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Alors qu’on peine à trouver, en France, autour de l’an 2000, des critiques littéraires et des anthologistes prêts à contredire l’idée selon laquelle les avant-gardes sont mortes et enterrées, plusieurs écrivains produisent des livres dont l’invention littéraire et la résistance politique ne font aucun doute[1]. Je pense d’abord aux Bernard Heidsieck, Valère Novarina ou Christian Prigent, poètes majeurs actifs dans les décennies précédentes, qui maintiennent le cap vers l’expérimentation malgré une conjoncture favorisant le retour de pratiques pacifiées ; ensuite, à Olivier Cadiot, Christophe Tarkos, Nathalie Quintane[2], trois écrivains impétueux, dont le travail se fait connaître au cours de la dernière décennie du xxe siècle ; enfin à une toute nouvelle génération d’auteurs dont l’importance des propositions commence seulement à être perceptible et au coeur de laquelle Christophe Hanna occupe une place de choix. Dans un essai qu’il intitule éloquemment Poésie action directe, Hanna revendique un renouvellement de la poésie française et insiste sur la nécessité d’abandonner les a priori concernant la fonction esthétique des réalisations poétiques et de supprimer les définitions préétablies de la poéticité de manière à ce que celle-ci s’adapte aux critères pragmatiques de ses conditions d’émergence :

Nos poésies ne se donnent aucune chance d’être changées telles qu’en elles-mêmes par l’éternité. Elles se sont délestées de tout ce qui aurait pu faire d’elles des à-valoir pour le futur : elles sont manigancées pour agir vite. Sont éventuellement jetables après coup. La monumentalité n’est en aucune façon leur affaire[3].

Fort d’une insatisfaction épistémologique à laquelle il oppose l’importation, voire l’invention de nouveaux outils de lecture en France, Hanna s’inspire d’une métaphore simultanément biologique et informatique, celle du virus, de même que d’une notion tirée du jargon communicationnel : le spin[4]. Dans une logique propre aux pratiques post-avant-gardistes, il se réclame de grands anciens tels que Francis Ponge et Denis Roche et inscrit sa démarche sous le patronage du comte de Lautréamont dont Les chants de Maldoror « ouvre quasi à lui seul une ère littéraire, impose une redéfinition de la littérarité ou de la poéticité, renouvelle non seulement les moyens d’action pragmatique de la poésie mais aussi les signes par quoi une écriture peut nous paraître poétique[5] ».

L’analyse que je propose ici pourrait porter en exergue d’autres mots de Lautréamont, signés cette fois de la main d’Isidore Ducasse, son alter ego, des mots tirés de ses Poésies et qui sont encore aujourd’hui, un siècle et demi après leur publication, une attaque contre toute entreprise de fétichisation de la signature de l’écrivain : « La poésie doit être faite par tous. Non par un. Pauvre Hugo ! Pauvre Racine ! Pauvre Coppée ! Pauvre Corneille ! Pauvre Boileau ! Pauvre Scarron ! Tics, tics, et tics[6]. » Cette analyse, je souhaite donc la consacrer à un texte qui illustre de nombreuses thèses de Poésie action directe ; son indécidabilité narrative est intrinsèque à l’objet auquel il se consacre, un phénomène contemporain, forcément inédit dans l’histoire des formes, une « réalité non couverte » pour reprendre le titre de la collection où paraît l’objet d’étude de cet article.

En 2008, paraît donc, aux éditions Al Dante et Questions théoriques, un livre intitulé Valérie par Valérie[7], titre auquel s’ajoute une désignation auctoriale plutôt inattendue, La Rédaction, nom d’un collectif relativement anonyme auquel on attribue, plus ou moins clairement, selon les occasions, la paternité à Christophe Hanna. Ce collectif oeuvre ainsi, depuis le milieu des années 1990, à questionner le statut de l’auteur, en s’inspirant du principe ducassien évoqué plus haut. Hanna et ses complices prennent l’« oiseau d’immense envergure, sorte de grande chauve-souris mélancolique, de condor ou de vampire […] venu se percher rue Vivienne, dans le quartier de la Bibliothèque Nationale[8] » au pied de la lettre, poussant cette idée d’une « poésie faite par tous » jusqu’à revendiquer la rapacité comme seule écriture possible. La littérature devient, pour La Rédaction, cette surface où l’on se sert, où à défaut d’écrire, on rédige, l’acte créateur consistant à agencer une matière première glanée au gré de ponctions, de vols, de transcriptions et de témoignages.

Au cours des huit chapitres qui composent l’ouvrage, huit chapitres devant fournir le portrait de Valérie, jeune femme ayant occupé un rôle très secondaire dans la deuxième saison du Bachelor diffusé sur la chaîne M6 au milieu des années 2000, on voit prendre forme le portrait de la jeune femme, narré par un « je » qu’on soupçonne rapidement d’être piraté ou à tout le moins duel, fluctuant, se positionnant entre deux identités distinctes : d’une part, celle de ladite Valérie ; d’autre part, celle de Hanna, maître d’oeuvre de La Rédaction et qui, derrière son générique pseudonyme et à condition d’être sensible à ses furtives manifestations, apparaît très clairement comme l’énonciateur derrière ce second « je ». Si la quatrième de couverture est plutôt explicite[9], l’énonciatrice, qu’on devine être Valérie, expose elle aussi le projet, en début de texte, sans beaucoup d’ambiguïté :

au départ, la Rédaction avait fait appel à moi pour un livre de posters […], ils voulaient photographier un personnage semi-médiatique en train de prononcer des phrases qu’il avait dites à l’écran […]. Au cours de l’entretien, j’ai dit clairement que j’aimerais écrire un livre […] les gens m’ont fait comprendre que c’était une idée : puisque j’avais été choisie parmi des milliers de candidates comme possible femme idéale pour un homme idéalement désirable, j’aurais sûrement des vérités intéressantes à exprimer sur l’amour, la séduction voire la vie conjugale, qui demeurent des sujets littéraires.

VV, p. 13-14 ; je souligne

L’occasion fait le larron : répondant au désir de cette femme « ayant connu une brève période de visibilité médiatique », comme on le stipule en quatrième de couverture, La Rédaction lui propose de devenir son nègre. Pourquoi Valérie sent-elle le besoin d’écrire ce livre ? Parce que, comme souvent en ce bas monde, une injustice a été commise : on aurait mal perçu la véritable nature de Valérie pendant l’émission, probablement à cause des « effets de conditions de tournage » (VV, p. 21), toute la question étant de parvenir, par l’écriture, à vaincre cette difficulté, à « intégrer la vie réelle après la télé » (VV, p. 21). Le livre devrait compenser l’image infidèle produite par la téléréalité, cette « image publique construite à la hâte » (VV, p. 125), une image qui aurait trahi la vraie Valérie, désormais consciente qu’elle a « prononcé sur les plateaux des propos tels que des millions de personnes [l]’ont moquée ou détestée » (VV, p. 202), lucide quant à la possibilité que « la présence des caméras décuple la signification des discours » (VV, p. 202). Une fois énoncées les raisons qui président à l’écriture de ce livre (« rétablir les faits », rendre une image plus « réelle » de Valérie, etc.), la question subsidiaire reste de savoir si, après la lecture du livre, cette mission est accomplie. Or, non seulement la trahison n’est pas réparée, mais elle est en quelque sorte aggravée par le travail qu’opère Hanna sur le tissu du discours de Valérie, travail de greffe obsessif de ses phrases qui ne fait que mettre en lumière sa vacuité. Ce qui est davantage troublant, c’est que Valérie a été utilisée, son propos détourné, sans que cela soit véritablement un secret : une remarque d’un personnage au sujet de ce qui s’est passé pendant le tournage du Bachelor prend une forte dimension métatextuelle, surtout quand est évoquée « cette autre manière » dont on devine qu’il s’agit de ce livre en train de s’écrire : « ce que tu as pu dire de toi, tu vois bien qu’on le reprend pour en rire, et même, on te le répète bien en face, comme pour vérifier s’il était possible de persister dans une construction pareille. Une autre manière d’en rire. Comme d’un test toujours positif, mais de bêtise » (VV, p. 25). On comprend bien, à lire ces quelques lignes, que Valérie par Valérie n’est pas une entreprise particulièrement recommandable, du moins d’un point de vue moral, et c’est tant mieux : donnant à lire la dérive narcissique d’une victime qui tend la main à son bourreau, Hanna actualise le projet esthétique d’un Ducasse, dont on se souvient que le premier ouvrage atteint des sommets de cruauté[10].

Une drôle d’époque

Le portrait de Valérie proposé par la plupart des fragments du livre de La Rédaction est justement celui de la victime d’une époque où la valeur des gens est déterminée par le nombre de commentaires laissés par les internautes dans un livre d’or de site web, commentaires dont on retrouve d’insipides extraits dans le texte étudié[11]. Valérie, femme dont le but ultime est de « trouver l’amour » (VV, p. 64), entretient un rapport au récit de sa propre vie qui se structure en fonction des hommes qu’elle a fréquentés (la « période Éric », la « période Christophe », la « période Patrick »). Elle incarne bien un certain archétype d’individu qui, dans un moment de l’histoire où la beauté, ayant perdu tout caractère sublime, s’apprécie en termes de mensurations, mène les nouveaux Narcisse à se croire victimes de leur propre capacité d’attraction : « je suis quelqu’un de simple qui vit dans un corps que le monde actuel peut rendre compliqué pour moi à cause de l’attirance culpabilisée qu’il provoque » (VV, p. 205-206). Malgré cette « simplicité », Valérie se livre à des considérations métaphysiques et possède bien un petit côté ésotérique : elle fréquente des voyantes, demande à sa grand-mère morte de lui faire des signes, etc.

Le portrait qu’élabore La Rédaction n’a rien de flatteur. En fait, Hanna ne se gêne surtout pas pour montrer la médiocrité de Valérie. On l’observe se confier avec puérilité ou agir en pseudo-intellectuelle (voir VV, p. 87), raconter que c’est son gérant chez Photo Service qui l’a prise en photo une première fois (voir VV, p. 76) ou revendiquer son ignorance :

Je suis une fille qui n’a pas beaucoup de culture mais qui l’assume : je n’essaye pas de faire croire le contraire en utilisant des références de pacotille ou en prononçant des termes d’un vocabulaire spécialisé qui n’ajoutent pas la moindre consistance à mon propos. Que je sais aussi m’amuser de mon ignorance, comme d’un jouet dont on découvre chaque jour de nouvelles propriétés et fonctions.

VV, p. 205

Si Valérie par Valérie s’arrêtait à ce type de facétie, notre analyse n’irait pas tellement plus loin que de constater un détournement un peu mesquin, une ironie assez typique de cette drôle d’époque qui est la nôtre. Mais c’est précisément par le biais de cette ignorance assumée comme jouet que le lecteur attentif perçoit le devenir indécidable de cette narration à la première personne, lorsque par exemple le « je », soudain, se permet ce genre de remarque, en parlant d’une photo : « l’image est très photogénique, une sorte de cariatide » (VV, p. 254), ou encore que, de plus en plus, une autre parole phagocyte celle de Valérie, par son ton, par ses préoccupations. En effet, si la narratrice-protagoniste manque gravement de culture, comment ne pas être surpris lorsqu’elle explique l’impact qu’ont pu avoir sur elle les Évangiles, les oeuvres de Wittgenstein, de Gould, de Thomas Bernhard et de Flaubert (voir VV, p. 36) ? Comment, quelques pages plus loin, ne pas trouver suspecte une mention de « l’effort au style » mallarméen (VV, p. 48) ? Cette suspicion en vient à s’étendre à presque chaque phrase quand la narratrice raconte comment s’est déroulée, en 2007, la lecture d’un extrait de son livre en cours au Musée Zadkine, à Paris, lieu réputé pour recevoir des écrivains très exigeants, de Pierre Alferi à Jérôme Mauche en passant par Bernard Heidsieck. Le texte, qui se dit au service d’une femme rencontrée dans une émission de téléréalité, avec ses millions d’auditeurs, nous emmène dans un espace situé aux antipodes sociologiques du milieu d’où provient Valérie, un musée occupé par une des sphères de diffusion les plus restreintes de la littérature française : la poésie expérimentale. Les propos de la narratrice étonnent de plus en plus, elle qui semble tout à coup à la page en ce qui concerne l’extrême contemporain littéraire :

La petite salle du musée est archicomble, plusieurs personnes restent debout près de la porte […] de là, on peut voir […] Daniel Foucard, Frank est par terre au fond, à côté d’Emmanuel Rabu […]. On distingue, assis au deuxième rang, Henri Deluy, au premier rang, Édouard Levé […]. Pendant que j’écrivais ce livre, Emmanuel Rabu a publié Isidore Isou et Tryphon Tournesol (Seuil, Fiction et cie), il vit encore avec Laure Limongi, Édouard Levé a fini d’écrire Suicide (POL) juste avant de mourir […], etc.

VV, p. 57-58

Cette suite de noms ne peut avoir comme objectif que de légitimer le travail de La Rédaction, prouvant en quelque sorte que Hanna est à la bonne place au bon moment. La méthode employée par « le nègre » de Valérie pour produire la matière à rédiger occupe d’ailleurs une place importante dans le texte, que ce soit lorsque sont révélées les réponses de certains aux questionnaires distribués pour accumuler du matériel (VV, p. 125 ou p. 66-67), ou encore les stratégies, plutôt élémentaires, pour amener celle qui par ailleurs se vante de lire Wittgenstein à se représenter la trajectoire de sa propre existence : « pour écrire ce chapitre, j’ai commencé par faire deux dessins de mon passé sur format A4, en cinq ou dix minutes. Je les ai faits à quinze jours d’intervalle » (VV, p. 142).

Un nègre marron

Au fur et à mesure de la lecture, les symptômes de l’indécidabilité narrative, entre un « je » propre à Valérie et un « je » qui appartiendrait à Hanna/La Rédaction, s’accumulent. Le diagnostic de piratage apparaît cependant indubitable lorsque la narration homodiégétique dérive vers des préoccupations qui sont propres au travail et aux projets de Christophe Hanna. Autrement, quel rapport aurait avec Valérie la prise d’otages de la Maternelle de Neuilly, perpétrée par Érick Schmitt, aussi surnommé Human Bomb, et auquel La Rédaction consacrera un livre entier[12], paru en mars 2012, et dont le texte est constitué de réponses à un formulaire envoyé par Hanna à 130 personnes nommées Berthier, le forcené ayant communiqué avec des gens portant ce patronyme pour les avertir de son crime ? Le jupon dépasse, mais là est justement l’idée : plus il y a d’éléments qui trahissent le nègre rédacteur (voir VV, p. 62-63), plus on comprend que l’objet de ce livre et la nature même du piratage consistent à trahir Valérie. C’est sans doute pour cette raison qu’un des chapitres porte ce titre assez révélateur : « Quand je suis trahie par mes goûts ». Le participe passé a beau être accordé au féminin, on devine qui parle véritablement. On perçoit même que, pendant de longues pages (voir VV, p. 67-71), Hanna fait parler Valérie à la deuxième personne du singulier : « Aujourd’hui, je marche en compagnie de Frank rue des Abbesses. Il y a toujours un groupe de jeunes noirs qui procèdent au même type de commerce touristique. L’un d’eux t’aborde et te passe un bout de fil autour de l’index pendant qu’il te demande d’où tu viens et ce que tu fais » (VV, p. 68).

Cette trahison opérée par La Rédaction sur la matière extirpée à Valérie est un mal nécessaire, une sorte de dommage collatéral, qui permet de penser le devenir contemporain de la littérature. On peut même en prendre acte, noir sur blanc, à la fin du livre, lorsque cette tromperie est narrée en détail, à la toute fin du texte :

Le jeudi 22 février, je téléphone à mon éditeur pour lui signaler que je désire que mon nom de famille n’apparaisse pas dans le livre — même si je sais bien que mon seul prénom l’intéresse —, puis je me mets à réclamer que mon bref passé télévisuel ne soit jamais évoqué, et même mon passé de modèle photo.

VV, p. 276

Si Valérie veut oblitérer cette partie de son passé, c’est qu’elle vient de rencontrer un « garçon très bien » et qu’elle craint que l’image que cet homme et sa famille se font d’elle soit influencée par sa participation à des albums photographiques douteux sur internet, à une émission de téléréalité, à ce drôle de projet littéraire. C’est en lisant ce passage, où l’écrivain décide de mettre en scène des éléments qui font acte de la trahison qu’il commet en publiant le livre, que l’on comprend que Hanna n’est pas un nègre comme les autres : il est marron. Car, à bien y penser, un piratage dont la victime est potentiellement consentante, est-ce encore un piratage ? En quoi consiste l’entente entre les deux « je » qui cohabitent dans ce texte ? Nous sommes au-delà du principe moral, comme toujours en littérature. D’autant que La Rédaction, à mesure que la fin du livre approche, insiste toujours plus longuement sur le pacte qui la lie à Valérie, pacte qui atteint un degré de complexité supplémentaire quand la protagoniste explique qu’elle a choisi le pseudonyme FAUSTUS, lorsque La Rédaction lui a demandé de créer un site photo, énième déclinaison d’un « book » virtuel, qui se construit parallèlement au livre qu’on tient entre les mains. Ce « book », a priori assez anodin, nous mène narrativement sur le terrain de jonction entre Valérie et La Rédaction, celui, improbable, de la violence aveugle et du meurtre gratuit. Un extrait très troublant va dans ce sens :

Margot est un modèle photographe dont j’ai entendu parler par LA RÉDACTION. Elle utilise la situation de modèle afin de provoquer la production de différentes sortes d’images et de textes qu’elle remonte pour représenter certains usages photographiques plutôt mal connus. Un matin, un homme la contacte par mail, puis téléphone afin de lui proposer, pour 1000 euros, un ou deux shootings d’une journée dans un haras près d’Aigues-Mortes (Gard) ou en extérieur champêtre près de Tours. […] En discutant avec le photographe, Margot comprend qu’en fait, il s’agit de masturber un cheval pour cette somme, et alors elle refuse. Trois jours plus tard, le Midi Libre publie un article qui raconte que le cadavre d’une jeune Marseillaise, Élodie Morel, a été retrouvé à Aigues-Mortes dans le coffre de sa propre voiture après qu’elle eut répondu à une annonce internet où l’on cherchait des modèles féminins pour du charme à 1000 euros la journée. Elle a été étranglée et battue sans mobile, et peut-être même sans préméditation, par un habitant de Vergèze (Gard) âgé de quarante-neuf ans et un homme de cinquante-quatre ans originaire d’Indre-et-Loire qui avaient trouvé ce moyen pour attirer leur victime.

VV, p. 120-121

Le lien entre un meurtre crapuleux et le mannequinat virtuel est désormais établi, et il faut souligner le fait que c’est La Rédaction qui a mis en relation Margot et Valérie. Ce rapprochement fatal entre le crime et le fait de jouer les modèles, Hanna le pousse encore plus loin alors qu’il convoque, au coeur d’un texte qui n’a pourtant rien à voir avec ce sujet, son obsession[13] pour les vidéos représentant des exécutions ou des manifestations de terroristes[14]. Et c’est comme ça, sans tout à fait bien comprendre comment, à la première lecture, que cette narration nous conduit à une lente analyse de l’exécution de Saddam Hussein sur quatre pages (voir VV, p. 214-218). Cette analyse révèle le caractère irréel des images : de la même manière que La Rédaction met en lumière la facticité propre aux relations en régime de téléréalité, où tout passe désormais par l’écran, la beauté ayant perdu son caractère charnel, Hanna nous fait réaliser que la mort des individus ne devient représentable qu’à travers une sorte de processus désincarné, où les gens

conçoivent la mort comme un lieu éloigné, un domaine vraiment étranger peuplé d’êtres qu’ils se figurent translucides : soit un corps entier semi-transparent comme déposé sur un calque Photoshop dont l’opacité aurait été ramenée à 30 %, soit des volutes lumineuses formant des visages expressifs.

VV, p. 264

Malgré ces tentatives d’oblitérer notre fatal destin, la mort n’est jamais très loin, surtout quand il est question d’écriture. C’est ce que rappelle avec sagacité Michel Foucault, dans « Qu’est-ce qu’un auteur ? », conférence qui a beaucoup à offrir à la féconde question de l’indécidabilité narrative :

Le rapport de l’écriture à la mort se manifeste aussi dans l’effacement des caractères individuels du sujet écrivant ; par toutes les chicanes qu’il établit entre lui et ce qu’il écrit, le sujet écrivant déroute tous les signes de son individualité particulière ; la marque de l’écrivain n’est plus que la singularité de son absence ; il lui faut tenir le rôle du mort dans le jeu de l’écriture[15].

Adepte du détournement propre au spin médiatique tout comme des nuisances qui caractérisent la propagation de virus informatiques, Christophe Hanna sait qu’en régime contemporain ce « rôle du mort » dont parle Foucault s’exprime aussi par le fait de hanter la narration d’un autre. La langue anglaise parle d’ailleurs de ghost writer pour qualifier celui qui rédige un ouvrage pour le compte d’un auteur célèbre. La singularité de Valérie par Valérie réside ainsi dans la perversité de son dispositif : pour que son projet littéraire prenne forme, un écrivain se met volontairement au service d’une auteure novice et inverse, à l’insu de cette dernière, l’habituel pacte qui régit ce type de subordination. Le succès de l’entreprise de Hanna dépend du curieux trafic auquel il se livre avec le statut des deux « je » de sa narration, usant de son stratagème sans même s’en cacher, un peu comme lorsque, piratant une fois de plus la voix de Valérie, Hanna admet, apparemment candidement : « je suis un écrivain, je ne tends pas de traquenards » (VV, p. 157).