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Une voix venue d’ailleurs

J’aimerais reprendre en ouverture quelques modalités de la parole prophétique, celle des grands inspirés d’Israël, que j’ai déjà présentées dans leurs rapports avec le statut de certaines voix narratives littéraires et fictionnelles[1]. Le prophète est un sujet « appelé » du jour au lendemain par une élection qui le divise du fait qu’il se voit chargé d’une parole à transmettre pour rappeler au peuple auquel il appartient — et duquel il ne s’exclut en aucun cas — la Loi reçue au Sinaï ; parole qui, dans sa profération même, interdit au peuple le recours aux idoles, et le voue collectivement à renoncer aux puissances aliénantes de l’imaginaire. Rappelée à cet impératif, la voix des prophètes s’élève et atteint des registres inégalés de fulmination et de véhémence, mais aussi de plainte et de prière ; un déploiement de visions dévastatrices occupe le sujet prophétique qui s’en fait pour ainsi dire la scène.

En retravaillant récemment ces textes lors d’un séminaire sur l’énonciation prophétique, j’ai pu constater que, pour les étudiants qui les découvrent, la question centrale quasi obsédante et teintée d’un sentiment d’inquiétante étrangeté est de savoir d’où vient la voix entendue et parlée par les prophètes. Répondre à cette question oblige à convoquer une expérience familière, pour ne pas dire intime, à ce point qu’elle ne suscite justement — chez la plupart des sujets névrosés que nous sommes, c’est-à-dire protégés par la symbolisation du refoulement — aucune interrogation. Et pourtant, convoquer cette expérience n’a rien de banal. Il m’apparaissait donc important, avant d’y faire appel, de soutenir avec rigueur le bien-fondé d’une question qui interroge la source autant que la tonalité de la voix prophétique, et peut-être surtout la puissance avec laquelle elle s’impose à un sujet qui, en l’occurrence, résiste et même refuse de s’en faire le passeur.

Ce refus est en effet la première réaction du prophète à la nouvelle de son élection. Moïse tente de se réfugier derrière son bégaiement, Jérémie gémit de douleur et invoque son inaptitude, Ezéchiel refuse de parler pendant des mois, Jonas se jette dans le premier bateau pour fuir dans la direction opposée à celle où l’Éternel l’envoie ; mais chacun se voit, dans sa résistance même, rappelé à la mission de faire entendre ce qui s’impose à lui de l’intérieur. D’où cette voix du dehors parvient-elle au sujet ? et que va-t-il ou que peut-il en faire ? Évidemment cette question pourrait mener directement à une solution théologique toute prête puisque, pour les prophètes d’Israël, la voix est reconnue d’emblée comme étant celle de l’Éternel, Adonaï, Celui qui a parlé au Sinaï. Pour autant, il faut bien constater que cette reconnaissance ne résout nullement l’énigme du surgissement, ni ne réduit le prophète — la lecture attentive des textes le révèle — au rôle de simple porte-voix ; bien au contraire, chaque prophète imprime à cette parole « autre » qui s’impose à lui son style singulier, sa vision de l’Histoire, son tonus, bref son corps propre. Pour le prophète, comme pour nous, il n’est pas donné de décider du statut de la voix qui parle en soi, dès lors que l’Autre ne se laisse saisir par aucune représentation, comme le prescrit justement la Loi.

Le prophétisme n’est ni une science ni le produit d’un enseignement. Le prophète est élu, choisi, et devient une figure charismatique chargée d’une parole à transmettre. « Pourquoi moi ? » est la question que chacun pose sans exception à la voix qui un jour les convoque sur la scène prophétique. Il est particulièrement intéressant, lorsque nous lisons les grands textes littéraires de la Bible, de constater à quel point le sujet prophète ne subit aucune perte de sa personnalité, de sa voix propre éminemment subjective — ce qui fait de ces écrits anciens des textes d’une modernité étonnante. On constate ainsi, d’un prophète à l’autre, une grande diversité d’écritures, de réactions et de styles. Ce qu’il y a de commun entre eux, outre l’impossibilité de se soustraire à la mission imposée, la conscience de la dimension politique et nationale de la Loi et la certitude de la catastrophe imminente que constitue son oubli, c’est la nécessité d’en passer par une théâtralité de la Parole, par une mise en scène où le corps est sollicité. Donnons rapidement quelques exemples. Esaïe se promène nu et déclare : « Le Seigneur dit : “Mon serviteur Esaïe a marché nu et déchaussé — pendant trois ans —, signe et présage contre l’Égypte et contre la Nubie. De même, en effet, le roi d’Assyrie emmènera les prisonniers égyptiens et les déportés nubiens, jeunes gens et vieillards, nus et déchaussés, les fesses découvertes — nudité de l’Égypte !” » (Esaïe 20, 3-4)[2] ; Jérémie déambule dans Jérusalem avec un joug de bête de somme sur les épaules pour appeler le peuple à se soumettre à Babylone, instrument de Dieu, qui l’assiège ; Ezéchiel exécute une danse et mime le désastre annoncé de toutes sortes de manières[3]. Ce théâtre met en scène les signifiants de la parole en lui donnant une force de figuration, si ce n’est une véritable incarnation. Cette théâtralisation de la parole de l’Autre est impérative et se fait en partie au corps défendant du prophète lui-même, solidaire imparable du peuple auquel il annonce les malheurs.

Le prophète parle au nom de l’Autre, mais c’est avec son corps et sa voix qu’il va performer ce qu’il entend. Il est la scène sur laquelle la parole se révèle au peuple qui ne veut justement pas l’entendre. C’est ce que j’appelais, dans Dire le livre, un autre « paradoxe du comédien[4] ». Paradoxe qui ne désigne plus l’écart travaillé entre le non ressenti et l’effet de vérité sur lequel se fonde, selon Diderot, l’art de la comédie, mais qui concerne l’écart entre la parole entendue et à dire et le réel qu’elle vise : écart tragique car le prophète doit donner corps à cette parole oubliée, refoulée. Écart sans comblement envisageable — qui est déjà la catastrophe annoncée — dont le prophète se fait le site de révélation, voué qu’il est à rendre, à mimer cet écart.

De quoi s’agit-il dans ce contexte particulier de la période prophétique ? D’un théâtre de la mémoire comme retour — effraction — d’une voix oubliée, « pas la nôtre ». Ce qui est porté sur la scène du corps prophétique, c’est cette voix Autre, celle de la Loi éthique qui fonde l’interdit de l’idolâtrie, celle-ci consistant précisément en l’oubli de la fonction symbolique de la parole au profit de l’image et des croyances miroitantes qu’elle suscite.

En quoi cette parole prophétique a-t-elle à voir avec l’indécidable ? Même si on peut toujours affirmer que la décidabilité de la Voix est, dans la Bible, relativement résolue, puisqu’il est écrit que Dieu a parlé aux prophètes, et que Dieu parle au peuple à travers les prophètes, ce terme, « Dieu », ne nous avance pas beaucoup. D’autant que ce Dieu-là n’est justement que Voix. D’où ce fait que, lisant attentivement ces textes, on se demande assez vite d’où vient la voix que l’on désigne d’ailleurs de plusieurs noms dont le Nom (ha-Chem), Adonaï — qui est le nom du Nom —, Élohim, El, Chaddaï.

Considérons par ailleurs un passage du livre des Nombres et son commentaire par Rachi[5] (grand commentateur du xie siècle) : « Lorsque Moïse entrait dans la tente du rendez-vous pour parler avec Lui, il entendait la voix qui se parlait vers lui d’au-dessus du propitiatoire qui était sur l’Arche du témoignage, d’entre les deux chérubins, et il parlait vers lui, Moïse » (Nombres 7, 89 ; je souligne). Rachi commente ce verset en soulignant que Dieu se parle à lui-même, incessamment. Moïse entre, se met à l’écoute et reçoit la parole qui se profère dans sa direction. Ainsi, la voix se parle entre les deux chérubins qui se font face et que la tradition appelle guevoura et hessed (la rigueur et la grâce). Entre rigueur et grâce, la voix s’entretient incessamment avec elle-même. Rachi avance donc que cette voix, séparée de la Création qu’elle a suscitée, continue à faire surgir le monde du néant comme au premier jour. Au fond du Tabernacle, coule donc, comme une source jaillissante, ce torrent intime de l’incernable Dire qui toujours échappe à son excessive proximité. Le Deutéronome affirme : « Tout près de toi est la parole, dans ta bouche et dans ton coeur, pour que tu l’agisses » (Deutéronome 30, 14). On dit de Moïse qu’il avait la langue lourde et embarrassée. Mais lorsqu’il s’aventure au milieu de ce soliloque, il entend là où d’autres restent sourds ; il capte la voix qui à cet endroit se réfléchit (ha-qol ha-mitdaber : la voix se parlant) ; il se branche, pour ainsi dire, sur un entretien toujours en cours, d’abord inaudible, privé, en circuit fermé, mais ouvert en son centre dès la création du monde.

Les prophètes sont-ils des hallucinés qui entendent des voix ? Ont-ils une conscience psychique différente de la nôtre ? Répondre positivement à ces questions ne résout pas le problème de la voix, puisque celle qu’entend le psychotique exige aussi de trouver sa source qu’aucune désignation apparente ne rend pour autant « décidable ». Si l’on accepte, hors de tout dogme et de toute foi religieuse quelle qu’elle soit, de considérer ces énonciations comme le témoignage d’une expérience singulière, on constate que les prophètes nous obligent à rouvrir la question de la transcendance en passant par un détour d’abord physique. Car si la voix doit passer à travers les prophètes pour rejoindre les humains, on peut logiquement se dire que, de voix, il n’y en a qu’humaine. Ce qui fait question est le rapport entre une voix et un corps. Le prophète Élie qui a convoqué le feu du ciel comme preuve de vérité se fera rappeler par Dieu, au désert, que la Voix divine n’est pas une manifestation miraculeuse descendant du ciel pour imposer la foi, elle est bien plutôt qol demama daqqa, c’est-à-dire : une voix de silence subtil. Une « voix de silence » qui n’a pas pour but de renverser les montagnes, mais exige bien plutôt une certaine écoute[6].

J’ouvre donc enfin mon propos par une question qui vise précisément le corps et son rapport à la voix. Question importante en ce qu’elle détermine l’énonciation poétique, celle des écrivains, dès lors que cette énonciation assume l’un ou l’autre versant de l’alternative suivante : est-ce la voix qui sort du corps ? Ou bien est-ce le corps qui sort de la voix ?

D’où vient la voix ?

L’évidence qui veut que ma voix sorte de mon corps n’en est souvent pas une pour les écrivains chez qui s’observe, par exemple, un retournement du verbe, de la voix d’écriture, sur le corps. On pense à Céline, identifié à la fin de sa vie à un revenant avec sa voix d’outre-là[7], lui dont le corps est en quelque sorte devenu — à partir des pamphlets jusqu’à la fin de son oeuvre — la matérialisation de cette voix revenue des poubelles de l’Histoire[8]. On pense aussi à Duras chez qui l’écriture et la parole en viendront à ne faire qu’une, la fiction autobiographique remplaçant le réel perdu par un réel inédit. Il semble donc que le corps où loge la voix puisse aussi en être l’effet. Ce que la psychanalyse nous apprend par un autre détour, qui est celui de la jouissance inconsciente et de ses rapports avec la parole de l’Autre originaire[9]. Par ailleurs, certains écrivains chercheront à mettre leur corps en condition de vocaliser une voix qui exige d’en passer par ce corps préparé. On pense à la chambre de liège protégeant de toute « guérison » l’asthme proustien.

Ce qui nous intéresse plus précisément ici, ce sont les écrivains pour qui la voix d’écriture — voix narrative — fait question, ne passe pas directement, ne se donne pas comme pure et simple extension (expression) d’un moi, même fictif. On se tournera donc volontiers vers ceux chez qui la voix frappe l’obstacle qu’elle doit pourtant traverser, et de là, révèle que la source — source de la voix — n’est pas adéquate au corps (celui du narrateur par exemple) qui apparemment la profère. Cette mise en jeu de l’inadéquation entre la voix et le corps parlant permet d’éclairer certaines « narrations indécidables ».

Revenons au prophète frappé par le retour d’une mémoire vive, impérative qui dans son cas est mémoire de la Loi éthique. Ce prophète — Jérémie, Ezéchiel — éprouve dans son corps la division entre son moi et le Je de son énonciation ; c’est de cela qu’il se fait le théâtre, théâtre douloureux car cette division est aussi blessure, manque, violence, dans la mesure où il met en scène la faille, la brisure de l’alliance. Le prophète hébreu a déjà dans sa tradition, à sa disposition, un déploiement narratif, historiographique mais aussi contractuel de la Loi dont son peuple est un partenaire. La parole des prophètes reprend donc ce récit et annonce les conséquences de son oubli.

À quelle expérience familière peut-on faire appel pour entrevoir sinon saisir l’effet de cette division ? À celle, banale et quotidienne, de la voix en soi. Voix jamais interrompue qui se parle en soi et que l’on reconnaît comme propre, intime, parole parlante dont la tentative — toujours ratée car impossible — de transcription littéraire s’appelle, par exemple, « monologue intérieur » ou stream of consciousness. D’où vient cette voix dite « de la conscience » qui pourtant se parle en moi sans moi ? N’y a-t-il pas lieu, justement, d’en éprouver l’étrangeté sinon l’extériorité dans la mesure où, dans l’expérience de l’écriture, et plus encore dans celle de l’analyse freudienne, elle se met, cette voix, à conduire le sujet sur les arêtes de sa division, là où la conscience et sa raison se fracturent ? Ainsi, la psychanalyse rappelle la disjonction entre l’énoncé et l’énonciation, disjonction qui fonde précisément sa pratique en ce qu’elle repose sur la découverte que la vérité du sujet, vérité qui concerne sa jouissance, se situe dans l’énonciation et non dans les images qu’il se fait de lui-même. Le sujet serait à repérer dans les rouages, trous, manques, retours de sa parole qui manifeste, au-delà des énoncés et dans leur tissu même, les lieux de son désir. Ce qui conduit Lacan à reformuler le cogito cartésien en « Je pense où je ne suis pas, donc je suis où je ne pense pas », ou encore en « Je pense : donc je suis », écriture qui permet de différencier le sujet (Je) du penser de l’objet (je) de la pensée.

De là, on peut revoir l’énonciation de certains romans dans ce qu’elle suscite et qui permet de soutenir que la narration ne saurait se définir uniquement de la mise en récit qu’elle effectue. Cette narration serait surtout la création d’un réel inédit qui n’est pas l’histoire racontée mais l’événement d’une voix. Le sujet est toujours divisé entre les représentations où il se reconnaît et qu’il espère rejoindre, et l’inadéquation, le manque que ces représentations lui révèlent du fait qu’il ne leur est jamais tout à fait ajusté. Le sujet de la parole demeure immanquablement coupé de sa causalité qui est pour lui aussi comme pour le prophète la mémoire d’une voix, d’une parole antérieure à lui, voix et parole qui l’ont engendré et qui l’assujettissent tant qu’il n’arrive pas à se reconnaître tout à fait sujet de son histoire.

C’est en tout cas l’hypothèse que je voudrais proposer en montrant que l’indécidable de la voix narrative, lorsqu’elle se mesure, pour la rejoindre ou la nier, à une transcendance (laïque, purement logique), permet de mettre au jour la division du sujet de l’énonciation pour faire entendre une vérité — ou un destin — qui n’est pas de contenu mais de condition. Ma proposition restreinte ne parviendra pas ici à produire une analyse exhaustive et documentée des deux romans que je convoque : Comment c’est de Samuel Beckett et Des anges mineurs d’Antoine Volodine. Mais elle invite à situer la question de l’indécidabilité narrative sur un plan psychique et historique ; plan que les registres de la prophétie comme retour d’une mémoire refoulée, et de l’apocalypse comme mise à nu radicale du sens d’un certain achèvement — de l’Histoire et du sujet dans son rapport à la Loi — concrétisent.

Comment c’est pour commencer

Relisons rapidement Comment c’est[10]. Dans ce livre, l’indécidable de la narration construit un cadre à l’existence d’une voix comme extériorité interne. Un narrateur parle et cite une voix qui raconte comment c’était avant, avec et après Pim. Cette voix est dite « pas la mienne », entendue autrefois au dehors, et revient « en moi » comme une invocation. Voici un narrateur dont la parole ne se fonde pas sur un « je dis », mais sur un « je cite ». Cette voix « quaqua » est à la fois matérialisée dans la boue originelle, caca qui sort de la bouche et se déverse autour du corps comme son milieu « naturel », lieu même de sa reptation, et s’élève en coua coua d’avant la langue et en quoi ? quoi ?, énigme du sens en devenir :

comment c’était je cite avant Pim avec Pim après Pim comment c’est trois parties je le dis comme je l’entends / voix d’abord dehors quaqua de toutes parts puis en moi quand ça cesse de haleter raconte-moi encore finis de me raconter invocation/instants passés vieux songes qui reviennent ou frais comme ceux qui passent ou chose chose toujours et souvenirs je les dis comme je les entends les murmure dans la boue / en moi qui furent dehors quand ça cesse de haleter bribes d’une voix ancienne en moi pas la mienne.

CC, p. 9[11]

Voici ce que Beckett écrit à Donald McWhinnie au sujet de Comment c’est le 6 avril 1960 :

Un homme est allongé dans la boue et le noir, il halète en se murmurant sa « vie » telle que l’énonce obscurément une voix qui parle en lui. Ce qu’elle raconte est décrit tout au long de l’oeuvre comme le souvenir fragmentaire d’une voix extérieure, « quaqua de toutes parts », entendue autrefois dehors. Dans les dernières pages force lui est d’en assumer la responsabilité, et avec elle celle de la lamentable histoire qu’elle raconte. Le bruit de son halètement lui résonne aux oreilles, et ce n’est que lorsqu’il faiblit qu’il perçoit et reprend dans un murmure un fragment de ce qui s’énonce en lui. Le livre comprend trois parties : d’abord un voyage solitaire dans le noir et la boue qui s’achève sur la découverte d’une créature similaire, appelée Pim ; puis la vie avec Pim lui aussi immobile dans le noir et la boue, qui prend fin avec le départ de Pim ; enfin la solitude immobile dans le noir et la boue. C’est dans la troisième partie que surgit la voix dite « quaqua », intériorisée et murmurée quand le halètement s’arrête. Autrement dit, le « je » est dès le départ présent dans la troisième partie, la première et la deuxième, bien qu’il s’énonce dans un présent déjà passé[12].

Ce que raconte la voix est décrit tout au long du livre comme le retour fragmentaire d’une vie là-haut avant la chute dans la boue : d’abord une voix extérieure, « quaqua de toutes parts », entendue autrefois dehors. Ce qui nous est donné à lire, c’est l’expérience énigmatique que fait un homme rampant dans la boue-merde d’une voix qui sort de sa bouche et qui n’est pas la sienne : boue de la création qui semble être à l’origine du corps. La boue est aussi mangée par la bouche et la langue qui en sort.

Des images dans ce texte, il y en a beaucoup. « Je me vois » rampant dans la boue, dit le narrateur, à qui des images de sa mémoire ne cessent de s’imposer sans qu’il puisse les arrimer à un lieu précis. Ce sont des images de « moi », mais ces images surgissent d’un lieu indéterminé à partir de quoi celui qui parle construit les hypothèses de son existence : « je ne dis plus je cite toujours est-ce moi est-ce moi je ne suis plus celui-là cette fois on m’a supprimé ça je dis seulement comment durer comment durer » (CC, p. 24) ;

Comment c’est ma vie / je la dis comme elle vient dans l’ordre mes lèvres remuent je les sens elle sort dans la boue ma vie ce qu’il en reste mal dite mal entendue mal retrouvée quand ça cesse de haleter mal murmurée à la boue au présent tout ça des choses si anciennes l’ordre naturel le voyage le couple l’abandon tout ça au présent tout bas des bribes.

CC, p. 30

Il faut lire ce texte à haute voix pour en entendre la juste et percutante vocalisation. Le livre, divisé en trois parties, s’écrit à partir de la fin car ici l’expérience est bien celle d’une hypothèse pour ainsi dire incarnée. Mais ce corps comme un et commun ne va pas de soi ; et tant que la voix demeure irrepérable, le corps n’aura de cesse de se démultiplier. Entre le départ de Pim et la révélation finale du « moi seul élu », la rencontre a suscité la découverte de l’autre qui ouvre à la multiplicité.

Dès lors se met en branle la proposition d’un monde dans lequel le sujet se décline dans sa rencontre avec l’autre selon quatre postures[13]. Ainsi, les autres corps croisés dans la boue se lient à lui puis se délient suivant une dialectique qui met en jeu les rôles de bourreau (actif) et de victime (passif) selon un principe de substitution déterminé par la procession des corps sur une sorte de circuit en boucle ; procession que le narrateur — la voix en lui — essaie de reconstituer. Ce corps-moi qui rencontre Pim, Bom, Bem est donc aussi pour les autres Pim, Bom, Bem (voir CC, p. 94-95) et semble ne jamais rencontrer que des hypothèses de l’autre comme soi-même suivant un ordre qui se décline comme suit : 1. voyager seul dans le noir avec son sac / 2. rencontrer quelqu’un et lui tomber dessus (être le bourreau) / 3. être abandonné et laissé immobile dans le noir par celui qu’on a rencontré / 4. être trouvé et se faire tomber dessus (être victime) / 1. (retour à la posture initiale) : abandonner ce bourreau pour voyager seul dans le noir avec son sac / 2. rencontrer quelqu’un d’abandonné dans le noir et lui tomber dessus, etc. Quant à la voix, elle est insituable sauf à passer par le corps rampant de celui qui dit « Je », mais dont la voix n’est pas la sienne : « quelque chose là qui ne va pas[14] ». La position du bourreau est celle qui consiste à extorquer la parole du corps rencontré. Il faut dresser ce corps, jouir de lui, ou bien être dressé et joui par lui. Le corps qui voyage est une victime ayant abandonné son bourreau et en voie de devenir bourreau ; le corps qui est immobile dans le noir est un bourreau abandonné en voie de devenir victime. Là, dit le texte, est « notre justice » (CC, p. 191). Pour le bourreau, il s’agit d’extraire de la victime des récits, des réminiscences, des bribes venues d’un temps passé. Toute rencontre prescrit quatre fonctions : 1. l’effort de l’errance (pousse, tire) ; 2. la douleur de l’immobilité (hurlement) ; 3. la jouissance de l’impératif (bourreau) ; 4. l’invention du récit (victime) (voir CC, p. 106-107).

Dans la réciprocité de la rencontre, la nomination se joue en miroir :

pas plus que moi à l’en croire ou alors mon idée il n’avait pas de nom c’est donc moi qui le lui ai donné Pim pour plus de commodité plus d’aisance ça repart du passé / il a dû lui sourire […] il se le donnait tout seul bien avant Pim par-ci Pim par-là […] / le pli pris je lui intime que moi aussi Pim je m’appelle Pim là il a plus de mal un moment de confusion d’humeur je comprends c’est un beau nom puis ça se calme / moi aussi ça me fait du bien surtout au début difficile à préciser moins anonyme en quelque sorte moins obscur.

CC, p. 93-94

Mais la sortie du miroir s’opère de ce duel qui met en corps l’interrogation fondatrice du sujet : y a-t-il de l’autre ? Car dans cette rencontre tyrannique (bourreau/victime), c’est l’amour le plus archaïque qui est postulé et avec lui, l’épreuve de sa réversibilité qui déclenche l’hypothèse d’un déplacement latéral (quitter le bourreau pour aller seul). Le bourreau abandonné dans le noir sera bientôt trouvé par un autre qui le fera aussi chanter et raconter et hurler. Et c’est dans les combinatoires racontées par la voix, qui nomme en quelque sorte les postures plus que les sujets, que le moi-corps, seul à entendre la voix, va parvenir — en élaborant de longs calculs : sommes-nous des millions ? ou seulement trois ou plutôt quatre, processionnant sur une ligne en boucle, le no 1 ne pouvant jamais connaître le no 3, comme le no 4 ne peut connaître le no 2 ; puis non, nous ne tournons pas en rond mais avançons en ligne droite, la justice voulant que pas un seul ne soit défavorisé, « pas un seul privé de bourreau » (CC, p. 192) — à une déduction : « soit en clair je cite ou bien je suis seul et plus de problème ou bien nous sommes en nombre infini et plus de problème non plus » (CC, p. 192).

Toute cette longue et lente spéculation conduit à la nécessité de reconnaître que cette existence se fonde sur un constat essentiel : « cette solitude où la voix la raconte seul moyen de la vivre » (CC, p. 200). Il semble bien que ce texte tente de répondre à la question « Comment saisir le lieu d’émergence de la parole ? », dont la réponse doit passer, comme pour le cogito de Descartes, par la mise en doute méthodique de ce lieu supposé être « moi ». Ici, tout est question et doute. D’où vient la voix dehors quaqua, pas la mienne ? Plus on avance et plus ce corps rampant dans la boue est forcé d’assumer la responsabilité de la voix, et avec elle, celle de l’histoire qu’elle raconte : « tombés dans la boue de nos bouches sans nombre qui s’élèvent là où il y a une oreille un esprit pour comprendre la possibilité de noter le souci de nous le désir de noter la curiosité de comprendre une oreille pour entendre même mal ces bribes d’un antique cafouillis » (CC, p. 209).

Le roman va aboutir, au terme d’une longue procession supposée de corps sérialisés, à la nécessité de s’arracher à ce nous processionnel par l’avènement du UN ; un « pas des nôtres » (CC, p. 216) qui pourra nommer cette infinitude comme une seule chair. Un « pas des nôtres » qui sera, comme pour le cogito cartésien, mais à l’envers de lui, la transcendance nécessaire à l’avènement du sujet : « cette voix anonyme se disant quaqua à nous tous d’abord dehors de toutes parts puis en nous […] la voix de celui qui avant de nous écouter murmurer ce que nous sommes nous l’apprend de son mieux / celui à qui nous devons par ailleurs de ne jamais manquer de vivre » (CC, p. 216). C’est bien l’Autre originaire qui se désigne ici dans sa fonction d’existence au sens purement logique, mais pour fonder un sujet hors de lui-même, divisé entre énoncé et énonciation. De cette reconnaissance d’une voix dehors d’avant moi se déduit enfin la voix comme mienne :

pour en finir donc avec tout ça enfin dernières bribes tout à fait quand ça cesse de haleter pour en finir avec cette voix autant dire cette vie / ce pas des nôtres ressasseur fou lui aussi de lassitude pour en finir avec lui / n’a-t-il pas sous la main je cite toujours une solution plus simple de beaucoup et plus radicale / une formulation qui en même temps qu’elle le supprimerait tout à fait et lui ouvrirait la voie de ce repos là au moins me rendrait moi seul responsable de cet inqualifiable murmure dont voici par conséquent enfin les dernières bribes tout à fait […] difficile à croire aussi oui que j’aie une voix moi ou en moi oui quand ça cesse de haleter oui… mais il faut le croire oui

CC, p. 223-225

Que peut-on dire sinon que ce texte raconte l’impossible coïncidence du corps avec la voix ? Même seul laissé à moi-même, « je cite ». La mise en doute méthodique de ce lieu supposé être moi permet dans cette narration de révéler que le lieu d’émergence (commencer) de la voix est une extériorité intériorisée, incorporée, une courbe fermée sur le dehors et contenant le dehors (ce que tente de décrire le parcours infigurable des corps en procession dans ce texte)[15].

Le sens de ce récit obscur est, à l’instar de la narration, indécidable : l’indécidabilité EST la condition de cette énonciation ici inventée pour mettre en jeu la division du sujet. Voilà bien comment c’est ; et ce qui parle dans ce texte, n’est-ce pas justement la Loi ? celle qui inter-dit la coïncidence entre moi et la voix pour le dire ? Il fallait arriver à l’écrire. Le roman raconte en somme comment un corps devient sujet de sa division pour la dire, la parler, l’assumer pour commencer à parler en son nom.

Au-delà du principe messianique : Des anges mineurs

Si la condition de la voix prophétique est celle d’une incorporation de la transcendance qui fonde le sujet — tout sujet — de la parole et sa participation à l’accomplissement, dans l’histoire, de la responsabilité (ce que raconte le roman de Beckett), la catastrophe historique qui met en pièces ce principe de responsabilité ne peut que produire ses effets sur le plan de la narration. Beckett semble assumer cette catastrophe sur le mode d’une révélation reçue à transmettre. C’est en tout cas ce qu’on peut entendre dans la tâche qu’il se reconnaît devoir remplir :

Nous ne pouvons plus écarter le gâchis, parce que nous sommes parvenus à une époque où il envahit notre expérience à tout instant. Cela signifie que l’art aura une forme nouvelle, telle qu’elle admette le chaos et ne prétende pas que le chaos lui est étranger. Forme et chaos restent distincts. Le chaos n’est pas réduit à la forme. Trouver une forme qui exprime le gâchis, telle est maintenant la tâche de l’artiste[16].

Que le sujet ne sache plus reconnaître la voix en lui, qu’il ne s’éprouve plus divisé mais plutôt étranger à ce qui lui arrive, Beckett nous le fait entendre dans ce texte qui tente de ramener le sujet à son commencement qui est aussi sa fin. Car une fois reconnue la voix en moi, c’est la solitude absolue et la mort qui surgissent :

Alors c’est ça ma vie ici pas de réponse, C’EST ÇA MA VIE ICI hurlements bon / seul dans la boue oui le noir oui sûr oui haletant oui quelqu’un m’entend non personne ne m’entend non murmurant quelque fois oui quand ça cesse de haleter oui pas à d’autres moments non dans la boue oui moi oui ma voix à moi oui […] quelques mots oui quelques bribes oui que personne n’entend oui mais de moins en moins pas de réponse DE MOINS EN MOINS oui […] JE POURRAIS CREVER hurlements JE VAIS CREVER hurlements bon.

CC, p. 226-227

S’il y a encore chez Beckett un reste de moi-corps rampant lamentablement dans le bourbier de sa voix redevenue quaqua, qu’advient-il de la voix lorsque le moi-corps a perdu toute consistance, destitué de sa ressemblance, après le gâchis de l’Histoire ? Peut-être est-ce la question que met en jeu Volodine dans Des anges mineurs[17].

Le genre dit « postexotique », tributaire de la culture et de l’espace soviétiques, cette « littérature étrangère en français », comme le dit Volodine, apparaît en effet comme une littérature diffractée par de multiples apparitions issues des mondes géographiques ayant subi l’effondrement de la grande utopie égalitariste[18]. Ces personnages reviennent, tels des anges, hanter les bords d’un monde fini. Ils surgissent d’une voix narrative que l’on pourrait croire être tantôt celle d’un classique narrateur omniscient, tantôt celle d’un narrateur précis, nommé mais enchâssé dans un autre lui-même parlant au nom d’un autre. Ainsi, cette voix apparemment désarrimée de sa source se révèle peu à peu construite par le parcours d’une série de noms propres où elle vient s’ancrer provisoirement. Qui parle ici ? Qui raconte ? La dimension onirique qui préside à l’apparition des personnages rend pourtant compte d’un réel on ne peut plus concret que la fiction — sa transposition dans le « narrat » dont la forme laconique reste inachevée — révèle : réel d’un effondrement qui est aussi monument en ruine à la mémoire d’une humanité perdue. On a l’impression que ce livre de Volodine pourrait presque se réduire à une liste de noms d’exilés, d’assassinés, d’exécutés, de prisonniers dont il ne reste que des fragments d’histoire recueillis par un témoin difficilement repérable car toujours changeant. Les 49 noms qui chapeautent les petits chapitres ou narrats créent cependant des réseaux, des alliances qui en constituent l’assemblage musical.

J’appelle ici narrats quarante-neuf images organisées sur quoi s’arrêtent mes gueux et mes animaux préférés, ainsi que mes vieilles immortelles. Parmi celles-ci, une au moins a été ma grand-mère. Car il s’agit aussi de minuscules territoires d’exil sur quoi continuent à exister vaille que vaille ceux dont je me souviens et ceux que j’aime. J’appelle narrats de brèves pièces musicales dont la musique est la principale raison d’être, mais aussi où ceux que j’aime peuvent se reposer un instant avant de reprendre leur progression vers le rien.

DAM, p. 7

Cette écriture mélancolique, constamment interrompue sur ses axes, cherche à dire un réel assourdissant et sans représentation envisageable. Quelque chose en effet est perdu et déclenche cette profusion de personnages errants, déréglés ; gueux, animaux, immortelles, traces ou restes d’une histoire qui se trouve hors texte. Nous sommes dans l’extinction universelle et tout procède et ne procède que par constellation. L’image n’est jamais claire, la déliaison est maximale, mais cette déliaison produit un rythme non concordant, non systématique, un souvenir de rythme qui est comme un souvenir de vie. La mémoire est en ruine, mais il reste à dire le lieu dévasté. L’art ici est d’écrire encore, non pour dire l’horreur ou la beauté de survivre, mais parce qu’il n’y a rien d’autre que ce qui s’est échappé de la néantisation et qui continue d’émettre des ondes. Écrire pour peut-être lier les restes en une communauté de destins. Nous sommes entre rien et rien. Et cet entre-deux est précisément le territoire de l’exil, le lieu de la parole, de son émergence. Ça parle donc, mais qui parle ? Essayons de cerner ce lieu d’énonciation non sans nous rappeler que dans les oeuvres de Volodine, la voix (conçue comme origine énonciative) est constamment et systématiquement brouillée[19].

Un nom s’impose peu à peu dans le parcours. Au sixième narrat, Laetitia Scheidmann célèbre son bicentenaire dans une maison de retraite où les vieilles ne meurent pas. Faisant, avec les autres immortelles, des plans pour l’avenir, et considérant que « les idéologues de la capitale [ont] failli et qu’il [aurait] fallu en éliminer un grand nombre pour radicalement revigorer le paradis égalitariste perdu » (DAM, p. 23-24), elle décide de fabriquer un petit-fils. « La naissance de Will Scheidmann fut envisagée sous cet angle. Les vieilles voulaient confectionner collectivement le vengeur nécessaire » (DAM, p. 24). Embryon fait d’un amas de chiffons souillés et de charpie cousus au « point de croix » (DAM, p. 24) puis couvés, le petit-fils engendré pour sauver le monde, en rétablissant contre le capitalisme l’idéologie égalitaire, sera quelques décennies plus tard condamné par ses grands-mères à être fusillé. « Oui, explique-t-il, ma signature figure au bas des décrets qui ont rétabli le capitalisme […] et qui ont permis aux mafieux de régner une nouvelle fois sur l’économie » (DAM, p. 26). Le messie convoqué achoppe à sa tâche et participe d’une ère qui se situe bien en deçà de toute rédemption du temps. « De toute façon, conclut-il, il n’y avait plus rien il fallait bien rétablir quelque chose » (DAM, p. 28). Les grands-mères russes nostalgiques et intuables n’ont mis au monde qu’un tas de peaux en bandelettes qui ne sauve pas l’ancienne Loi révolutionnaire. Aussi les vieilles chamanes l’ont-elles condamné à mort, attaché à un poteau et mis en joue. Mais Will Scheidmann est le lieu vide d’une humanité souffrante qui raconte, comme Shéhérazade[20], des histoires sans fin. C’est en effet à la suite de 21 narrats sur 49, qui parlent de gens dont on apprend qu’ils rêvent, délirent, se promènent en apnée, écrivent des livres inachevables, prononcent des conférences devant des salles vides, se dévorent entre eux, font naufrage en pleine ville, meurent de faim — l’ordinaire du monde même après le monde —, que le vingt-deuxième narrat nous apprend que Will Scheidmann rumine tous les narrats que nous lisons. Condamné à mort par ses grands-mères qui, déçues de lui, l’ont attaché à un poteau d’exécution et le visent de leur carabine, il appelle de ses voeux une sentence qui semble suspendue à sa parole.

Quand il prenait la parole, c’était pour se couvrir de fange. Il reconnaissait avoir trahi ses génitrices et avoir trahi la société humaine entière. Dans la maison de retraite du Blé Moucheté, les vieilles avaient planifié pour lui un destin de sauveur […]. Vous m’aviez donné naissance, disait-il, pour que je remette à zéro les compteurs du naufrage, vous souhaitiez que j’invente de nouveaux dispositifs et que je débloque les rouages paralysés du système, vous m’aviez lancé en direction du monde pour que je purge le système des monstres qui y prospéraient, mais elles ne l’avaient pas couvé et cousu et éduqué pour qu’il favorise la résurrection de l’ennemi

DAM, p. 72

On note comment la voix passe sans transition du je au il. C’est que Will Scheidmann se désigne lui-même comme le maître du jeu narratif. Devenu centre du monde et du livre, il psalmodie sa mort et celle de l’humanité.

Vingt-et-un et bientôt vingt-deux narrats étranges, pas plus d’un par jour, que Will Scheidmann avait composés en votre présence, et en disant Will Scheidmann, je pense à moi, bien sûr. Et donc il monologuait ici un vingt-deuxième irrésumable impromptu, n’ayant plus en perspective que des délires de survivants sous la menace et une fausse tranquillité devant la mort, je pétrissais cette prose dans le même esprit que les précédentes, pour moi-même autant que pour vous, vous mettant en scène pour que votre mémoire soit réservée

DAM, p. 96

Ce point d’ancrage momentané et surtout divisé en je/il ne règle pas pour autant le dispositif vocal dont je tente de commenter la portée en rapport avec le registre prophétique que j’ai placé au coeur de cette réflexion sur l’indécidable. Car cette écriture est elle aussi, comme chez Beckett mais autrement, une procession — de noms par lesquels Scheidmann se représente peut-être (ce n’est pas sûr) — où les personnages entrent en relation par croisements de narrats, ce réseau constituant le trait principal du post-exotisme : communauté de voix directes ou rapportées qui brouille systématiquement l’origine énonciative[21]. Ce brouillage fondé sur un principe d’enchâssement d’une énonciation dans une autre, d’un nom dans un autre, semble travailler à faire entrer de l’Histoire, ce que la mémoire ne saurait retenir faute de mots, de représentations, faute de narration adéquate. Le sujet est ici infiniment substituable dans la mesure où son acte en reste un de témoignage fragmentaire voué à s’inscrire dans une collection infinie, inachevable dont le livre est lui-même un infime morceau.

Il n’y a plus ici de moi-corps assumant sa division, mais un amas de guenilles transformé par la radioactivité en « meule de goémon » à travers quoi s’énonce une communauté livrée aux miroirs des identités en lambeaux : « Vu de loin, Scheidmann s’apparentait à une meule d’algues sur quoi on eût fait sécher une tête. […] Ce Scheidmann n’est pas fusillable, disait-on souvent chez les aïeules, il s’est transformé en une espèce d’accordéon à narrats, à quoi bon vouloir encore le déchiqueter avec du plomb » (DAM, p. 150). Gracié, il n’en continue pas moins sa récitation, les longues squames de peau que les vieilles lui arrachent maintenant ressemblant à la matière même que charrient les narrats. Le narrat 48 qui décrit les livres de Fred Zenfl semble donner une description assez précise de ce à quoi nous avons affaire dans cette oeuvre :

Lisez les livres de Fred Zenfl, les livres sans fin aussi bien que ceux qu’il a écrits jusqu’au bout et dont la dernière page est toujours péniblement barbouillée de sang et de suie […] certains séjournent peut-être encore dans tel ou tel charnier, ils sont facilement accessibles si on gratte la cendre qui les entoure et si on écarte la chaux vive qui les imprègne et si on ne se préoccupe pas de ses propres sanglots, certains autres flottent encore entre deux eaux glauques, sous la surface de ses rêves ou des vôtres, lisez-les même si vous ne savez plus lire, aimez-les […] en disant je, j’évoque Alia Araokane, nous ne nous sommes connus qu’une seule nuit, lisez aussi le roman de Fred Zenfl que je préfère, il a été écrit pendant qu’une locomotive dépeçait et traînait son corps, c’est un roman assez amusant et varié

DAM, p. 218

Cette « utopie » volodinienne, car c’en est une tout à fait assumée, semble trouver dans la fin de toute transcendance les conditions d’une nouvelle solidarité (musicale dont la texture relève d’une incontestable harmonie), et peut-être celles d’une mémoire provisoire adressée à l’humanité. Comme chez Beckett, la substitution procède par épuisement des hypothèses, et comme chez Beckett, le nom fait l’objet d’un doute qui a pour effet de déclencher l’infinitisation de la série. Ainsi Scheidmann qui, selon la voix qui le traverse, murmurerait les narrats que nous lisons, sera frappé comme le reste du facteur d’indécidabilité. Le narrat 43 s’ouvre sur cette phrase : « Comme tous les 16 octobre depuis mille cent onze ans, j’ai rêvé cette nuit que je m’appelais Will Scheidmann, alors que mon nom est Clementi, Maria Clementi » (DAM, p. 200). Mais ici, la mise en doute du nom par un autre en train de rêver ce que nous lisons ne change pas grand-chose au dispositif déjà en place. Que la fiction affirme ou nie le fait que celui qui parle est bien celui qui parle ne fonde pas la logique de l’indécidable qui, dans ce livre, repose sur un infini ouvert (potentiel). Dans la fiction post-exotique, l’extériorité n’existe plus et la voix n’est plus dès lors qu’un enchâssement permanent de voix venant chacune, et toujours pour une autre, au nom d’une autre, s’ajouter au choeur de cette communauté crépusculaire « chue d’un désastre obscur », dirait Mallarmé ; choeur auquel l’auteur s’associe — le nom même de Volodine appartenant à une série commencée et poursuivie ailleurs[22].

Ce que Beckett plaçait à la fin de Comment c’est comme nécessité d’assumer la responsabilité de la voix et la lamentable histoire qu’elle raconte est devenu chez Volodine impossible. La voix déportée continue de se parler sans parvenir jamais à trouver son centre, le lieu de son écoute, de sa saisie. D’où ces formules à répétition : « en disant je, je prends aujourd’hui la parole au nom de Laetitia Scheidmann » (DAM, p. 41) ; « quand je dis je, c’est à Khrili Gompo que je pense, cela va de soi » (DAM, p. 66) ; « quand je dis on, on aura compris que je parle de Yasar Dondog, c’est-à-dire de moi et de nul autre » (DAM, p. 106) ; « quand je dis je, je pense à Dayadja Aghatourane » (DAM, p. 135) ; « quand je dis on je pense ici surtout à moi-même, c’est-à-dire à Jessie Loo » (DAM, p. 138) ; « quand j’utilise la première personne, on aura compris que je pense principalement à moi-même, c’est-à-dire à Bashkim Kortchmaz » (DAM, p. 85), etc. Rien ne semble pouvoir mettre fin à la série qui compose cette communauté « idéale ». Idéale, car cette humanité disparue est par définition la victime qui, libérée de son bourreau, a repris le voyage sur un autre plan. Chez Beckett ce voyage occasionnait le passage de la position de victime à celle de bourreau, et avec ce passage, la reconnaissance de la dialectique qu’il suppose entre actif et passif, entre faire et se faire faire. Dialectique universelle des motions pulsionnelles et condition de la jouissance.

La grande utopie angélique de Volodine ne concerne plus la jouissance. Elle abandonne les voix à l’autre qui, ultimement, est le lieu de la lecture et de l’amour (« lisez-les », « aimez-les »).

J’aurais aimé, dit Scheidmann, parler à quelqu’un. J’aurais aimé que quelqu’un me parle des hommes et des femmes que j’avais peints […], me dise : […] Nous aussi nous appartenons à cette humanité mourante que tu décris, nous aussi nous sommes parvenus là, au dernier stade de la dispersion et de l’inexistence […]. Mais personne ne chuchotait près de moi […] J’étais seul

DAM, p. 96-97

Quelque chose ici s’impose comme une perpétuité programmée.

L’exil généralisé

Cette écriture n’est pas sans nous faire éprouver le destin d’une humanité en proie à des deuils impossibles, livrée qu’elle est à des crimes non reconnus parce que sans nom ou relayés par tous les noms des persécutés, soumise aux effets multiples d’une déréalisation devenue l’ordinaire du politique, et qui minent le symbolique. Fiction effondrée sur elle-même, sans marge, sans volume, concernée exclusivement par le lieu, le site incernable de son émergence exposant, à l’envers de l’utopie échouée, l’impossible de son histoire.

Des anges mineurs rend compte de cette perte obsédante qui n’est pas le manque dont le désir se nourrit, mais plutôt la présence tenace d’un « perdu » indécollable, d’un déchet, d’une inconcevable survivance, spectre ou ange faisant retour dans le champ de la parole jusqu’à l’obscurcir. Ombre opaque de ce qui n’est plus. Les débris, guenilles, lambeaux, charpies, les corps torturés, dépecés, les restes humains, les ossuaires, composent cette présence obscure.

Quand l’Histoire, son réel, son événement, vient fonder en vérité la structure mélancolique, il y a peut-être — dans le dispositif d’historicisation lui-même — un effet supplémentaire qui serait l’impératif d’une restitution obligée du rien. Ce qui est à faire, à faire entendre, est le silence de la destruction livrée ici à la dissémination dont le nom propre est le reste à partir duquel une histoire pourrait revenir… si elle le pouvait. Le texte semble vouloir parler du lieu même d’apparition de la disparition.

Il s’agit, dirait-on, de produire la voix au lieu de cette déperdition, sur son site évanescent, pour livrer de là la part retombée dans le réel et tentant de faire retour dans un corps qui n’est pourtant déjà plus, parvenu lui-même à l’indifférencié que tous ces noms propres — apparemment infiniment substituables malgré leurs trajets spécifiques — désignent.

Le multiple sérialisé qui, chez Beckett, permettait la déduction mathématique du UN occasionnant l’ancrage divisé mais assumé de la vocalisation pour la nomination du monde, est chez Volodine l’effet d’une explosion/dissémination dont chaque nom doit témoigner. Ce que Volodine appelle narrats (fragments particulièrement diffractés de narration) fonctionne par obstruction et opacité. Ombre portée d’un effondrement autour duquel nous sommes, restes d’une humanité errante et constellée, lieu d’une survivance spectrale où il s’agit de rêver, de parler, de raconter en attendant que la fin finisse, ce qui semble assez inconcevable étant donné l’immortalité qui frappe les quelques êtres dérivant autour d’un oubli où s’est perdue la catastrophe. Il n’y a plus de sujet UN possible, donc plus de morts, nous sommes passés de l’autre côté. Après la prophétie qui disait au présent la catastrophe en cours — il faut voir les charniers suscités à répétition par les visions prophétiques —, nous sommes entrés dans l’ère post-exotique. Ce qui reste, ce sont des noms qui rappellent des aires géographiques précises et apparemment disparues, des noms d’hommes et de femmes dont l’incarnation se donne comme un souvenir tenace, dès lors qu’elle semble devenue impossible. Souvenir de qui ? Qui ici se souvient et raconte ?

Le 20 octobre, nous nous engageâmes dans la galerie d’évacuation, chacun de nous se balançant à sa manière, chacun cherchant lourdement à éviter les portes derrière quoi il y avait des flammes et du sang. […] Glora Tatko marchait devant […] Je me sentais triste de la voir dans cet état qui bientôt lui donnerait l’apparence affreuse de Will Scheidmann, tel que souvent dépeint dans les derniers chapitres des livres de Fred Zenfl.

DAM, p. 213

Nous étions peut-être en effet dans le livre d’un autre qui parlait au nom de Volodine, et quand je dis Volodine, je pense bien sûr à Will Scheidmann tel que rêvé par Maria Clementi projetant de donner aux narrats disposés « en tas de quarante-neuf unités » le titre Des anges mineurs. « C’était un titre que j’avais autrefois utilisé pour un romance, dans d’autres circonstances et dans un autre monde » (DAM, p. 202).

L’irrepérable se met en forme pour faire de l’exil en tant que tel le lieu de surgissement du texte. Mais ce n’est plus un exil par rapport au moi-corps, puisque de moi-corps il ne reste à peu près rien. Il s’agit d’un exil généralisé dont on peut momentanément ressentir (espérer) la force purement vocale d’engendrement.