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Ouvrir un livre, former ses premières lettres, écouter lire une histoire, écrire des textes, communiquer par SMS, etc. toutes ces activités quotidiennes de nos sociétés occidentales trahissent le rapport que nous entretenons avec le monde de l’écrit et situent les apprentissages en lecture et en écriture comme centraux dans la réussite scolaire des élèves. Transversal pour la construction et le transfert d’autres savoirs, car présent dans toutes les sphères des activités humaines, le lire-écrire se présente désormais comme un agencement et une imbrication de compétences, de savoirs, mais aussi de pratiques sociales et culturelles dont il s’agit de maitriser les codes pour pouvoir prendre part activement à la société.

Dès les années 1980 sont apparues des études (Heath, 1983; Street, 1984; Taylor, 1983) qui soulignaient que les représentations et les idéologies en circulation dans les milieux socioculturels dans lesquels cette acquisition prenait place, influençaient les pratiques de littératie auxquelles les individus étaient exposés, par delà la seule acquisition mécanique et fonctionnelle du lire-écrire. Elles insistaient sur la nécessité de considérer l’apport de tous les contextes d’appropriation des pratiques littératiées – scolaire, familial et communautaire (Berger et Dionne, 2007; Ward et Wason-Ellam, 2005) – pour favoriser l’apprentissage de la lecture et de l’écriture chez tous les enfants. Le développement des compétences en lecture-écriture n’était plus exclusif à la classe, mais prenait place en continuité avec les pratiques en usage dans les autres espaces de socialisation de l’individu-apprenant. En plaçant ainsi les instances de socialisation que sont les familles, l’école et les communautés au coeur des nouvelles problématiques, ces travaux précurseurs ont de fait révélé que dans des environnements socio-éducatifs de plus en plus marqués par la diversité linguistique et culturelle, il n’est plus question d’envisager les relations école-familles-communautés autrement qu’en termes de mobilisation des acteurs et de leurs ressources (linguistiques, culturelles) respectives.

Les modalités relationnelles qui s’accordent à penser et à rapprocher dès lors les différents contextes d’appropriation (Barré de Miniac, 1997; Deslandes, 2010a, 2010b; Litalien, Moore et Sabatier, 2012; Ministère de l’Éducation, du Loisir et du Sport, 2007) prennent aujourd’hui appui sur la multiplicité des expériences des acteurs de l’acte éducatif (élèves, enseignants, parents, administrateurs, entre autres) et incluent des discours et des savoirs construits dans différents espaces sociaux, à différents moments de la scolarité et de la socialisation des individus. La continuité des interactions entre les différents contextes permet ainsi d’éviter les ruptures de sens qui entravent la réussite scolaire (Deslandes et Jacques, 2004) pour favoriser les apports des contextes informels d’apprentissage (Goos, Lincoln, Coco, Frid, Galbraith, Horne et al., 2004; Porquier et Py, 2004; Sabatier, Moore et Dagenais, 2013).

Ce numéro thématique, coordonné par des membres du Collectif de recherche sur la continuité des apprentissages en lecture et en écriture (Collectif CLÉ), interroge précisément cette continuité des apprentissages en lecture et écriture au regard de la pluralité des contextes d’appropriation. Il propose de revenir sur les liens entre les différentes instances de socialisation – l’école, les familles et les milieux communautaires. Son objectif est double. Il s’agit, d’une part, d’examiner les relations que les trois instances de socialisation clés dans la réussite scolaire des élèves entretiennent quant au développement des apprentissages en lecture et écriture. Et, d’autre part, il vise à réfléchir sur la façon dont, au-delà de la singularité des expériences des différents acteurs éducatifs et des initiatives évoquées, se dégagent certains traits saillants qui (re)définissent de nouvelles conceptions des liens école-familles-communautés dans des environnements sociaux, linguistiques, culturels, scolaires de plus en plus diversifiés et complexes pour renforcer la capacité des acteurs éducatifs à travailler ensemble.

Chacune des cinq contributions réunies pour ce dossier thématique met en évidence différents aspects des liens déjà tissés (implicitement ou explicitement) et illustre le foisonnement des pratiques, des réflexions et des projets. Les contributions s’organisent autour de deux axes de discussion. Le premier s’intéresse aux supports littératiés avec lesquels les élèves sont en contact et les utilisations que l’enseignant peut en faire dans le cadre d’un apprentissage en lecture et en écriture. Le second axe de réflexion s’attache, lui, aux partenariats qui lient écoles et parents dans la réussite scolaire des enfants issus de milieux diversifiés. Il donne ainsi la parole aux acteurs – enseignants et parents – qui tentent, avec succès ou difficulté, de mettre en place autour de l’élève des réseaux de pratiques contigües (Ward et Wason-Ellam, 2005) pour assoir le développement du lire-écrire.

Nous avons choisi d’ouvrir ce numéro par l’article de Diane Dagenais et de Kelleen Toohey de l’Université Simon Fraser parce qu’il souligne d’emblée combien notre rapport au lire-écrire est en mutation dans des sociétés contemporaines marquées par les migrations et par les évolutions technologiques. Retraçant l’évolution de la conception de la littératie, ces auteures en viennent à proposer une réflexion autour de l’utilisation de la production vidéo (par le biais notamment de iPads) dans des projets didactiques qui ont pour visée de rapprocher les pratiques scolaires et extrascolaires de littératie. Partant de la façon dont la production vidéo permet de mobiliser à l’école les ressources familiales et communautaires, elles soulignent néanmoins les difficultés rencontrées pour mener à bien cette entreprise et appellent à l’intégration des littératies multimodales au coeur des enseignements-apprentissages pour favoriser une réussite scolaire bâtie sur l’ensemble des expériences vécues par les élèves à l’école, en famille et au sein de la communauté.

Danièle Moore et Cécile Sabatier de l’Université Simon Fraser portent elles aussi un regard sur la façon dont certains enseignants en Colombie-Britannique, dans leurs pratiques de classe, développent un rapport au monde de l’écrit chez leurs élèves. Par l’examen d’albums jeunesse répertoriés dans les coins bibliothèques des classes, elles mettent à jour la présence d’ouvrages dans d’autres langues que la langue scolaire et la manière dont s’organise dans les classes la présence de ces derniers dans les coins lecture. S’esquisse alors une typologie de livres bi-/plurilingues qui fait montre des processus de création du sens dans lesquels des enseignants engagent leurs élèves pour penser le rapport au monde. La construction de séquences pédagogiques autour de ces livres bi-/plurilingues crée des espaces de continuités et de rencontres entre les sphères scolaires, familiales et sociales qui permettent, en plus d’embrasser la diversité croissante des contextes d’appropriation dans lesquels évoluent les élèves, de décloisonner les lieux de production et de transmission des connaissances.

Ce décloisonnement des savoirs opérés par les collaborations entre écoles, familles et milieux communautaires conduit à s’interroger sur ces frontières désormais mobiles entre littératies formelles (à l’école) et informelles (en famille ou au sein de la communauté), mais aussi sur la manière dont certains des principaux acteurs – enseignants et parents – vivent les partenariats qui sont mis en place autour de l’élève.

Ainsi, l’article de Julie Myre-Bisaillon, Nancy Boutin et Carl Beaudoin de l’Université de Sherbrooke traite de la venue en classe de parents issus de milieux défavorisés pour encourager l’éveil à la lecture et à l’écriture au Québec. Illustré par des données issues d’un projet de recherche-action dont le but était de créer puis d’évaluer un programme d’intervention en éveil à la lecture et à l’écriture, leur propos souligne les modalités d’aide que les parents apportent à leurs enfants une fois qu’ils ont été accueillis dans les classes par les enseignants, ainsi que le regard que portent les enseignants sur leur collaboration avec les familles. Les auteurs révèlent également les difficultés que ces différents acteurs éprouvent pour se départir de certaines de leurs représentations et pratiques autour de la littératie.

Si ce dernier article mentionne la prégnance de certaines représentations dans la collaboration entre école, famille et communauté, celui de Ghizlane Laghzaoui de l’University of the Fraser Valley, les place au coeur de la problématique. L’auteure s’attache à mettre en mots les représentations de la collaboration entre des familles immigrantes et l’école au sein d’un conseil scolaire francophone en Colombie-Britannique. S’appuyant sur des discours recueillis auprès d’enseignants immigrants, elle se propose d’abord d’éclairer certains des décalages qui viennent entraver les modalités de collaboration entre les familles immigrantes, les élèves et les écoles pour ensuite proposer des pistes de remédiation propres à ce contexte spécifique.

Dans le dernier article en lien avec la thématique de ce numéro, Julie Myre-Bisaillon, Annie Chalifoux, Marie-Pierre Lapointe-Garant, Carmen Dionne et Anne Rodrigue de l’Université de Sherbrooke proposent, pour leur part, de porter l’attention sur un nouveau contexte d’intervention: les services de garde en milieu scolaire. Peu d’études ont traité de ce contexte. À travers un programme d’éveil à la lecture et à l’écriture animé par les éducatrices en service de garde, les auteures ont ainsi évalué les attitudes d’élèves de maternelle face à la lecture en milieu défavorisé au Québec. À l’aide d’un protocole de recueil de données tant quantitatives que qualitatives, elles montrent qu’une intervention organisée autour d’activités menées dès la maternelle favorise effectivement de façon positive le rapport à l’écrit des enfants. Ces derniers font montre d’une ouverture aux livres et s’engagent plus facilement dans des activités de littératie. Soulignant l’intérêt à associer la lecture à un plaisir ludique dès la maternelle, les auteures insistent donc sur l’importance de développer ce plaisir dans l’ensemble des milieux de vie que l’enfant fréquente.

La mise en regard des différentes recherches présentées dans ce numéro ouvre au final une fenêtre sur des processus de transformation sociale mis en oeuvre ici ou là, en portant attention aux conditions globales et locales qui permettent aux instances scolaires, familiales et communautaires de mobiliser les ressources nécessaires qui tiennent compte de l’acteur central, l’élève, pour favoriser sa réussite scolaire. Ces contributions renvoient à l’importance de poursuivre la réflexion sur la mobilisation des ressources humaines (en termes de formation des enseignants), matérielles (en rapport avec les supports), linguistiques et culturelles à disposition pour assurer la continuité des apprentissages entre les différentes instances qui portent des pratiques de littératie diversifiées mais complémentaires.