dans le mouvement des femmes au Québec présentement, soit comme un « travail », mais duquel émanerait aussi une aura de dépendance, d’où la nécessité de le concilier avec le travail rémunéré. Comme le disent Toupin (2014) et Kergoat (2012a), l’objectif d’une meilleure conciliation entre la famille et le travail, entre le travail de reproduction et le travail rémunéré, aurait pris la place des réflexions portant plus directement sur le travail de reproduction qui ont animé les mouvements de femmes en Occident, dont au Québec il y a 40 ans.

Une volonté d’actualiser les débats sur le travail de reproduction

Les jeunes féministes que nous avons rencontrées reconnaissent la multitude de luttes que doivent mener les militantes, mais elles croient que le travail de reproduction est un sujet important à mettre à l’agenda féministe puisque les tensions entre travail de reproduction et travail rémunéré ne se sont pas dénouées pour toutes les femmes. Elles remettent en question la stratégie qu’elles perçoivent comme étant unique de la conciliation famille-travail. Cette avenue privilégiée par une majorité de féministes à l’époque ne leur semble pas en mesure de répondre aux aspirations de toutes, peut-être encore moins dans la société actuelle.

Les limites de la conciliation famille-travail

Les participantes à notre étude constatent que malgré des transformations importantes, comme le plus grand engagement des hommes au sein des ménages, le travail de reproduction demeure un travail invisible et exigeant, toujours partagé inégalement dans les couples et les familles. Qu’elles soient mères ou non, elles dénoncent le culte de la performance accompagnant aujourd’hui la maternité et comparent à des pieuvres les femmes d’aujourd’hui qui, tout en travaillant contre rémunération, n’ont pas vu se modifier aussi rapidement les exigences de leur travail à la maison. C’est ainsi que la responsabilité de concilier famille et travail repose sur les femmes, et ce, de façon individuelle. Les jeunes féministes que nous avons rencontrées rapportent aussi observer l’épuisement de plusieurs mères qui travaillent à l’extérieur de la maison, malgré les politiques et les programmes québécois en vue de faciliter la vie des parents de jeunes enfants (comme les services de garde à contribution réduite).

Cet essoufflement se vit dans le contexte de changements majeurs sur le marché du travail. Contrairement à des femmes moins éduquées travaillant à bas salaire, l’essoufflement des jeunes féministes que nous avons rencontrées et des mères qu’elles côtoient ne viendrait pas tant d’horaires atypiques ou du peu de contrôle sur leur travail rémunéré, mais plutôt de cette pression de performance et de disponibilité dans des milieux où le travail s’est intensifié (Cha et Weeden 2014).

Dans un même ordre d’idées, certaines participantes pointent le fait que la conciliation est souvent abordée pour un seul groupe de femmes :

Il ne faut quand même pas tomber dans parler du travail invisible et juste axer sur les femmes blanches qui travaillent et qui font du travail à la maison aussi, sur les couples où les deux travaillent et où la femme a la double tâche. Il y a tellement d’autres réalités : des femmes à l’aide sociale, des femmes monoparentales, des femmes immigrantes et racisées qui ne peuvent pas avoir un travail même si elles veulent, qui sont isolées.

Alexandra, 35 ans, 2 enfants

Les participantes dénoncent ainsi le silence du mouvement des femmes sur les rapports de pouvoir qu’entretiennent les femmes entre elles au sujet du travail de reproduction : des femmes privilégiées emploient d’autres femmes (parfois immigrantes, souvent vivant dans des situations précaires) pour faire ce travail à la maison. Or, il apparaît que les stratégies de conciliation des régions du Nord, comme le Québec, ont engendré une reconfiguration des rapports de pouvoir entre femmes, notamment de classe et de « race » (Toupin 2014). Il faudrait donc apporter un éclairage nouveau aux réflexions sur le travail de reproduction (Galerand et Kergoat 2013)[16].

La remise en question de la centralité du travail rémunéré

Les préoccupations des participantes en ce qui a trait aux difficultés de conciliation les poussent à remettre en question la centralité du travail rémunéré. Ce questionnement semble faire partie intégrante des valeurs dont elles font la promotion, comme l’importance de la vie privée et de la famille, et de la cohérence entre les différentes sphères de leur vie (famille, travail, militance). Plusieurs expriment que le travail rémunéré semble davantage valorisé par les féministes plus âgées :

[P]arce que ça a été leur cheval de bataille principal pendant plusieurs années. Sortir du privé, de la maison, des fourneaux pour aller travailler, c’est un très gros pas, donc… C’est une fierté d’avoir gagné tout ça et peut-être une certaine crainte sous-jacente de perdre ces acquis-là […] Moi je me préoccupe davantage [qu’elles] de la conciliation travail-famille et de l’équité à l’intérieur du couple, à l’intérieur de la maison.

Emmanuelle, 29 ans, sans enfant

Les participantes expliquent l’accent que leurs consoeurs plus âgées mettent sur le travail rémunéré par les différences de contexte social. Par exemple, Jennifer (29 ans, 2 enfants) remarque dans son milieu de travail que les féministes plus âgées n’ont pas eu à gérer la même conciliation famille-travail qu’elle, notamment parce qu’elles avaient d’autres femmes dans leur entourage (qui ne travaillaient pas à l’extérieur du ménage) pour s’occuper de leurs enfants.

De plus, même si le marché du travail n’a jamais été à l’avantage de certains groupes de la population (comme les femmes ou les personnes issues de communautés ethnoculturelles), il a pu, il y a une quarantaine d’années, offrir un idéal d’emploi bien rémunéré offrant stabilité et sécurité économique, ce qui n’est plus aussi souvent le cas aujourd’hui. Cette réalité porte les participantes à dénoncer le manque de critique du mouvement des femmes en rapport avec une société capitaliste :

J’ai l’impression que le mouvement féministe, celui qu’on entend dans les médias et tout, n’apporte pas le regard critique de la société dans laquelle on vit en disant : « Ça va trop vite, ça roule trop vite, on n’a plus le temps de s’occuper de nos familles, ça n’a pas d’allure. » Mais le discours qu’on donne, c’est plutôt : « Pour permettre aux femmes de fitter dans cette société-là, il faut parker les enfants dans des garderies, avoir des garderies accessibles à toutes, dont aux femmes à faible revenu, et permettre à ces femmes-là d’aller sur le marché du travail… parce que c’est ça qu’elles veulent, ces femmes-là ».

Justine, 26 ans, sans enfant

Justine, comme d’autres participantes, doute du désir de toutes les femmes de se conformer à cet unique modèle qui leur est proposé.

Des propositions entre ambivalence et nécessité d’une ouverture aux débats

À l’image de la diversité qu’elles privilégient, les jeunes féministes que nous avons rencontrées n’ont pas une réponse unique à proposer afin de mieux prendre en considération le travail de reproduction dans les débats féministes. Certaines parlent d’une reconnaissance financière du travail de reproduction pour les parents à la maison ou les personnes qui jouent un rôle de proches aidantes. D’autres s’y opposent ou demeurent indécises, comme Alexandra (35 ans, deux enfants) :

C’est sûr que, d’un point de vue d’analyse féministe, moi je trouve que c’est antiféministe de donner de l’argent à des familles au lieu de permettre à des femmes d’avoir accès au marché du travail, d’investir pour qu’elles aient de meilleures conditions de travail. Mais d’un autre côté, on veut valoriser ce travail-là, donc comment le faire? On ne peut pas le faire juste avec des attitudes ou avec des pancartes sur le bord de l’autoroute avec « Aimez votre mère ou votre proche aidante », ce n’est pas ça non plus! Donc moi je suis un peu confuse.

Toutefois, plusieurs participantes posent le travail à temps partiel pour tous et toutes (bien rémunéré et offrant de bonnes conditions de travail), comme offrant le meilleur des deux mondes : une sécurité économique par le travail rémunéré et une valorisation accrue du travail de reproduction en lui donnant une plus grande place. Elles y voient un compromis entre la course folle du travail à temps plein et le risque de dépendance lié à un retrait complet à la maison. Cette demande de réorganisation du marché du travail s’inscrit dans un contexte où elles voient autour d’elles, ou vivent elles-mêmes, cette course essoufflante. Elles constatent qu’un partage égalitaire des tâches entre conjoint et conjointe n’est toujours pas une réalité dans plusieurs couples et doutent de la réussite du modèle en place.

Ces propositions sont celles de jeunes femmes fréquemment issues d’un milieu plutôt aisé qui, si elles désirent réduire leur temps de travail rémunéré, ont souvent un conjoint qui gagne un revenu suffisant pour subvenir aux besoins de leur famille. De plus, étant très éduquées, elles savent qu’une absence du marché du travail de quelques années freinera peut-être leur avancement professionnel, mais qu’elles arriveront vraisemblablement à occuper plus tard un emploi intéressant et avec des conditions de travail décentes. Or, nous pouvons reprocher à certaines jeunes féministes d’adhérer en partie aux critiques d’un mouvement qui accuse le féminisme de l’essoufflement des femmes qui font maintenant la « double journée » (Cardoso 2014 : 220). Cependant, le propos des jeunes féministes que nous avons rencontrées, qui suggèrent parfois des solutions individuelles aux défis du travail contemporain, met surtout en avant la nécessité d’une critique des discours en rapport avec le travail de reproduction, les acquis importants réalisés sur le marché du travail (notamment grâce à la collectivisation de la garde des jeunes enfants) n’ayant pas réussi à dénouer les tensions entre travail de reproduction et travail rémunéré.

Conclusion

En somme, les jeunes féministes que nous avons rencontrées constatent le peu de place accordée actuellement au travail de reproduction dans le mouvement des femmes au Québec. Le manque de valorisation de ce travail qu’elles observent au sein du mouvement n’est pas en phase avec leur valeur d’équilibre entre les sphères de leur vie, d’une part, et de cohérence entre leur militance et leur vie privée, d’autre part. Même si elles sont tout à fait conscientes des pièges que cela peut représenter, elles désirent remettre à l’avant-scène le débat du travail dit invisible. Cette actualisation du débat aurait comme toile de fond un marché du travail précarisé et exigeant, une exacerbation des inégalités entre femmes à l’échelle internationale et l’essoufflement de plusieurs mères. Les participantes conçoivent positivement les gains acquis sur le marché du travail, tout en remarquant que le mouvement des femmes en est rendu à relancer le débat sur la façon dont ce marché du travail fonctionne, sur ce que signifie « concilier » famille et travail pour différentes femmes. Les participantes se questionnent également sur les suites à donner, mais sans avoir une réponse unique à offrir.

Les idées entendues au cours de notre étude se retrouvent dans des réflexions qui ont cours depuis quelques années dans le mouvement des femmes au Québec. Certaines pistes de réflexion des États généraux québécois de l’action et de l’analyse féministes de 2012-2013 font écho aux préoccupations des jeunes féministes que nous avons rencontrées, comme lutter « contre le surmenage des femmes » et « reconnaître et valoriser les contributions non salariées des femmes à la société tout en améliorant la prise en charge du travail domestique et familial par les hommes » (États généraux de l’action et de l’analyse féministes 2013 : 47-48). En fait, les États généraux ont permis d’amorcer des discussions qu’espérait la majorité des participantes. Nous croyons par ailleurs que d’autres débats pourraient être porteurs de renouvellement dans les idées et les pratiques féministes : rassembleur, ce sujet peut rallier plusieurs femmes, mères ou non.