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Sed quis custodiet ispos custodies ?

Juvénal[1]

L’ère d’autorité se trouble […].

Mallarmé[2]

L’origine de l’autorité, la fondation ou le fondement, la position de la loi ne pouvant par définition s’appuyer finalement que sur elles-mêmes, elles sont elles-mêmes une violence sans fondement. Ce qui ne veut pas dire qu’elles sont injustes en soi, au sens de « illégales » ou « illégitimes ». Elles ne sont ni légales ni illégales en leur moment fondateur.

Jacques Derrida[3]

En prétendant offrir la « reconstitution crédible[4] » de la vie du scientifique Michel Djerzinski, le narrateur du roman Les particules élémentaires de Michel Houellebecq se donne également pour mission de raconter l’histoire de la fin de l’humanité. Doublement rétrospectif et prospectif, le point de vue qu’il détermine sur l’univers de la fiction oscille entre deux perspectives référentielles : d’une part, la description parfois drolatique mais généralement dysphorique, comme dépassionnée, d’un passé historiquement récent, celui de la dernière phase de l’humanisme occidental où vient s’inscrire l’existence de son protagoniste baby-boomer ; d’autre part, la référence singulièrement lyrique et solennelle à une ère historique et métaphysique toute jeune encore et promise à l’éternité, celle que la technologie génétique a inaugurée en supprimant le désir et toutes formes de différence sexuelle. Le narrateur a soin d’expliciter la visée tout à la fois testimoniale, testamentaire et épidictique de son entreprise d’écriture dans le cadre d’un prologue et d’un épilogue fictifs :

Ce livre est avant tout l’histoire d’un homme, qui vécut la plus grande partie de sa vie en Europe occidentale, durant la seconde moitié du xxe siècle.

, p. 7

[…] au-delà du strict plan historique, l’ambition ultime de cet ouvrage est de saluer cette espèce infortunée et courageuse qui nous a créés. Cette espèce douloureuse et vile, à peine différente du singe, qui portait cependant en elle tant d’aspirations nobles. […] Cette espèce aussi qui, pour la première fois de l’histoire du monde, sut envisager la possibilité de son propre dépassement ; et qui, quelques années plus tard, sut mettre ce dépassement en pratique. Au moment où ses derniers représentants vont s’éteindre, nous estimons légitime de rendre à l’humanité ce dernier hommage […]. Ce livre est dédié à l’homme.

, p. 316-317

Le narrateur hétérodiégétique du roman s’énonce depuis le présent de cette ère (presque déjà complètement) posthumaine, en l’an 2079. Il appartient à la « nouvelle espèce, asexuée et immortelle, ayant dépassé l’individualité, la séparation et le devenir » (, p. 308) qui en sont caractéristiques : c’est donc un clone. Si, comme tel, il ne se confond pas théoriquement avec un individu, il ne semble pas d’abord poser problème sur les plans diégétique et herméneutique : il s’assimile à un ensemble de coordonnées identitaires suffisamment récurrentes et cohérentes, en apparence, pour fonctionner sans heurts dans la logique du récit et être facilement reconnaissables dans la logique de la lecture. Du reste, certaines modalités matérielles et stylistiques de son discours (caractères italiques, forme partiellement versifiée et tonalité poétique) viennent signaler distinctement les interventions qu’il fait en voix propre dans certains passages stratégiques de l’oeuvre qui encadrent et ponctuent les longues plages de texte consacrées à la relation de la vie de Michel Djerzinski et de son demi-frère Bruno.

Mais une lecture un tant soit peu attentive de l’une de ces interventions bute sur une incongruité référentielle, qui a pour effet d’instiller un doute quant au statut de ce narrateur et, incidemment, de compromettre la solidité conceptuelle et la crédibilité herméneutique de l’ensemble discursif qu’il sous-tend. Cette incongruité référentielle est le fait de l’unique et confondante apparition, vers la fin du roman et dans le cadre même de la représentation, d’un personnage identifié (au) « narrateur » :

Certains disent :

« La civilisation que nous avons bâtie est encore fragile,

C’est à peine si nous sortons de la nuit.

De ces siècles de malheur, nous portons encore l’image hostile ;

Ne vaudrait-il pas mieux que tout cela reste enfoui ? »

Le narrateur se lève, se rassemble et il rappelle

Avec équanimité, mais fermement, il se lève et il rappelle

Qu’une révolution métaphysique a eu lieu.

, p. 295 ; l’auteur souligne

Étrangement, après avoir fait entendre en discours direct l’avis de « certains » (clones congénères du narrateur), le texte semble faire intervenir le narrateur lui-même sous la forme d’un personnage et sous le nom même de « narrateur », en lui attribuant un double geste (il « se lève » et il « se rassemble ») et un acte de parole à caractère autoritaire (« il rappelle »). En faisant « se lever » ce narrateur-personnage, le texte soulève du même mouvement une question d’ordre référentiel qu’on ne peut, en toute rigueur, ignorer : qui (quelle instance, quelle voix, quelle figure), en venant comme le dédoubler, s’énonce ainsi à la place du narrateur-personnage ?

Le roman n’offre aucune réponse certaine à cette question ; il engramme en cela une forme d’énigme narratologique qu’on peut qualifier d’indécidable. Pour autant, cette énigme n’en est pas moins un index critique et un levier heuristique de première importance, à travers lesquels, comme j’en ferai l’hypothèse, il est possible d’entrapercevoir la richesse épistémologique des Particules élémentaires — et incidemment de prendre acte de la complexité formelle d’une oeuvre qui, loin d’être réductible, comme on l’affirme souvent, et presque toujours de mauvaise foi, à un simple « roman à idées[5] », implique une réflexion non seulement sur l’écriture mais par l’écriture. De manière plus précise, je m’attacherai à montrer comment, en posant la question du métalangage et en confinant en dernière analyse à ce que Jean-François Lyotard appelle l’« aporie logique de l’autorisation[6] », cette énigme narratologique fait dialoguer le roman de Houellebecq avec le discours philosophique sur la postmodernité et la fin de l’Histoire, tel qu’il s’est affirmé dans les années 1980 et 1990.

Légitimation et narration : une réplique romanesque à Lyotard

Avant d’en considérer les implications épistémologiques, il est intéressant de noter que l’énigme narratologique posée par le « lever » du narrateur houellebecquien dans le cadre de la représentation revêt une portée ontologique, qu’elle entre en résonance avec les prémisses de l’ontologie supposée par l’univers science-fictionnel du roman. Aussi est-il d’abord possible de rendre compte du dédoublement du narrateur en y voyant une sorte de faculté d’auto-engendrement en vertu de laquelle le sujet clone, devenant multiple, pourrait ou devrait « se » désigner « lui-même » à la troisième personne. En tant que tel, ce dédoublement serait l’expression de ce que l’on peut concevoir comme une forme de clonage énonciatif, un motif qui illustrerait, sur le plan formel, ce que le roman de Houellebecq thématise en toutes lettres par référence à la suppression de l’identité sexuelle et à la reproduction par clonage : à savoir le problème de l’in-dividualité, de la mêmeté, de l’altérité, en somme de la propriété de l’identité. C’est bien d’ailleurs ce que connote l’emploi, inédit en français, du verbe pronominal « se rassembler » (« Le narrateur se lève, se rassemble et il rappelle ») : avant de prendre la parole, le sujet clone semble devoir contrebalancer une force centrifuge de multiplication et de vaporisation de « lui-même », se densifier ontologiquement par le biais d’une forme mystérieuse de récollection[7]. Tout en étant conforme à l’usage, la référence à l’« équanimité » (« Avec équanimité, mais fermement, il se lève et il rappelle ») accentue elle aussi cette impression de multiplicité, l’idée d’égalité (d’âme) impliquant conceptuellement celle de pluralité (d’états intérieurs[8]).

Si elle trouve ainsi une certaine piste d’explication, l’énigme du « lever » du narrateur n’en perd pas pour autant son caractère indécidable : au contraire, c’est même parce qu’elle est indécidable qu’elle se révèle en l’occurrence signifiante, c’est-à-dire cohérente et congruente avec le profil ontologique constitutivement trouble auquel Houellebecq associe l’identité au moins double du clone. Et c’est aussi en vertu de son indécidabilité que cette énigme s’avère informative sur le plan épistémologique, si on la considère cette fois dans l’éclairage plus rapproché du contexte diégétique où elle intervient. Il est remarquable que ce contexte évoque une scène à résonance mythique, aux accents tout autant archaïques que futuristes, où les gestes que pose le narrateur-personnage comme rituellement devant l’assemblée de ses congénères manifestent la gravité mais aussi la violence symbolique d’un acte de fondation. Et sans doute est-il plus remarquable encore que cet acte de fondation veuille répondre, comme un rappel à l’ordre (« il rappelle / Avec équanimité, mais fermement, il se lève et il rappelle »), à une certaine contestation au sein du « nous » communautaire (« certains disent ») et que l’efficacité perlocutoire et idéologique de sa réprobation n’apparaisse pas d’emblée garantie par l’autorité dont son performateur exhibe pourtant les symboles. Comme tel, le présent extrait semble poser ou suggérer par voie narrative un problème qui est emblématique de la postmodernité et, par suite, du discours philosophique dans lequel s’inscrit la réception de l’oeuvre de Houellebecq en général et des Particules élémentaires en particulier[9], à savoir le problème de la légitimité de l’autorité et, plus spécifiquement, du discours d’autorité comme métalangage. Et il n’est pas étonnant de constater que la conceptualisation ou la traduction pour ainsi dire narrative que propose le roman de ce problème, comme nous pourrons le vérifier à la faveur d’une brève synthèse théorique, reste singulièrement fidèle aux termes et aux paramètres de l’approche pragmatique qui s’est imposée, à l’instigation des travaux de Jean-François Lyotard, comme le principal modèle de référence pour penser la postmodernité.

C’est dans son essai-phare intitulé La condition postmoderne[10], paru à la fin des années 1970, que Jean-François Lyotard a jeté les bases de cette approche pragmatique. La définition de la postmodernité qu’il y propose est informée par une réflexion sur les discours et les savoirs fondateurs, c’est-à-dire ayant pour objectifs ou effets d’instaurer et de consolider des institutions, de véhiculer des pratiques politiques et sociales, de promouvoir des manières collectives de faire et de penser, etc.[11] S’interrogeant sur les sources mêmes de l’autorité de tels discours et savoirs, Lyotard les rapporte à des procédures discursives ou, plus exactement, à des pragmatiques narratives, tout processus de légitimation[12] engageant nécessairement, de manière avouée ou non, une forme de récit. Considérant l’histoire de l’Occident, il décline deux modèles de pragmatique narrative : il qualifie le premier d’« archaïque » (ou, équivalemment, de « mythique » ou de « populaire »), et il identifie le second à l’époque moderne.

La pragmatique narrative de type archaïque est associée étroitement aux formes du conte, de la légende et du mythe et, sur le plan historique, aux formations sociales prémodernes[13]. Dans ce régime de légitimation, l’autorité dérive tout autant des éléments de contenu à caractère idéologique (renvoyant au passé d’un acte originel, ce qui est particulièrement saillant dans le cas des mythes de fondation) que de l’activité performative impliquée par ces types traditionnels de narration[14]. Et elle en dérive sans qu’elle soit mise en question explicitement, réflexivement. La narration et le narré, ici, revêtent un pouvoir « d’emblée légitimant[15] » : « le récit est l’autorité elle-même[16] ». La procédure discursive qui accrédite l’autorité, dans ce modèle, ne se double donc ni d’une argumentation, ni d’une démonstration scientifique, ni d’une administration de preuves ; elle s’assimile, jusqu’à passer ainsi inaperçue, avec le dispositif narratif hérité de la tradition. Étrangère à toute prétention universaliste, cette autorité met en jeu et configure une identité culturelle particulière, qui prend la forme d’un « nous infrangible, au-dehors duquel il n’y a que des ils[17] ».

Avec la Renaissance, et plus encore avec les Lumières qui en accélèrent et radicalisent le programme rationaliste, s’élabore le second modèle de pragmatique narrative que distingue Lyotard. Cette pragmatique narrative moderne a ceci de fondamentalement différent qu’elle dissocie désormais le savoir légitimant de la narration pour en faire l’apanage de la science ; le savoir dont se soutient l’autorité y passe donc pour être essentiellement non narratif. Du moins, telle est la prétention des modernes. En réalité, la science comme discours dominant reste elle aussi dépendante d’un dispositif narratif[18] : elle s’avère tirer sa puissance de légitimation de ce que Lyotard appelle les « grands récits » ou « métarécits ». Le plus important de ceux-ci s’affirme au xviiie siècle : c’est le « métarécit de l’émancipation », qui pose l’humanité comme un héros en position de quête et de conquête d’une liberté[19] identifiée à la science et en lutte contre l’obscurantisme religieux et politique associé aux prêtres et aux tyrans. Contrairement au conte ou à la légende de la pragmatique narrative archaïque, le métarécit des temps modernes a donc vocation à l’universel et se déploie vers l’avenir : inscrit dans la temporalité du projet, il vise à la réalisation de l’Humanité.

C’est la crise de ces grands récits de légitimation, telle qu’elle se manifeste de manière particulièrement vive à partir de la fin des années 1970, qui caractériserait la « condition postmoderne » mise en exergue par Lyotard : elle traduirait fondamentalement l’impossibilité où nous sommes désormais de croire globalement aux idéaux et aux projets qui ont soutenu jusqu’ici les processus d’autorisation en modernité occidentale[20]. En cela, elle résulterait et témoignerait d’un problème de crédibilité : les narrations traditionnelles seraient entamées par trop de doutes ou de critiques pour susciter des adhésions suffisamment fortes et, par voie de conséquence, revêtir une puissance encore véritablement unifiante et légitimante sur l’organisation symbolique et pratique de l’existence collective. Le philosophe décrit les effets fondamentaux de cette crise en empruntant volontiers à la topique scientifique dont Houellebecq tirera la métaphore structurante à résonance brownienne des Particules élémentaires : « De cette décomposition des grands Récits, […] il s’ensuit ce que d’aucuns analysent comme la dissolution du lien social et le passage à des collectivités sociales à l’état d’une masse composée d’atomes individuels lancés dans un absurde mouvement brownien[21]. »

Une scène de fondation, manière houellebecquienne

L’énigme que pose le « lever » du narrateur houellebecquien met en jeu quelques-uns des motifs-clés de cette vaste problématique définie par Lyotard. À commencer par sa coordonnée définitoire, cela même dont la postmodernité est le nom et qui en justifie la pertinence historiographique, à savoir : la crise (épistémologique et, plus précisément, énonciative) du discours d’autorité. Ce qui est plus intéressant encore, et plus immédiatement visible, c’est que le passage où intervient l’énigme narratologique suggère cette crise en mettant en scène l’échec auquel aboutissent les deux modèles de pragmatique narrative thématisés par Lyotard.

On remarquera d’abord que l’acte de discours du narrateur semble rejouer la pragmatique narrative de type archaïque en ce qu’il donne l’impression d’être prononcé devant une assemblée à caractère communautaire par un chef, un sage ou un ancien dont la désignation de « narrateur » vient explicitement marquer que son autorité a partie liée au « dispositif narratif ». En outre, comme on l’aura également noté, cet acte de discours semble s’inscrire dans la ritualité, vibrer avec la solennité et puiser dans la force performative de l’énonciation mythique, ce que manifeste en particulier son aspect répétitif et circulaire : « Le narrateur se lève, se rassemble et il rappelle / Avec équanimité, mais fermement, il se lève et il rappelle. » Cet acte de discours semble aussi rappeler la pragmatique narrative de type archaïque en ce qu’il est orienté — fondamentalement, même si ce n’est pas exclusivement — vers le passé : il se spécifie en effet comme acte de mémoire collective, comme « rappel » « qu’une révolution métaphysique a eu lieu ». Contre ceux de ses congénères qui préféreraient que leur origine humaine « reste enfoui[e] » et qui craignent que l’« image hostile » des siècles antérieurs ne vienne les hanter à la manière d’un spectre malfaisant, le narrateur veut imposer ce passé dans le présent de la nouvelle civilisation, comme le signe d’une dette peut-être jamais tout à fait remboursable — comme l’est sans doute toute dette intergénérationnelle, dans l’économie des relations symboliques —, mais dont la reconnaissance semble clairement nécessaire, à ses yeux, à l’affirmation du nouveau monde. Le contentieux qui divise les clones tient donc à la manière dont ils ont à négocier leurs rapports à leur genèse et à leurs inventeurs humains. Il se traduit plus précisément comme une confrontation entre deux options fondationnelles : là où « [c]ertains » privilégient la coupure par oubli volontaire avec la filiation humaine, le narrateur plaide pour l’acceptation explicite de cette filiation, et incidemment pour l’assomption de la dette qui lie symboliquement sa race aux humains. Fondation, transmission, héritage : les motifs éminemment symboliques qui sont ici en jeu, on le constate, reflètent exemplairement ce que les ethnologues décrivent, dans l’analyse des composantes définitoires du mythe, comme des dynamismes organisateurs et fondamentaux. Par là même, ces motifs contribuent eux aussi à rapprocher la présente scène de l’imaginaire et du régime de parole propres à la pragmatique narrative archaïque.

Mais, sous d’autres aspects, cette scène évoque aussi la pragmatique narrative moderne. Ainsi, l’identité collective qu’elle implique, tout en présentant certains traits communautaires ou claniques, recouvre une prétention à l’universalité : celle d’un groupe qui ne se borne pas à être une simple « culture », mais qui, en tant précisément qu’il est en voie de supplanter l’humanité, prend l’amplitude hégémonique d’une véritable « civilisation[22] ». C’est d’ailleurs en ces termes que le roman, dans son ensemble et souvent en composition avec le paradigme génétique de l’« espèce », renvoie au groupe des clones[23]. La pleine réalisation de ce statut universel de civilisation point à l’horizon d’un futur proche : le narrateur s’énonçant, sur le plan historique, au moment où les « derniers représentants » humains « vont s’éteindre » (, p. 317). Inscrit dans ce projet civilisationnel en forme d’eschatologie scientifique, son acte de discours est donc également orienté vers l’avenir, comme le sont les grands récits des temps modernes. Il semble même l’être en priorité : car, à l’examen, c’est d’abord l’avenir de l’espèce des clones qu’il paraît urgent d’assurer symboliquement, en décidant de fonder ou de ne pas fonder sa constitution « encore fragile » sur la référence au passé humain. En « rappelant » « [q]u’une révolution métaphysique a eu lieu », le narrateur cherche plus précisément à s’autoriser de l’intention même de l’inventeur des clones, Michel Djerzinski, selon qui « l’humanité devait disparaître » (, p. 308) et ce, afin de dédouaner et d’émanciper moralement sa civilisation de l’extinction imminente de l’humanité. En se référant à Djerzinski comme à un « père fondateur », il lui confère une autorité dont il s’autorise lui-même pour ériger son interprétation des faits en une vérité d’importance décisoire : la fin de l’humanité aurait été voulue et planifiée par l’humanité elle-même. Du point de vue du narrateur, cette « proposition radicale issue des travaux de Djerzinski » (, p. 308) représenterait pour les clones la condition de leur réconciliation avec le passé humain et, ce qui semble plus déterminant, car en prise directe sur l’avenir, la possibilité de leur affirmation et de leur émancipation en tant que civilisation symboliquement indépendante, attachée à la filiation humaine mais délestée du poids de la culpabilité : « Quelque chose a eu lieu comme un second partage, / Et nous avons le droit de vivre notre vie » (, p. 296).

Dans cette perspective, il n’est pas exagéré de reconnaître dans l’énoncé du narrateur affirmant qu’« une révolution métaphysique a eu lieu » l’expression condensée de ce qui vaudrait, dans l’univers de la fiction, pour une forme de métarécit : dans la mesure où cet énoncé synthétise une interprétation que le narrateur cherche à autoriser, universaliser et faire admettre auprès de ses semblables comme vérité tout à la fois définitive et constitutive, il semble bel et bien renvoyer au sens et à l’importance que prend la pragmatique narrative du métarécit en régime moderne. On a d’autant plus de raisons de le considérer comme tel que le narrateur s’efforce de légitimer cet énoncé non seulement dans le passage à l’étude, mais bien à travers l’oeuvre tout entière. C’est, en effet, tout au long du roman qu’il insiste sur le fait qu’« une révolution métaphysique a eu lieu », et qu’il cherche à légitimer l’interprétation irénique, « continuiste » pourrait-on dire, qui est la sienne ; plus encore, c’est le roman en tant que tel, c’est-à-dire en tant qu’il se présente d’emblée et en toutes lettres comme un témoignage sur la « fin de l’ancien règne » (, p. 9) humain — donc, littéralement, comme un (nouveau) Nouveau Testament, comme le Livre sur lequel fonder la nouvelle alliance ou le « second partage » dont la civilisation des clones peut s’estimer tributaire —, qui s’avère être une entreprise de construction et d’accréditation de l’interprétation du narrateur, entreprise de transformation et de légation d’interprétation individuelle en métarécit fictionnel.

L’« aporie logique de l’autorisation »

On s’en rend compte : au vu de la problématique fondationnelle du roman qu’elle condense en quelques lignes, la scène qui s’articule autour du « lever » du narrateur signe un échec. L’acte de discours qu’elle décrit, en empruntant diversement aux pragmatiques narratives archaïque et moderne, ne génère pas l’autorité nécessaire à l’unification de l’identité et de la civilisation clones autour d’un socle symbolique commun, c’est-à-dire d’un fondement. Le chef et la parole du chef, dépositaires officiels de la légitimité, ne réussissent pas à s’imposer ; ne faisant pas l’unanimité, ils ne font pas autorité.

Cette crise de l’autorité est l’un des prédicats les plus caractéristiques de la condition postmoderne. Elle émerge historiquement et épistémologiquement avec la prise en compte rigoureuse — et courageuse, à quelque degré, puisque cet acte réflexif implique en quelque sorte la mise au jour de l’une des choses les mieux cachées depuis les origines du monde — de la nature narrative ou fictionnelle de la légitimation. Autrement dit, la crise de l’autorité se déclare dès lors qu’on est en mesure et en posture de se poser les questions : qui autorise l’Autorité, et qui parle à la place de l’Autorité ? Et, corrélativement, « pourquoi l’affirmation de l’instance normative universelle aurait-elle valeur universelle si c’est une instance singulière qui la déclare[24] ? »

Ces questions renvoient à ce que Jean-François Lyotard appelle l’aporie logique de l’autorisation[25] et à ce qu’il est commun d’associer à la problématique du métalangage. Ce sont ces questions que pose et qu’invite plus précisément à penser l’énigme du « lever » du narrateur houellebecquien, en tant qu’énigme à caractère énonciatif et narratologique, dans les paramètres linguistiques et pragmatiques du discours contemporain sur la postmodernité. Si on en prend toute la mesure, l’irruption du narrateur dans le cadre de la représentation, son dédoublement sous la figure d’un personnage, suggère en effet que la source de l’autorité est nécessairement immanente, qu’elle est toujours déjà médiatisée et particularisée par la voix d’un sujet (prît-il, comme ici, la complexion et la complexité d’un clone) et qu’elle appartient donc, elle aussi, à l’ordre de la représentation dont elle prétend en même temps être le fondement. Par là, elle suggère que le langage de l’Autorité n’est pas transcendant, absolu, c’est-à-dire, en suivant le fil évocateur de l’étymologie, détaché de l’ordre du discours et, incidemment, de l’histoire et des intérêts humains. Cette équivocation de voix et d’instances met en relief l’inscription obligée du discours de l’Autre — qu’il s’associe à la Raison des modernes ou au Dieu de la théologie chrétienne —, dans la trame du langage, laissant ainsi penser, en bonne logique, qu’il n’y a pas plus de métalangage, selon la formule célèbre de Jacques Lacan[26], qu’il n’y a de pure Révélation. En ce sens, cette équivocation prend une importance suréminente sur le plan critique. Ce qu’elle vient trahir, c’est l’imposture ou la mystification que reconduit tout en la masquant tout acte de fondation[27] ; ce qu’elle vient re-marquer ou marquer réflexivement, c’est l’aberration logique et ontologique qui fait de toute fondation un acte de discours tautologique plus ou moins grandiose et grandiloquent (« je suis celui qui suis »), d’une nature immanquablement mystique, en ce qu’échappant à la règle rationnelle il ne peut être « accrédité » que par un acte de foi. Autrement dit, ce que l’énigme narratologique de Houellebecq révèle, au-delà ou en deçà de toutes les révélations et des jeux de voiles de la tradition religieuse et rationaliste, c’est le « fondement mystique de l’autorité[28] », à savoir le fait que toute autorité s’avère comptable « ultimement » — c’est-à-dire au bout faussement définitif de la chaîne de la légitimation où se profile invariablement l’ombre importune d’un « troisième homme », comme dirait Aristote — d’un acte d’« auto-autorisation[29] ».

Telle serait donc non pas la clef herméneutique, mais le ressort critique de l’énigme indécidable que posent Les particules élémentaires en déposant leur narrateur de son autorité.

Envoi (herméneutique)

S’il est vrai que toute réponse est un acte d’interlocution qui, comme tel, implique la reconnaissance symbolique de l’Autre à qui elle s’adresse, on s’étonnera peut-être que le passage sur le « lever » du narrateur que nous avons analysé puisse constituer une « réplique romanesque » à Lyotard (ou, à tout le moins, plus diffusément, au discours contemporain sur la postmodernité qui s’inspire de son analyse pragmatique). Ce qui peut étonner, en effet, c’est que Houellebecq engage une forme de dialogue (d’une manière qui, pour rester voilée, il est vrai, lui réserve toujours la possibilité d’avouer ou de nier cette ouverture intertextuelle) avec l’un des plus éminents représentants de la famille d’intellectuels contemporains contre laquelle il n’a de cesse de vitupérer. Nul besoin de rappeler la violence avec laquelle l’essayiste jette l’anathème sur les sciences humaines et la philosophie du siècle dernier, ni le mépris où il tient plus précisément la « racaille gauchiste qui [aurait] monopolisé le débat intellectuel tout au long du xxe siècle[30] », pas plus qu’il n’est nécessaire d’insister sur la jouissance perverse avec laquelle le romancier, dans l’univers même des Particules élémentaires, projette un avenir où, « après des décennies de surestimation insensée », les « travaux de Foucault, Lacan, de Derrida et de Deleuze » auraient sombré dans un « ridicule global » (, p. 314). Mais on notera plutôt, quitte à épaissir le mystère sur les dispositions secrètement ambivalentes de Houellebecq, qu’un autre passage des Particules élémentaires — et non le moins significatif, l’excipit — semble également et plus clairement encore attester l’hypothèse de ce « dialogue » fictionnel avec la pensée philosophique récente. Ce n’est pas à l’auteur de La condition postmoderne que le texte semble cette fois répondre, mais à celui des Mots et les choses. La fin du roman de Houellebecq semble en effet entrer en correspondance avec celle, devenue un lieu commun du discours contemporain, de l’essai de Michel Foucault sur l’« effacement » de l’homme :

Au moment où ses derniers représentants vont s’éteindre, nous estimons légitime de rendre à l’humanité ce dernier hommage ; hommage qui, lui aussi, finira par s’effacer et se perdre dans les sables du temps ; il est cependant nécessaire que cet hommage, au moins une fois, ait été accompli. Ce livre est dédié à l’homme.

, p. 316-317

Si ces dispositions venaient à disparaître comme elles sont apparues, si par quelque événement dont nous pouvons tout au plus pressentir la possibilité, mais dont nous ne connaissons pour l’instant encore ni la forme ni la promesse, elles basculaient, comme le fit au tournant du xviiie siècle le sol de la pensée classique, — alors on peut bien parier que l’homme s’effacerait, comme à la limite de la mer un visage de sable[31].

Deux fins de discours sur « la fin de l’homme » se recouperaient ainsi dans l’espace — virtuel, car invérifié, et peut-être invérifiable, car inconscient — d’un intertexte presque fraternel, où pour un peu on se prendrait à imaginer un Michel Houellebecq qui rachèterait secrètement, par un « hommage » liminaire à l’un de ses plus grands représentants, les outrages qu’il fait publiquement subir aux sciences humaines… Libre au lecteur éprouvé par les vérités détersives et l’atmosphère désenchantée des Particules élémentaires d’y lire le pointillé d’une certaine fin heureuse — sur le plan herméneutique…