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Alors que dans la continuité des mouvements de libération des animaux, les Animal studies se développent à vive allure aux États-Unis, les rapports entre humains et animaux figurent aussi au coeur de l’actualité en Europe occidentale. En France, par exemple, l’Assemblée nationale vient d’adopter – le 28 janvier 2015 – un projet de loi reconnaissant aux animaux la symbolique d’« êtres vivants doués de sensibilité », un statut bien différent de celui qu’ils avaient auparavant, puisqu’ils étaient définis comme des « bien meubles ». Dans ces deux régions du monde, d’ailleurs, les « readers » et les livres sur les animaux ne se comptent plus[1]. Pour des raisons qui restent à éclaircir, les chercheurs canadiens sont restés jusqu’ici très en retrait de cet engouement, ce terrain ayant été surtout occupé par les spécialistes en études autochtones (voir, par exemple, Delâge 2005 ; Henriksen 2009 ; Clément 2012)[2] ou en biologie. Comme le remarque justement Florence Burgat (2010), la parution d’un ouvrage synthèse sous le titre Qui sont les animaux ? (et non « Que sont les animaux ») sous la direction du journaliste Jean Birnbaum (2010) est révélatrice d’une rupture épistémologique. Dorénavant, il semble bien que les animaux, y compris dans des sociétés qui les ont longtemps définis comme des êtres incomplets par rapport aux humains (il leur manque l’esprit, la pensée logique, le rire, l’art, etc.) se voient reconnaître une subjectivité, voire une humanité puisqu’il est même question d’un « animal cannibalisé », pour reprendre le titre d’un ouvrage que Michèle Cros, Julien Bondaz et Maxime Michaud (2012) ont récemment consacré à ces diverses consommations que les hommes font des animaux en Afrique[3]. Cette rupture avec l’approche privative apparaît dans plusieurs autres publications collectives récentes telle que celle de John Knight (2005), qui entend aborder les animaux comme des sujets interagissant avec les humains et non plus sous l’angle des seules représentations, ou encore celle de Samantha Hurn (2012), qui propose de saisir des interactions entre des espèces, une sorte d’« ethnographie multi-espèces », pour reprendre l’expression de Roy Ellen soulignant les mérites de son ouvrage. Un tel changement fait écho à l’éternelle ambiguïté qui, en Occident, marque nos rapports avec les bêtes puisque le terme latin que contient le générique qui les désigne signifie le souffle, le principe de vie, voire « l’âme », ce que précisément on dénie leur reconnaître. Aujourd’hui, cette rupture ouvre la porte à de multiples évolutions comme la reconnaissance de droits, par exemple, et il se pourrait bien que les États-Unis soient là encore les premiers cette révolution.

Jusqu’ici, le rôle des animaux dans la pensée mythique, écologique et symbolique a été largement étudié par des générations de chercheurs, mais jamais n’a-t-on encore trouvé autant de travaux consacrés à l’étude des rapports entre humains et animaux dans des sociétés qui auraient apparemment établi une séparation radicale avec ces derniers. Non sans paradoxe, ceux qui ont ouvert le bal de ces nouvelles discussions n’ont pas été des anthropologues, pourtant au contact depuis longtemps avec des sociétés qui refusent de penser que les humains occupent une position supérieure à celle des animaux, mais des philosophes, des éthiciens, des historiens et des éthologues. Dans les années 1970, tel que le rappelle un des contributeurs à cet ouvrage (Burgat 2010 : 143), la primatologue Jane Goodall provoquait encore le scandale quand elle utilisait la notion de « personnalités » pour les grands singes qu’elle étudiait. Aujourd’hui, elle fait oeuvre de précurseur et bien des primatologues – comme William McGrew, Frans de Waal et d’autres – vont plus loin encore, s’intéressant à présent la « culture » des primates (voir Laland et Galef 2009 pour un bilan de ces réflexions). La différence entre l’humain et l’animal s’est donc brouillée, la bête sauvage s’est transformée en « animal singulier » (Lestel 2004) et en sujet de droits (Cyrulnik et al. 2013).

Dans L’appel du sauvage. Refaire le monde dans les bois, un volume très inspirant qu’il a dirigé, Sergio Dalla Bernardina (2012) revient sur le contexte de ces transformations contemporaines marquées par la moralisation irréversible de notre rapport à la nature. L’auteur rappelle que les temps ont changé, que l’Occidental ne peut plus assumer comme avant, dans l’imaginaire comme dans la pratique, sa figure de prédateur-pilleur. Dorénavant, bien d’autres enjeux s’imposent à lui. Ils se nomment pollution, biodiversité, conservation des espèces, développement durable, etc. Et pourtant, ajoute-t-il, on continue encore à prélever ! À certains égards, la prédation s’est même étendue au végétal, de sorte que l’appel du sauvage ou ce que l’auteur nomme « la vitalité du “prédatoire” » demeure intact. Plus que les pratiques, ce sont surtout les discours qui ont changé. Les différents auteurs de son ouvrage (Sophie Bobé, Colette Méchin, Gilles Tétard, etc.) abordent précisément ces glissements, ces continuités et ces transformations symboliques en montrant comment, derrière les clichés, la prédation – ce prélèvement sans contrepartie – s’opère maintenant dans une nature de plus en plus « jardinée, soignée, protégée » et néanmoins toujours bien qualifiée de « sauvage ». Qu’on soit chez les cueilleurs, les pêcheurs, les chasseurs, les consommateurs, les naturalistes ou les antispécistes, l’engouement du sauvage persiste donc (p. 27), charriant avec lui bien des perspectives nouvelles, comme la composante hédonistique ou, inversement, ascétique de la prédation, la folklorisation de certaines pratiques, la passion pour l’authenticité et l’autochtonie, etc. Du coup, bien des animaux – ici la cigogne, le hamster ou le charognard – se voient investis de nouvelles projections et voici que le sauvage réinvestit alors brutalement les espaces urbains et domestiques. Pour emprunter le titre d’un autre ouvrage de Sergio Dalla Bernardina (2011), il s’agit donc bien d’un retour du prédateur.

Tous ces travaux font émerger de nouvelles réflexions ou renaître des débats anciens. Les disciplines semblent toutefois traversées par les mêmes problématiques. Ainsi, en anthropologie, par exemple, les farouches défenseurs de la cause animale s’opposent à ceux qui affirment envers et contre tout, la supériorité des humains. Jean-Pierre Digard (2009), un spécialiste de longue date de l’étude des animaux de compagnie et de rente, s’insurge régulièrement contre l’anthropomorphisme des uns[4] ou les postures intenables des autres, notamment des défenseurs des animaux, invoquant la supériorité incontestable de l’humain sur l’animal, une supériorité qui serait l’aboutissement de plus de 25 millions d’années d’évolution. Citons encore l’exemple du professeur en neuroscience Alain Prochiantz qui, dans un récent débat radiophonique avec Philippe Descola[5], ne peut accepter l’équivalence des humains et des animaux telle qu’elle s’impose dans les cosmologies où priment les schèmes animiques ou totémiques.

À l’instar de Bruno Latour et de Peter Sloterdijk, d’autres chercheurs constatent que les humains ne peuvent se passer des animaux, des plus grands aux plus minuscules, et qu’ils forment avec eux « une communauté d’intérêts ». Dans un numéro des Cahiers d’anthropologie sociale (2012), Frédéric Keck résume cette idée par un titre tout à fait signifiant : « Des hommes malades des animaux ». Il suggère par-là que les humains éprouvent à la fois de véritables passions pour l’animal, en même temps que les pires craintes et des discordes (un thème repris par Knight 2000 et par un numéro spécial de la revue Ethnologie française en 2009, de même que le présent numéro sur le rôle des affects dans les liaisons animales). Il est vrai que les humains se protègent à tout prix des animaux, ainsi que le rappellent les récents épisodes de la grippe aviaire auxquels Keck (2010) a consacré une étude méticuleuse, ou encore la crise de la vache folle (Lévi-Strauss 2001).

La thèse d’une interdépendance des humains et des animaux demeure cependant ancienne. Il revient à André-Georges Haudricourt, un chercheur hybride disciplinairement parlant (rappelons qu’il était ingénieur agronome, historien des techniques, linguiste, anthropologue, etc.) de s’être le premier engagé sur cette piste. Jusqu’aux derniers jours de sa vie, Haudricourt conduisait des groupes d’étudiants en ethnologie au Jardin des plantes, à Paris, qu’il adoptait comme salle de classe. Étudiant à Paris VII, j’eus la chance d’en faire l’expérience. Iconoclaste, son esprit foisonnant le conduisait à poser des questions inédites :

En ce qui concerne notre relation avec les animaux, nous n’en savons guère plus qu’avec les plantes. Si l’ethnozoologie a un sens, il faudrait qu’elle se dégage de la zootechnie où elle est née pour s’intéresser vraiment aux relations réciproques de l’homme et de l’animal. La question est de savoir qui de ces deux mammifères a déteint sur l’autre ? Il faudrait que les chercheurs se débarrassent d’un certain nombre de tabous qui ne leur permettent pas de « regarder » complètement une société et ainsi de n’en comprendre jamais qu’une partie. Par exemple, le rôle des excrétats dans la domestication (HT 1975) nous permet de réfléchir sur le statut d’ilote réservé aux chiens et aux porcs et par extension de dégager un trait important pour caractériser et différencier les civilisations néolithiques asiatiques. L’homme a ses gestes dans la nature et je pense que pour trouver l’explication des différences de comportement humain, il faut se référer aux animaux qu’il fréquente ou qui l’environnent. Une question reste pour moi sans réponse : si c’était les autres êtres vivants qui avaient éduqué les hommes, si les chevaux leur avaient appris à courir, les grenouilles à nager, les plantes à patienter ? L’univers de béton et de macadam dans lequel nous vivons ne nous prépare pas à étudier et à comprendre les relations que nous et les autres civilisations entretenons avec la nature, ni la connaissance que nous en avons.

Haudricourt et Dibie 1987 : 169

Le numéro qu’Études rurales (2012) a récemment consacré aux sociabilités animales part justement de cette hypothèse. Les études qu’il rassemble montrent que les animaux tiennent compte des comportements humains, réagissent à eux et s’adaptent à leurs besoins. Les animaux disposent également de points de vues qu’il nous reste à mieux comprendre par des méthodologies à inventer. Les auteurs de ce numéro prennent la mesure de ces « collectifs » et de ce « ménage à plusieurs », mais on s’étonne qu’ils n’aillent pas plus loin. En se basant sur l’argumentaire de Brunois, Gaunet et Lestel (2006) qui ont été les premiers à prôner ce renouvellement de la réflexion (voir aussi Brunois 2005 et Lescureux 2006), il faut se demander pour quelles raisons l’anthropologie ne fait pas davantage d’efforts pour se libérer du carcan naturaliste que l’histoire lui a assigné, les anthropologues se cantonnant dans une niche où l’animal comme sujet est exclu. Dans Le jardin du casoar, Florence Brunois (2008) a ouvert une piste intéressante en travaillant à partir des notions de « savoir être » et « d’interaction », plaçant tous les existants de la forêt sur le même plan et soulignant leur rôle dans les processus d’enculturation (voir aussi son article dans ce numéro). Les théories de Tim Ingold (1994, 2014) et sa critique acerbe du culturalisme au profit d’une anthropologie écologique, celles de Philippe Descola (2005) autour de l’ethnocentrisme de la distinction nature/culture et celles d’Eduardo Viveiros de Castro (2009) qui a mis de l’avant ces notions de multinaturalisme et de perspectivisme offrent aussi des bases solides pour discuter à nouveau des perspectives animales et des rapports qu’entretiennent entre eux tous ces « existants ». Quoiqu’on en pense, le spectre de notre discipline est encore trop réducteur, alors que la plupart des sociétés qu’étudient les anthropologues considèrent les animaux comme des partenaires ou des acteurs sociaux à part entière. Ne serait-il pas plus juste, maintenant que les sociétés occidentales reconnaissent elles aussi de plus en plus cette proximité qui les lie aux animaux, que l’anthropologie s’occupe plus sérieusement de tous les êtres vivants, animaux, végétaux et humains faisant partie de mêmes mondes, constituant un ensemble « d’existants » apparentés et inter-reliés ? Mais comment « animaliser la pensée », pour reprendre l’expression de Lestel (2010 : 131) ? Si l’on adopte la théorie de l’Umwelt, élaborée jadis par von Uexküll (1982 [1940]), comment saisir ensuite la communication entre ces êtres qui produisent tous leur propre monde ?

Plusieurs historiens souhaitent faire avancer la recherche en ce sens. Dans son dernier ouvrage, Le point de vue animal. Une autre version de l’Histoire, Éric Baratay en appelle au développement d’une « histoire éthologique » (p. 389). Ce spécialiste de l’histoire des animaux essaie de se détacher d’une vision anthropocentrée pour tenter d’adopter, ou plutôt de mieux comprendre, le point de vue animal et faire surgir d’autres versions de l’histoire. Baratay prolonge le travail de ses devanciers, qui ont jadis réinséré les animaux dans l’histoire – qu’on pense ici aux travaux pionniers de Keith Thomas, de Robert Delort, de Maurice Agulhon et à ceux tout à fait inspirants du médiéviste Michel Pastoureau, auteur de plusieurs monographies d’espèces comme le lion, le cochon ou l’ours. Mais peut-on vraiment saisir ce versant animal de l’histoire et montrer comment ces acteurs animaux ont vécu et ressenti les phénomènes historiques ? Baratay y parvient en partie, prévenant son lecteur de son postulat, à savoir que cette histoire des animaux s’écrit à deux, avec les humains. Ainsi, on découvre comment les chevaux ont fait la révolution industrielle puis les guerres des tranchées, comment les vaches laitières ont rendu possible l’essor agricole, et comment bien d’autres animaux – chiens, taureaux, par exemple – ont facilité l’émergence et le développement des loisirs. Si ce versant animal complète et enrichit le versant humain (p. 43) au sein du naturalisme occidental, s’il conduit à lire autrement des sources classiques, il demeure évidemment incomplet, les animaux n’ayant ni parole ni écriture. Toujours est-il que le lecteur réalise combien, face à toutes ces violences et cette souffrance, l’animal a su à certaines occasions se désolidariser de ses maîtres et « entrer en résistance », comme l’illustre le cas de tous ces chiens errants et maraudeurs, puis gagner un peu plus de confort et d’attention, comme le révèle l’évolution des règlements régissant le traitement, l’abattage et le transport des animaux, et enfin plus de soin et de protection, l’animal devenant enfin perçu comme « un être sensible ».

Le magnifique ouvrage que la sociologue Catherine Mougenot et l’anthropologue et philosophe Lucienne Strivay consacrent au lapin, Le pire ami de l’homme… (2011), est d’orientation plus philosophique mais de la même trempe. Ici, avec beaucoup de subtilité et d’humour, les auteures avouent s’être prises au piège en essayant de suivre les courses poursuites du lapin à travers les espaces et les catégories du sauvage et du domestique. Elles parviennent avec succès à saisir l’histoire sinueuse du lapin et en partie son point de vue. Il faut avouer que le rythme est fou pour suivre les tribulations de Jeannot, un anime-humain déconcertant et subversif au possible derrière ses apparences paisibles ! Insaisissable, infatigable, incontrôlable, Peter Rabbit se montre fouisseur, résistant, prolifique, doux ou terrifiant avec ses maux ! Tout cela en fait un véritable « trickster gourmand, peu soucieux du convenable, du prévisible et des grandes frontières », un brouilleur de pistes « qui a tout à perdre et tout à gagner » auprès des humains (p. 140). Elles signent ici un modèle du genre, leur livre comportant des entrées multiples comme un terrier aux nombreuses galeries. Gilles Deleuze pourrait s’y perdre, mais le lecteur sort séduit de cette intrusion rhizomique chez les lapins. Comment donc penser l’humain sans l’animal ? Il n’y a pas de doute que les maladies, tout comme les animaux, fonctionnent tels des révélateurs de cette articulation entre des mondes dits « naturels » et « culturels » que les sociétés séparent ou, au contraire, confondent étroitement.

Il est vrai qu’au terme de nombreuses découvertes réalisées au cours des dernières décennies dans plusieurs disciplines, la frontière qui sépare les humains des animaux n’a cessé d’être repoussée. Aujourd’hui, il ne demeure plus que le langage articulé pour nous séparer. Se basant sur les réflexions de Teilhard de Chardin, le paléoanthropologue Pascal Picq conteste pourtant l’idée même de vouloir placer l’humain au sommet de l’évolution. Picq y voit plutôt une exigence éthique, citant une réflexion lumineuse de Claude Lévi-Strauss dans Anthropologie structurale II (1973) qui a, depuis, suscité bien des polémiques :

Jamais qu’au terme des quatre derniers siècles de son histoire, l’homme occidental ne put-il comprendre qu’en s’arrogeant le droit de séparer radicalement l’humanité de l’animalité, en accordant à l’une ce qu’il retirait à l’autre, il ouvrait un cycle maudit, et que la même frontière constamment reculée servirait à écarter des hommes d’autres hommes, et à revendiquer, au profit de minorités toujours plus restreintes, le privilège d’un humanisme, corrompu aussitôt né pour avoir emprunté à l’amour-propre son principe et sa notion.

Lévi-Strauss 1973[6]

N’en déplaise aux défenseurs de l’humanisme qui écartent l’animal et le disqualifient, Lestel fait remarquer – peut-être un peu vite aux yeux de Digard – que ceux qui maltraitent les animaux sont souvent ceux qui maltraitent aussi le genre humain[7]. Pour Lestel (2010 : 175), cette attitude animalophobe relève d’une forme de colonialisme qui a tout d’une pathologie culturelle et fonctionne comme un paradigme d’action selon lequel tout ce qui est exploitable doit l’être au service de soi, indépendamment du reste.

Dans L’animal est l’avenir de l’homme, Lestel (2010) consacre tout son essai à s’attaquer aux ennemis des animaux. Il déconstruit d’abord une série de lieux communs, rappelle que l’espèce humaine est la seule qui soit prédatrice universelle, donc « susceptible de détruire tout ce qui est vivant » (p. 8). Une fois de plus, ce point de vue évoque une observation d’Haudricourt, pour qui « Plus qu’une espèce religieuse, l’homme est une espèce cuisinière par rapport aux animaux, la cuisine étant une des applications, probablement la plus importante, de la domestication du feu » (Haudricourt et Dibie 1987 : 165). Lestel montre ensuite comment, au lieu de continuer à considérer l’animal comme un être inférieur, il faudrait, au contraire, lui donner le statut d’interlocuteur à part entière. En d’autres termes, sortir définitivement des théories de l’animal-machine introduites jadis par Descartes et Malebranche, entretenues en partie par la pensée chrétienne, pour entrer pleinement dans les théories de l’animal-partenaire, humains et animaux formant une « communauté ».

Lestel va cependant plus loin en militant pour le développement d’une bioéthique de la réciprocité qui soit non pas proscriptive (« qui se borne à chercher à ne pas faire souffrir l’animal ») mais prescriptive (« qui enjoint d’améliorer la vie de l’animal »). Il se définit comme le partisan d’une relation plus juste envers les animaux. Cette approche en fait un farouche opposant de l’expérimentation animale, dans la mesure où celle-ci demeure étroitement liée aux théories modernes de l’animal-machine. À ses yeux, l’humain dispose d’une dette infinie envers les animaux, « dette contractée à la fois dans le passé et dans le futur » (p. 9) puisque les humains ne pourraient vivre sans eux. Sa posture rejoint un peu le bouddhisme, mais sa formulation aurait probablement du mal à séduire les sociétés qui privilégient la prédation. Lestel n’est cependant pas un sentimentaliste ni un défenseur du végétarisme ou d’une sacralisation quelconque de l’animal. La relation de prédation et la consommation de l’animal lui semblent des usages tout à fait respectables, à condition qu’ils s’accompagnent d’une réflexion et de pratiques éthiques. Il y a plus de quarante ans, Lévi-Strauss proposait déjà de déplacer le fondement des libertés pour ne plus seulement protéger la nature pour l’homme, mais contre lui. L’anthropologue défendait ainsi l’idée de ne plus définir l’homme comme un être moral mais plutôt comme un être vivant, soulignant qu’une telle opération permettrait justement de limiter les droits des humains par ceux, tout aussi légitimes, des autres espèces. Car, dit Lévi-Strauss :

Si l’homme possède d’abord des droits au titre d’être vivant, il en résulte immédiatement que ces droits, reconnus à l’humanité en tant qu’espèce, rencontrent leurs limites naturelles dans les droits des autres espèces.

Lévi-Strauss 1976 : 334-336

Dans son chapitre de l’ouvrage édité par Birnbaum (2010), la philosophe Catherine Larrère (pp. 88-109) propose une autre voie de sortie, qui consisterait à ne plus poser les questions en termes d’identité ou d’essence mais plutôt en termes de rapports ou de relations, rejoignant ici une perspective ouverte par d’autres philosophes et anthropologues (voir Donna Haraway 2008, 2009, par exemple). Dans cette optique, « les vrais animaux », comme les faux que sont les tamagotchi, par exemple, forment avec les humains des communautés hybrides avec lesquelles les humains entretiennent continuellement des échanges. Du coup, toutes ces entités ne devraient plus être jugées pour ce qu’elles sont, mais plutôt en fonction du rapport qu’elles entretiennent avec les humains. Cela dit, peut-on vraiment placer sur le même plan les animaux de ces machines animales ? Le danger est peut-être d’en rester à une approche avec laquelle les Occidentaux sont d’ailleurs familiers depuis longtemps, à savoir celle des choses appropriables. Et ici, le point de vue d’une autre philosophe, Florence Burgat, est formel : il faut bouleverser ce schéma, sortir les animaux de ces choses appropriables, même si cette perspective est celle endossée par le droit et les sciences juridiques. Pour Burgat, les animaux ne sont ni des choses, ni des biens, ni des spécimens dont les chairs seraient utilisables à loisir par les humains. Et la philosophe de rappeler quelques chiffres sur la mort animale qui dépassent l’entendement et expliquent en partie notre tendance à faire la sourde oreille : chaque année, 58 milliards de mammifères et oiseaux serait tués dans le monde, tandis qu’en France seulement, 1 milliard et 40 millions de bovins, ovins, caprins, équins et volailles constitueraient la consommation carnée. Plus fondamentalement, Burgat propose de requalifier ontologiquement et éthiquement les animaux et de les regarder autrement que comme des êtres déficients au regard d’une norme humano-centrée ou inversement, comme des presqu’humains en raison de leurs performances, un travers qu’on retrouve souvent chez les observateurs des grands singes (Burgat in Birnbaum 2010 : 148). Pratiquement, elle souhaite « déverrouiller le débat juridique » et inventer de nouveaux droits. En attendant, elle propose qu’on considère les animaux comme des personnes, une approche qui a déjà été celle de Pierre Singer et d’autres intellectuels comme Guy Francione (2008) et Paola Cavalieri (2009), qui avaient jadis suggéré d’étendre les droits de l’homme et une protection juridique aux grands singes non humains.

Le philosophe Tom Regan, dont l’ouvrage Les droits des animaux vient d’être traduit en français (2013) allait encore plus loin proposant d’attribuer des droits à tous les animaux[8]. Même si l’auteur a pris soin d’y ajouter une Préface à l’édition de 2004 dans laquelle il répond à de nombreuses objections de ses détracteurs, ses conclusions demeurent toutefois caricaturales et très ethnocentriques. Elles inversent la posture moderne, mais elles seraient certainement mal reçues par des groupes de chasseurs comme les Inuit ou des éleveurs comme on en trouve en Sibérie qui, tout en reconnaissant une conscience aux animaux et bien plus, ne se reconnaissent pas dans cette éthique des droits des animaux.

Dans sa Petite histoire des grands singes, Chris Herzfeld (2012) prolonge en partie la réflexion sur les singes démarrée avec Picq, Lestel et Despret (Herzfeld et al. 2005). Suivant quatre espèces (bonobos, chimpanzés, gorilles et orangs-outans), Herzfeld observe que les singes se réapproprient facilement les habitudes, les manières d’être-au-monde et le savoir-faire des humains. Ils tracent des signes, éprouvent des émotions et vont, selon le philosophe, jusqu’à se prendre pour des humains, ce qui le conduit à mobiliser la notion de « devenir-humain », inspirée de celle de « devenir-animal » introduite par Gilles Deleuze et Félix Guattari. Se basant sur des données issues de la littérature comme sur des observations effectuées par des spécialistes de l’étude de ces animaux, le philosophe montre comment les discours des humains sur les grands singes oscillent continuellement « entre attraction et répulsion, entre le ressenti d’une inquiétante étrangeté du Même et le sentiment d’une troublante familiarité de l’Autre » (Herzfeld 2012 : 8), comme si humains et anthropoïdes formaient eux aussi une communauté. Le lecteur en vient donc à s’interroger sur la singularité réelle de l’espèce humaine qui, en Occident tout au moins, a besoin de se différencier à tout prix, de nier autant que possible sa part animale. Mais il n’est pas facile d’effacer comme cela 98 % de gènes communs et tant de similarités physiques et comportementales ![9] Jusqu’où s’étend donc ce monde commun ? Doit-on considérer les singes comme des personnes (Christen 2009) ?

Florence Burgat questionne profondément l’usage de cette notion kantienne, voyant dans ce concept de personne un obstacle qui nous empêche de considérer les animaux comme des partenaires. Dans Une autre existence. La condition animale (2012), elle émet l’idée que la difficulté serait moindre avec la notion de « sujet », moins circonscrite et moins étroite que la précédente, une voie qu’ont depuis longtemps ouverte des biologistes comme Jakob von Uexküll et sa théorie de l’Umwelt ou encore Frederik Buytendijk. Mais ce n’est pas suffisant. Et la philosophe de citer une vision prophétique de Jacques Derrida qui, profondément choqué par l’exploitation inouïe des animaux par les humains prédisait déjà que ces rapports allaient changer, tout comme nos façons de penser l’éthique et l’ontologie, les devoirs, les droits, la valeur et le sens des êtres vivants. Dans plusieurs de ses textes, Burgat (2012) évoque ces nouveaux défis. Faisant le choix d’une approche phénoménologique, relisant Husserl et Merleau-Ponty, elle s’interroge sur les conditions d’une possibilité d’une « existence animale », les animaux participant de près à la constitution du monde des humains en tant que sujets de leurs expériences. Et elle conclut : comment inventer une autre anthropologie ? « Comment changer de regard ? Comment entendre des voix autres ? Comment donner une place à ceux qui n’en ont jamais eu aussi peu ? » (Burgat in Birnbaum 2010 : 150, Burgat 2012).

Depuis quelques années déjà, des chercheurs essaient précisément d’adopter de nouveaux regards et de nouvelles méthodes. C’est, par exemple, le cas du philosophe américain Matthew Calarco (2008) que cite Burgat, qui propose de voir de véritables figures de la résistance animale dans tous ces cas d’animaux qui défraient l’actualité : un éléphant qui s’échappe d’un cirque ; le cochon qui s’enfuit de l’abattoir ; un orque, un lion ou un dauphin qui tuent leur dompteur, etc. Dans de petits ouvrages passionnants et à certains égards corrosifs, Vinciane Despret (2007, 2009, 2012 ; voir aussi Despret et Porcher 2007) nous fait elle aussi entrer, ou plus exactement peut-être nous rapprocher, de ce qu’on pourrait appeler des schèmes d’entendement animaux. Hans, le cheval qui savait compter (2007) et Penser comme un rat (2009) offrent de beaux exemples de cette perspective, qui consiste à interroger les animaux et à les prendre au sérieux, à saisir comment les uns et les autres se perçoivent dans des rapports singuliers et en dehors des environnements artificiels des laboratoires des éthologues et des biologistes. Le titre du dernier livre de cette philosophe pose le problème de manière limpide : Que diraient les animaux, si… on leur posait les bonnes questions ? (2012). Car, pour Despret, la leçon est claire, les frontières ontologiques entre les humains et les animaux définies par les sciences biologiques et expérimentales ne résistent pas à l’épreuve des faits et des expériences. Tout dépend des manières de faire de la science, mais aussi, en l’occurrence, de la posture du récepteur, l’animal n’existant, enfin, qu’au pluriel, sous des visages multiples[10]. Il faudrait, à ce titre, ne pas oublier que l’humain induit lui-même bien des comportements chez les animaux, d’où sa proposition à l’effet d’oublier la notion d’objectivité pour trouver, au contraire, des dispositifs susceptibles de nous faire entendre le point de vue animal.

Consécutivement à un travail comparatif d’une grande ampleur qui allie réflexion théorique et souci ethnographique, Philippe Descola nous a tôt mis en garde sur la question de l’ethnocentrisme, rappelant que toutes les civilisations ne voient pas les choses de la même manière et qu’il existe différents schèmes d’identification et de relation[11]. Bien des sociétés pratiquent ainsi l’apprivoisement mais n’acceptent pas la domestication qui ne concerne plus un animal spécifique mais un collectif d’animaux. Descola cite plusieurs exemples amazoniens. Nous pourrions leur ajouter le cas des chasseurs inuit du Grand Nord qui, contrairement à leurs lointains cousins sibériens, ne supportent pas une trop grande proximité avec les animaux, préférant les maintenir à distance de chasse. Et l’anthropologue de conclure, dans son chapitre intitulé « À chacun ses animaux » (Descola 2010)[12], qu’il n’y a donc pas d’animal en soi, qu’il existe plutôt une diversité de relations entre humains et animaux si bien que :

[C]’est au fond le type de qualité que nous croyons déceler dans une espèce animale qui va définir le rapport que nous entretenons avec elle. Si je perçois l’animal dont je croise la route comme une réincarnation de ma grand-mère, comme le vecteur d’un ensorcellement ou comme un bifteck sur pattes, je ne le traiterai évidemment pas de la même manière.

Descola 2010 : 171

La leçon est fondamentale, car l’anthropologie, comme la philosophie, procède souvent un peu vite en matière de généralisation. Dans cette optique, la libération des animaux n’est pensable et souhaitable qu’en contexte moderne et naturaliste mais elle devient vite absurde ailleurs.

Bien peu d’anthropologues se sont hasardés dans des théories qui permettent de comprendre les rapports humains-animaux à l’échelle de toutes les sociétés de la planète. Plusieurs ouvrages proposent toutefois des comparaisons régionales. Dans leur ouvrage Animism in Rainforest and Tundra…, Marc Brightman, Vanessa Grotti et Olga Ulturgasheva (2012) se sont consacrés à mieux saisir le régime animique en comparant différents cas en Amazonie et en Sibérie, deux univers écologiques contrastés et pourtant comparables, notamment sur le plan des pratiques et des systèmes chamaniques qui s’y observent. Ici, plus question de s’interroger sur l’humanité des animaux qui est dorénavant une évidence, ni sur la nature des esprits dans ces mondes (voir Laugrand et Oosten 2007). Les auteurs du collectif questionnent plutôt la pertinence de la notion de « personne » comme catégorie pour aborder toutes les entités ou existants qui peuplent les cosmologies des sociétés animiques, une réflexion qui débute avec les travaux très inspirants d’Irving Hallowell pour qui cette notion n’était aucunement l’équivalent de « l’être humain » mais plutôt une notion qui le transcende. Eduardo Viveiros de Castro (2009) a repris cette thèse pour fonder son perspectivisme, mobilisant lui, la notion d’« agents subjectifs ». Comme le souligne Descola (1999), une différence majeure sépare pourtant les conceptions modernes de celles qui émanent des sociétés non-modernes, puisque à la notion de personne juridique qui séduit les premières, les secondes tendent plutôt à privilégier celle de personne morale, ce qui justifie une éthique de la chasse mais en aucun cas l’idée de protéger ou défendre les animaux. Descola le rappelle : « le référent commun aux entités qui peuplent le monde n’est pas l’homme en tant qu’espèce, mais l’humanité en tant que condition » (Descola 1999 : 27)[13]. Qualifier les animaux de personnes présente cependant des problèmes dans des sociétés de chasseurs qui, bien qu’ils attribuent des qualités humaines aux animaux et affirment la possibilité de communiquer avec eux, distinguent bien ceux qui sont en position de prédateur et ceux qui ont le statut de proie (voir le cas des Inuit dans Laugrand et Oosten 2014).

Terminons cet essai en soulignant le grand intérêt de quelques monographies animales qui semblent fort stimulantes pour réfléchir à cette ré-animalisation de la pensée.

La première, qui vient d’être rééditée et traduite en français sous le titre de Le castor américain et ses ouvrages (2010), nous vient d’un fondateur de la discipline anthropologique : Lewis H. Morgan. Ce dernier s’est intéressé de très près au castor américain dont on connaît le rôle dans l’histoire du Canada (voir aussi Delâge à paraître). L’oeuvre est novatrice, ethnographiquement riche et passionnante ! Le lecteur bénéficie ici d’une excellente introduction rédigée par Lucienne Strivay, qui explique bien comment chaque époque valorise pour des raisons différentes cet animal, et comment ces faits sont significatifs de l’évolution de notre rapport aux animaux. Le castor apparaît du coup comme une sorte d’entité totémique, et tout se passe comme si Morgan lui-même ne sortait pas indemne de ce travail, concluant un siècle et demi avant nos contemporains animalistes, qu’il faut accorder des droits fondamentaux aux animaux : « Si nous reconnaissons aux animaux la possession d’une pensée, d’un raisonnement et peut-être d’un principe immortel, notre relation avec eux nous apparaîtra sous un jour différent, meilleur » (Morgan 2010 : 275). Le castor a-t-il transformé l’un des fondateurs de l’évolutionnisme ?

De nature tout à fait différente, la seconde monographie animale prend la forme d’un petit livre collectif très rafraîchissant. Intitulé Sur la piste du lion…, l’ouvrage réunit une dizaine de chapitres et a été édité par Michèle Cros et Julien Bondaz (2010), codirecteurs de ce numéro. Cette fois, le lecteur découvre comment – à partir d’une étude de la figure léonine qui se décline en maintes autres images puisqu’elle réfère à la fois à un toponyme français, à une figure légendaire de mangeur d’hommes ou de guerrier en Afrique, à un parc zoologique à Bamako, à une chanson de rap, à un gardien de tombe en Chine, etc. – il est possible de révéler bien des dispositifs de la pensée humaine. L’étude de la question animale permet donc de faire avancer notre compréhension de l’humain, celui-ci n’existant pas sans les animaux. Ici, le lion apparaît bel et bien comme un révélateur, pour reprendre le mot de François Laplantine, comme une « instance de projection, d’identification, voire d’organisation sociale et symbolique » qui « fait surgir du désir et de l’angoisse » (Laplantine 2010 : 171). Dans son épilogue à l’ouvrage de Cros et Bondaz (2010), il interroge cette polysémie infinie et s’insurge à son tour contre ce « quelque chose d’anthropocentrique » qui subsiste encore dans l’anthropologie contemporaine. On connaît l’aphorisme de Wittgenstein, repris par Gérard Lenclud dans un beau numéro que la revue Terrain (2000) avait jadis consacré aux animaux et discuté ici en introduction du volume : « Si un lion pouvait parler, nous ne pourrions le comprendre ». Il demeure, comme l’observe Laplantine (2010 : 174) que le lion, et pourrait-on ajouter tous les autres animaux, n’ont pas fini de nous donner à penser mais surtout, de nous troubler dans la pensée. À l’inverse, dans son passionnant ouvrage Insectopedia, Hugh Raffles (2010) parvient à une conclusion tout à fait différente, montrant combien les insectes qui sont omniprésent sur terre, en mer comme au ciel, suscitent pour la plupart des réactions très négatives de la part des humains, pour lesquels ils incarnent une altérité radicale, un monde excentrique et éclectique, des entités dont la technologie reste fascinante et déconcertante. La question demeure alors entière : comment, donc, ces premières étapes franchies, fonder maintenant une anthropologie sur de nouvelles bases, la rendre moins anthropocentrique et la sortir de son naturalisme étriqué ? En d’autres termes, comment l’anthropologie peut-elle prendre acte que tous les humains sont en interrelation avec d’autres entités et créatures dont on mesure souvent bien mal le pouvoir d’agir et de réagir mais qui, pourtant, communiquent constamment avec les humains, les forment et les informent ? Car il n’y a pas de doute, sans toutes ces tribus, la nôtre n’existerait pas.